Plagiat

Cheaters –  Plagio (español) – Plágio (portugués) –  تحميل مجاني

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

1H/2F ou 2H/1F

Comment, par un étrange Goncourt de circonstances, le plagiat peut conduire au meurtre, et le meurtre à la Légion d’Honneur… Une comédie très amorale sur la vanité de la gloire littéraire.

Depuis la publication de son premier roman, couronné par le Prix Goncourt, Alexandre jouit de sa réputation d’auteur à succès, et en perçoit les dividendes. On l’attend au Ministère de la Culture pour lui remettre la Médaille de Chevalier des Arts et des Lettres. Frédérique, son épouse, qui grâce à ses relations mondaines a contribué à le hisser au sommet de la gloire littéraire, l’aide à préparer son discours pour cette nouvelle consécration. C’est alors qu’Alexandre reçoit la visite d’une inconnue, qui pourrait bien remettre en cause cette belle réussite et ce parcours jusque là sans faute…

Victime d’un plagiat il y a quelques années, Jean-Pierre Martinez a personnellement vécu les affres que connaît un auteur qui se voit dépossédé de son œuvre au profit d’un imposteur. Après avoir fait condamner son plagiaire en justice, en guise de « thérapie », il a décidé de faire de cette malheureuse expérience le sujet d’une pièce. Mais une œuvre théâtrale ne saurait être simplement une plainte, un réquisitoire ou un règlement de compte. Selon le célèbre principe de la résilience, il s’agissait d’en sortir par le haut, et de tenir un propos plus universel. Refusant de s’ériger en victime, l’auteur prend donc le parti de la comédie pour brosser un tableau féroce du monde littéraire, avec ses petites vanités et ses grandes impostures. Si le monde entier est un théâtre, comme le dit Shakespeare, et que nous y jouons successivement tous les rôles, ne sommes-nous pas tous des imposteurs ?


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CRÉATION AVIGNON 2019

 


LIRE LE TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

 Plagiat

Personnages : Alexandre – Frédérique – Sacha

Scène 1

Un salon bourgeois, un bureau, des livres. Alexandre, caricature de l’écrivain mondain parisien, arrive portable à l’oreille.

Alex – Mais si, je suis très content ! France Culture, tu penses bien… J’aurais préféré un prime time à la télé, évidemment, mais bon… Je sais, je n’ai rien publié depuis pas mal de temps, tu me le répètes assez souvent… Oui, oui, je réfléchis à quelque chose. Mais je ne sais pas encore si ça me mènera quelque part… Bien sûr, tu seras le premier au courant ! Mais je t’ai prévenu, ne t’emballe pas trop vite… OK, j’y serai, c’est promis… Tu es vraiment sûr qu’il y a encore des gens qui écoutent France Culture ? Surtout à quatre heures du matin. À part les boulangers… Quatre heures du matin ! Heureusement que l’émission n’est pas en direct… Oui, je t’écoute… Ah oui ? Oui, pourquoi pas… Bon, il va falloir que je te laisse. Dans deux heures, la ministre me fait Chevalier des Arts et des Lettres, et je n’ai pas encore appris mon discours. Mais venez dîner à la maison la semaine prochaine et on en parle… C’est ça, on se rappelle. Moi aussi, je t’embrasse.

Il range son portable, s’assied au bureau, et ouvre son courrier. Frédérique, style bon chic bon genre, arrive.

Fred – Tu es déjà prêt ?

Alex – J’en conclus que toi tu ne l’es pas encore…

Fred – On a largement le temps, non ? C’est dans deux heures.

Alex – Bien sûr. Et puis je peux encore refuser…

Fred – Refuser le Prix Nobel de littérature, ça peut être assez distingué. Il y a des précédents. Jean-Paul Sartre, Bob Dylan…

Alex – Je crois que Dylan a accepté, finalement.

Fred – Mais la Croix de Chevalier des Arts et des Lettres… Je ne connais personne qui l’ait refusée.

Alex – Tu as raison, ce serait ridicule. Je vais attendre qu’on me propose le Nobel, et j’aviserai à ce moment-là.

Fred – Tu as prévu un discours ?

Alex – Il est là. J’étais en train de l’apprendre. Rassure-toi, ce ne sera pas très long. Je déteste les discours…

Fred – Je te ferai réciter dans la voiture…

Alex – Qu’est-ce que je ferais sans toi.

Fred – La même chose, j’imagine.

Alex – Mais ce serait beaucoup moins amusant… (Frédérique balaie la pièce du regard.) Tu as perdu quelque chose ?

Fred – Tu n’as pas vu mon portable ?

Alex – Non… Tu veux que je t’appelle ?

Fred – Je vais chercher encore un peu. J’ai besoin de me dire que je peux encore retrouver mon portable toute seule.

Alex – En me demandant si je ne l’ai pas vu…

Fred – J’espère que tu commences par remercier ta femme, dans ton discours.

Alex – J’avais plutôt mis les remerciements à la fin, mais si tu préfères que je commence par là…

Fred – Je vais prendre quelques exemplaires du Goncourt, au cas où.

Alex – Ah, ce Prix Goncourt… Parfois je me demande si ça n’a pas été une malédiction.

Fred – Pourquoi tu dis ça ?

Alex – Je n’ai rien écrit depuis.

Fred – Tu n’avais pas écrit grand chose avant non plus.

Alex – Merci de me le rappeler.

Fred – Ça reviendra. Il faut que tu trouves un sujet, c’est tout.

Alex – Oui…

Fred – Et puis il y a des écrivains qui n’écrivent qu’un seul chef d’œuvre dans leur vie. Alain-Fournier, par exemple. À part Le Grand Meaulnes

Alex – Oui, mais lui il est mort au front en 14, un an après avoir écrit son best-seller. Ça explique qu’il n’en ait pas écrit d’autres…

Fred – Tout le monde sait qu’un Goncourt, on a besoin parfois de quelques années pour s’en remettre.

Alex – Certains romanciers ne s’en remettent jamais. Je me demande si je n’aurais pas mieux fait de rester prof. Et continuer à éditer mes œuvres à compte d’auteur.

Fred – Allons… Tu te vois enseigner la littérature dans un lycée de banlieue, devant une quarantaine d’analphabètes en survêtements à capuches ?

Alex – Ne dramatisons pas. Normalien, agrégé… Je n’aurais jamais passé le périphérique. J’aurais enseigné dans un lycée catholique, devant une vingtaine de filles à papa en jupes écossaises, prêtes à tout pour obtenir de bonnes notes sans ouvrir un bouquin…

Fred – D’accord… Vu comme ça, je comprends mieux tes regrets. Fais-moi penser à mettre un code parental sur la télé. J’ai l’impression que quand je ne suis pas là, tu regardes de drôles de films.

Alex – C’est vrai qu’en tant que romancier, la plupart de mes fans sont plus proches de l’âge de la ménopause que de la puberté.

Elle s’approche de lui et lui prodigue un geste tendre.

Fred – N’oublie pas que ta première fan, c’était moi.

Alex – Je m’en souviens très bien.

Ils s’embrassent. Elle se dégage de son étreinte.

Fred – Allez, il faut que tu finisses ton discours… Mais si ça te manque à ce point, je ressortirai mon kilt de temps en temps, c’est promis.

Alex – À propos, avant que j’oublie, je viens d’avoir Maxence au téléphone.

Fred – Ah oui…

Alex – Il propose qu’on passe Noël ensemble dans son chalet à Megève. On en profiterait pour organiser une séance de signature. Il paraît qu’il y a une très belle librairie, à Megève, et qui marche très bien.

Fred – Ah oui ?

Alex – C’est curieux, ce phénomène. Les bourges du seizième n’ouvrent pas un bouquin de l’année, et dès qu’elles sont en vacances, elles se précipitent à la librairie du coin pour acheter tous les prix littéraires.

Fred – Ces bourges, comme tu dis, ce sont tes lectrices. En tout cas, ce sont elles qui achètent tes bouquins…

Alex – Ça doit être l’air de la montagne. Et puis on s’emmerde tellement aux sports d’hiver.

Fred – Surtout quand on ne fait pas de ski, comme toi.

Alex – Je lui ai proposé de venir dîner à la maison avec Diane la semaine prochaine. Pourquoi pas mercredi ?

Fred – Mercredi, on dîne chez mes parents.

Alex – Ah oui, pardon… Comme d’habitude, c’est le mardi…

Fred – Oui, mais là c’est l’anniversaire de maman, tu as déjà oublié ?

Alex – Disons que ça m’était sorti de l’esprit… Alors jeudi ?

Fred – Jeudi, c’est le vernissage de l’expo de Carla à la Galerie Claude Bernard !

Alex – Excuse-moi. J’avais oublié ça aussi.

Fred – Si un jour tu me quittes, pense à me remplacer par une poupée gonflable et un agenda électronique.

Alex – Il faudrait peut-être qu’on freine un peu sur les mondanités, non ? On s’embourgeoise.

Fred – Tu dis ça, mais au bout d’une semaine, tu t’ennuierais… Bon, je vais finir de me préparer.

Frédérique sort. Alexandre se remet à son discours.

Alex – Madame le Ministre, merci pour cette récompense, qui vient couronner toute une vie d’engagement au service de la littérature française. D’abord en tant que professeur, ensuite en tant que romancier, essayiste, journaliste… Il y a quelques années déjà, en récompensant mon roman Une autre vie, l’Académie Goncourt reconnaissait en moi un modeste serviteur de la langue de Molière. Vous me faites aujourd’hui chevalier. Mais c’est plutôt en Don Quichotte que je reçois cet insigne honneur. En effet, pour vivre son rêve d’écriture, et tout simplement pour vivre de son écriture, c’est d’abord contre des moulins que doit se battre un jeune auteur…

Frédérique revient.

Fred – Excuse-moi de te déranger, mais… il y a une femme, à la grille. Elle dit qu’elle vient de très loin pour se faire dédicacer ton livre. Et qu’elle attend ça depuis très longtemps.

Alex – Ce n’est vraiment pas le moment… Et puis qu’est-ce que c’est que cette façon de venir sonner à notre porte comme ça, sans prévenir. Où est-ce qu’elle a eu notre adresse, d’ailleurs ? On n’est pas sur le Bottin. À part sur le Bottin mondain, peut-être…

Fred – Je ne sais pas, mais elle insiste. Il y en a pour cinq minutes. Mieux vaut s’en débarrasser tout de suite, sinon elle va revenir. Qu’est-ce que tu veux ? C’est la rançon de la gloire ! Après tout, ce sont tes fans qui nous font vivre…

Alex – OK, je vais lui signer son bouquin.

Fred – Je lui ai dit que tu n’avais pas beaucoup de temps.

Alex – On dit Madame la Ministre ou Madame le Ministre ?

Fred – Aucune idée…

Alex – Du temps où il n’y avait aucune femme ministre, c’était quand même beaucoup plus simple.

Fred – Je la fais entrer…

Frédérique sort. Alexandre soupire, se rassied et compulse à nouveau le texte de son discours qu’il rature.

