Même pas Mort

Ni siquiera muerto 

Une comédie de Jean-Pierre Martinez 

pour un homme et une femme (ou plusieurs hommes et femmes)

Dans un lit d’hôpital, un homme qui a perdu la mémoire à la suite d’une opération de la dernière chance, voit défiler toutes les femmes qu’il a oubliées. L’une d’elles serait-elle la femme de sa vie ?


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Même pas Mort

Une chambre impersonnelle, seulement meublée d’un lit à une place, d’une table de nuit et d’une chaise. Une femme en pyjama rayé est couchée dans le lit. Elle dort. Sur la table de nuit, son portable sonne. Elle se réveille et prend la communication.

Femme – Oui ? Oui, c’est moi… D’accord… Non, non, je saute dans ma voiture et j’arrive tout de suite. Merci d’avoir appelé…

Elle repose son portable et reste un instant pensive. Elle se lève et sort.

Silence. Musique outrageusement dramatique.

Le portable se remet à sonner. La musique s’arrête. On entend le message d’accueil.

Femme (off) – Vous êtes bien au théâtre (suivi éventuellement du nom du théâtre où se joue la pièce). Nous ne sommes pas là pour l’instant. Merci de ne pas laisser de message, nous ne vous en laisserons pas non plus. Pensez à éteindre votre portable, et oubliez tout le reste.

Noir.

Musique de répondeur téléphonique

(genre les Quatre Saisons de Vivaldi).

Lumière.

Un homme est couché dans le lit, en pyjama rayé. Il dort. Entre une femme qui pourrait être sa mère (vêtements vieillots, absence de maquillage, démarche peu dynamique). Elle s’approche du lit.

Femme – C’est l’heure… (Comme il ne répond pas, elle hausse le ton en le secouant énergiquement) C’est l’heure !

L’homme se réveille en sursaut et la regarde, un peu perdu.

Homme – Maman ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Femme – C’est l’heure, mon grand.

Homme – L’heure ? Quelle heure ?

Femme – Je ne sais pas. Mais c’est l’heure.

Homme – Mais enfin… L’heure de quoi ?

Il fait un effort pour se relever, avant de s’interrompre pour reprendre des forces.

Femme – Allez, fainéant ! Fais un effort, bon sang ! Lève-toi et marche !

Il reprend un peu ses esprits.

Homme – J’ai l’impression d’avoir déjà entendu ça quelque part.

Femme – Malheureusement, il faut que je te le répète tous les matins. (L’homme regarde sa mère avec un air étonné) Ça va ? Tu as l’air bizarre…

Homme – C’est toi qui me dis ça ? Écoute maman, ne le prends pas mal, mais…

Femme – Quoi ?

Homme – Je te croyais morte…

Femme – Mais… je le suis.

Un temps.

Homme – Je me disais bien aussi que tu avais quelque chose de changé.

Femme (avec un air pincé) – Ah oui ?

Homme – Non mais… en mieux, je t’assure ! Et papa ?

Femme – Il est mort aussi. Et toi, tu es sûr que tu n’es pas mort ?

Homme – Je ne crois pas…

Femme – Donc tu n’es pas sûr.

Homme – J’imagine que quand on est mort, on le sait, non ?

Femme – Oh, ça… Tu manges bien, au moins ?

Homme – Je ne sais pas… Pourquoi ?

Femme – Si tu manges, c’est que tu n’es pas mort.

Elle fouille dans la poche de son manteau, et en sort une pomme, qu’elle lui tend.

Femme – Tiens, je t’ai apporté ça.

Il prend la pomme avec une certaine méfiance.

Homme – Une pomme… Comme la sorcière dans Blanche-Neige…

Femme – Tu te prends pour Blanche-Neige ?

Homme – Je me méfie, c’est tout.

Femme – Tu te méfies de ta propre mère ?

Homme – Je te rappelle que tu es censée être morte.

Femme – Tu me prends pour une sorcière, c’est ça ?

Homme – Je me méfie de l’eau qui dort. Alors de la mère morte…

La femme regarde autour d’elle.

Femme – Ce n’est pas très gai, cet endroit…

Il semble découvrir à son tour les lieux.

Homme – Non… Où est-ce qu’on est ?

Femme – Ça ressemble à un asile d’aliénés.

Homme – J’imagine que si j’étais fou, on m’aurait mis une camisole.

Femme – Et ta femme ? Elle vient te voir, de temps en temps ?

Homme – Non… Enfin, je ne me souviens pas bien… Je suis marié ?

Femme – Et tes amis ? Tu as des amis, au moins ?

Homme – Je ne sais pas. Je n’ai vu personne.

Femme – Qu’est-ce que tu veux, c’est comme ça… Depuis que tu es tout petit… Tu n’as jamais été très populaire…

Homme – Merci… Ça me remonte le moral…

Femme – Même moi, je me demande pourquoi je suis venue. Tu n’es même pas mort !

Homme – Désolé de te décevoir encore une fois.

Femme – Décidément, tu auras tout raté, dans ta vie. (Elle se lève, commence à partir mais se retourne une dernière fois) Même ton décès.

Elle sort. Il regarde la pomme. Il croque dedans et repose le reste sur la table de nuit. Il mastique un moment avant d’avaler le morceau.

Homme – Donc, je ne suis pas mort…

Noir.

Musique de répondeur téléphonique

(genre les Quatre Saisons de Vivaldi).

Lumière.

L’homme couché dans le lit, en pyjama rayé, se réveille peu à peu. Il se redresse, s’assied et regarde autour de lui, semblant ne pas savoir ce qu’il fait là. La même femme revient, mais elle paraît vingt ans de moins (vêtements plus jeunes, rouge à lèvres, allure décidée). Elle apporte sur un plateau un petit déjeuner sommaire.

Femme – Bonjour !

L’homme a visiblement un peu de mal à émerger.

Homme – Bonjour…

Femme – Comment ça va ?

Homme – Ça va… Je crois.

