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Un succès de librairie

Un Succès de Librairie

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

Un succès de librairie théâtre comédie texte télécharger

De 14 à 22 personnages très variable en sexe
Dans une librairie de quartier au bord de la faillite se croisent une galerie de personnages à la poursuite de leurs destins. Un auteur qui s’est enfin décidé à publier son premier roman. Une auteure à la recherche du sien dont elle a perdu l’original. Une libraire amoureuse. Un libraire philosophe. Un délinquant assez idiot pour braquer une librairie en pensant trouver de l’argent dans la caisse. Deux policiers enquêtant sur une affaire de plagiat… Et quelques clients plus ou moins éclairés de cet étrange petit commerce proposant à la fois des best-sellers et des navets.

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Un Succès de Librairie

Dans une librairie de quartier au bord de la faillite se croisent une galerie de personnages à la poursuite de leurs destins. Un auteur qui s’est enfin décidé à publier son premier roman. Une auteure à la recherche du sien dont elle a perdu l’original. Une libraire amoureuse. Un libraire philosophe. Un délinquant assez idiot pour braquer une librairie en pensant trouver de l’argent dans la caisse. Deux policiers enquêtant sur une affaire de plagiat… Et quelques clients plus ou moins éclairés de cet étrange petit commerce proposant à la fois des best-sellers et des navets.

Les 14 personnages

Charles : le romancier

Marguerite : sa femme

Brigitte : sa fille

Vincent : son gendre

Fred : son petit-fils (ou petite-fille)

Catherine : sa sœur

Josiane : son ex-collègue

Alice : la libraire

Gérard : l’inconnu

Alban : le journaliste

Jacques : l’adjoint au maire et policier

Sofia (ou Socrate) : l’épicière-libraire

Eve : la poétesse

Irène : la chercheuse

Certains personnages peuvent être indifféremment masculins ou féminins.

Certains des personnages intervenant dans le deuxième acte

(les deux lectrices, les deux policiers, le délinquant, la poétesse, la chercheuse)

peuvent ou non être ceux qui sont déjà intervenus dans le premier.

La distribution est donc très modulable en nombre (de 14 à plus de 20)

et en sexe (avec un minimum de 5 hommes)

 

La devanture d’une librairie, avec au milieu la porte d’entrée (le tout pouvant être figuré par une toile peinte avec néanmoins la possibilité de passer par la porte). On supposera que la boutique donne sur une petite place ou un large trottoir sur lequel on a sorti d’un côté une table garnie d’un buffet, de l’autre une table plus petite, sur laquelle trône une pile de livres. Charles, l’auteur, la cinquantaine ou la soixantaine élégante, arrive avec dans les mains quelques flûtes à champagne. Il porte une chemise blanche et une veste.

Charles – Ça va peut-être suffire, pour les coupes, non ? On ne va pas être si nombreux que ça…

Alice, la libraire, autour de la cinquantaine, entre à son tour avec à la main un jerricane d’essence. Elle est plutôt belle femme mais son style vestimentaire un peu sévère et son chignon ne la mettent pas vraiment en valeur.

Alice – D’abord ce ne sont pas des coupes, mais des flûtes à champagne. Je m’étonne qu’un homme de lettres comme vous ne soit pas plus rigoureux dans le choix de son vocabulaire…

Charles – Comme ce n’est sûrement pas du vrai champagne non plus…

Alice – Désolée, notre budget communication ne nous autorise pas encore la Veuve Clicquot.

Charles – Qu’importe le breuvage, pourvu qu’on ait l’ivresse… (Il avise alors le jerricane qu’elle tient à la main). Mais vous ne comptez quand même pas leur servir du super sans plomb ? Sinon, il faut absolument leur interdire de fumer, même dehors…

Alice – C’est du Champomy…

Charles – Du Champomy ?

Alice – C’est comme du champagne, mais c’est à base de pomme. Et bien entendu, sans alcool.

Charles – Ah oui… La dernière fois que j’en ai bu, c’était au goûter d’anniversaire de mon petit-fils, je crois.

Alice – Au moins, si quelqu’un se tue sur la route en repartant, on ne pourra pas nous reprocher de l’avoir saoulé.

Charles – Je reconnais bien là votre optimisme… Mais pourquoi dans un jerricane ?

Alice – Ce serait un peu trop compliqué à vous expliquer… (Il lui lance cependant un regard interrogateur) Disons que c’est une sous marque que j’ai achetée en vrac à un ami qui travaille le matin chez un épicière discount et l’après-midi dans une station service…

Charles – Ah oui… C’est en effet beaucoup plus clair pour moi, maintenant…

Alice – Il paraît que c’est aussi bon que le vrai Champomy… Et puis si ce n’est pas aussi bon, ils en boiront moins… Après tout, nous sommes là pour célébrer la parution de votre roman, pas pour picoler.

Charles – Je pense malgré tout qu’il vaudrait mieux ne pas laisser le jerricane directement sur le buffet…

Alice – Vous avez raison. Je dois avoir quelques bouteilles vides à la cuisine…

Alice repart vers la cuisine, et revient avec quelques bouteilles de champagne vides, qu’elle commence à remplir avec le contenu du jerricane.

Alice – Avec le bec verseur, c’est pratique.

Charles – Vous pensez vraiment à tout… J’espère que vous avez aussi pensé à bien rincer le jerricane… Le goût de l’essence, c’est très persistant, vous savez…

Alice – J’ai pris du sirop de cassis, pour faire des kirs.

Charles – C’est une très bonne idée. Ça passera mieux avec du sirop.

Alice – J’ai l’impression de préparer des cocktails Molotov… Ça me rappelle ma jeunesse…

Charles – Tiens donc… Je crois que c’est un épisode de votre vie que vous avez omis de me raconter jusque là…

Alice – Ce sera pour une autre fois. Nos invités ne vont pas tarder à arriver…

Charles – Vous croyez vraiment que quelqu’un va venir ?

Alice – Sinon, nous noierons notre chagrin dans le jus de pomme…

Charles – Je préfère boire du Champomy frelaté avec vous que du champagne millésimé avec n’importe qui d’autre.