Alex – Don Quichotte… Je me demande si je n’en fais pas un peu trop…

Sacha entre. Elle est un peu plus jeune que les deux autres, mais plus marquée par la vie. Elle n’est pas dénuée de beauté, mais elle a une allure plutôt androgyne. Le personnage peut être interprété par une femme rendue un peu masculine ou par un homme un peu efféminé. À sa tenue, on comprend qu’elle ne fait pas partie du même monde qu’Alexandre et Frédérique. Plus généralement, Sacha restera un personnage mystérieux et inquiétant, à la fois énigmatique et fantasmatique. Alexandre ne la voit pas tout de suite. Sacha observe la pièce avec curiosité, puis son regard perçant se pose sur Alexandre.

Sacha – Je vous imaginais plus jeune…

Alex – Excusez-moi, je ne vous avais pas vu entrer.

Sacha – Alors ça ressemble à ça, l’intérieur d’un auteur à succès…

Alex – Désolé, une autre fois, je vous aurais proposé un café et nous aurions bavardé un moment, mais là, je suis un peu pressé…

Sacha – Ah oui… La Médaille de Chevalier des Arts et des Lettres… Vous n’allez pas rater ça…

Alex – Vous êtes au courant ?

Sacha – Votre femme m’a raconté… Enfin, j’imagine que c’est votre femme… Ou votre assistante… Les deux peut-être…

Alex – D’accord… Donc vous savez que je n’ai pas beaucoup de temps à vous accorder…

Sacha – Rassurez-vous, je ne vous retiendrai pas très longtemps.

Elle s’assied et se met à l’aise, contredisant ainsi ses propos. Il est un peu interloqué.

Alex (ironique) – Mais je vous en prie, asseyez-vous. C’est pour une dédicace, je crois…

Sacha – Une dédicace, oui… (Elle saisit un exemplaire du Goncourt sur le bureau et regarde la couverture.) Une autre vie, le destin tragique d’une femme qui décide de disparaître et de changer d’identité après un grand chagrin d’amour. On peut dire que ce livre aura changé ma vie.

Alex – Merci.

Sacha – Je n’ai pas dit qu’il l’avait changée en mieux…

Alex – J’en suis désolé…

Sacha – Pour vous aussi, d’ailleurs.

Alex – Moi ?

Sacha – Ce livre a changé votre vie, à vous aussi. Et dans votre cas, plutôt en mieux…

Alex – C’est vrai…

Sacha – Un Goncourt, ce n’est pas rien…

Alex – En effet.

Sacha – Vous n’aviez rien écrit de significatif avant. Vous n’avez rien écrit du tout après…

Alex – C’est très délicat de votre part de me le rappeler.

Sacha – En revanche, vous savez très bien vous vendre dans les médias. Articles dans les journaux, émissions de télé, conférences à l’étranger… Bravo, quelle énergie !

Alex – La promotion, ça fait partie du job… Même si ce n’est pas ce que je préfère.

Sacha – Vous préféreriez écrire, je m’en doute. Malheureusement, vous n’avez signé qu’un seul best-seller.

Alex – J’ai quand même écrit deux autres romans avant celui-ci.

Sacha – Oui… Mais qui n’ont pas du tout le même souffle que celui-là, si je peux me permettre. On pourrait presque croire qu’ils ne sont pas du même auteur.

Alex – C’était des œuvres de jeunesse. J’ai mûri.

Sacha – En tout cas, après ce Goncourt inespéré, vous avez su faire prospérer votre petit capital de notoriété. Il faut dire qu’avec la famille de votre femme, vous ne manquez pas de relations dans le milieu de la presse et de la politique. Beau-papa est ambassadeur, je crois…

Alex – Vous m’avez l’air très bien renseignée, finalement… Je vous l’ai dit, je suis pressé. Vous avez apporté un exemplaire pour que je le signe ?

Sacha – À quoi bon… Il y en a plein ici, non ?

Alex – Je vois… Comme on m’a dit que vous veniez de loin, je vais vous faire cette dédicace et je vais vous demander de me laisser (Il saisit un exemplaire sur une pile.) C’est à quel nom ?

Sacha – Sacha.

Alex – Ça s’écrit comment ?

Sacha saisit un exemplaire, dédicace le livre et le tend à Alexandre.

Sacha – Comme ça.

Alexandre prend le livre, déstabilisé.

Alex (lisant la dédicace) – « À mon plus grand fan »… D’habitude, c’est moi qui rédige les dédicaces à mes lecteurs, et c’est moi qui les signe… Pas l’inverse…

Sacha – C’est vrai que signer, ça vous savez faire…

Alex – Écoutez, chère madame…

Sacha – Sacha.

Alex – Écoutez, Sacha, vous débarquez chez moi sans prévenir. J’ai la courtoisie de vous accorder une audience alors que je suis très pressé. Mais si c’est pour m’insulter… Et puis qui êtes-vous, d’abord ?

Sacha – La voix de votre conscience, peut-être. Si vous en avez une…

Alex – Où voulez-vous en venir, à la fin ?

Sacha – Nous savons bien tous les deux que tout ça n’est qu’un mensonge, n’est-ce pas ?

Alex – Tout ça ? Quoi ?

Sacha – Vous n’êtes pas l’auteur de ce roman. Vous avez trouvé le manuscrit dans un train.

Alex (déstabilisé) – Ne me dites pas que c’est pour ça que… (Se reprenant) C’est en effet ce qui est dit dans la préface du livre. Mais vous savez, de Cervantès à Boris Vian, beaucoup d’auteurs ont eu recours à ce procédé littéraire. Cela fait partie de la fiction. Ce n’est pas la réalité.

Sacha – Nous savons parfaitement vous et moi que dans ce cas, c’est la pure vérité. Je dois même dire que là, je vous tire mon chapeau. Vous attribuer un manuscrit dont vous n’êtes pas l’auteur, et avoir le culot de le dire dans la préface en étant persuadé que ça passera pour un procédé littéraire…

Alex – C’est parfaitement ridicule ! Comment pouvez-vous affirmer une chose pareille ?

Sacha – Parce que l’auteur de ce manuscrit, c’est moi.

Frédérique arrive.

Fred – Chéri, maintenant il va falloir y aller… Si on ne veut pas faire attendre la ministre…

Alex – Oui, oui, encore un instant.

Sacha – Rassurez-vous, chère Madame. Je ne voudrais pas priver votre mari de cette nouvelle récompense si méritée.

Frédérique sort.

Alex – Qu’est-ce que vous racontez ?

Sacha – La vérité, et vous le savez mieux que personne.

Alex – Si ce que vous dites était vrai, pourquoi ne seriez-vous pas venue me voir avant ?

Sacha – On va appeler ça… un Goncourt de circonstances.

Alex – Je n’ai pas le temps pour les calembours, et je ne suis pas d’humeur. Je vous demande de sortir, maintenant.

Sacha – Si je sors d’ici, c’est pour aller à la rédaction du plus grand journal du matin. Vous savez ? Ce journal dans lequel il vous arrive d’être éditorialiste. Je suis sûre que mon histoire pourrait beaucoup les intéresser.

Il hésite un instant.

Alex – Très bien, je vous écoute.

Sacha – Après la perte de mon manuscrit, sur lequel j’avais travaillé pendant des années, j’ai eu un gros passage à vide.

Alex – Et bien sûr, vous n’aviez pas fait de copie.

Sacha – C’était il y a longtemps. J’écrivais à l’ancienne. Sur des feuilles volantes. Au stylo plume. Justement, j’allais à Paris pour faire des photocopies et les envoyer à des éditeurs.

Alex – Puisque vous prétendez être l’auteur de ce roman, vous auriez pu l’écrire à nouveau.

Sacha – Vous êtes auteur vous aussi. Un mauvais auteur, mais un auteur tout de même...

Alex – Merci…

Sacha – Vous savez très bien que ce n’est pas aussi simple. Quand on a travaillé pendant des années sur un livre, qu’on a raturé chaque paragraphe pendant des mois, qu’on a passé une semaine à retourner une phrase dans tous les sens… On n’a pas l’énergie nécessaire pour repartir à zéro après avoir perdu son manuscrit. Alors qu’on n’est même pas sûre que les éditeurs à qui on l’enverra prendront la peine d’en lire une seule ligne.

Alex – Vous reconnaissez donc que ce n’est pas si facile de faire éditer un roman avec quelque chance qu’il soit lu.

Sacha – Quand je me suis vue amputée de mon œuvre, je suis restée sonnée pendant quelques mois. Avant de plonger dans une profonde dépression. J’ai même fait une tentative de suicide…

Alex – Manquée, donc…

Sacha – Malheureusement pour vous… Puis j’ai décidé de faire ce que je racontais à la fin de mon roman : disparaître. Volontairement. Mais je n’avais pas d’argent. Et je ne savais rien faire d’autre qu’écrire. Au lieu de recommencer une nouvelle vie, j’ai erré à travers la France. À travers le monde. J’étais devenue une vagabonde. J’aurais pu ne jamais me rendre compte de ce plagiat, puisque vous avez pris le soin de changer le titre de mon roman.

Alex – Alors comment l’avez-vous appris ?

Sacha – Tout à fait par hasard, en feuilletant le livre dans une bibliothèque.

Alex – Vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez…

Sacha – Je n’aurais pas de mal à en trouver. Ce manuscrit était largement autobiographique. J’ai parsemé ce roman de références personnelles que vous n’avez pas pris la peine de maquiller. Tout est vrai là-dedans. C’est ma vie. Votre héroïne, c’est moi…

Alex – Je vois…

Sacha – Tout le monde vous a félicité d’avoir su camper avec autant de réalisme le personnage de cette femme blessée, qui cherche à s’inventer une autre vie. Effacer la mémoire et repartir à zéro, ça paraît simple. Mais les cadavres finissent toujours par remonter à la surface.

Alex – Je suis vraiment désolé…

Sacha – Désolé ?

Alex – Je n’avais aucun moyen de retrouver l’auteur.

Sacha – Est-ce qu’au moins vous m’avez cherchée ?

Alex – Et vous ? Est-ce qu’au moins vous avez essayé de le retrouver, ce manuscrit ? D’ailleurs, comment peut-on perdre le manuscrit d’un roman ?

Sacha – C’était une agression. Une agression très violente. On m’a volé mon sac. J’ai résisté. C’était toute ma vie qu’il y avait là-dedans. Et tous mes rêves de rédemption. On m’a assommée. J’ai failli mourir…

Alex – Et après ?

Sacha – Je me suis réveillée inconsciente sur un lit d’hôpital. Les voleurs ont dû prendre ce qui les intéressait et abandonner le manuscrit dans un autre wagon ou sur un quai de gare. Pour eux, cela n’avait aucune valeur…

Alex – En effet.

Sacha – C’est là que vous l’avez trouvé, j’imagine…

Alex – Admettons.

Sacha – Ou alors il s’agissait d’un guet-apens, pour me déposséder de mon œuvre. Un guet-apens commandité par vous, peut-être ?

Alex – Là vous délirez !