Femme – Tiens, voilà ton petit déjeuner.

Homme – Un petit déjeuner au lit ? Merci, mais… c’est en quel honneur ?

Elle ne répond pas, sourit avec indulgence, et s’assied à son chevet.

Femme – Je ne sais pas ce que vaut le café. Ce n’est sûrement pas un expresso.

Homme – Ça ne fait rien, je le boirai quand même… J’ai l’impression d’avoir la gueule de bois.

Il commence à boire son café et à manger une biscotte.

Femme – Désolée, je crois que ce sont des biscottes sans sel…

Il sourit et continue à mastiquer sa biscotte.

Homme – Tu sais ce que je me disais ?

Femme – Non…

Homme – Je ne pense pas qu’on puisse vraiment changer les choses.

Femme – Les choses ? Tu veux dire…

Homme – Ou les gens.

Femme – Ah oui…

Homme – Moi, par exemple, avec ma famille… J’ai tout de suite compris que ça ne pourrait pas marcher.

Femme – Ta famille ? Je te rappelle que je suis ta femme…

Homme – Non mais je ne parle pas de ça, bien sûr. Toi, c’est autre chose… (Un temps) Et tu es sûre qu’on est mariés ?

Femme – Pourquoi tu me demandes ça ?

Homme – Je ne sais pas… Je dors dans un lit à une place…

Femme – Ah oui…

Homme – Je ne me souviens même pas que je suis marié, tu te rends compte ? Le médecin m’a dit que c’était normal. Je n’ai pas encore recouvré la mémoire immédiate.

Femme – On est marié depuis vingt ans…

Homme (ailleurs) – Oui, c’est bizarre, hein ? Vous n’avez pas encore recouvré la mémoire immédiate. C’est la dernière chose que j’ai entendu, et je ne me souviens que de ça… (Un temps). Je ne sais pas… Ça me vient peut-être de là…

Femme – Quoi ?

Homme – Ce besoin que j’ai toujours eu de tout gâcher… Pour ne pas risquer d’être déçu… (Il prend la pomme et la regarde) Quand le ver est dans la pomme, ça ne peut se terminer bien pour personne.

Femme – Sauf pour le ver… (Il la regarde étonné, et elle se reprend aussitôt) Excuse-moi, je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça…

Homme – Non, tu as raison, c’est vrai… On ne pense jamais au ver.

Femme – Et puis tu n’es pas une pomme.

Homme – Je ne sais pas. Je ne sais plus.

Femme – Tu as bien pris tes médicaments ?

Homme – Quels médicaments ?

Femme – Je vais te chercher un verre d’eau.

Elle sort. Il croque à nouveau dans la pomme. Elle revient avec quelque chose de changé, dans le vêtement (un accessoire) ou la coiffure (une perruque). Rien d’extravagant, mais quelque chose de très voyant et d’un peu étrange. Il semble ne rien remarquer. Elle lui tend un verre d’eau, comme si de rien n’était.

Homme – Merci.

Il prend les cachets qu’elle lui tend et les avale. Elle le regarde fixement.

Homme – Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que j’ai ?

Femme – Il faut que je te dise quelque chose.

Homme – Ok.

Femme – Ce n’est pas facile.

Homme – Tu me fais peur…

Femme – Non mais, ce n’est pas à propos de toi. Enfin si, mais…

Homme – Bon…

Femme – Eh bien voilà, je… Je ne suis pas exactement… celle que tu crois.

Homme – Comment ça ? Mais je ne crois rien, moi.

Femme – Quand même, je suis ta femme.

Homme – Tu veux dire que… tu me trompes ?

Femme – Non, ce n’est pas du tout ça. Enfin…

Homme – Enfin quoi ?

Femme – Je ne te trompe pas, au sens où… Mais je t’ai trompé.

Homme – Quand ? Avec qui ?

Femme – Pas avec un autre homme, en tout cas, rassure-toi.

Homme – Je n’étais pas inquiet.

Femme – Non, par… je t’ai trompé, je veux dire que je ne t’ai pas dit la vérité. Je t’ai menti.

Homme – À propos de quoi ?

Femme – À propos de tout. Depuis toujours. En fait, je ne suis pas tout à fait une femme…

Homme – Je suis marié avec un homme et je ne m’en suis jamais rendu compte ?

Femme – Je ne suis pas un homme non plus.

Homme – D’accord… Entre les deux, donc.

Femme – Je dirais plutôt ni l’un ni l’autre.

Homme – Bon… alors c’est pour ça qu’on n’a jamais eu d’enfant, j’imagine.

Femme – Oui… Entre autres…

Homme – Parce qu’il y a autre chose ?

Femme – Je ne suis pas d’ici.

Homme – Ici ? Mais où est-ce qu’on est, au juste ?

Femme – Je viens d’un autre monde que le tien.

Homme – Tu es une sorcière… Tu t’appelles Samantha et je m’appelle Jean-Pierre.

Femme – Les sorcières, ça n’existe pas. Tout le monde le sait.

Homme – Donc tu n’es pas une sorcière non plus.

Femme – Tu te souviens de ma mère ?

Homme – Non.

Femme – Elle a accouché de moi après avoir reçu la visite d’un extra-terrestre.

Silence. Il la regarde, semblant chercher quoi répondre.

Homme – J’ai l’impression d’avoir déjà entendu une histoire comme ça quelque part.

Femme – Dans une église, peut-être. À propos de la grossesse de la Vierge Marie.

Homme – Oui… Ou alors c’est à cause des médicaments…

Noir.

Musique de répondeur téléphonique

(genre les Quatre Saisons de Vivaldi).

Lumière.

La même chambre, mais quelques détails (un graphique médical au pied du lit et une perfusion de l’autre côté de la table de nuit, par exemple) indiquent qu’il s’agit d’une chambre d’hôpital. Le même homme se réveille dans le même lit. La même femme arrive, mais en blouse blanche de médecin.

Femme – Alors cher Monsieur ? Comment ça va aujourd’hui ?