Alice – Même avec votre femme, Charles ?

Petit moment de flottement, mais Charles préfère éluder, et picore une graine dans une coupelle.

Charles – Elles ont un drôle de goût, ces cacahuètes…

Alice – Des grains de maïs salés, c’était moins cher… Mais les Tucs sont absolument authentiques, je vous le garantis.

Charles – Dans ce cas… Que la fête commence !

Fred, environ dix-huit ans, arrive.

Charles – Ah, bonjour Fred !

Fred – Salut Pépé. Ça biche ?

Charles – Alice, je vous présente mon petit-fils. C’est lui qui m’a initié au Champomy, il y a quelques années… Mais vous le connaissez peut-être déjà…

Alice – En tout cas, je n’ai jamais eu le privilège de le voir dans cette librairie…

Charles – Je crois que là, il y a un message subliminal, Fred.

Fred – Subliminal ?

Charles – J’emploie volontairement un gros mot par jour quand je lui parle, pour essayer d’enrichir son vocabulaire au-delà de deux cents mots… Ce que voulait dire Alice par ce sous-entendu à peine perceptible, Fred, c’est que tu ne dois pas souvent ouvrir un livre…

Alice – Que voulez-vous ? Aujourd’hui, les jeunes n’entrent plus dans une librairie qu’une fois par an, en septembre, pour acheter les bouquins au programme. Alors si Proust n’apparaît pas sur la liste des fournitures scolaires avant le bac, ils arrivent à l’université en pensant que c’est un type qui fait du stand up.

Charles – Du stand up ?

Fred – Vous ne devriez pas utiliser des mots si compliqués avec lui… Mais dis donc, Pépé, il n’y a pas foule pour ta séance de dédicace…

Alice – Ça va venir… Charles a quand même pas mal d’amis !

Fred – Tu as créé un événement ?

Charles – Un événement ?

Fred – Un événement Facebook !

Charles – Pour quoi faire ?

Fred – Pour inviter tes amis !

Charles – Mes amis ?

Fred – Tu as combien d’amis ?

Charles – Je ne sais pas, moi… De vrais amis ? Deux ou trois…

Fred – Ah d’accord…

Alice – On a juste envoyé quelques faire-part…

Charles – À la famille aussi, bien sûr. Par courrier.

Fred – Des faire-part à la famille, d’accord… Comme pour un enterrement, quoi…

Alice – Comme pour un baptême, plutôt ! C’est vrai, ce livre, c’est un peu votre bébé, Charles…

Fred – Mais quand vous dites par courrier… Vous voulez dire par courrier électronique ?

Charles – Par la poste !

Fred – D’accord… Ambiance vintage, alors.

Alice – Et puis on a mis une affiche sur le mur, évidemment.

Fred – Le mur Facebook.

Charles – Le mur de la librairie !

Fred – Bien sûr…

Le portable de Fred sonne et il répond.

Fred – Ouais ma poule ? (En s’éloignant) Non, j’étais avec mon pépé, là… Non pas celui-là. Celui que tu connais il est mort il y a trois mois. Mon autre grand-père, celui qui a écrit ses mémoires, tu sais…

Charles (levant les yeux au ciel) – Mes mémoires…

Alice – Heureusement, Charles, vous ne vous prenez pas encore pour le Général de Gaulle.

Fred (à Charles) – Je repasse tout à l’heure, Pépé, ok ?

Charles – Il tient absolument à m’appeler Pépé, je ne sais pas pourquoi.

Alice – Ça vous va bien…

Fred (à son interlocuteur téléphonique) – Qui ça, Karim ? Non ? Ah ouais ? C’est cool… Au fait, je t’ai parlé de ma nouvelle appli ?

Il sort. Charles et Alice échangent un regard désabusé.

Charles – Parfois, je me demande si on habite sur la même planète, mon petit-fils et moi…

Alice – Moi, parfois, je me demande si la planète sur laquelle on vit vous et moi existe encore.

Arrive Marguerite, la femme de Charles, quinquagénaire pimpante.

Alice – Ah, Marguerite…

Charles – Tu es la première, c’est gentil !

Marguerite – Bonjour Alice. Je passe en coup de vent, j’ai encore deux ou trois clientes à finir au salon. (À Charles) Je t’avais dit de faire un saut ce matin, toi aussi ! Regarde de quoi tu as l’air ! Je t’aurais fait un brushing ! Si le journaliste de La Gazette te prend en photo, tu imagines…

Charles – Désolé, je n’ai vraiment pas eu le temps. On vient à peine de finir. Et puis je ne suis pas sûr de vouloir ressembler à un présentateur télé…

Marguerite – Entre nous, vous aussi, Alice, vous auriez dû venir me voir…

Alice – Vous trouvez que je suis mal coiffée ?

Marguerite préfère ne pas répondre.

Marguerite – Alors ça y est, tout est prêt ?

Alice – À un moment, on a cru qu’on allait devoir tout annuler. On a été livré il y a une heure, vous vous rendez compte ?

Marguerite – Vous avez fait appel à quel traiteur ?

Alice – Euh, non… Je parlais de l’imprimeur… Une séance de dédicace, sans le livre de l’auteur…

Marguerite – Ah oui, bien sûr… Je pensais que vous parliez des petits fours…

Alice – Alors qu’est-ce que vous en pensez ?

Marguerite – Du buffet ?

Alice – Du roman de votre mari ! J’imagine que vous avez été sa première lectrice…

Marguerite – En fait, j’ai préféré avoir la surprise… Et puis il écrit tellement mal… Je veux dire, quand il écrit à la main… C’est comme mon médecin, tiens… Je n’arrive jamais à déchiffrer ce qu’il y a d’écrit sur mes ordonnances. Alors un manuscrit tout entier, vous imaginez un peu… Heureusement que les pharmaciens n’écrivent pas de romans ! Bon, désolée, il faut que j’y retourne. Je ferme le salon, et j’arrive, d’accord ?

Charles – Très bien, alors à tout à l’heure…

Elle sort.

Alice – Vous aussi vous trouvez que je suis mal coiffée ?