Sacha – Ça m’a traversé l’esprit. Mais il s’agissait sans doute d’un simple vol crapuleux. Ils ont dû être déçus, j’avais tout juste assez d’argent pour les photocopies.

Alex – C’était très imprudent de votre part de ne pas avoir fait de copies avant… et de ne pas avoir déposé non plus le texte pour prouver que vous en étiez l’auteur.

Sacha – En effet. Et c’est une erreur de débutant qui m’a coûté très cher. Pour moi, ça a été le début d’une longue descente aux enfers.

Alex – Comment j’aurais pu vous retrouver ? Votre nom ne figurait même pas sur le manuscrit. À l’époque, il n’y avait pas internet. C’était plus difficile qu’aujourd’hui de lancer un avis de recherche.

Sacha – Certes, mais vous n’étiez pas non plus obligé de vous approprier mon œuvre.

Alex – J’ai attendu deux ans avant de publier ce roman.

Sacha – Le temps nécessaire pour prétendre l’avoir écrit… et pour être sûr que l’auteur n’avait pas conservé une copie.

Alex – J’ai trouvé dommage de priver le public de ce roman. Mais je ne savais pas qu’il remporterait le Goncourt.

Sacha – Vous avez pourtant tout fait pour ça. On ne remporte pas le Goncourt par hasard.

Alex – Après il était trop tard. J’ai été pris dans un engrenage. Et puis vous le dites vous-même. C’est vous qui aviez décidé de disparaître !

Sacha – Vous ne le saviez pas.

Alex – Est-ce que vous, à l’époque, vous m’avez cherché ?

Sacha – En tout cas, aujourd’hui, je vous ai trouvé.

Alex – Est-ce que vous seriez venue me voir si ce roman n’avait pas obtenu le Goncourt ?

Sacha – Probablement pas.

Alex – Sans moi, ce manuscrit n’aurait sans doute jamais été publié. Quant à décrocher un prix littéraire…

Sacha – En somme, je devrais vous remercier.

Alex – Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?

Sacha – Je ne sais pas. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Alex – Qu’est-ce que vous voulez au juste ? Que je vous redonne la vie que vous auriez pu avoir avant de décider d’en changer ? Elle est derrière vous, votre vie.

Sacha – Merci.

Alex – C’est comme ça. Certains ont de la chance, et d’autres pas. Mais un destin ne se joue pas sur un coup de dé.

Sacha – Donc, j’étais née pour avoir une vie de merde, et vous pour connaître le succès ?

Alex – Qu’est-ce que vous voulez ? Vous venger ?

Sacha – Je ne sais pas encore ce que je veux. Je vais prendre le temps d’y réfléchir.

Alex – Je suis prêt à vous dédommager, bien entendu. À condition que nous trouvions un terrain d’entente.

Sacha – Pour l’instant, je vous demande juste l’hospitalité.

Alex – C’est une blague ?

Sacha – Je viens de revenir en France. Je n’ai nulle part où aller. J’ai besoin de me poser un peu pour réfléchir à mon avenir. Vous avez bien une chambre d’ami…

Frédérique revient.

Fred – Tout va bien ?

Alex – Oui, oui, je t’expliquerai…

Sacha – Nous parlions littérature.

Fred – On y va ?

Sacha – Je vous laisse. Mais je vous le promets, je reviendrai pour poursuivre cette discussion passionnante…

Frédérique lance un regard inquiet vers Alexandre. Noir

Scène 2

Frédérique revient. Le téléphone fixe sonne. Elle répond.

Fred – Oui maman… Oui, oui, on vient juste de rentrer… Oui, ça s’est très bien passé. Le discours de la ministre était très émouvant. Tu remercieras papa. C’est grâce à lui si on a pu l’avoir. Ils étaient à Sciences Po ensemble, je crois… À l’ENA, c’est ça… Oui, je transmettrai tes félicitations à Alexandre. Il est en train de garer la voiture. Écoute, on vous racontera tout ça mercredi, d’accord ? Oui, je sais que vous auriez aimé être là, mais ce n’est pas grave. Vous viendrez la prochaine fois… La prochaine fois ? Eh bien, je ne sais pas moi… Oui, c’est ça, pour sa Légion d’Honneur ! (Elle émet un rire un peu forcé) Allez, je vous embrasse très fort.

Alex revient juste au moment où elle raccroche.

Alex – C’était qui ?

Fred – Maman.

Alex – Ah, oui…

Fred – Pourquoi, tu attendais un coup de fil ?

Alex – Non, non…

Fred – Je peux la voir ?

Alex – Qui ça ? Je veux dire quoi…?

Fred – Ta médaille !

Alex – Merde, je crois que je l’ai oubliée dans la bagnole.

Fred – Eh ben… Tu as l’air d’y tenir. Tu n’es pas content ?

Alex – Si, si, bien sûr…

Fred – Ne me prends pas pour une idiote, je vois bien que depuis tout à l’heure, il y a quelque chose qui te tracasse.

Alex – Rien du tout, je t’assure.

Fred – Depuis la visite de cette femme, très exactement.

Alex – Qu’est-ce que tu vas chercher…

Fred – C’est qui ? Ta maîtresse ?

Alex – Mais enfin, Frédérique. Tu l’as regardée ?

Fred – D’accord, elle n’est pas très sexy. Mais elle n’est pas laide au point de te faire peur. Et j’ai bien vu tout à l’heure la peur dans ton regard.

Alex – On reparlera de tout ça demain, d’accord ? Là je n’ai pas les idées très claires. Je crois que j’ai un peu forcé sur le champagne.

Fred – Je ne t’ai vu en boire qu’une coupe…

Alex – Ou alors c’est ce caviar qui m’est resté sur l’estomac. J’ai l’impression qu’il n’était pas très frais… Je me demande même si ce n’était pas des œufs de lump. Tu crois que dans un ministère, ils pourraient servir des œufs de lump ? C’est quand même pousser un peu loin les restrictions budgétaires, tu ne trouves pas ?

Fred – Je n’attendrai pas jusqu’à demain, Alexandre. Si tu as quelque chose à me dire, c’est maintenant.

Un temps, pendant lequel il hésite.

Alex – Après tout, tu as raison. Ça ne servirait à rien de temporiser. Malheureusement, je dois faire face aux conséquences de mes actes. Ça devait bien arriver un jour ou l’autre…

Fred – Maintenant, c’est moi qui ai peur. Alors ?

Alex – Ce n’est pas facile…

Fred – C’est ta maîtresse ?

Alex – Ce serait plus facile si c’était ma maîtresse.

Fred – Donc ce n’est pas ta maîtresse.

Alex – Ce serait plutôt… une maîtresse chanteuse.

Fred – À quel sujet on pourrait bien te faire chanter ? La seule affaire vaguement judiciaire que tu traînes derrière toi, c’est une garde à vue pour dégradation de sépulture.

Alex – C’est vrai.

Fred – Ils t’ont relâché quand ils ont compris que tu étais totalement ivre, et qu’il s’agissait de la tombe de ton propre père.

Alex – J’avais seulement pissé dessus. Un pari stupide avec moi-même.

Fred – Donc ce n’est pas pour ça qu’on veut te faire chanter.

Alex – Non, malheureusement.

Fred – Alors quoi ?

Nouveau silence.

Alex – Et si je te disais que toute ma vie était bâtie sur un mensonge ?

Fred – Un mensonge…?

Alex – Pire. Une escroquerie. Une escroquerie intellectuelle.

Fred – Je t’écoute…

Alex – Tu me l’as encore dit tout à l’heure. J’avais écrit avant, certes, mais tout le monde s’accorde à dire que ce Goncourt, c’est l’œuvre de ma vie.

Fred – Et…?

Alex – Et si ce livre n’était pas de moi… (Elle n’a même pas l’air surprise.) Tu ne dis rien…?

Fred – Je réfléchis.

Alex – Tu réfléchis ? Je t’annonce que tu es mariée avec un plagiaire, et tu réfléchis ?

Nouveau silence.

Fred – J’ai toujours pensé que ce livre ne pouvait pas être de toi.

Alex – Eh bien je te le confirme, ce livre n’est pas de moi.

Fred – Oui, j’ai compris.

Alex – C’est tout l’effet que ça te fait ?

Fred – Ce livre, c’est ensemble qu’on a décidé de le publier. C’est ensemble qu’on en a fait la promotion. C’est un peu notre bébé. L’enfant qu’on a pas pu avoir ensemble.

Alex – Eh bien je t’annonce que ce bébé n’est pas de moi…

Fred – Je sais.

Alex – Et comment tu le sais ? Seulement parce que tu ne me crois pas capable d’être l’auteur d’un tel chef d’œuvre ?

Fred – J’ai vu le manuscrit. Il n’était pas de ta main.

Alex – Pourquoi ne m’avoir rien dit ?

Fred – Nous n’aurions pas pu vivre ensemble avec ce mensonge.

Alex – Alors tu as préféré qu’on vive ce mensonge séparément…

Fred – Ça a très bien marché jusque-là, non ? Et ç’aurait très bien pu continuer comme ça.

Alex – Malheureusement, cette femme est venue sonner à notre porte. Et désormais, rien ne pourra plus être comme avant.

Fred – Ça dépend.

Alex – Ah oui ? De quoi ?

Fred – On peut toujours trouver un arrangement.

Alex – Oui… Il faudra aussi trouver un petit arrangement avec notre conscience.

Fred – Pour ça, c’est déjà fait depuis longtemps, non ?

Alex – Et qu’est-ce que tu sais encore ? À part que ce bébé n’est pas de moi…

Fred – Je ne sais pas qui est le père, si c’est ça ta question. Mais depuis la visite de cette femme, je crois savoir qui est la mère.

Un temps.

Alex – Comment est-ce que tu as pu me laisser faire ça ?

Fred – Par amour, tout simplement. Un peu par ambition aussi, je l’avoue. Tu voulais tellement vivre cette vie-là. Une vie d’écrivain. Tu l’as vécue…

Alex – Mais je ne suis qu’un imposteur. Et notre vie est un mensonge. Tu savais. Tu aurais dû m’en empêcher..

Fred – Ne renverse pas les rôles, quand même…

Alex – Tu as raison. C’est moi l’ordure. Tu vas me quitter ?

Fred – Si j’avais dû te quitter, je l’aurais fait à ce moment-là. On n’a plus le choix. On est embarqués sur le même bateau.

Alex – Et ce bateau est en train de couler.

Fred – Pas de précipitation. Et surtout pas de panique. Ce qu’il faut c’est réfléchir. Qu’est-ce que tu envisages de faire ?

Alex – Je ne sais pas… Le suicide serait sans doute la meilleure option. Au moins ce serait romanesque…

Fred – Ne dis pas de bêtises. Tu n’as pas assez de courage pour te suicider.

Alex – Décidément, tu as une très haute opinion de moi. Je me demande comment tu as fait pour rester mariée avec moi pendant toutes ces années. Pour continuer à m’aimer…

Fred – C’est notre couple que j’aime. Notre complicité. Nous sommes complices, Alexandre. Je ne te laisserai pas tomber. Et je ne laisserai pas cette femme nous détruire.