Homme – Ça va… Enfin… Mais qu’est-ce que vous faites dans ma chambre ?

Femme – Ah… Cette simple question semble indiquer que vous n’avez pas encore tout à fait recouvré votre mémoire immédiate.

Homme – Je ne me souviens de rien… sauf que vous m’avez déjà dit ça.

Femme – Ne vous inquiétez pas, c’est très fréquent après ce genre d’intervention. Dès qu’on touche au cerveau…

Homme – Le cerveau ? Je vois…

Femme – Si vous voyez encore, c’est déjà ça… Écoutez, on ne va pas se mentir, votre état… est très préoccupant.

Homme – Vous voulez dire préoccupant pour moi, j’imagine ?

Femme – J’aurais aimé pouvoir vous annoncer de bonnes nouvelles, mais que voulez-vous ? Je ne suis pas Dieu le Père.

Homme – Ce qui pour moi serait plutôt en soi une bonne nouvelle.

Femme – Vous trouvez ?

Homme – Se réveiller d’une opération au cerveau et voir Dieu le Père…

Femme – Bien sûr… Donc, les résultats de nos premières analyses ne sont pas très encourageants… pour vous.

Homme – J’entends bien.

Femme – Si vous entendez encore, c’est déjà ça…

Homme – Et donc vous dites que… c’est grave.

Femme – Mon Dieu… Pas forcément…

Homme – Comment ça ?

Femme – Ce qui est grave, c’est que… nous ne savons pas du tout ce que vous avez.

Homme – Ah… Et j’imagine que ça… c’est grave pour vous.

Femme – Si on ne sait pas ce que vous avez, on ne sait pas non plus comment vous soigner. Bref, on ne sait pas quoi faire… Et quand on ne sait pas quoi faire, on ne sait pas quoi dire. Franchement, cher Monsieur, je ne sais pas quoi vous dire…

Homme – Écoutez, Docteur… Je peux vous appeler Docteur ?

Femme – J’ai obtenu mon diplôme de médecine en Roumanie… (Aux anges) Mais oui, je vous en prie. Appelez-moi Docteur.

Homme – Je sais que vous vous faites beaucoup de soucis pour moi, mais pour ma part… c’est plutôt l’état mental de ma femme qui m’inquiète.

Femme – Votre femme ? Allons bon…

Homme – C’est difficile à croire, mais… Figurez-vous que ma femme se prend pour une martienne.

Femme – Voyez-vous ça…

Homme – Ça n’a pas l’air de vous étonner.

Femme – Si bien sûr, mais… Pour tout vous dire… (Il consulte un dossier) J’ignorais que vous étiez marié… En tout cas, ce n’est pas indiqué dans votre dossier médical.

Homme – Ils ont peut-être considéré que ce n’était pas une maladie assez grave pour être signalé.

Elle rit d’une façon un peu forcée.

Femme – En tout cas, vous avez retrouvé votre sens de l’humour. Et ça c’est bon signe, n’est-ce pas ? Vous connaissez Ionesco ?

Homme – Pas personnellement.

Femme – Il était roumain, comme moi. Et j’ai l’honneur de porter le même patronyme que lui. D’après ma mère, nous sommes vaguement apparentés.

Homme – Vraiment ?

Femme (sur le ton de la confidence) – Entre nous, j’ai toujours pensé que les Roumains étaient davantage faits pour le théâtre de l’absurde que pour la chirurgie du cerveau.

Homme – Merci Docteur Ionesco. C’est tout à fait le genre de propos rassurants qu’un patient a envie d’entendre de la bouche de son chirurgien en salle de réveil…

Femme – Mais je vous en prie. Je suis là pour ça. Si vous avez d’autres questions à me poser, n’hésitez pas.

Homme – Et… pour ma femme, vous pouvez faire quelque chose ?

Femme – Votre femme ? Mon Dieu… Il faudrait d’abord être sûr que vous avez bien une femme…

Homme – Ah oui, évidemment.

Femme – Et ensuite que votre femme n’est pas vraiment une extraterrestre.

Homme – Comment ça ?

Femme – Vous conviendrez que si votre épouse présumée est vraiment martienne, on ne peut pas la tenir pour folle si elle affirme venir de la planète Mars.

Homme – C’est vrai que vu comme ça…

Femme – En tout cas, c’est ce qu’on nous apprend dans les facultés de médecine en Roumanie.

Il la regarde comme s’il la découvrait seulement.

Homme – C’est fou, Docteur Ionesco…

Femme – Quoi donc ?

Homme – Ce que vous ressemblez à ma femme. Enfin, ce que vous ressembleriez à ma femme si j’étais marié.

Femme – Et pourtant… je vous assure que moi, je ne viens pas de la planète Mars.

Homme – Non, vous venez de Roumanie. Et… c’est bien vous qui m’avez opéré, n’est-ce pas ?

Femme – Malheureusement pour vous… J’imagine qu’un médecin venu d’un autre endroit de la galaxie aurait pu vous sauver.

Homme – Vous croyez…?

Femme – À ce qu’on dit, ces gens là sont beaucoup plus évolués que nous. En tout cas, on peut raisonnablement supposer que leurs médecins sont mieux formés que de simples internes ayant fait leurs études à Bucarest…

Homme – Oui, enfin…

Femme – Vous avez raison… À ce niveau-là de supputation, je me demande si on peut encore parler de suppositions raisonnables, n’est-ce pas ? Je vais vous laisser vous reposer… Je repasserai un peu plus tard…

Homme – Je peux vous demander encore un service ?

Femme – Tant que ce n’est pas de vous sauver la vie…

Homme – Si vous croisez ma femme, dites-lui que je ne suis pas marié.

Femme – Je n’y manquerai pas

Homme – Merci.

Elle s’apprête à partir mais se retourne une dernière fois vers lui.

Femme – Je peux vous demander quelque chose, moi aussi ?

Homme – Tant que ce n’est pas comment je m’appelle.