Charles – Vous êtes coiffée comme d’habitude, non ?

Alice – Je ne sais pas trop comment je dois interpréter ça… Mais je vais quand même aller me refaire une beauté avant que les premiers invités arrivent. Vous pouvez garder la boutique un moment ?

Charles – Bien sûr.

Alice – Profitez en pour réviser votre discours.

Charles – Mon discours ?

Alice – Vous avez bien préparé une petite intervention, non ?

Charles – Quel genre d’intervention ?

Alice – Comme pour les Oscars ! Je remercie ma femme, mon éditeur…

Charles – Je n’ai pas d’éditeur ! Vous vous fichez de moi, c’est ça ?

Alice – Vous avez entendu votre femme ? La journaliste de la Gazette sera là. Qu’est-ce qu’elle va mettre dans son article si vous ne prononcez pas une petite bafouille pour présenter votre livre ?

Alice s’apprête à sortir, mais Charles la rappelle en lui tendant le jerricane.

Charles – Vous pouvez poser ça à la cuisine en passant ?

Alice – Vous avez raison, ça fera de la place…

Elle prend le jerricane, et sort. Charles semble perturbé. Réfléchissant à son discours, il se met à marmonner quelques paroles inaudibles. Il est si concentré qu’il ne voit pas entrer Eve, une cliente, la trentaine plutôt jolie.

Charles (à haute voix) – Chers amis, bonjour ! Non, ça fait un peu trop Jeu des Mille Francs… Chers amis, je vous remercie tout d’abord d’être venus si nombreux…

Eve l’observe un instant parler tout seul, avec un air un peu inquiet. Charles se retourne enfin et sursaute en la voyant.

Charles – Excusez-moi, je répétais mon discours… Mais rassurez-vous, j’essaierai de ne pas être trop long.

Eve – Ah, oui…

La cliente jette un regard circulaire dans la boutique, semblant chercher quelque chose.

Charles (désignant la pile de bouquins) – Les livres sont là.

Cliente – Très bien.

Charles – Je suis l’auteur.

Eve – Parfait…

Charles – Voulez-vous que je vous en dédicace un exemplaire ? Vous serez ma première fois…

Eve – C’est à dire que…

Charles – Vous venez pour la séance de signature, c’est bien ça ?

Eve – Euh… Non, je cherche une cartouche d’encre pour mon imprimante. (Elle sort un papier qu’elle lui met sous le nez) Tenez, j’ai noté la référence ici. Vous auriez ça ?

Charles – Ah… Pour ça, il faudrait attendre que la libraire revienne…

Eve – Pardon… J’avais cru que… Dans ce cas, il vaudrait mieux que je repasse tout à l’heure…

Charles – Elle ne devrait pas tarder… Je peux vous offrir un cocktail pour patienter ? Si vous me promettez de ne pas fumer juste après…

Eve – Merci, mais ma coiffeuse m’a dit qu’elle pouvait me prendre dans cinq minutes…

Charles – Méfiez-vous des minutes de coiffeuse.

Eve – Pardon ?

Charles – Elles vous disent cinq minutes, et pour vous ça a l’air de durer une heure… Avec les coiffeuses, le temps passe beaucoup moins vite, c’est un phénomène bien connu.

Eve – Ah oui…

Charles – Croyez-moi, je vis avec une coiffeuse depuis trente ans et j’ai l’impression que ça fait une éternité…

Eve (un peu embarrassée) – Très bien… À tout à l’heure, alors !

Elle sort.

Charles – Bon… Ben moi aussi, je vais aller me passer un coup de peigne…

Il sort. Entrent Brigitte, la fille de Charles, et Vincent, son gendre.

Vincent – Merde, je crois qu’on est les premiers, dis donc…

Brigitte – Tu crois ?

Vincent – Ben je ne sais pas… Comme on est les seuls…

Brigitte – Il y a quelqu’un ?

Vincent – Pas si fort ! Tu vois bien qu’il n’y a personne…

Brigitte – C’est pour signaler notre arrivée… C’est ce qu’on fait dans ces cas-là, non ?

Vincent – Dans ces cas-là, on peut aussi se barrer et revenir quand il y a un peu plus de monde. Je t’avais dit qu’il ne fallait pas arriver trop tôt.

Brigitte – C’est mon père, quand même… Pour une fois qu’il fait quelque chose…

Vincent – J’aurais préféré qu’il fasse un barbecue, comme tout le monde… Tu as vu la tronche du buffet ?

Brigitte – On ne vient pour manger…

Le regard de Vincent se tourne vers la pile de livres.

Vincent – Je me demande pourquoi on vient, d’ailleurs. Tu l’as lu ?

Brigitte – Quoi ?

Vincent – Son bouquin !

Brigitte – Ah… Euh… Non, pas encore… Il vient de le publier, non ?

Vincent – Au moins, on n’aura pas à lui dire ce qu’on en pense. (Vincent s’approche de la pile et regarde le titre) Ma Part d’Ombre… Oh, putain…

Brigitte – Quoi ?

Vincent – Quel titre à la con…

Brigitte – C’est vrai que ça ne donne pas tellement envie de le lire…

Vincent – Tu m’étonnes. À moins d’être déjà complètement dépressif.

Brigitte – Mmm… Ça ne sent pas trop le best seller de l’été qu’on lit sur la plage pour oublier ses problèmes.

Vincent – Parce que tu as des problèmes, toi ? (Elle ne répond pas) Tu sais que j’écrivais, moi aussi, quand j’étais gosse ?

Brigitte – Ah oui ? Et qu’est-ce que tu écrivais ?

Vincent – Différentes choses… Des poèmes, par exemple…

Brigitte – Tu écrivais des poèmes ? Toi ?

Vincent – Oui, bon, c’était il y a longtemps…

Brigitte – En tout cas, à moi, tu ne m’as jamais écrit de poèmes…

Vincent – Oui, oh… Moi, j’ai vite compris que ce n’était pas en devenant écrivain que je réussirai dans la vie…

Brigitte – C’est clair…

Vincent – Tu vas voir qu’ils vont nous servir du mousseux…

Brigitte – Tu crois ? Moi le mousseux, ça me donne des gaz…

Vincent – On se barre, je te dis… Justement, j’ai quelques coups de fil à passer en attendant…

Brigitte – On ne va pas laisser la boutique comme ça ?