Alex – En l’occurrence, c’est plutôt moi qui ai détruit sa vie…

Fred – D’un autre côté, ce manuscrit a été édité parce tu avais déjà une petite réputation.

Alex – Et surtout grâce aux connexions de ma belle-famille…

Fred – Cette femme n’aurait probablement jamais connu le succès, même en ayant écrit un chef d’œuvre.

Alex – Oui, c’est ce que j’ai commencé à lui dire… Mais je crains que ça ne suffise pas…

Fred – Sans ce concours de circonstances, tu ne serais pas devenu aussi célèbre, mais elle serait sans doute restée dans l’anonymat. Tout le monde sait qu’on ne décroche pas le Goncourt en envoyant un manuscrit par la poste chez Gallimard. Il y a tout le poids de la reproduction sociale. Il faut des relations.

Alex – Tu as raison, le génie, ça ne suffit pas, sinon Van Gogh serait devenu milliardaire. Ses tableaux ont fini par se vendre, oui, mais après sa mort. Et ça n’a enrichi que des spéculateurs.

Fred – Bien sûr. C’est injuste, mais c’est comme ça. L’argent va à l’argent, et le succès au succès. C’est le marché de l’art qui fait le prix d’un artiste. Pas le talent. Sinon on n’exposerait pas toutes ces ordures dans les musées d’art contemporain. Et pour la littérature, c’est exactement pareil.

Alex – Je craignais que ma femme me renie après l’aveu de cette faute morale impardonnable. Je suis presque déçu.

Fred – Tu ne vas pas me faire la morale, en plus !

Alex – Nous sommes des monstres, Frédérique. Je ferais mieux d’avouer tout de suite…

Fred – Il n’en est pas question. Je te rappelle que moi aussi, j’ai tout à perdre dans ce scandale ! À commencer par mon honneur !

Alex – Ton honneur ?

Fred – Ma réputation, si tu préfères. Sans parler de celle de mes parents… J’ai tout plaqué pour m’occuper de ta carrière ! Tu imagines le scandale si la presse venait à être au courant ? Maman ne s’en remettrait pas… Elle a déjà le cœur fragile.

Alex – Oui, mais on ne peut plus faire comme si de rien n’était. Cette garce ne va plus nous lâcher.

Fred – Est-ce qu’elle te fait chanter ?

Alex – Pour l’instant non. Elle m’a seulement demandé si on pouvait l’héberger à la maison.

Fred – L’héberger ?

Alex – Provisoirement, j’imagine. Elle dit qu’elle ne sait pas où aller…

Fred – Et qu’est-ce que tu lui as répondu ?

Alex – En fait, je n’avais pas vraiment le choix. (On sonne). Ça doit être elle…

Ils échangent un regard inquiet.

Fred – Je vais lui ouvrir.

Noir

Scène 3

La pièce est vide. Sacha arrive, en petite tenue ou en pyjama, venant visiblement de se réveiller. Elle sort à nouveau et revient avec une tasse de café. Elle s’assied au bureau et prend la pose. Alexandre arrive. Il est désagréablement surpris de la voir là, installée à sa place.

Alex – Ne vous gênez pas… Faites comme chez vous.

Sacha – Si c’est avec votre Goncourt que vous avez acheté cette maison, dans un sens, c’est vrai que je suis un peu chez moi…

Alex – C’est une maison de famille. Elle nous vient de mes beaux-parents.

Sacha – J’ai toujours rêvé d’avoir un bureau comme ça… Le stylo à plume, c’est un Montblanc ?

Alex – Je crois que vous surestimez ce que peut rapporter un Goncourt, à part la gloire.

Sacha – Vraiment ?

Alex – Ne croyez pas qu’un simple prix littéraire aurait suffi pour vous permettre d’intégrer la classe des privilégiés. Le ticket d’entrée est plus élevé que ça, croyez-moi.

Sacha – Et donc définitivement au-dessus de mes moyens.

Alex – Le succès, vous savez, ça n’est pas que du talent.

Sacha – La preuve. Puisqu’en tant qu’auteur à succès, vous en êtes totalement dépourvu.

Alex – Réussir dans ce métier, ça demande beaucoup d’efforts, de patience, d’habileté… Beaucoup de compromissions aussi. Il faut avaler pas mal de couleuvres.

Sacha – Je suis sûre que pour ça, vous êtes très doué, en effet.

Alex – Écrire, c’est un art, bien sûr. Mais ce n’est pas le plus difficile. En tout cas ce n’est pas le plus pénible. Dans un sens, je vous envie…

Sacha – Prenez ma place ! Et je prends la vôtre…

Alex – Ce n’est pas si simple.

Sacha – Vraiment ?

Alex – Pourquoi ne pas faire un deal ?

Sacha – Vous conservez les honneurs et vous me rendez l’argent ?

Alex – Je pensais à un partage des droits. Qui resterait confidentiel, bien sûr.

Sacha – Bien sûr.

Alex – J’irais jusqu’à cinquante-cinquante.

Sacha – Pendant toutes ces années, c’est vous qui avez recueilli les fruits de mon travail. Sans parler de la gloire. Comment comptez-vous réparer cette injustice ?

Alex – On peut prévoir une somme forfaitaire pour ce qui est du passé, évidemment. Plus un pourcentage sur les droits à venir. Qu’en pensez-vous ?

Sacha – Il faut voir…

Alex – J’ai construit une réputation, jour après jour. Année après année. Pendant que vous aviez disparu. Volontairement. Pour faire votre petit tour du monde en solitaire…

Sacha – En somme, c’est presque malhonnête de ma part de venir vous réclamer quelque chose aujourd’hui.

Alex – Je n’irais pas jusque là. Mais vous pourriez bénéficier vous aussi de ce que j’ai bâti. Plutôt que de tout détruire maintenant.

Sacha – Qu’est-ce que j’y gagne ?

Alex – De l’argent ! Tout en restant dans l’ombre, évidemment.

Sacha – Voyez-vous ça ?

Alex – Mon éditeur me presse d’écrire un nouveau roman. Nous pourrions collaborer. Je vous propose un accord gagnant-gagnant. Votre talent, ma notoriété. Et on partage les droits.

Sacha – Après m’avoir volé mon œuvre, vous me proposez de devenir votre nègre ? Il faut avouer que vous ne manquez pas de culot.

Alex – Réfléchissez quand même. Un procès en plagiat, cela durerait des années. J’aurais le meilleur des avocats. Et l’issue resterait très incertaine. Nous y perdrions tous les deux beaucoup de temps. Et si j’ai bien compris, du temps, vous en avez déjà perdu pas mal.

Sacha – Vous y perdriez vous-même beaucoup plus que du temps. Vous y laisseriez votre réputation. Moi je n’ai rien à perdre à part du temps. Personne ne me connaît, et je n’ai pas un centime devant moi.

Alex – C’est bien pour cela que je vous propose ce marché.

Sacha – Je vais y penser.

Alex – Pas trop longtemps. Le nom d’un romancier à succès, c’est un peu comme une marque, vous savez. Une marque de voiture, par exemple. Si on ne sort pas un nouveau modèle de temps en temps, on finit par vous oublier.

Sacha – Et donc vous vous considérez comme propriétaire de la marque. Même si votre seul best-seller est une contrefaçon.

Alex – Nous n’avons intérêt ni l’un ni l’autre à ternir cette image d’auteur à succès. Je n’ai rien publié depuis des années. Il vaudrait mieux que mon nom revienne à la une pour un nouveau roman que pour une affaire de plagiat.

Sacha – Votre cynisme m’impressionne. Mais je ne suis pas insensible à vos arguments.

Alex – Je vous laisse y réfléchir.

Alexandre sort. Sacha se lève et fait le tour du propriétaire. Frédérique arrive.

Fred – Ça va ? Vous avez tout ce qu’il vous faut ?

Sacha – À vrai dire, j’ai un peu faim. Vous n’auriez pas quelque chose à tremper dans le café ?

Fred (ironique) – Vous voulez que j’aille vous chercher des croissants ?

Sacha – Je vous en prie, ne vous dérangez pas. Si la bonne a pris sa journée…

Fred – Je crois qu’il y a des spéculoos dans le placard de la cuisine.

Sacha – Des spéculoos ? C’est vrai que c’est tentant. J’irai voir tout à l’heure…

Fred – Je déteste ça, mais mon mari en raffole.

Sacha – Quand on n’a rien d’autre sous la main pour tremper son biscuit.

Fred – Vous comptez rester longtemps ici ?

Sacha – Je ne sais pas encore. Ça dépendra…

Fred – De quoi ?

Sacha – De votre mari, d’abord. Nous avons une affaire à traiter ensemble. Il m’a proposé de m’embaucher comme nègre. Il ne vous en a pas parlé ?

Fred – Ne me prenez pas pour une imbécile. Mon mari n’a pas de secret pour moi. Il m’a tout raconté.

Sacha – Je suis désolée pour vous. Je compatis, très sincèrement.

Fred – Vraiment ?

Sacha – Vous pensiez être mariée avec un grand romancier. Vous apprenez que vous n’êtes que la femme d’un vulgaire plagiaire…

Fred – Qu’est-ce que vous voulez ?

Sacha – C’est avec moi que vous auriez dû vous marier…

Fred – Ne me dites pas que c’est ça que vous voulez…? Mais si c’est le cas, sachez que je suis prête à tout pour l’homme que j’aime. Je ne vous promets pas le mariage, évidemment, mais si vous aimez les femmes mûres…

Sacha éclate de rire.

Sacha – Vous non plus, vous ne manquez pas de culot !

Fred – Je prends ça pour un compliment.

Sacha s’approche de Frédérique et pose une main sur sa joue.

Sacha – Et moi, je vous plais ? (Frédérique semble troublée un instant, avant de se reprendre) Après tout, c’est moi le génie, et c’est pour son génie que vous l’avez épousé !

Fred – Pas seulement.

Sacha – Et puis moi, je pourrais en écrire d’autres…

Fred – Dans ce cas, pourquoi ne pas l’avoir déjà fait ?

Sacha – Je n’ai pas dit mon dernier mot.

Fred – D’après Alexandre, c’est votre histoire dont vous avez fait le récit dans ce premier roman. Vous n’avez peut-être rien d’autre à raconter.

Sacha – On raconte toujours un peu sa vie, quand on est romancier, non ?

Fred – Oui… C’est pour ça qu’avec le temps, on a de moins en moins de choses intéressantes à dire. Je ne suis pas sûre qu’en vous prenant pour nègre, nous ferions une si bonne affaire…

Sacha – Je pourrais toujours raconter votre vie à vous. Ça m’a l’air passionnant…

Fred – La vie de certains escrocs est plus exaltante que celle de la plupart des honnêtes gens. Surtout quand ils ont comme vous une mentalité de victime…

Sacha – En somme, la véritable artiste, ici, c’est vous.

Fred – En ce qui concerne votre fécondité littéraire, en tout cas, vous me semblez avoir atteint depuis longtemps l’âge de la ménopause.