Femme – Vous pourriez m’appeler encore une fois Docteur ?

Homme – Merci Docteur Ionesco. Au revoir Docteur.

Noir.

Musique de répondeur téléphonique

(genre les Quatre Saisons de Vivaldi).

Lumière.

L’homme est assis dans son lit. Il regarde dans le vide. Arrive la femme, habillée cette fois en prêtre.

Femme – Bonjour mon fils.

Homme (à peine surpris) – Bonjour papa…

Femme – Je suis l’aumônier de cet hôpital.

Homme – Bonjour mon père.

Femme – Je suis venu dès que vous m’avez appelé.

Homme – Vous êtes vraiment sûr que c’est moi qui vous ai appelé ?

Femme – Quelqu’un m’a dit de venir vous voir. Il avait un léger accent roumain.

Homme – Ah oui… C’est mon chirurgien…

Femme – J’ai cru comprendre que c’était assez urgent… Mais si vous pensez que vous n’êtes pas prêt, je peux repasser un peu plus tard.

Homme – Non, non, je vous en prie. Et puis comme ça, ce sera fait. Au cas où. Enfin, je ne sais pas combien de temps c’est valable…

Femme – Valable ?

Homme – Je veux dire une extrême onction. Si on ne meurt pas tout de suite, c’est valable combien de temps, après ? Dans les trois mois, j’imagine. Comme un certificat médical.

Femme – J’avoue que… On ne m’avait encore jamais posé la question. Et comme le cas ne s’est encore jamais présenté pour moi…

Homme – Vous voulez dire qu’aucune de vos ouailles n’a jamais survécu après avoir reçu votre viatique ?

Femme – C’est à dire que… En effet…

Homme – Et vous êtes vraiment sûr que je suis catholique ?

Femme – Ma foi… Je vous avoue que je n’ai jamais pensé à exiger un certificat de baptême dans ce genre de circonstances. Je vois mal un mourant mentir sur sa religion pour obtenir une extrême onction in extremis. Vous n’êtes pas sûr d’être catholique, mon fils ?

Homme – Je ne me souviens pas non plus d’être juif ou musulman. Et comme je ne suis pas circoncis. Vous êtes sûr que je ne suis pas circoncis ?

Femme – Mon Dieu…

Homme – Excusez-moi, je vous embarrasse avec toutes mes questions. Mais vous savez, je n’ai pas trop l’habitude. C’est ma première extrême onction…

Femme – Oui, je m’en doute… Souhaitez-vous au moins vous confesser, mon fils ?

Homme – Je ne sais pas, c’est… C’est obligatoire ?

Femme – Disons que c’est vivement conseillé. Pour le salut de votre âme.

Homme – Bon… Après tout, qu’est-ce que je risque ?

Femme – Je vous écoute, mon fils.

L’homme réfléchit, puis la regarde comme s’il la découvrait.

Homme – Je dois vous avouer que…

Femme – Oui ?

Homme – C’est un peu embarrassant.

Femme – Et pourquoi cela, mon fils ?

Homme – Vous ressemblez tellement à ma femme.

Femme – Je vois…

Homme – Vous comprendrez que pour un homme marié, avoir l’impression que son confesseur ressemble à sa femme…

Femme – Rassurez-vous, mon fils. Même si j’étais votre femme, je serai liée par le secret de la confession…

Homme – Bon… Mais, je ne sais pas très bien par où commencer…

Femme – Vous n’avez qu’à commencer par la fin.

Homme – C’est très difficile de se confesser quand on a perdu la mémoire, vous savez…

Femme – Est-ce qu’au moins vous vous sentez coupable, mon fils ? Ce serait un début…

Homme – Je ne sais pas… Est-ce qu’on est encore coupable quand on a perdu jusqu’au souvenir de ses fautes ?

Femme – Vous ne vous souvenez vraiment de rien ?

Homme – Je ne me souviens même pas où j’ai garé ma voiture.

Femme – Puisque vous n’êtes pas en mesure de confesser vos péchés, je vous donne malgré tout l’absolution. Au bénéfice du doute…

Homme – Merci de me faire confiance, mon père. J’essaierai de ne pas vous décevoir.

Femme – Mais n’oubliez pas de régulariser votre situation dès que vous le pourrez.

Homme – C’est promis. Juré craché sur vos tombes.

Elle le bénit d’un signe de croix.

Femme – Au nom du père, de la mère et du fils.

Homme – Amen.

Noir.

Musique de répondeur téléphonique

(genre les Quatre Saisons de Vivaldi).

Lumière.

Dans le lit, l’homme émerge à nouveau, péniblement. La femme arrive, façon executive woman, avec à la main un ordinateur portable dans une serviette.

Femme – Cher Monsieur bonjour !

Homme – Bonjour…

Femme – Excusez-moi un instant, ce ne sera pas long.

Homme – Je vous en prie…

Elle sort le portable de la serviette, l’allume et le place sur la table de nuit de façon à ce qu’il puisse voir l’écran.

Femme – Vous vous souvenez du code, pour le wifi ?

Homme – Je ne me souviens même pas de mon nom.

Femme – Ça ne fait rien, on s’en passera. (Après s’être éclairci la gorge) Cher Monsieur, j’ai souhaité vous rencontrer sans tarder, parce que j’ai de bonnes nouvelles à vous annoncer.

Homme – Un nouveau produit, peut-être ? Un remède miracle ? Quelque chose qui pourrait me sauver la vie.

Femme – Vous m’ôtez les mots de la bouche, cher Monsieur. En effet, les nouveaux produits financiers que j’ai à vous proposer pourraient changer votre vie.

Homme – J’en conclus que vous n’êtes pas médecin.

Femme – Je suis votre conseiller financier. Vous êtes bien titulaire d’un compte au Crédit Général, n’est-ce pas ?

Homme – Oui, peut-être.

Femme – Et je peux vous assurer que vous faites partie de nos meilleurs clients.