Vincent – Comment ça comme ça ?

Brigitte – Sans surveillance ! N’importe qui pourrait entrer, se servir et partir sans payer…

Vincent – Qui pourrait bien voler des bouquins ? Surtout celui de ton père…

Brigitte – Je ne sais pas moi… Des gens qui aiment lire…

Vincent – Tu as déjà entendu parler d’un hold up dans une librairie ?

Brigitte – Non…

Vincent – On reviendra dans une demi-heure, je te dis.

Brigitte – Bon, d’accord.

Ils s’apprêtent à s’éclipser quand Charles revient.

Charles – Ah, Brigitte, ma chérie !

Vincent (en aparté à Brigitte) – Et merde…

Brigitte – Bonjour papa…

Il fait la bise à sa fille avant de serrer la main de son gendre.

Charles – Bonjour Vincent.

Vincent – Salut Charles, comment va ? Alors c’est le grand jour ?

Brigitte – Tu aurais pu mettre une cravate… Avec ta chemise blanche et ton col ouvert, comme ça, on t’imagine dans une charrette en route pour l’échafaud…

Charles – C’est un peu l’impression que j’ai, figure-toi… Même si avec cette apparente décontraction, je pensais plutôt la jouer BHL… C’est gentil d’être venus. Je crois que vous êtes les premiers…

Brigitte – Oui, c’est ce que me disait Vincent, justement…

Vincent – On ne voulait pas rater ça, tu penses bien. On en a profité pour feuilleter ton bouquin… Ça a l’air bien…

Brigitte – Le titre, en tout cas, c’est très accrocheur…

Vincent – Ça parle de quoi exactement ?

Charles – Oh… En fait, c’est l’histoire de…

Brigitte – Maman n’est pas là ?

Charles – Elle ferme le salon et elle arrive.

Vincent feuillette le livre.

Vincent – Cent vingt deux pages ! Et ben mon cochon, tu ne t’es pas foulé…

Charles – Pour un premier roman… Disons que je n’ai pas voulu abuser de la patience de mes éventuels lecteurs…

Brigitte – Tu as raison ! Moi, les bouquins trop longs, j’ai toujours peur de m’endormir avant la fin… Non, un petit livre comme ça, écrit gros en plus, je suis sûre ça peut bien se vendre…

Vincent – Si ce n’est pas trop cher… Tu as beaucoup de stock ?

Charles – On a fait un premier tirage de 300 exemplaires.

Vincent – Ah d’accord… Faut avoir plus d’ambition que ça, mon vieux. Faut pas la jouer petits bras ! Faut croire en toi !

Alice revient dans une tenue beaucoup plus sexy, et sans chignon.

Alice – C’est ce que je lui dis toujours…

Charles marque sa surprise en la voyant ainsi transfigurée.

Charles – Je vous présente Alice. Une libraire comme on n’en fait plus…

Alice – Vous voulez dire que j’appartiens à une espèce en voie de disparition ? Malheureusement, ça n’est que trop vrai…

Charles – En tout cas, si Alice ne m’avait pas soutenu et encouragé depuis le début, jamais je n’aurais osé publier ce roman… Alice, je vous présente ma fille Brigitte, et son mari Vincent.

Alice – Votre père a beaucoup de talent… Vous êtes artiste, vous aussi ?

Brigitte – Non, je travaille avec mon mari.

Vincent – Je suis PDG d’une société de menuiserie industrielle. Je vends des portes et des fenêtres.

Alice – Un métier qui n’est pas si éloigné du mien. Les livres aussi sont des portes et des fenêtres ouvertes sur le monde…

Vincent – Les miennes sont en PVC.

Alice – Hélas, avec la concurrence d’internet, le métier de libraire est devenu très difficile.

Vincent – Il faut vivre avec son temps. Savoir s’adapter. Sinon on finit par disparaître, comme les dinosaures.

Charles – Mais les dinosaures n’ont disparu qu’après avoir dominé le monde pendant 160 millions d’années, il faut quand même le préciser…

Alice – Si cette librairie ferme, hélas, elle sera probablement remplacée par une banque, une agence immobilière ou un lavomatic…

Charles – Ou une succursale d’un groupe de menuiserie industrielle.

Vincent – Le livre en papier, c’est comme la fenêtre en bois. C’est un combat d’arrière-garde. Vous devriez vous mettre au numérique.

Alice – Ou changer de métier… Enfin, espérons que cette séance de signature ramènera quelques lecteurs dans cette librairie à l’ancienne !

Brigitte – Les jeunes d’aujourd’hui ne lisent plus… C’est ce que je dis toujours à Fred. Moi à quinze ans, j’avais déjà lu tous les bouquins de la Bibliothèque Rose !

Vincent – D’ailleurs, elle s’est arrêtée à la Bibliothèque Verte !

Brigitte – Il faut dire qu’à l’époque, on n’avait pas Internet.

Alice – Je vais vous servir un verre… Un petit kir, ça vous dit ?

Brigitte – Avec plaisir…

Alice s’approche du buffet pour faire le service.

Vincent – Mais dis donc, Charles, je ne savais pas que tu étais écrivain ! Ça t’est venu sur le tard ?

Charles – Non, c’est une passion de jeunesse. J’ai même envoyé des manuscrits aux plus grands éditeurs. Mais personne n’a jamais voulu les publier…

Brigitte – Ah oui ?

Vincent – Qu’est-ce qu’ils t’ont répondu ?

Alice – Ça ne correspond pas à notre ligne éditoriale… C’est la formule consacrée.

Charles – Apparemment, ce que j’écris ne correspond à aucune ligne éditoriale répertoriée à ce jour… Alors sous la pression amicale de ma libraire préférée, je me suis décidé à publier mon premier roman moi-même. À compte d’auteur…

Vincent – Ah, d’accord…

Brigitte – Maintenant que tu es en préretraite, tu vas pouvoir en écrire d’autres.