Sacha – Votre mari est stérile. Il n’a même pas réussi à vous faire un enfant.

Fred – Ne vous mêlez pas de notre histoire d’amour, vous ne pourriez pas comprendre.

Alexandre arrive et entend la fin de la conversation.

Alex – Vous parliez de moi ?

Fred – Je vous laisse…

Fred sort.

Alex – N’allez pas trop loin, je vous préviens.

Sacha – Sinon ?

Alex – Je sais que vous n’avez pas une très haute opinion de moi, mais ne me sous-estimez pas.

Sacha – J’essaie… J’avoue que ce n’est pas facile… Je vais faire des efforts, je vous le promets.

Alex – Je vous ai fait une proposition.

Sacha – Et j’y réfléchis, je vous assure… (Un temps) Vous l’avez toujours ?

Alex – Quoi ?

Sacha – Le manuscrit !

Alex – Non…

Sacha – Vous l’avez détruit, c’est ça ? Pour effacer la preuve de votre crime ?

Alex – Pourquoi ? Vous voudriez le récupérer ?

Sacha – Vous comprendrez que pour moi, ce manuscrit a une valeur sentimentale.

Alex – Vous comprendrez que si je l’avais encore en ma possession, je ne vous le rendrais pas sans contrepartie.

Sacha – Donc vous ne l’avez plus.

Alex – Disons que… je l’ai égaré.

Sacha – C’est tellement con que j’ai envie de vous croire.

Alex – Et moi, est-ce que je suis obligé de vous croire ?

Sacha – À quel sujet ?

Alex – Si vous bluffiez ?

Sacha – Dans ce cas, j’aurais déjà gagné. Vous avez tout de suite accepté de me montrer votre jeu.

Alex – Mais je pourrais refuser de payer.

Sacha – Vous avez joué, et vous avez perdu. Les dettes de jeu, c’est sacré. Et vous savez ce qui arrive à ceux qui refusent de les payer.

Alex – Nous ne savons rien de vous.

Sacha – Je vous l’ai dit. Ce roman est autobiographique.

Alex – Mais c’était il y a quelques années déjà. Vous n’êtes plus le personnage de ce roman. Et je ne suis plus tout à fait celui qui l’a signé.

Sacha – Je vous connais assez pour savoir que vous ne prendrez pas ce risque.

Alex – Quel risque ?

Sacha – Vous paierez. Pour avoir la paix. La seule police à laquelle vous avez le courage de rendre des comptes, c’est votre police d’assurance. L’assurance d’une petite vie tranquille, avec une petite médaille de temps en temps pour récompenser les bonnes notes que vous avez obtenues en trichant.

Alex – C’est donc bien de l’argent que vous voulez.

Sacha – Ça vous rassurerait, n’est-ce pas ?

Alex – Qu’est-ce que vous pourriez vouloir d’autre ?

Sacha – Vous savez l’effet que ça fait d’être dépossédée de son œuvre ? De voir son propre texte, écrit avec son propre sang, signé de la main de quelqu’un d’autre ?

Alex – Non…

Sacha – C’est un peu ce que doit éprouver une femme à qui on a arraché son enfant à la naissance pour le confier à un étranger.

Alex – Je n’ai pas voulu ça. Ce manuscrit, c’est un enfant trouvé. Qui me dit que ce n’est pas vous qui l’avez abandonné ?

Sacha – Volontairement, vous voulez dire ?

Alex – Une bouteille à la mer, en quelque sorte. En espérant que quelqu’un la trouve… Votre sauveur… Et qu’il fasse la promo à votre place…

Sacha – Si je comprends bien, vous mériteriez presque une autre médaille pour avoir répondu à mon SOS.

Alex – Ce manuscrit, je ne vous l’ai pas volé.

Sacha – En effet. Je ne pense pas que vous auriez eu assez de courage pour un vol avec violence. Votre spécialité, c’est plutôt le vol par opportunisme, non ?

Alex – Vous avez raison, je suis un lâche. Mais je ne suis pas un criminel. Il m’est arrivé de payer pour coucher, mais je n’ai jamais violé personne.

Sacha – Je vais quand même aller m’habiller…

Sacha sort. Frédérique revient.

Alex – Je ne supporte plus de la voir ici tous les jours, au milieu de notre salon. Vautrée sur notre canapé. Quand elle n’est pas carrément assise à mon bureau…

Fred – Oui, mais dans un sens, ce n’est pas plus mal de l’avoir sous la main.

Alex – Tu trouves ?

Fred – Au moins on sait qu’elle n’est pas à confesse en train de déballer son histoire au premier curé venu.

Alex – Ou au bistrot du coin, complètement bourrée, en train de raconter ses malheurs au barman.

Fred – Oui, ce serait plus dans son style… Sans parler du risque qu’elle aille vendre son scoop à un journal à scandale ou à une chaîne de télé, évidemment.

Silence.

Alex – Tu m’as dit que tu avais vu le manuscrit.

Fred – Oui.

Un temps.

Alex – Tu sais ce qu’il est devenu ?

Fred – Qui ?

Alex – Le manuscrit ! Un jour il était dans le tiroir de mon bureau, celui qui ferme à clef. Et le lendemain, il n’y était plus.

Fred – Le tiroir avait été forcé ?

Alex – Non, et il n’y a que toi qui puisses savoir où je cache la clef.

Silence.

Fred – OK, c’est moi qui l’ai pris.

Alex – Je m’en doutais un peu…

Fred – Donc on savait tous les deux, en fait.

Alex – Je peux à la rigueur comprendre que tu aies décidé de ne rien dire, sachant que je n’étais pas le véritable auteur de ce roman, mais pourquoi avoir pris ce manuscrit ?

Fred – Une assurance-vie, j’imagine…

Alex – Une assurance ? Contre quoi ?

Fred – Au cas où tu veuilles me quitter pour une autre plus jeune, si le succès te montait à la tête.

Alex – Donc tu l’as toujours ?

Fred – Oui…

Alex – Je te redécouvre, Frédérique.

Fred – Tu me prenais pour une gourde, c’est ça ?

Alex – Je pensais tirer les ficelles dans cette sinistre comédie. Finalement, je n’aurais été qu’une marionnette.

Fred – Mais c’est toi qui es dans la lumière, mon chéri…

Alex – Et c’est moi qui risque de finir à l’ombre.

Fred – Tu te damnerais pour un bon mot, c’est ça ton problème.

Alex – Alors pour tout un roman, tu imagines ce que j’étais prêt à faire…

Silence.

Fred – On pourrait s’en débarrasser…

Alex – Du manuscrit ?

Fred – De son auteur.

Alex – Tu es folle !

Fred – Si elle disparaissait, personne ne s’en préoccuperait… Elle a organisé elle-même sa propre disparition. Elle est déjà portée disparue !

Alex – Tu plaisantes, j’espère ?

Fred – Bien sûr, je plaisante… Alors qu’est-ce que tu proposes ?

Alex – Négocier. On n’a pas le choix. Mais je ne suis pas encore sûr qu’elle se contentera d’argent.

Fred – Elle s’en contentera. On peut tout acheter avec de l’argent. Tout dépend de la somme…

Alex – On peut aller jusqu’à combien ?

Fred – À combien tu évalues ta réputation ?

Alex – Merci de ne pas avoir dit ton honneur…

Noir

Scène 4

Sacha est étendue sur le canapé, assoupie. On pourrait croire qu’elle est morte. Frédérique arrive, un couteau à la main. Elle s’approche de Sacha, semblant hésiter.

Sacha – Ce n’est pas si facile que ça de tuer quelqu’un, vous savez ? Surtout avec une arme blanche.

Fred – Je voulais juste me couper une tranche de saucisson. Ça vous tente ?

Sacha (en se relevant) – Merci. Je suis végétarienne.

Fred – J’aurais dû m’en douter.

Sacha – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Fred – Je ne sais pas… Cette propension à se ranger systématiquement du côté des victimes, peut-être. De ceux qui sont destinés à l’abattoir. Vous êtes croyante ?

Sacha – Je crois en la réincarnation. La roue tourne. Et au bout du compte, nous aurons joué tous les rôles.

Fred – Je vois… Et la prochaine fois, les premiers seront les derniers… C’est bien ce que je disais. Remplacez réincarnation par résurrection, et finalement, c’est assez catho, cette conception du monde.

Sacha – Même ici-bas, nous sommes nos propres bourreaux, vous ne croyez pas ? Nous sommes victimes de nos propres démons.

Fred – Puisque la roue tourne, vous finirez donc par vous plagier vous-même…

Sacha – Allez savoir… Votre mari et moi, nous ne sommes peut-être que les deux faces d’une même médaille. La médaille de Chevalier des Arts et des Lettres.

Fred – Je préférerai toujours le chevalier au lettré… Je vous tuerai.

Sacha – Et en m’assassinant, c’est vous-même que vous assassinerez.

Fred – Vous vous prenez vraiment pour Jésus-Christ.

Sacha – C’est vous qui portez une croix autour du cou…

Fred – Je la porte comme un étendard.

Sacha – Oui. Un étendard de classe. Vous ne vous battez que pour conserver vos privilèges.

Fred – Je ne tends pas l’autre joue. Ma religion est conquérante. C’est celle des croisades. Je ne me complais pas comme vous dans le rôle de victime.

Sacha – Vous préférez le camp des bourreaux ?

Fred – Je préfère le camp des vainqueurs. Pas vous ?

Sacha – Je ne veux pas avoir à choisir. « Je suis un homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».

Fred – Vous êtes aussi philosophe ?

Sacha – C’est de Térence. Un auteur latin qui a vécu près de deux siècles avant Jésus-Christ.

Fred – Vous en avez d’autres comme ça ?

Sacha – « Je suis la plaie et le couteau. Je suis le soufflet et la joue. Je suis les membres et la roue. Et la victime et le bourreau ! ».

Fred (ironique) – C’est beau…

Sacha – C’est Baudelaire.

Fred – Vous avez lu Les Fleurs du mal ?

Sacha – Et vous ? Vous les avez vraiment lues, ou bien vous ne connaissez que les quelques citations nécessaires pour briller dans les dîners en ville ?

Fred – En tout cas, je n’ai aucune empathie pour ceux qui refusent d’avoir du sang sur les mains quand il s’agit de chasser, mais qui rappliquent au moment de la curée.

Sacha – Méfiez-vous des clichés sur les végans. Hitler aussi était végétarien.

Fred – C’est vrai que vous avez l’air de savoir de quoi vous parlez.

Sacha – À propos d’Hitler ?

Fred – À propos de crime. Vous disiez que ce n’était pas facile de tuer quelqu’un avec une arme blanche.

Sacha – Le plus compliqué, c’est de se débarrasser du corps après.

Fred – Donc, vous parlez d’expérience…

Sacha – Pendant que vous vous en mettiez plein les poches avec mes droits d’auteur, j’ai vécu une période difficile…

Fred – J’en suis vraiment désolée…

Sacha – Contrairement à l’adage, nécessité fait rarement loi. En réalité, c’est par nécessité qu’on devient hors-la-loi. Mais vous êtes au-dessus de ça, bien sûr. Dans votre monde, la loi, c’est vous qui la faites.