Homme – Tant mieux. Parce que je ne suis même pas sûr d’être un bon catholique…

Femme – Rassurez-vous, ce n’est pas obligatoire pour spéculer en bourse. Et en tant que client privilégié de notre banque, j’ai tenu à vous proposer en priorité nos nouvelles opportunités de placement, d’un rendement absolument exceptionnel.

Homme – Ah oui…

Femme – Regardez ce graphique.

Il lui met sous le nez une courbe ascendante.

Femme – Notre nouveau fonds d’investissement, justement baptisé Le Phoenix en Actions, a gagné 27% en six mois.

Homme – Le Phoenix ? Ah oui, ça fait rêver. Mais pourquoi ce nom ?

Femme – L’année d’avant, hélas, Le Phoenix avait perdu 73% de sa valeur boursière. C’est un placement risqué, réservé aux investisseurs les plus audacieux, mais qui renaît toujours de ses cendres !

Homme – Je ne suis pas sûr de pouvoir en dire autant.

Femme – Allons, je suis sûr de reconnaître en vous un battant. La bourse, c’est un placement toujours gagnant sur le long terme.

Homme – Vous savez, le long terme, pour moi… Je vous ai dit que je venais de recevoir l’extrême onction ?

Femme – J’allais y venir, cher Monsieur. (Elle range son ordinateur) Je ne vous cacherai pas qu’il faudra vous décider rapidement. Il s’agit d’une opportunité exceptionnelle. Mais il n’y en aura pas pour tout le monde. Nous ne pourrons servir que nos clients les plus réactifs.

Homme – Je ne suis pas sûr d’être encore très réactif, même aux traitements médicaux. À vrai dire, j’en suis à me demander si je ne suis pas déjà mort…

Elle ouvre sa housse et en sort une brochure qu’elle lui tend avec un sourire commercial.

Femme – Rassurez-vous… Nous avons aussi toute une gamme de produits en matière d’assurance vie et d’assurance décès.

Homme (prenant le document) – Merci…

Femme – Je vous laisse réfléchir, cher Monsieur. Nous n’allons pas non plus vous harceler, n’est-ce pas ? Nous sommes là avant tout pour vous conseiller…

Homme – C’est ça, je vais réfléchir.

Femme – Je vous laisse, j’ai d’autres investisseurs potentiels à voir dans cet établissement. D’ailleurs qu’est-ce que c’est ? Une sorte de maison de retraite ?

Homme – Une Unité de Soins Palliatifs.

Femme – Tout à fait. Alors à très bientôt. Mais réfléchissez vite, cher Monsieur. Dans votre cas, surtout, vous n’avez pas de temps à perdre… et ce serait dommage de passer à côté d’une telle opportunité

Noir.

Musique de répondeur téléphonique

(genre les Quatre Saisons de Vivaldi).

Lumière.

Une personne est allongée dans le lit, sans qu’on puisse voir son visage. L’homme arrive, en tenue de ville d’une autre époque, et un bouquet de fleurs à la main (c’est le père supposé de la femme extra-terrestre vue précédemment). Constatant que la femme dort, l’homme pose le bouquet sur la table de nuit, et ressort. La femme s’éveille et s’assied dans le lit. Elle regarde le bouquet. L’homme revient avec un vase plein d’eau.

Homme – Je n’ai pas voulu te réveiller…

Femme (un peu perdue) – Merci pour les fleurs.

L’homme met les fleurs dans le vase et le pose sur la table de nuit.

Homme – Comment tu te sens ?

Femme – J’ai mal dormi… Dans mon cauchemar, c’est toi qui étais malade et c’est moi qui venais te rendre visite.

Homme – Mais tu n’es pas malade.

Elle a l’air étonnée.

Femme – Qu’est-ce que je fais dans un lit d’hôpital, alors ?

Homme – Mais enfin, chérie ! C’est la maternité. Tu viens d’accoucher…

Femme – Ah oui…

Homme – Tu dois encore être sous l’effet de l’anesthésie.

Femme – L’anesthésie ?

Homme – Ça a été un peu compliqué, je t’expliquerai. Mais ne t’inquiète pas, ça va aller, maintenant.

Femme – Et le bébé ?

Homme – C’est une fille.

Femme – Une fille ? Mais c’est merveilleux…

Homme – Enfin, quand je dis une fille…

Femme – Je peux la voir ?

Homme – Ça a été un peu compliqué. Je t’expliquerai…

Femme – Elle n’a pas survécu à l’accouchement, c’est ça ?

Homme – Non, elle n’est pas morte, rassure-toi. Enfin, quand je dis rassure-toi…

Femme – Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Elle a souffert pendant l’accouchement ? Elle va garder des séquelles ?

Homme – Non… Elle… Apparemment, elle ne gardera pas de séquelles. C’est juste que…

Femme – Elle est mongolienne !

Homme – Non plus, non. Encore que maintenant, tu sais, on dit plutôt trisomique.

Femme – Mais je m’en fous, de ce qu’on dit ou pas ! Elle est normale, oui ou non ?

Homme – Oui… et non.

Femme – Comment ça, oui et non. On est normal ou on ne l’est pas, non ?

Homme – Disons qu’elle est normale… pour une extra-terrestre.

Un temps.

Femme – Je vois…

Homme – Comment ça, tu vois. Ça n’a pas l’air de t’étonner…

Femme – Si, si, bien sûr, mais… Ça me revient, maintenant.

Homme – Ça te revient ? Qu’est-ce qui te revient ? (Semblant comprendre quelque chose) Tu es en train de me dire que tu m’as trompé avec un extra-terrestre, et que ça ne te revient que maintenant ?

Femme – Ce n’est pas du tout ce que tu crois, je t’assure.

Homme – Ah oui ?

Femme – Un enfant… ce n’est pas forcément un papa et une maman. Tiens, pense au Petit Jésus et à la Vierge Marie, par exemple !

Homme – La Vierge Marie ? Tu te fous de moi ? Je ne m’appelle pas Joseph, et je sais reconnaître une femme adultère quand j’en vois une.