Vincent – En préretraite… À ton âge ! Et on se demande pourquoi le budget de la France est en déficit… Des fois, moi aussi j’aimerais travailler à La Poste.

Alice – Pour un ancien facteur, devenir romancier, c’est une façon comme une autre de rester un homme de lettres…

Brigitte – Un homme de lettres ?

Vincent – Enfin, Brigitte… Un facteur, un homme de lettres…

Brigitte – Ah, oui, ça y est, j’ai compris ! Un hommes de lettres… C’est amusant, ça.

Vincent – Tu sais que j’écrivais, moi aussi, quand j’étais gosse ?

Marguerite revient accompagnée de Jacques, l’adjoint au maire.

Charles – Ah, voilà ta mère !

Marguerite – Bonjour Vincent… (À Brigitte) Bonjour ma chérie… Vous êtes déjà là ?

Brigitte – Oui, on est arrivés les premiers…

Marguerite – Charles, tu connais Jacques, l’adjoint au maire…

Charles – Très honoré, Jacques. Mais je ne savais pas que vous étiez en charge de la culture…

Jacques – L’adjoint à la culture n’était pas disponible malheureusement, mais je me fais un plaisir de le remplacer.

Alice – Ah oui… Et vous vous occupez de…?

Jacques – De la voirie.

Brigitte – La voirie ?

Jacques – Le ramassage des poubelles, le tri sélectif, le recyclage, tout ça…

Charles – Je vois… Et je suis d’autant plus honoré de votre présence ici, Jacques.

Jacques – Enfin, vous savez, mes fonctions à la mairie sont purement bénévoles. Je suis commissaire de police.

Charles – Je suis désolé. Mon livre n’est pas un roman policier.

Jacques – En tout cas, vous avez une bien charmante épouse. Et toujours si bien coiffée…

Charles – Ma première dédicace sera pour toi, Marguerite. Qu’est-ce que je mets ?

Alice – Ah, ma muse ?

Moment de flottement.

Charles – Je vais mettre à ma femme…

Il signe un exemplaire du livre et le tend à Marguerite.

Marguerite – Merci… Comme ça, je vais pouvoir le lire…

Charles – Eh oui… Pourquoi pas ?

Jacques jette un regard à la couverture du livre.

Jacques – Ma Part d’Ombre… C’est très accrocheur, comme titre… Et ça parle de quoi ?

Charles – Eh bien…

Il est interrompu par le retour de Fred.

Brigitte – Ah voilà Fred ! On ne sait pas ce qu’on va faire de lui. On vient d’apprendre qu’il redouble, figurez-vous…

Alice – Et il est en quelle classe ce grand garçon ?

Brigitte – En seconde…

Jacques – À son âge ?

Vincent – Il doit croire que le lycée, c’est comme La Poste. Qu’on progresse à l’ancienneté…

Brigitte – Il passe son temps à développer des applications pour portables… Il croit que c’est comme ça qu’il va faire fortune…

Fred – C’est déjà arrivé…

Vincent – Ben voyons… Arrête de rêver, Fred !

Charles – C’est quoi cette appli ?

Fred – Vous savez ce que c’est que la numérologie ?

Alice – Vaguement.

Fred – Mon idée est très simple, vous allez voir… (À Charles) Tiens passe-moi ton portable, Pépé, je vais te charger l’appli…

Charles tend son portable à Fred à contrecœur, et ce dernier pianote sur le clavier.

Fred – Voilà le principe… Tu demandes son numéro de téléphone à une meuf. Ou une fille à un mec, évidemment, ça marche aussi. Tu le rentres dans ton portable, et l’appli t’indique le degré de compatibilité amoureuse entre vous en fonction de vos numéros de téléphone respectifs…

Alice – Le degré de compatibilité amoureuse ?

Charles – Il m’inquiète… Je ne l’ai jamais entendu employer des termes aussi sophistiqués…

Fred – Bref, ça te dit si tu as des chances de pécho, si tu préfères.

Alice – D’après les numéros de téléphone ?

Charles – Ah, oui, en effet, c’est très simple. Mais je ne savais que tu étais spécialiste en numérologie.

Fred – J’ai inventé le programme moi-même. Le logiciel additionne tous les chiffres composant ton numéro de téléphone, et tous ceux du numéro de la meuf. Si la somme obtenue est la même, bingo ! C’est le coup de foudre assuré. Sinon, moins l’écart est important plus tu as tes chances de ken…

Charles – De ken ?

Alice – Enfin, Charles, de niquer en verlan.

Jacques – Ah oui, il suffisait d’y penser.

Fred – Évidemment, il faut croire en la numérologie…

Brigitte – Ce n’est pas Françoise Hardy qui a écrit un bouquin sur la numérologie ?

Marguerite – Non, Françoise Hardy, c’est l’astrologie. La numérologie, c’est Lara Fabian, je crois.

Vincent – S’il n’est pas doué pour les études, on l’enverra à l’École Hôtelière…

Charles (à Fred) – Tu ne veux pas commencer tout de suite à faire le service ?

Alice – Je vous en prie, servez-vous ! Le buffet est ici…

Ils se déplacent vers le buffet. Jacques en profite pour mettre subrepticement une main aux fesses à Marguerite.

Marguerite (en aparté) – Je t’en prie, Jacques, pas ici…

Vincent – Charles, tu viens boire un coup ? C’est toi le héros du jour, non ?

Charles – Oui, oui, j’arrive tout de suite ! (À Fred) C’est curieux, je n’avais jamais remarqué que ton père me tutoyait…

Fred – Moi non plus.

Charles – Je ne suis pas sûr que ça me plaise beaucoup, d’ailleurs. C’est vrai, ce n’est pas parce qu’il couche avec ma fille que ça lui donne le droit d’être aussi familier avec moi.

Fred – Tu parles bien de ma mère, là ?

Charles – C’est de ma faute… Je n’aurais pas dû laisser ta grand-mère s’occuper de son éducation.

Fred – Tu sais que j’ai mis ton bouquin sur Amazon ?