Fred (ironique) – Je crois comprendre que vous avez eu une enfance malheureuse… Vous voulez m’en parler ?

Sacha – C’est curieux, tout le monde voudrait me faire raconter ma vie. Pourtant, elle est déjà largement décrite dans mon roman.

Fred – Ce roman, c’est nous qui en avons fait un succès. Sans nous, vous auriez dû l’éditer à compte d’auteur. Et aujourd’hui, même vous, vous l’auriez oublié.

Sacha – Peut-être…

Fred – Et puis franchement, regardez-vous…

Sacha – Quoi ?

Fred – Vous vous entendez, aussi ? « Quoi ? ». Dans notre monde à nous, comme vous dites, on dit « Comment ? ».

Sacha – Sans blague ?

Fred – Vous n’avez pas la classe d’un écrivain. Vous passeriez très mal à la télé. Pourquoi ne pas laisser faire les professionnels ? Tout le monde serait gagnant.

Sacha – Alors je manque de style… Je ne corresponds pas assez bien à l’idée que vos médias se font d’un écrivain à la mode.

Fred – Excusez-moi, mais c’est une évidence. Et puis si vous croyez que c’est facile de se faire une place dans les journaux et à la radio, d’occuper le terrain à longueur d’années dans les salons littéraires, les foires du livre et les dîners en ville… C’est un métier, croyez-moi. Et ce n’est pas toujours aussi distrayant et aussi gratifiant que vous avez l’air de le croire.

Sacha – Vous proposez qu’on se partage le travail, c’est ça ? Votre mari manque de style quand il écrit, moi je manque de style quand je parle. Donc j’écris ses bouquins, et il parle à ma place ?

Fred – Pourquoi pas ? C’est un peu l’histoire de Cyrano, finalement, non ? Cyrano, vous connaissez ?

Sacha – En fait, vous me donnez envie de vomir. Comment vous pouvez vivre avec ça depuis toutes ces années ? Vivre de ça.

Fred – Tout le monde plagie tout le monde, dans le domaine de la littérature, vous savez. Depuis la nuit des temps. Si c’était un crime, ça se saurait.

Sacha – C’est en tout cas un délit. Sans parler d’une faute, bien sûr. Mais vous n’avez aucune morale.

Fred – L’histoire de la littérature n’est qu’une longue succession de plagiats. Qui est le véritable auteur d’un livre ? Celui qui l’a écrit ? Celui qui le découvre ? Celui qui en fait un succès ?

Sacha – Alors c’est comme ça que vous voyez les choses ?

Fred – Pas seulement la littérature, d’ailleurs. Dans le domaine scientifique, c’est pareil. Tout le monde copie tout le monde. C’est la vie. C’est comme ça.

Sacha – Votre vie, peut-être. Pas la mienne. Votre arrogance de classe me fait horreur. Et c’est aussi ça que je voudrais vous faire payer. Il y a ceux qui ont droit aux honneurs, et ceux qui doivent se contenter de défendre le leur, c’est ça ?

Fred – J’aurais bien refait le monde avec vous, mais je crains que cela ne nous mène nulle part.

Sacha – Je le crains aussi. Nous n’avons pas les mêmes valeurs.

Fred – Qu’est-ce que vous voulez ? Le moment est venu de nous le dire. De l’argent ?

Sacha – De toute façon, vous n’avez rien d’autre à m’offrir. Finalement, c’est vous qui avez raison. Je ne suis pas assez docile pour me plier au numéro de cirque qu’on me demandera d’effectuer pour être acceptée dans votre monde de merde.

Fred – Cela me semble raisonnable. Combien ?

Sacha – Un million.

Fred – Le lauréat du Goncourt reçoit un chèque de dix euros.

Sacha – Mais c’est sans compter les produits dérivés… Des centaines de milliers d’exemplaires vendus. Les passages à la télé. Les conférences tous frais payés…

Fred – Ce Goncourt-là ne s’est pas si bien vendu que ça.

Sacha – Je crois déceler dans votre voix une nuance de reproche… En somme, le roman que j’ai écrit était tout juste digne d’être signé par votre illustre mari, c’est ça ?

Fred – Vous comprendrez qu’il nous faudra un certain temps pour réunir l’argent.

Sacha – Je ne suis pas pressée. Je vous donne 24 heures.

Fred – Et il nous faudra des garanties. Pour être sûrs qu’on sera définitivement tranquilles.

Sacha – Quelles garanties ?

Fred – Une lettre manuscrite de votre part, par laquelle vous renoncerez à tout droit sur ce roman en échange de cette somme. Vous vous engagerez aussi à renoncer à toute poursuite.

Sacha – D’accord.

Fred – Je vous ai préparé un modèle, vous n’aurez qu’à recopier.

Sacha – C’est à mon tour de recopier alors…

Fred – Pardon ?

Sacha – Il y a quelques années, c’est votre mari qui recopiait tout un livre qu’il n’avait pas écrit.

Fred – Un million, et c’est tout. Après vous disparaissez de notre vie.

Sacha – Comptez sur moi. Disparaître, c’est ma spécialité. Mais avec un million, ce sera beaucoup plus facile. Donnez-moi ce papier.

Fred – Le voilà.

Sacha – Très bien. Je vais faire mes devoirs dans ma chambre… Je reviens dès que j’ai fini. J’aurai le droit de regarder la télé après ?

Sacha sort. Alexandre arrive.

Alex – Je viens d’avoir mon agent au téléphone. On me propose d’adapter mon roman pour le théâtre…

Fred – C’est ce dont tu avais toujours rêvé, non ?

Alex – J’ai vraiment dit mon roman ?

Fred – Ce n’est peut-être pas ton roman, mais c’est notre Goncourt.

Alex – Tu as raison. Ce succès nous appartient.

Fred – Oui.

Alex – J’ai même réécrit quelques passages. Au départ, ce n’était pas si bon que ça…

Fred – Et c’était bourré de fautes d’orthographe.

Alex – Tu lui as parlé ?

Fred – Oui.

Alex – Et qu’est-ce qu’elle veut ?

Fred – Un million. Pour solde de tout compte.

Alex – C’est cher… On les a ?

Fred – Oui. Sur une assurance-vie. On se passera d’assurance-vie. De toute façon, on n’a pas d’enfant.

Alex – Alors pour l’adaptation théâtrale, je dis oui ?

Fred – Il vaudrait mieux les faire patienter un peu. Je voudrais encore vérifier un détail…

Alex – D’accord. Je vais les rappeler.

Il sort. Fred sort aussi et revient avec le manuscrit.

Fred (lisant le titre) – Mémoire d’une amnésique… Dommage que la mémoire lui soit revenue… En tout cas, on a bien fait de changer le titre… Je vois pas un roman remporter le Goncourt avec un jeu de mots pareil…

Noir

Scène 5

Sacha feuillette le Prix Goncourt. Frédérique arrive.

Sacha – C’est fou ce qu’un roman, une fois imprimé, paraît beaucoup plus intelligent qu’en version manuscrite.

Fred – Alors quand le livre, en plus, porte la jaquette rouge d’un prix littéraire…

Sacha – Vous avez bien fait de changer le titre, le mien n’était pas très bon.

Fred – C’était quoi déjà ?

Sacha – Mémoire d’une amnésique. Vous essayez de me piéger ?

Fred – Vous avez la lettre que je vous ai demandée.

Sacha – La voilà.

Sacha lui tend la lettre.

Fred – D’accord…

Fred examine la lettre.

Sacha – Quelque chose vous tracasse ?

Fred – Ce serait plutôt un soulagement… J’avais un doute, mais maintenant j’en suis sûre. Cette écriture, la vôtre… Ce n’est pas l’écriture du manuscrit.

Sacha – Je croyais qu’il avait disparu ?

Fred – C’est moi qui l’ai mis en lieu sûr.

Sacha – Et quelle conclusion tirez-vous de cette analyse graphologique, inspecteur ?

Fred – Vous aussi vous êtes un imposteur. Ce n’est pas vous qui avez écrit ce roman.

Sacha – Si vous le dites…

Fred – Je m’en doutais. Le véritable auteur ne se serait jamais contenté d’une compensation financière.

Sacha – En effet, je ne suis pas celle que vous croyez.

Fred – Alors qui êtes-vous ?

Sacha – Peu importe qui je suis… J’ai rencontré l’auteur de ce livre en prison.

Fred – Elle y est toujours ?

Sacha – Je ne sais pas. Elle était malade. Elle est peut-être morte. Peut-être pas. Elle m’a raconté sa vie. Son roman. La perte de son manuscrit.

Fred – C’est elle qui vous envoie ?

Sacha – Non. Je travaille à mon compte.

Fred – Donc vous ne savez pas ce qu’elle est devenue…

Sacha – Elle a été transférée, je l’ai perdue de vue. Quelques années plus tard, par hasard, je suis tombée sur le Goncourt à la bibliothèque de la prison. Je l’ai lu. Je me suis souvenue de cette histoire, et j’ai compris.

Fred – Pourquoi avoir attendu tout ce temps ?

Sacha – On m’a libérée la semaine dernière. Je suis venue directement chez vous.

Fred – Mais vous n’aviez pas lu le manuscrit. Vous n’étiez pas sûre.

Sacha – Non. Je n’étais pas sûre à cent pour cent. C’était un coup de poker. J’ai bluffé…

Fred – Donc la véritable auteure n’est au courant de rien.

Sacha – Elle le sera si je lui raconte tout ça. Ça ne change rien pour vous. Je veux mon fric en échange de mon silence.

Fred – Cela change que vous êtes un simple maître chanteur. Pas une artiste que nous aurions spoliée. Vous n’êtes même pas auteure. Et votre lettre de dix lignes est bourrée de fautes d’orthographe.

Sacha – Votre mari non plus n’est pas un véritable auteur. Nous sommes tous les trois des voleurs. Je veux seulement ma part du butin.

Fred – Oui, mais là, vous n’avez plus de preuves… Ce n’est pas votre vie qui est dans ce roman. C’est celle d’une autre.

Sacha – Je pourrais retrouver l’auteur, et vous dénoncer.

Fred – Vous l’avez dit, elle est peut-être morte.

Sacha – Et surtout, je pourrais révéler ce scandale à la presse.

Fred – Vous n’avez aucune preuve.

Sacha – Détrompez-vous. Maintenant, j’ai le manuscrit original. Et il n’est pas de la main de votre mari.

Fred – Le manuscrit ?

Sacha – Vous me prenez vraiment pour une idiote. Je vous ai vu venir avec votre lettre manuscrite. Vous êtes plus maligne que votre mari mais beaucoup moins que moi.

Fred – Comment auriez-vous mis la main sur ce manuscrit ?

Sacha – J’ai rédigé cette lettre en sachant que vous iriez directement comparer l’écriture avec celle du manuscrit. C’était pour moi un moyen de savoir si vous le cachiez chez vous, et à quel endroit. J’ai gardé un œil sur vos allées et venues, et je l’ai trouvé.