Femme – C’est un peu plus compliqué que ça…

Homme – Ma femme m’a trompé avec un extra-terrestre. Elle vient d’accoucher d’un alien, alors que j’étais censé être le père ! J’ai du mal à imaginer quelque chose de plus compliqué que ça !

Femme – Et tu es sûr qu’elle est normale…

Homme – Comment ça, normale ? Elle ressemble à ET, je te dis !

Femme – Je me demande juste… comment un gynécologue peut savoir si un bébé extra-terrestre est normal ou non. Alors qu’il ne sait même pas de quelle planète vient le père.

Homme (abattu) – Tu as raison… Surtout quand le gynécologue, lui, vient de Roumanie. Parce que ça au moins on en est sûr…

Noir.

Musique de répondeur téléphonique

(genre les Quatre Saisons de Vivaldi).

Lumière.

C’est à nouveau l’homme qui est dans le lit, le regard dans le vague. La femme arrive, dans une tenue assez stricte, un cartable à la main.

Femme – Bonjour Monsieur. Désolé, je suis un peu en retard. Un petit contretemps.

Homme – On se connaît ?

Femme – Pardon, j’oubliais. Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je suis Maître Colombin, votre notaire.

Homme – Maître Colombin ?

Femme – Ce nom vous évoque quelque chose ?

Homme – Laissez-moi réfléchir… Colombin, colombien, Colombine, columbarium… Colombin… Non, décidément, la première l’idée qui me vient à l’esprit, c’est que je suis vraiment dans la merde.

La femme ouvre son cartable et en sort quelques papiers.

Femme – À ce propos, justement. Comme convenu, j’ai préparé les documents que vous m’avez demandés.

Homme – Ah oui…?

Femme – Je parle de votre testament, vous vous souvenez ?

Homme – Non.

Femme – De toute façon, c’est toujours une bonne chose de mettre ses affaires en règle. Au cas où…

Homme – Oui, un curé m’a dit ça aussi il n’y a pas très longtemps.

Femme – Personne n’est éternel, n’est-ce pas ? Moi-même, en venant ici, j’ai eu un petit accrochage avec ma voiture. Un chauffard. Ç’aurait pu être beaucoup plus grave. C’est d’ailleurs la raison de mon retard.

Homme – C’est donc pour ça que le notaire arrive après le curé. Ça m’étonnait aussi…

Femme – Le temps de signer le constat… Cet imbécile ne voulait pas reconnaître qu’il était en tort. C’était un curé, justement… Comme quoi un curé peut aussi être de mauvaise foi….

Homme – Un curé qui bizarrement, ressemblait aussi beaucoup à ma femme, j’imagine.

Femme – Mais je ne voudrais pas vous retenir trop longtemps. Et quant à moi, tout ça m’a mis très en retard… (Elle lui tend une liasse de feuilles et un stylo). Voilà, si vous voulez bien parapher et signer. Bien entendu, vous n’êtes pas obligé de tout lire.

L’homme hésite un peu avant de prendre le document et le stylo.

Homme – Bon, j’imagine que je n’ai pas le choix. J’ai l’impression de signer mon arrêt de mort…

Il essaie de signer mais s’interrompt après quelques essais infructueux.

Femme – Un problème.

Homme – Votre stylo ne marche pas.

Femme – Faites-voir… (Elle se penche sur le document) Ah, non… C’est juste que… j’avais oublié de vous prévenir. C’est de l’encre invisible.

Homme – De l’encre invisible ?

Femme – Du jus de citron, si vous préférez.

Homme – D’accord…

Femme – Allez-y, signez. (Pendant qu’il paraphe et qu’il signe). Vous comprenez, les notaires ne sont pas toujours les bienvenus dans les Unités de Soins Palliatifs.

Homme – Comme c’est étrange.

Femme – Pourtant, on y fait même venir des clowns, m’a-t-on dit. Dans l’espoir d’abréger les souffrances de certains patients en les faisant mourir de rire. Personnellement, je trouve qu’il n’y a rien de plus triste qu’un clown, pas vous ?

Homme – Un notaire, peut-être…

Femme – Le cirque en général. C’est d’un sinistre. J’ai toujours trouvé que ça puait la mort. Sans oublier les fêtes foraines, évidemment.

Homme – Vous me parliez de jus de citron, je crois…

Femme – Que voulez-vous ? Il y a toujours des gens plus méfiants que les autres. Certains proches se demandent si on ne va pas faire signer n’importe quoi à leur parent sur son lit de mort, pour le délester de ses économies et les priver de leur héritage.

Homme – Donc si vous en croisez un en sortant, vous pourrez lui montrer ce testament et lui dire : vous voyez, il n’a rien signé.

Femme – Exactement.

Homme – Et une fois rentré à votre étude, vous passez le document sous une bougie pour caraméliser le citron. Je faisais ça, moi aussi, quand j’étais gosse.

Femme – On a tous été gosse, pas vrai ?

Homme – Mais il n’y a que les notaires pour avoir gardé leur âme d’enfant…

Femme – Il va falloir que je vous laisse. J’ai d’autres mourants à voir avant ce soir.

Elle s’apprête à partir.

Homme – Simple curiosité… Il dit quoi, ce testament, en gros ?

Femme – Vous léguez tous vos biens à une fondation, dont le but est d’établir un contact avec les civilisations extra-terrestres.

Homme – Si ça peut au moins me permettre de renouer le contact avec ma femme.

Noir.

Musique de répondeur téléphonique

(genre les Quatre Saisons de Vivaldi).

Lumière.

L’homme dans le lit s’éveille peu à peu. La femme revient en blouse blanche.

Femme – Bonjour Monsieur.

Homme – Bonjour Docteur.

Femme – Cette fois, je ne vous demande pas si ça va. C’est le genre de question qu’on pose parfois machinalement, avant de se rendre compte qu’on n’aurait pas dû.