Charles – Amazon ? Ne prononce pas ce mot-là ici, malheureux ! On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu…

Fred – Pourquoi ça ?

Charles – Amazon, c’est la mort des petites librairies de quartier !

Fred – Ouais, mais le bouquin en papier, ce n’est pas fun… Et puis aujourd’hui, si tu ne fais pas le buzz sur Internet !

Charles – Tu l’as lu ?

Fred – Quoi ?

Charles – Mon bouquin ! Avant de le mettre en ligne…

Fred – Pas encore… Mais comme tu m’avais envoyé le fichier… J’ai fait un ebook vite fait, et je l’ai mis en vente sur Amazon.

Charles – En vente ? (Ironique) Et ça se vend bien, dis-moi ?

Fred – Je n’ai pas encore eu le temps de regarder les statistiques…

Charles (soupirant) – C’est toi qui as raison, Fred. Tu sais ce qu’a dit Einstein ? Un homme qui n’est plus capable de s’émerveiller a déjà cessé de vivre… Pour moi, c’est trop tard. Mais toi… Si à ton âge tu ne rêvais déjà plus…

Fred – Tu viens quand même de publier ton premier roman… À près de soixante-dix balais…

Charles – Soixante, Fred… Soixante-dix, c’était ton autre grand-père. Celui qui est mort de vieillesse il y a trois mois, tu sais ?

Alice revient.

Alice – C’est quoi ces messes basses ?

Charles (embarrassé) – On parlait de son appli pour téléphone mobile… C’est marrant, non ?

Fred – Je vais boire un petit coup de champe moi, tiens…

Charles – Ne force pas trop quand même… C’est du brutal…

Fred s’éloigne vers le buffet.

Alice – Et moi, vous me le dédicacez aussi ce livre ou pas ?

Charles – Bien sûr… Ce roman, c’est un peu notre bébé à tous les deux, non ?

Charles griffonne quelque chose sur le livre. Alice regarde.

Alice – C’est gentil… Je suis très touchée…

Séquence émotion. Trouble entre eux. Arrive Alban, le journaliste de La Gazette, un appareil photo suspendu à son cou.

Alice – Ah voilà Alban !

Charles – Alban ?

Alice – Le journaliste de La Gazette…

Alban – Je ne suis pas trop en retard, j’espère.

Alice – Mais pas du tout ! Vous voulez boire quelque chose ? On a du kir…

Alban – Ça ira pour l’instant, merci…

Charles – Merci d’être venu, je me doute que ce n’est pas avec ce reportage sur mon premier roman que vous remporterez le Prix Pulitzer…

Alban – Ça dépend…

Charles – Ah oui ? Et de quoi ?

Alban – Si avec ce premier roman vous remportez le Prix Nobel…

Alice semble désireuse de rompre cette aimable conversation.

Alice – Charles, ce serait peut-être le moment de dire un mot…

Charles – Vous croyez ? Mais tout le monde n’est pas encore là, non ?

Alice – La presse est là, c’est le principal ! On ne va pas faire attendre Madame…

Alban – Surtout que je ne pourrais pas rester très longtemps. J’ai encore le banquet annuel du Club Senior de Danse de Salon, et l’inauguration du nouveau rond-point.

Charles – Dans ce cas…

Josiane arrive, en tenue étriquée de petite employée de bureau.

Josiane – Excuse-moi, Charles… Je suis un peu en retard…

Charles – Ah, Josiane ! On n’attendait plus que toi…

Josiane – Je n’allais pas rater ça, tu penses bien.

Charles – Je vous présente Josiane, une ancien collègue de La Poste qui n’a pas encore eu la chance d’être licenciée comme moi…

Alice – Enchantée Josiane…

Charles – Tu arrives bien… Tu as failli rater mon discours…

Josiane – Je profite de ma pause déjeuner.

Charles – La pause déjeuner est à l’employé de bureau, ce que la promenade dans la cour est au prisonnier de droit commun.

Josiane – Tu ne crois pas si bien dire.

Charles – C’est pourquoi je suis heureux qu’on m’ait accordé une libération anticipée…

Josiane – Tu sais que c’est de pire en pire depuis ton départ ?

Alice frappe quelques coups sur une flûte avec une petite cuillère pour réclamer l’attention.

Charles – Excuse-moi un instant, il faut que je dise quelques mots à la presse…

Fred reçoit un message texto et s’éloigne un peu.

Fred – Pardon…

Charles – Chers amis, je voudrais tout d’abord remercier…

Fred (à voix haute) – Google veut me racheter mon appli !

Charles est coupé dans son élan.

Vincent – Quoi ?

Fred – Mon appli numérologique ! Je viens d’avoir un texto du PDG !

Stupéfaction générale.

Brigitte – Le PDG de Google ?

Vincent – Mais quand tu dis racheter… Ça peut vraiment rapporter gros, la vente d’une application pour téléphone mobile ?

Jacques – J’ai entendu parler d’une histoire comme ça il n’y a pas très longtemps. Un ado de 17 ans, en Angleterre. Il a revendu une application à Yahoo pour 30 millions de dollars.

Vincent – 30 millions !

Brigitte – C’est encore mieux que de gagner au loto !

Ses parents le regardent sous un nouveau jour.

Vincent – J’étais sûr que mon fils était un génie méconnu…

Brigitte – Tu te souviens, quand il a redoublé sa cinquième, on lui avait fait passer un test pour savoir s’il n’était pas surdoué.

Vincent – On se demandait si ce n’était pas pour ça qu’il était aussi nul à l’école.

Brigitte – Mais le test n’avait rien décelé d’anormal.

Jacques – Leurs tests, ce n’est pas fiable à 100%. C’est comme pour la trisomie 21. Des fois, ils passent à côté.

Brigitte – Il est à combien, le dollar ?

Jacques – Un peu moins d’un euro, je crois.

Fred – Il me propose 10 millions.

Brigitte – D’euros ?

Fred – De dollars.

Vincent – On lui dira que ce n’est pas assez…

Brigitte – Tu crois ?