Fred – Vous bluffez encore.

Sacha – Allez voir dans le sous-sol s’il y est encore.

Fred – Je ne vous crois pas.

Sacha – Je vous l’ai dit, je sors de prison. Je sais trouver dans une maison où les gens cachent leur bien le plus précieux…

Fred – Espèce de garce.

Sacha lui tend un papier.

Sacha – Je vous ai préparé un RIB. Je veux cet argent sur mon compte avant la fin de la semaine.

Fred – Ne vous inquiétez pas. Vous l’aurez…

Frédérique sort. Alexandre arrive.

Alex – Vous êtes encore là ?

Sacha – Allez savoir, je vais bientôt être riche. Je pourrai habiter les beaux quartiers, moi aussi. J’ai vu qu’il y avait une belle maison à vendre juste en face de la vôtre.

Alex – Ne poussez pas le bouchon trop loin.

Sacha – Bien sûr, il y a aussi une autre solution… Beaucoup plus simple, dans un sens. Et bien moins chère pour vous.

Alex – Laquelle ?

Elle s’avance vers lui, séductrice.

Sacha – Épousez-moi ! On se marie sous le régime de la communauté, et je serai votre ayant droit.

Alex – Vous oubliez ma femme. Je ne suis pas sûr qu’elle soit d’accord. Et moi non plus…

Sacha embrasse Alexandre sur la bouche. Surpris, il ne la repousse pas.

Sacha – Laissez-vous faire… (Elle devient encore plus entreprenante) Vous verrez, je vais vous surprendre…

Alex – C’est déjà fait… Mais vous n’êtes pas du tout mon style.

Sacha – Vous avez pourtant signé mon roman. Pour quelqu’un qui n’aime pas mon style…

Alex – Je parlais de votre genre… Assez ambigu d’ailleurs…

Sacha – Allez savoir… Vous pourriez y prendre goût…

Frédérique arrive et surprend leur étreinte. Sacha éclate de rire.

Sacha – Rassurez-vous, je vous le laisse… Pour l’instant. Je vais faire un tour dans le jardin, ça sent vraiment trop le renfermé, ici. Mais demain, je veux mon fric.

Sacha sort.

Alex – Je suis désolé, je ne sais pas ce qui m’a pris.

Fred – Je pensais t’entendre dire qu’elle t’avait arraché ce baiser par surprise. Donc, ça ne t’a pas déplu ?

Alex – Arrête, qu’est-ce que tu vas chercher.

Fred – C’est vrai qu’elle est plus jeune que moi. Et puis elle a le mérite de la nouveauté.

Alex – Je ne suis même pas sûr que ce soit vraiment une femme… Tu n’as rien à craindre, rassure-toi.

Fred – Peut-être. Mais toi, je te conseille de te méfier. Je serais prête à tuer pour te garder.

Noir

Scène 6

Frédérique est assise au bureau. Sacha arrive.

Sacha – Vous avez mon argent ?

Fred – Le voici.

Elle lui tend un chèque. Sacha le prend et l’examine.

Sacha – Dix euros… C’est une plaisanterie ?

Fred – C’est le montant du chèque que reçoit le lauréat du Prix Goncourt.

Sacha – Ne jouez pas à ça avec moi. Je vous rappelle que je sors de prison…

Fred – Vous n’auriez pas dû essayer de séduire mon mari.

Sacha – Qu’est-ce que vous allez faire ? Me tuer ? Même pour un crime passionnel, vous savez, la peine encourue est beaucoup plus lourde que pour un simple plagiat. J’en sais quelque chose.

Frédérique lui tend un papier.

Fred – Voici la moitié de votre argent. Un demi-million d’euros. C’est un avis de virement sur le compte que vous m’avez indiqué. Vous aurez l’autre moitié quand vous m’aurez rendu le manuscrit.

Sacha – Vous l’aurez. Mais j’attendrai d’abord que l’argent soit sur mon compte.

Sacha prend l’avis de virement que Frédérique lui tend.

Fred – Et qu’est-ce qui me garantit que vous ne viendrez pas nous faire chanter à nouveau ?

Sacha – Vous m’avez fait signer un engagement écrit.

Fred – Vous savez, ce genre de papier…

Sacha – En effet, rien ne vous garantit que je ne reviendrai pas quand je n’aurais plus d’argent. Il faut combien de temps pour dépenser un million ? Je n’ai pas l’habitude, vous comprenez.

Fred – Je ne supporterai pas de vivre pendant le restant de mes jours avec au-dessus de ma tête cette épée de Damoclès.

Sacha – Mais si, vous verrez. Vous avez du cran. Plus que votre mari. C’est vous qui portez la culotte, non ? Même si c’est lui qui porte les médailles…

Fred – Ça me convient très bien comme ça.

Sacha – Finalement, c’est vous qui auriez dû signer ce livre. Mais c’est lui qui continuera à se pavaner dans les salons parisiens et à la télé.

Fred – Je préfère tirer les ficelles. Je n’aime pas être dans la lumière.

Sacha – Dommage… La lumière vous va bien au teint…

Fred – Vous aimez vraiment les femmes ?

Sacha – En prison, vous savez, on n’a pas tellement le choix. Parfois on y prend goût…

Sacha s’approche de Frédérique, qui esquive sans pourtant la repousser.

Fred – Nous avons même un sauna. Si ça vous tente…

Sacha – Pourquoi pas.

Fred – Il se trouve dans la dépendance, au fond du jardin. Je viendrai vous déposer des serviettes.

Sacha – Merci… Si vous voulez m’y rejoindre…

Fred – J’y serai dans un quart d’heure.

Sacha – Je vous attends. Nous pourrons continuer cette charmante conversation.

Fred – Je ne doute pas qu’elle sera torride…

Frédérique sort.

Noir

Scène 7

Frédérique arrive, portable à l’oreille.

Fred – Oui, c’est exactement ça… Je vous demande d’annuler ce virement. Très bien, je vous envoie une confirmation par mail. Je vous remercie. Bonne journée…

Frédérique range son portable et sirote une tasse de café. Alexandre arrive, préoccupé.

Fred – Qu’est-ce qui se passe ? Tu as l’air inquiet. Ça ne va pas ?

Alex – Je remonte à l’instant du jardin. Je voulais faire mon sauna, comme tous les matins, après mon cardio-training…

Fred – Et…?

Alex – Tu ne vas pas le croire, mais cette horrible femme était déjà là.

Fred – Ah oui ?

Alex – Là, dans le sauna, complètement à poil.

Fred – Non ?

Alex – Et surtout complètement morte.

Fred – Vraiment ?

Alex – Tu n’as pas l’air surprise…

Fred – Je ne sais pas… Elle a dû succomber à une crise cardiaque. Ça arrive parfois, tu sais. Quand on a le cœur fragile, le sauna ce n’est pas recommandé.

Alex – Oui, c’est possible… Surtout qu’elle avait l’air d’y avoir passé toute la nuit.

Fred – Quelle drôle d’idée.

Alex – Son visage était écarlate, et elle gisait dans une marre de sueur.

Fred – Quelle horreur ! C’est pourtant inscrit sur la porte du sauna qu’il ne faut pas dépasser une demi-heure.

Alex – Oui… Je ne sais pas ce qui lui a pris de rester aussi longtemps dans ce sauna…

Fred – Va savoir…

Alex – Il faut dire que la porte était bloquée de l’extérieur avec une barre métallique.

Fred – Non ?

Alex – Qu’est-ce que tu as fait, Frédérique ?

Fred – J’ai fait ce que tu aurais dû faire toi-même depuis longtemps si tu avais des couilles.

Alex – Mais pourquoi ?

Fred – On n’en aurait jamais fini avec elle ! Elle nous aurait fait chanter toute notre vie. Même si en réalité, je viens de découvrir que ce n’est pas elle l’auteur de ce roman…

Alex – Ce n’est pas elle ? Mais alors c’est qui ?

Fred – Une autre femme, semble-t-il. Elle l’aurait rencontrée en prison.

Alex – Elle animait des ateliers d’écriture ?

Fred – Non. Elles partageaient la même cellule.

Alex – J’ai toujours su que cette fille n’avait pas la classe d’un écrivain.

Fred – Le manuscrit original était bourré de fautes de français. C’est pour ça que je ne me suis pas méfiée…

Alex – Mais alors pourquoi tu l’as tuée ? Si ce n’est pas elle l’auteur !

Fred – J’avais peur que tu me quittes. Que tu partes avec elle.

Alex – Enfin qu’est-ce que tu vas chercher ? Tu m’imagines avec cette…

Fred – Je plaisante. Mais même si ce n’est pas elle l’auteur, elle est au courant de tout. Elle nous aurait fait chanter de la même façon.

Alex – C’est un cauchemar… Je vais aller me livrer à la police.

Fred – Ce ne sont que des mots, comme d’habitude. Tu prends la pose en attendant que je te dise quoi faire.

Alex – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Fred – On pourrait essayer de maquiller ça en accident, mais c’est risqué…

Alex – Si on nous demande quels étaient nos liens avec cette femme, et ce qu’elle faisait dans notre sauna…

Fred – On va plutôt faire disparaître le corps.

Alex – Bon… Si tu crois que c’est mieux… Et après ?

Fred – Après ? Rien. On reprendra une vie normale.

Alex – Une vie normale ?

Fred – Assez bavardé. Je finis mon café, et on y va. On a du boulot…

Alex – Tout de même… Ça doit être une mort atroce.

Fred – Elle l’a bien cherché.

Alex – Et avant, tu l’as rejointe toute nue dans le sauna.

Fred – Il fallait bien que je la mette en confiance…

Alex – Donc tu sais maintenant si c’est un homme ou une femme.

Fred – Oui.

Alex – Et alors ?

Fred – Maintenant, quelle importance ? Les cadavres, c’est unisexe.

Alex – Une femme qui meurt reste-t-elle féminine ?

Fred – C’est drôle. C’est de toi ?

Alex – Toujours pas, malheureusement… C’est une chanson de Brigitte Fontaine.

Fred – Tu ne vas pas tarder à avoir la réponse… On y va…

Noir

Scène 8

Frédérique et Alexandre arrivent, portant le corps inerte de Sacha. Il la tient par les pieds et elle par les épaules. Ils la déposent sans ménagement sur le canapé.

Alex – Je ne la voyais pas aussi lourde… Pourtant, avec toute l’eau qu’elle a déjà perdu…

Fred – Tu connais l’expression « Ça pèse comme un âne mort ».

Alex – Et alors ?

Fred – Ça prouve qu’un mort, ça pèse toujours plus lourd qu’un vivant.

Alex – Tant que ça ne nous pèse pas sur la conscience…

Alex – Tu as sorti la voiture ?

Fred – Elle est en bas.

Alex – Comment on va se débarrasser de ce cadavre ?

Fred – On va l’emmener dans notre maison de campagne, en Bretagne. On la débitera en morceaux, on incinérera les restes dans le poêle à bois, et on dispersera les cendres du haut de la falaise.