Homme – Vous n’auriez pas vu un notaire sortir de cette chambre avec un testament signé à l’encre invisible ?

Femme – Mon cher Monsieur, je crois qu’au stade où nous en sommes… Je veux dire, au stade terminal où vous en êtes… Il est inutile de se voiler la face, n’est-ce pas ?

Homme – Dois-je comprendre que vous n’avez toujours pas de bonnes nouvelles à m’annoncer ?

Femme – Vous nous devez encore pas mal d’argent. Je vous dois au moins la vérité. C’était, comme on dit, l’opération de la dernière chance. Hélas l’opération n’a pas marché. J’en suis vraiment désolé.

Homme – Ça ne m’étonne pas. Je n’ai jamais eu de chance…

Femme – N’ayez aucun regret, vous savez. Dans notre jargon, lorsqu’on parle d’opération de la dernière chance, on veut surtout parler d’une opération qui n’a aucune chance de réussir…

Homme – Je comprends.

Femme – Le coup de l’opération de la dernière chance, c’est juste un truc de médecin pour faire patienter un peu la famille, et le patient lui-même bien sûr, en attendant l’issue fatale.

Homme – Oui, je crois avoir compris l’idée générale…

Femme – Vous en connaissez beaucoup, vous, des malades qui s’en sont sortis après l’opération de la dernière chance ?

Homme – Non, je l’avoue…

Femme – Et voilà… Et comme on ne peut pas croire que tous les malades soient malchanceux à ce point…

Homme – Donc, je suis condamné.

Femme – Je n’emploierais pas des termes aussi brutaux, mais… Oui, cher Monsieur, l’heure est venu de faire le bilan de votre vie… et de régler vos comptes avec la société. À commencer par celle qui est actionnaire majoritaire dans cet hôpital….

Homme – Je vous remercie pour votre franchise, Docteur Ionesco.

Femme – Malheureusement, je vais devoir vous demander de cesser de m’appeler Docteur.

Homme – Ah oui ?

Femme – Après avoir réexaminé mes diplômes, et le taux de mortalité dans mon service de chirurgie, la direction de cet hôpital a jugé préférable de me réaffecter à la comptabilité.

Homme – Je comprends, mais alors… que venez vous faire ici, au juste.

Femme – Eh bien… Quand je parlais de solde de tous comptes, ce n’était pas une métaphore… Je viens pour la petite note, cher Monsieur… Vous allez nous quitter, certes, mais vous ne pensez tout de même pas qu’on va vous laisser partir sans payer ? Et ce n’est pas avec votre mutuelle, malheureusement… On ne vous a jamais conseillé de prendre une surcomplémentaire ?

Homme – Et si je n’ai pas les moyens de payer ?

Femme – Cela pourrait nuire gravement au salut de votre âme. Vous savez, maintenant… notre Service de Recouvrement est d’une redoutable efficacité.

Homme – Plus que votre Service de Chirurgie, en tout cas.

Femme – Disons que… les roumains que nous employons dans cet hôpital sont beaucoup plus efficaces dans le domaine du recouvrement de créance que dans celui la chirurgie du cerveau… Et nos actionnaires ont désormais des connexions très haut placées.

Homme – Vous voulez dire… là haut ?

Femme – Que voulez-vous ? Les fonds souverains qui nous gouvernent étaient déjà gérés par des morts-vivants. Ils ont commencé à racheter les maisons de retraite, les hôpitaux, les églises, les cimetières… Assez logiquement, ils ont fini par prendre des participations au paradis et en enfer.

Homme – Et donc ?

Femme – Donc c’est à vous de choisir… Mais sachez que les mauvais payeurs sont très mal vu au paradis.

Noir.

Musique de répondeur téléphonique

(genre les Quatre Saisons de Vivaldi).

Lumière.

L’homme est dans le lit. Arrive la femme. Elle est en noir. Et elle porte une faux.

Femme – Alors, cher Monsieur ? C’est l’heure du grand départ ? Je ne vois pas votre petite valise. Entre nous, vous n’en n’aurez nul besoin là où vous allez, mais il paraît que ça rassure…

Homme – C’est une vraie faux ?

Femme – Ah ça ? Non, pensez-vous… C’est une fausse. C’est en plastique. Regardez !

Elle prend la lame et la tord.

Homme – D’accord.

Femme – Non, vous pensez bien… Une vraie faux… Quelqu’un pourrait se blesser.

Homme – Surtout dans un hôpital.

Femme – La faux, c’est juste un symbole. Comme un balai pour une sorcière ou une crosse pour un évêque. Pour qu’on nous reconnaisse au premier coup d’œil dès qu’on nous voit.

Homme – C’est vrai que je vous ai tout de suite reconnue.

Femme – Ça nous évite au moins d’avoir à nous présenter. Vous imaginez un peu la scène… Bonjour, je suis La Mort. Je viens pour couper le peu de souffle qui vous reste, après que le comptable de cet hôpital vous ait fauché le peu de blé que vous aviez encore.

Homme – Au moins, vous ne manquez pas d’humour…

Femme – Avec nous, vous n’allez pas vous ennuyer, vous verrez. Alors vous êtes prêt ?

Homme – Mon Dieu… Aussi prêt qu’on peut l’être. Et qu’est-ce que je dois faire, au juste ?

Femme – Vous rien. Moi j’ai juste à éteindre la lumière…

Homme – C’est vous qui m’accompagnez pour ce dernier voyage ?

Femme – Non, rassurez-vous. Je ne suis que le messager, si on peut dire. Ou le facteur, si vous préférez. Je viens pour le recommandé avec avis de réception. Après…

Homme – D’accord… Vous me donnez encore une minute ?

Femme – Si vous vous voulez aller pisser une dernière fois avant de partir, c’est maintenant. Après, n’aurez plus ce qu’il faut pour le faire. Croyez-moi, il arrive un âge où ça n’a pas que des inconvénients.

Noir.

Musique de répondeur téléphonique

(genre les Quatre Saisons de Vivaldi).

