Pauvres riches

Pauvres riches

Pardon, mais avant de commencer, je voudrais vous poser une petite question. Non mais rassurez-vous, ce n’est pas pour un sondage. Parce que j’en connais des comédiens comme moi, qui profitent du système. On le connaît tous, le truc. Ils prétendent faire un one man show, ils rameutent leurs amis dans un théâtre en leur vendant des places sur billereduc. En réalité, ils travaillent pour un institut de sondages, et ils en profitent pour vous administrer un questionnaire interminable. Il faut bien dire que le système entretient la confusion, aussi : maintenant tous ceux qui font des petits boulots sont payés comme intermittents du spectacle. Il paraît que ça coûte moins cher à la société. Ça doit être ça qu’on appelle la société du spectacle. Bref, je vous rassure, ma question est parfaitement gratuite et tout à fait désintéressée. Alors voilà. Est-ce qu’il y a des riches dans cette salle ? (Un temps) Personne ? Non, mais rassurez-vous, je ne suis pas non plus payé pour dénoncer au Trésor Public ceux qui auraient oublié de payer leur ISF. Non, vraiment ? Aucun riche ? Bon. Dans ce cas, je vais pouvoir vous exposer mon petit problème sans choquer personne. Alors voilà. Parfois, je me demande si je suis… tout à fait normal. Tout le monde est supposé envier les riches, non ? Vous aussi, j’imagine. Et bien pour moi, je ne sais pas pourquoi, la richesse c’est un peu comme une maladie honteuse. Une maladie socialement transmissible, si vous préférez. Une saloperie qu’on attrape par des rapports non protégés avec de pauvres gens déjà atteints de cette affection. Je ne sais pas, la richesse, ça me dégoûte un peu. Et les riches m’inspirent une sorte de mépris apitoyé. C’est ça qu’on appelle la condescendance, je crois. Oui, c’est ça. Je porte sur les gens riches un regard condescendant. Non mais j’ai bien conscience que c’est absolument déplacé. Ce sont les riches qui devraient me regarder avec mépris. Puisque je n’ai pas réussi à devenir comme eux. Tout le monde a envie de devenir riche, non ? À part ceux qui le sont déjà, évidemment. Et encore. Ceux-là ont sûrement envie d’être encore plus riches. C’est addictif, l’argent, vous savez ? Et on est toujours le pauvre de quelqu’un. Regardez, à chaque fois qu’un Président de la République est élu en France, il commence par relever le seuil de l’ISF juste au-dessus du montant supposé de son propre patrimoine. Histoire qu’on ne l’accuse pas de faire partie des gens riches, justement. La preuve que ce n’est pas si glorieux que ça. Mais j’en reviens aux riches, les vrais. Pas ceux qui ont juste atteint le seuil de la richesse, comme d’autre s’enfoncent sous le seuil de la pauvreté. Non, ceux pour lesquels il n’y a pas photo. Les millionnaires, comme on disait autrefois, du temps des anciens francs. Eh oui, à cette époque-là, c’était beaucoup plus facile d’être millionnaire, évidemment. Cent fois plus facile qu’avec les nouveaux francs. Donc presque sept cents fois plus facile que depuis le passage à l’euro. Vous vous rendez compte ? À cette époque là, on était millionnaire pour à peine plus de 150.000 euros. Vous êtes toujours sûrs qu’il n’y a aucun millionnaire dans la salle ? Même en ancien francs ? (Un temps) Même à crédit ? Dans ce cas, c’est que vous êtes locataires et que vous habitez dans un HLM. Parce que maintenant, si vous êtes propriétaire d’une chambre de bonne à Paris, vous êtes forcément millionnaire en anciens francs. Au prix où est le mètre carré dans la capitale. Ce n’est pas formidable, ça ? On n’a peut-être pas réussi à inverser la courbe du chômage, mais aujourd’hui, une simple bonne propriétaire de sa chambre mansardée au septième étage sans ascenseur est virtuellement millionnaire. À condition de la revendre à un autre millionnaire pour aller prendre sa place sous les ponts, bien sûr… C’est pour ça que les millionnaires, c’est fini. Pour être riche, aujourd’hui, il faut être milliardaire. En ancien francs en tout cas. C’est l’inflation. La bulle immobilière, comme on dit. Mais les bulles, on sait bien à qui ça profite. Pendant que les pauvres se contentent d’une aspirine effervescente non remboursée par la Sécu pour faire passer leur gueule de bois, les riches s’enfilent des magnums de champagne duty free pour faire passer leur caviar. La bulle immobilière, c’est surtout le rétablissement de l’esclavage, oui. Au temps d’Autant en emporte le vent, les esclaves, au moins, ils étaient en CDI. Les Noirs travaillaient gratuitement pour un vaste domaine colonial. Les esclaves d’aujourd’hui travaillent au noir pour rembourser le crédit de leur minuscule appartement. Pour espérer être affranchis, ils doivent payer leur vie durant deux smic par mois à leur banque alors qu’ils n’en gagnent qu’un seul. Bon, mais où je voulais en venir, avec