Alex – Tu me fais peur, Frédérique. On dirait que tu as fait ça toute ta vie…

Fred – Fais ce que je te dis, et tout ira bien.

Alex – J’ai toujours eu en toi une confiance aveugle, mais je ne sais pas pourquoi, là j’ai un mauvais pressentiment.

Fred – Tu as une autre solution ?

Alex – Non…

Fred – Alors ne perdons pas de temps.

Alex – D’accord… Et puis la crémation, après une nuit dans le sauna, ce sera plus facile.

Fred – Tu crois vraiment que c’est le moment de faire des bons mots ?

Alex – En tout cas, cette fois, on se débarrasse aussi du manuscrit. C’est trop dangereux de le garder.

Fred – Je voudrais bien, mais il y a un problème.

Alex – Quoi ?

Fred – Le manuscrit a disparu.

Alex – Tu n’es pas encore en train de me mentir ?

Fred – Pourquoi je te mentirais ?

Alex – Pour garder encore ce manuscrit et t’en servir contre moi au cas où je veuille te quitter ? Je crois que là, on est assez liés comme ça par ce crime, non ?

Fred – Je ne te mens pas. Elle a trouvé l’endroit où je le cachais.

Alex – Merde… Qu’est-ce qu’elle a bien pu en faire ? Elle n’est pas sortie d’ici depuis qu’elle est arrivée.

Fred – Je ne sais pas… J’ai cherché partout.

Alex – Bon, on verra ça plus tard, non ? Là je crois qu’on a une autre urgence…

Fred – On n’a qu’à l’enrouler dans le tapis.

Alex – Pour quoi faire ?

Fred – Je ne sais pas. Dans tous les films, ils font ça.

Alex – OK…

Ils s’apprêtent à l’emballer dans le tapis.

Fred – J’ai l’impression que le tapis est trop petit.

Alex – On va l’emmener comme ça.

Fred – Cette fois, je vais la prendre par les pieds, ce sera moins lourd pour moi.

Alex – D’accord…

Ils saisissent à nouveau le corps et sortent avec.

Noir 

Scène 9

Alexandre et Frédérique sont confortablement installés dans le salon. Ils sirotent un verre, et sont peut-être déjà un peu éméchés.

Alex – Ça nous a fait du bien, ce petit séjour en Bretagne, non ? On a bien meilleure mine.

Fred – Oui… Marcher au bord de l’océan. Respirer le bon air. Retrouver le goût des choses authentiques.

Alex – Tu parles comme une publicité pour des saucisses industrielles ou des sardines en boîte.

Fred – À chaque fois que je retourne là-bas, j’ai l’impression de retrouver mes racines.

Alex – En Bretagne ? Pourtant, aussi loin que tu aies pu remonter ton arbre généalogique, ta famille n’a pas bougé du seizième arrondissement.

Fred – Les racines, c’est là où on se sent comme chez soi, et où on a les moyens d’acheter une maison de campagne.

Alex – Tu as raison. C’est ce qu’on appelle le droit du sol, je crois. D’ailleurs, avec tous ces Parisiens qui se sentent comme chez eux en Bretagne, l’immobilier a tellement augmenté que les Bretons n’auront bientôt plus les moyens d’y habiter.

Fred – Je te ressers un petit alcool de poire ? Je l’ai rapporté de là-bas. Je l’ai acheté à un petit paysan qui le distille en cachette dans sa cave.

Alex – Ce n’est pas très raisonnable, mais bon… Si c’est de l’alcool de contrebande alors…

Fred – Allez… On ne meurt qu’une fois.

Frédérique remplit les verres. Ils trinquent, et boivent cul-sec.

Alex – C’est curieux, j’ai l’impression que cette épreuve nous a encore rapprochés.

Fred – Moi aussi.

Alex – Et puis maintenant qu’on a plus rien à cacher, je me sens plus détendu, pas toi ?

Fred – Plus rien à cacher ? Entre nous tu veux dire ?

Alex – Bien sûr… On dîne toujours chez tes parents mardi ?

Fred – Oui, comme d’habitude.

Alex – Très bien. Ça me fera plaisir de les voir.

Fred – C’est vrai. Ça fait longtemps qu’on ne les a pas vus.

Alex – Deux semaines en fait.

Fred – Oui, c’est ce que je disais.

Alex (saisissant un journal) – Alors, comment va le monde ?

Alexandre déplie le journal, et commence à le feuilleter.

Fred – C’est la rentrée littéraire.

Alex – Hélas on ne risque pas de remporter un prix. On n’a rien à publier…

Fred – Pour l’instant…

Frédérique sort un manuscrit, et se met à le lire. Ils lisent un instant chacun dans leur coin. Puis Alexandre remarque le manuscrit.

Alex – Encore ce fichu manuscrit ?

Fred – Celui-là, c’est un autre.

Alex – Un autre ?

Fred – Je l’ai trouvé dans la chambre d’amis, sous une latte de parquet…

Alex – C’est donc elle qui l’aura planqué là… C’est un miracle… J’avais déjà trouvé sa Bible dans un train, et maintenant qu’elle est morte, elle nous laisse aussi son Nouveau Testament…

Fred – Je me suis aussi rendu compte en regardant sa carte d’identité dans son sac qu’elle ne s’appelait pas Sacha.

Alex – Et comment s’appelait-elle ?

Fred – Josette.

Alex – Ah oui… Je comprends qu’elle ait éprouvé le besoin de prendre un pseudo.

Fred – Les deux manuscrits sont de la même écriture.

Alex – Alors finalement, ce serait elle l’auteur ?

Fred – C’est possible…

Alex – Mais tu m’as dit que la lettre qu’elle t’avait remise n’était pas de la même main.

Fred – Elle a pu maquiller son écriture. Sur une simple lettre de quelques lignes, c’est facile.

Alex – Pourquoi elle aurait fait ça ?

Fred – Pour brouiller les pistes, j’imagine.

Alex – Si c’était pour brouiller les pistes, c’est réussi. Je t’avoue que je n’y comprends plus rien.

Fred – Ou alors c’était pour m’obliger à ressortir le manuscrit original afin de comparer les écritures, et en profiter pour me le reprendre.

Alex – Cette femme était vraiment diabolique.

Fred – Oui… On a bien fait de s’en débarrasser.

Alex – Mais alors c’est elle ou pas elle, l’auteur de ces deux manuscrits ?

Fred – Va savoir… Elle a peut-être vraiment rencontré l’auteur en prison, et elle en a profité pour lui voler son deuxième manuscrit, après lui avoir fait raconter comment elle avait perdu le premier.

Alex – Il y a beaucoup de gens malhonnêtes en prison.

Fred – En tout cas tous les gens malhonnêtes qui sont aussi assez cons pour se faire prendre la main dans le sac.

Alex – C’est incroyable. On raconterait cette histoire à quelqu’un, on ne nous croirait pas.

Fred – C’est pour ça qu’on ne va la raconter à personne.

Alex – Sauf à nos lecteurs éventuellement. C’est vrai, il y aurait de quoi écrire un roman, non ?

Fred – C’est déjà fait.

Alex – Comment ça ?

Fred – C’est le sujet de ce deuxième roman.

Alex – Décidément, je n’ai pas de chance. Toutes les bonnes idées ont déjà été exploitées par d’autres. Qu’est-ce qui me reste à part le plagiat ? (Un temps) Et il est bon, ce manuscrit ?

Fred – Encore meilleur que le premier…

Alex – Mon agent me tanne toujours pour que je publie autre chose.

Fred – Pourquoi ne pas signer celui-là ? Je t’assure, il est tout à fait digne de toi.

Alex – Puisqu’elle est morte, après tout. Disons que nous serons ses ayants droit…

Fred – Tu sais toujours trouver le mot juste, chéri. C’est sans doute ça qui fait de toi un auteur à succès. Oui, nous y avons droit. C’est comme ça. Nous faisons partie des gens qui ont tous les droits. Et ça n’est pas près de changer.

Alex – Tout de même. Imagine que quelqu’un d’autre soit au courant. Qu’elle ait raconté cette histoire à toutes ses codétenues. Tu as entendu ce qu’elle disait. Maintenant, on leur fait même lire le Prix Goncourt, en prison.

Fred – C’est un risque, évidemment…

Alex – Je me demande comment elle a bien pu finir en prison…

Fred – Une erreur judiciaire, sans doute…

Alex – C’est vrai qu’elle avait une fâcheuse tendance à rendre les autres responsables de tous ses malheurs.

Fred – Dire que quand elle est venue nous voir, elle n’avait aucune preuve. C’est moi qui avais le manuscrit. Si tu n’avais pas tout avoué…

Alex – C’est vrai. Je me suis laissé piéger. Je n’aurais pas dû. Mais elle m’a pris par surprise. Je te promets que la prochaine fois…

Fred – La prochaine fois ?

Alex – Maintenant, je m’attends à tout moment à ce qu’on sonne à la porte, et qu’un autre de mes milliers de lecteurs vienne m’accuser d’avoir trouvé ce livre dans un train.

Fred – Comme c’est d’ailleurs indiqué dans la préface de ton livre.

Alex – On ne peut quand même pas tous les tuer.

Fred – Il ne resterait personne pour acheter tes bouquins.

Alex – C’est quoi, le titre de mon nouveau roman ?

Fred – Plagiat.

Alex – Il faudra peut-être le changer avant que je remette le manuscrit à mon éditeur.

Fred – Ce cher Maxence… À propos, tu leur as confirmé, pour Megève, à Noël ?

Alex – Oui, oui… C’est d’accord. Tout est organisé aussi pour la séance de dédicace.

Fred – Parfait. L’air de la montagne, ça nous changera un peu. Parce qu’entre nous la Bretagne…

Le téléphone sonne.

Alex – Tu crois que c’est encore un maître chanteur ?

Fred – On ne va pas tarder à le savoir…

Alex – Au fait, comment on dit, pour une femme ? Maître chanteur ou maîtresse chanteuse ?

Fred – Décroche !

Il décroche.

Alex – Allô ? Oui… Oui, oui, c’est lui-même… D’accord… Bon… Si, si, je suis très honoré, bien sûr… Merci de m’avoir prévenu… (Il raccroche) C’était quelqu’un du ministère. On va me remettre la Légion d’Honneur… pour l’ensemble de mon œuvre.

Fred – Ah oui ?

Alex – Ça n’a même pas l’air de te surprendre.

Fred – Tu pourras remercier papa. Il en a touché un mot au Premier Ministre.

Alex – Il va encore falloir que j’écrive un discours.

Fred – C’est la rançon de la gloire.

Alex – Enfin… Tant qu’on ne me demande pas d’écrire des livres…

Fred – Eh oui… La vie est un mensonge.

Alex – Tu m’aimes ?

Fred – Que veux-tu que je te réponde ?

Alex – Oui ?

Fred – Alors je t’aime. Et toi ?

Alex – Oui… (Un temps) Je m’aime.

Ils se regardent en souriant.

Noir

Fin.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Mars 2018

© La Comédi@thèque – ISBN 978-2-37705-223-3

Ouvrage téléchargeable gratuitement