Vincent – Si tu veux, je négocierai ça pour toi… Mais on va le faire mariner un peu avant… Eh ! Tu pourrais investir tes gains dans l’entreprise de ton père, pour les faire fructifier…

Fred – Oui, on verra…

Vincent – Les nouvelles technologies, l’Internet, tout ça, c’est bien pour faire un coup… Mais pour placer son capital, crois-moi… La menuiserie industrielle, c’est du solide…

Fred – Ouais, faut voir…

Brigitte – Et puis après tout, tu es mineur… Tu n’es pas encore en âge de gérer ton argent tout seul…

Fred – Je vais avoir 18 ans dans un mois…

Vincent – Je suis ton père, quand même !

Jacques – Mais c’est signé de qui, ce message ?

Fred regarde son écran.

Fred – Steve Jobs…

Josiane – Steve Jobs, c’est le PDG de Google ?

Jacques – Steve Jobs, c’est Apple, non ?

Josiane – Oui… Et surtout, il est mort…

Jacques – Peut-être qu’il a remonté une start up là haut…

Fred regarde à nouveau son écran.

Fred – Et merde, c’est le numéro de mon pote Karim. C’est lui qui m’a envoyé le texto. C’est une blague…

Déception des parents.

Brigitte – On t’avait dit de ne pas rêver, Fred…

Vincent – Un génie, tu parles… On va le mettre à l’École Hôtelière, oui. On manque de bras dans la restauration…

Charles – Bon, je crois que mon petit discours, ce sera pour plus tard… Je vous propose qu’on passe directement au buffet…

Alice tend une flûte de champagne à Josiane.

Alice – Tenez, Josiane, buvez quelque chose.

Josiane – Merci.

Alban – Vous êtes facteur, vous aussi ?

Josiane – Non, malheureusement. Au moins je serai au grand air, et j’aurais l’impression de servir à quelque chose. Je suis conseiller bancaire.

Alice – Ah, oui…

Josiane – Conseiller… Comme si on était là pour conseiller les clients.

Alice – Et vous, Charles ? Vous ne regrettez ne pas trop votre boulot de facteur ?

Charles – Un peu, si. Le contact avec tous ces gens, pendant ma tournée. Leur apporter les bonnes comme les mauvaises nouvelles. Un facteur, c’est un peu comme un pigeon voyageur…

Josiane – Autrefois, peut-être… Maintenant on est juste des pigeons…

Alice – Hélas, les lettres écrites à la main et acheminées par la poste, c’est bien fini… De nos jours, Madame de Sévigné écrirait des textos…

Josiane – La Poste est devenue une banque comme une autre. J’ai été embauché dans un service public. Et aujourd’hui, j’en suis réduit à fourguer des crédits à la consommation à des smicars déjà surendettés.

Charles – Allez, il n’y a pas que le boulot, dans la vie… Tu joues toujours à la pétanque ?

Josiane – Je vais très mal, Charles… Je te jure. J’ai vraiment les boules…

Alban prend Charles en photo, avant de s’adresser à lui.

Alban – Je peux vous poser quelques questions, pour mon article ? Puisque vous n’avez pas voulu nous gratifier d’un discours…

Charles – Bien sûr… (À Josiane) Pardon, je reviens tout de suite…

Josiane semble complètement déprimé. Il s’adresse à Vincent.

Josiane – Vous avez déjà pensé au suicide ?

Le téléphone de Vincent sonne.

Vincent (à Josiane) – Excusez-moi un instant, je suis à vous tout de suite… (À son interlocuteur téléphonique) Oui ? Non, non, vous ne me dérangez pas. Je voulais vous joindre moi-même pour discuter de ce petit découvert…

Il quitte la pièce pour répondre.

Alice – Je vais rechercher quelques bouteilles…

Jacques – Je peux vous aider pour le service ?

Alice – Pourquoi pas ?

Alice et Jacques sortent.

Alban – Vous êtes le seul écrivain que nous ayons dans la commune…

Charles – Je m’en doute, sinon vous auriez certainement choisi d’en interviewer un autre…

Alban – Alors, Charles ? De quoi ça parle, ce bouquin ?

Charles – Je vais vous en dédicacer un exemplaire, comme ça vous pourrez le lire avant d’écrire votre article…

Alban – C’est gentil, mais je préférerais que vous me fassiez un petit topo… Mon article doit paraître demain matin…

Charles – Je vois… Eh bien disons que… C’est un peu autobiographique, en fait…

Alban – Ma Part d’Ombre…

Charles – C’est à prendre au deuxième degré, évidemment…

Alban – Je vois…

Charles – Vraiment ?

Alban – Nous avons tous notre part d’ombre, j’imagine…

Charles – Quelle est la vôtre, Alban ?

Alban – J’ai tué mon père et ma mère et je les garde empaillés dans mon grenier depuis une dizaine d’années. J’écrirai sûrement un bouquin là dessus, un jour. Mais nous sommes là pour parler de vous, non ?

Charles – Ma part d’ombre, je la vois plutôt sous un parasol… Je déteste être en pleine lumière…

Alban – C’est assez paradoxal… Tous les auteurs cherchent une certaine reconnaissance, je suppose…

Charles – C’est le sujet de mon roman, justement.

Josiane s’approche de Fred.

Josiane – Tu as déjà travaillé, mon garçon ?

Fred – Non…

Josiane – Tu verras, quand on t’attribue ton numéro de sécurité sociale pour ton premier emploi, tu prends perpète. Avec une peine de sûreté incompressible de 42 annuités et demie.

Fred a l’air un peu décontenancé. Mais son téléphone sonne et il répond.

Fred – Oui Karim… Tu es vraiment con, hein ?

Il s’éloigne pour poursuivre sa conversation. Josiane quitte la pièce. Vincent revient, apparemment soucieux.

Charles – Un souci ?