tout ça ? Ah oui, les riches ? Non mais franchement. Vous les enviez vraiment, vous, ces pauvres gens ? Après un déjeuner à la Tour d’Argent, pour rentrer à Neuilly, devoir remonter toute la rue du Faubourg Saint Honoré en Ferrari, alors qu’on a déjà du mal à circuler en vélo? Merci, très peu pour moi. D’accord, ça m’amuserait sûrement de pouvoir aller dormir dans un palace comme le Hilton à Paris. Surtout s’il porte mon nom, et que je n’ai même pas à payer la note, comme Paris Hilton. Mais bon, pour ça, à la rigueur, je peux toujours casser mon Livret A et aller passer une nuit à l’Hôtel Martinez à Cannes. Je ne suis pas si pauvre que ça, non plus. Et après ? Non, et puis il y a un gros inconvénient à être riche, c’est qu’on ne peut plus fréquenter que des gens riches. Ben oui, quand vous êtes milliardaires, vous ne pouvez pas partir en vacances avec un pote smicard. Ça fausse les rapports, forcément. D’accord, quand vous êtes pauvres, c’est pareil. Vous êtes condamnés à rester entre vous. Mais moi je dis que les pauvres sont beaucoup plus marrants. Il y en a même de très sympas, j’en connais. Pas prétentieux, ni rien. Ok, tous les riches ne sont pas pareils, c’est vrai. Il y en a qui sont pires que les autres. Le nouveau riche, surtout, qui n’a pas encore l’habitude. La richesse, c’est un mode de vie, vous comprenez. Ça s’apprend. Alors le nouveau riche, lui, il ne sait pas. Il commet des impairs évidemment, et les autres ne se gênent pas pour lui faire sentir. Vous vous voyez, vous, dîner à la Tour d’Argent ? On ne saurait pas comment se comporter. Vous arrivez, vous descendez de votre Ferrari, un voiturier vous tend la main pour prendre vos clefs de bagnole et aller la mettre au garage pendant que vous vous tapez la cloche avec un top model. Vous vous imaginez donner les clefs de votre Twingo à un inconnu avant d’aller vous taper le plat du jour tout seul au bistrot du coin ? Vous auriez trop peur qu’il ne revienne jamais avec votre caisse pourrie dont vous n’avez même pas fini de payer les traites. Alors une Ferrari, vous pensez bien… Non, la richesse, ça ne s’improvise pas. Ça nécessite un apprentissage. Tandis que la pauvreté, c’est naturel. Personne n’a jamais reproché à un nouveau pauvre de manquer de tact en fréquentant pour la première fois les Restos du Cœur. On sait tout de suite quelle cuillère on doit prendre pour la soupe ou pour le Flamby, il n’y en a qu’une. Et puis les nouveaux pauvres, ça n’existe pas trop, en fait. En général, quand on est pauvre de naissance, on le reste toute sa vie. Et pour les riches, c’est pareil. Il y a des riches qui font faillite, bien sûr. Mais un riche une fois ruiné, c’est encore un type qui a beaucoup plus d’argent que vous. (Un temps) Ce qui m’amène à vous poser une deuxième question. Est-ce qu’il y a des pauvres dans cette salle ? Oui, je sais, si vous êtes là, c’est que vous avez pu vous payer une place de théâtre sans empiéter sur votre budget coquillettes, mais bon. Il pourrait aussi y avoir quelques invités. Non, parce que les pauvres, entre nous, il y en a des cons aussi… Pourquoi croyez-vous que les gens se traitent de pauvre con à longueur de journée ? Le pire, il me semble, c’est le pauvre militant. Le prolétaire encarté, vous voyez ? Celui qui est pauvre, fier de l’être, et qui voudrait que tout le monde le soit. Non parce qu’il n’y a pas de raison d’avoir honte d’être pauvre, mais il n’y a pas non plus de quoi se vanter. On ne leur reproche pas d’être pauvres, ils n’ont rien fait pour mériter ça. Mais alors il faut être juste. Il ne faut pas reprocher aux riches d’être riches. La plupart d’entre eux n’ont rien fait non plus pour le devenir. L’idéal, évidemment, ce serait qu’il n’y ait ni pauvres ni riches. Que des gens comme nous, quoi. À l’aise, sans plus. Juste un million en dessous du seuil de l’ISF. Mais ça n’arrivera pas, si ? On a déjà essayé. En Russie ou en Chine. Ça finit toujours par quelques millions de morts, et à la fin les pauvres sont encore plus pauvres et les riches encore plus riches. Et puis surtout, ce ne serait pas juste. Les pauvres n’ont pas besoin des riches pour savoir qu’ils sont pauvres, c’est un fait. Mais les riches, eux, ils ont besoin de sentir qu’il y a des pauvres pour profiter pleinement de leur richesse. Non, vous avez raison, je devrais être plus tolérant avec les riches. Et puis on ne sait jamais. Le xénophobe, il s’en fout, lui. Il ne risque pas de devenir étranger du jour au lendemain. À condition de ne pas trop s’éloigner de chez lui. Mais le richophobe, allez savoir. Personne n’est complètement à l’abri de devenir riche… Sauf la plupart des étrangers qui vivent en France, peut-être. Surtout les sans papier. Pardon, j’ai oublié de vous demander. Est-ce qu’il y a des sans papier dans cette salle ?

 

Noir.