Lumière.

L’homme est assis sur le lit. Il se lève. Il a une petite valise à la main. La femme arrive, en combinaison façon extra-terrestre.

Femme – Bonjour mon chéri.

Homme – Mais, je ne comprends pas… Où est passé la…

Femme – La Faucheuse ? Je l’ai envoyée nous chercher deux cafés au distributeur. Je ne pensais pas que ce serait aussi facile de s’en débarrasser. Mais nous n’avons pas de temps à perdre…

Homme – Alors c’était vrai ? Je suis vraiment marié ?

Femme – Aussi vrai que je suis une extra-terrestre.

Homme – Mais enfin… comment est-ce possible ?

Femme – C’est une histoire un peu compliquée… En fait c’est ma mère qui… Mais je te raconterai ça pendant le voyage.

Homme – Quel voyage ?

Femme – Je vais t’emmener sur la planète d’où je viens.

Homme – Et alors, qu’est-ce qui va se passer ?

Femme – Crois-moi, nos hôpitaux sont beaucoup plus performants que celui-ci.

Homme – Et j’imagine qu’il n’y a aucun risque d’y croiser un interne roumain.

Femme – Aucune.

Il jette un regard autour de lui.

Homme – Et on ne reviendra jamais ici ?

Femme – Ne me dis pas que tu regretteras cet endroit.

Homme – Je commençais à m’habituer.

Femme – Si tu préfères attendre que la Faucheuse revienne du Service de Psychiatrie avec son thermos et sa faux en plastique. Après tout, tu as déjà reçu l’extrême onction. Tu peux tenter le coup avec le curé…

Homme – Je n’ai pas trop confiance… Le pari de Pascal… Je n’ai jamais eu de chance avec les paris. D’ailleurs je n’ai jamais eu de chance en général.             Même l’opération de la dernière chance, je l’ai raté, alors l’opération du Saint Esprit.

Femme – Tu préfères t’en remettre à une extra-terrestre ?

Homme – Si elle ressemble à ma femme, pourquoi pas ? Donc on ne reviendra jamais…

Femme – Si, un jour peut-être. Mais pas tout de suite.

Homme – Dans très longtemps, tu veux dire ?

Femme – Le temps… C’est ça qu’il va falloir oublier… Maintenant, il faut y aller, je vois l’autre qui s’impatiente, là bas, avec sa vraie faux en plastique…

Homme – Elle va être déçue, c’est sûr. Je lui avais juste dit que j’allais pisser…

Femme – Elle s’imagine qu’après leur mort, les gens montent directement au Ciel, accompagné par leur ange gardien. On n’a pas voulu la contrarier.

Homme – Et finalement, dans mon cas, elle n’a pas tout à fait tort. Sauf que l’ange gardien, c’est une martienne.

Femme – C’est pour ça que je préfère qu’on soit parti avant qu’elle revienne. Dieu, c’est comme le Père Noël, c’est le jour où on le voit qu’on n’y croit plus. (Elle lui tend la main). On y va ?

Il hésite un instant.

Homme – Il y aura ma mère aussi, là-bas ?

Femme – Je t’ai dit… Ce n’est pas le paradis… Il y aura même la Vierge Marie.

Homme – Je ne pensais pas entendre ça un jour. Je me demande quand même si je ne suis pas devenu fou.

Femme – La vie est une longue thérapie dont on ne sort pas toujours guéri.

Homme – C’est aussi une longue maladie dont on sort toujours mort. Ça consiste en quoi, cette opération ?

Femme – Une transplantation de cerveau.

Homme – Ah… Il vaudrait mieux faire une sauvegarde, alors…

Femme – On va te transplanter un cerveau martien. Malheureusement, on ne pourra pas récupérer les données que tu as actuellement en mémoire.

Homme – Bon… Remarque, je ne me souvenais déjà de presque rien. Et puis je n’avais pas que de bons souvenirs, non plus. Après tout, ce n’est pas si grave. Non, je ne regrette rien. Je repars à zéro…

Femme – Ça me rappelle une chanson…

Homme – Avec toi… J’irais jusqu’au bout du monde… Si tu me le demandais…

Elle lui prend la main.

Femme – Alors allons-y…

Ils sortent.

Noir.

Musique de répondeur téléphonique

(genre les Quatre Saisons de Vivaldi).

Lumière.

La chambre est vide. Personne dans le lit. Un médecin arrive accompagné d’une infirmière, tous les deux en blouse blanche.

Femme – Ah, dans celle-ci, il n’y a plus personne…

Homme – Non, le type nous a quitté hier. C’est le Docteur Ionesco qui l’avait opéré…

Femme – Sa dernière opération…

Homme – Et sa dernière victime…

Femme – Une place qui se libère pour le prochain.

Homme – En revanche, nous avons déjà eu trois naissances ce matin à la maternité.

Femme – Les uns s’en vont les autres arrivent… C’est le grand cycle de la vie.

Ils commencent à sortir.

Homme – Vous savez ce qu’il est devenu.

Femme – Il est mort, non ?

Homme – Je parlais de Ionesco.

Femme – Ah… Il nous a quitté aussi. Je crois qu’il fait du théâtre, maintenant.

Homme – C’est toujours mieux que d’être mort.

Femme – Oui… Peut-être…

Noir.

Musique de répondeur téléphonique

(genre les Quatre Saisons de Vivaldi).

Off : Ne quittez pas, Dieu va bientôt vous répondre…

Reprise de la musique.

Off : Ne quittez pas, Mars va bientôt vous répondre…

Reprise de la musique.

Off : Ne quittez pas, Ionesco va bientôt vous répondre…

Reprise de la musique.

Tonalité d’une ligne occupée ou d’une communication interrompue.

Lumière pour les saluts.

***

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre,

Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies

régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez

sont librement téléchargeables sur :

http://comediatheque.net

Ce texte est protégé par les lois relatives

au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Février 2016

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-66-6

Ouvrage téléchargeable gratuitement

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