Vincent – Juste un petit problème de trésorerie passager. Mais tu sais quoi ? Je crois que je vais revendre la moitié de la boîte aux Chinois, pour booster mes perspectives de développement. C’est en Chine que tu aurais dû le faire paraître ton bouquin. Tu imagines, plus d’un milliard de lecteurs potentiels. Les Chinois, crois-moi, c’est l’avenir…

Charles – Quand j’étais jeune, on imaginait déjà les chinois défiler au pas de l’oie sur les Champs Élysées. On appelait ça le Péril Jaune… Aujourd’hui, c’est une armée de touristes chinois qui défilent sur les Champs chargés de sacs Vuitton. Finalement, on ne sait plus très bien qui a gagné la guerre froide…

Alice revient, le vêtement un peu en désordre et passablement troublée, suivi par Jacques, la mine réjouie.

Alice – Enfin, je vous en prie…

Jacques – On peut bien rigoler un peu, non ?

Alice se réfugie auprès de Charles. Marguerite lance un regard méfiant en direction de Jacques.

Marguerite – C’est le coup de feu en cuisine ?

Jacques – Je donnais juste un coup de main…

Charles – Tout va bien, Alice ?

Alice – Oui, oui, ça va…

Arrivée de Catherine, belle femme entre deux âges drapé dans un imperméable à la Colombo.

Catherine – Bonjour Charles.

Charles – Bonjour ma sœur.

Il lui fait la bise, puis Catherine se tourne vers Alice.

Alice (toujours un peu perturbée) – Bonjour ma sœur.

Charles – Ah, non, mais c’est… C’est ma sœur, quoi. La fille de mes parents, si vous préférez…

Alice – Ah, d’accord, excusez-moi… C’est vrai que vous n’avez pas vraiment l’air de…

Catherine – L’habit ne fait pas le moine.

Alice – Donc, vous n’êtes pas dans les ordres.

Catherine – Pas encore. Mais je commence à y songer sérieusement…

Alice – Tant mieux, tant mieux…

Catherine – Alors mon cher frère, j’ai hâte de lire ton livre…

Charles – C’est mon premier roman, tu sais… J’ai l’impression de me mettre un peu à nu…

Catherine – Je suis ta sœur, après tout, je t’ai déjà vu tout nu. (À Alice) C’était il y a très longtemps, rassurez-vous.

Charles – Et toi, qu’est-ce que tu deviens ?

Catherine – J’aimerais te dire que ma vie est passionnante, mais je t’aime trop pour te mentir. Et contrairement à toi, je ne peux pas me réfugier dans la littérature pour m’en inventer une autre.

Charles – Mon talent d’auteur reste très limité. Je ne m’invente aucune autre vie, tu sais. Je me contente, à travers mes livres, de rire de la mienne. Cela m’aide à la trouver un peu plus supportable.

Gérard entre. Il est vêtu d’une façon plutôt élégante, et a un air un peu mystérieux. Il tient à la main une mallette.

Alice – Et lui, c’est qui ?

Charles – Aucune idée. Après tout, une séance de signature, c’est comme une représentation de théâtre. Contre toute attente, il peut se glisser par erreur dans la salle quelqu’un que l’auteur ne connaît pas…

Alice – Qu’est-ce qu’il peut bien avoir dans cette mallette ?

Charles – Vous n’avez qu’à lui demander…

Alice s’approche de Gérard.

Alice (à Gérard) – Bonjour, je peux vous offrir un verre ?

Gérard – Pourquoi pas ?

Alice – Voulez-vous que je prenne votre vestiaire ?

Il lui tend son manteau, et elle attend qu’il lui donne aussi sa mallette.

Gérard – Merci, mais je préfère garder ma mallette avec moi.

Alice – Je reviens tout de suite…

Alice va ranger le manteau en coulisse.

Catherine – Vous venez pour la signature ?

Gérard – Ça a l’air de vous étonner.

Catherine – Non, non, pas du tout…

Gérard – À vrai dire, je suis là un peu par hasard.

Alice revient et tend un verre à Gérard.

Gérard – Merci.

Catherine – Vous êtes un ami de Charles ?

Gérard boit un gorgée.

Gérard – Très particulier, ce champagne. Vous me donnerez les coordonnées de votre fournisseur.

Alice – Oui, j’ai une bonne adresse sur la route de Reims.

Gérard – Un petit producteur, j’imagine.

Alice – Une station service, plutôt.

Fred – Tiens je vais regarder si tu as réussi à vendre un ou deux exemplaires sur Amazon…

Il pianote sur son portable. Josiane s’approche de Alban.

Josiane – Vous êtes journaliste, n’est-ce pas ?

Alban – Oui…

Josiane – Vous ne pouvez pas imaginer quel enfer on vit maintenant, quand on travaille comme conseiller bancaire…

Fred – Ce n’est pas vrai !

Charles – Quoi encore ?

Fred – 2.700 exemplaires !

Charles – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Fred – Ça veut dire que tu as fait le buzz ! Et grave encore !

Charles – C’est encore une blague, c’est ça ?

Fred – Pas du tout, regarde ! (Il tend vers il l’écran de son portable) 2.700 exemplaires vendus ! Tu es devenu une vedette, Pépé ! Enfin, sous un pseudo…

Jacques – Une vedette, il ne faut rien exagérer, quand même… (Inquiet) Quel pseudo ?

Fred – Jérôme Quézac…

Charles – Jérôme Quézac ?

Fred – Je trouvais que ça sonnait bien pour un romancier… Ma part d’Ombre de Jérôme Quézac… Ça le fait, non ?

Charles – Ah, oui, c’est…

Alice – Alors vous êtes passé à l’ennemi ? Vous avez mis votre livre en vente sur Amazon ?

Charles – Ce n’est pas moi, c’est mon petit-fils ! Je ne savais même pas que…

Brigitte – 2.700 exemplaires ? Tu dois avoir gagné une petite fortune, alors !

Vincent – À combien l’exemplaire ?

Fred – 1 centime d’euro. Gratuit, on n’a pas le droit.

Vincent – Ah, d’accord.

Vincent sort une calculette de sa poche.

Vincent – Voyons voir… 2.700 exemplaires multiplié par 0,01 euro… Ça fait 27 euros…

Brigitte – Ça paiera au moins ce somptueux buffet…

Fred – Ce n’est peut-être qu’un début…

Alice – Ça veut quand même dire que votre livre est susceptible de susciter l’intérêt des lecteurs.

Vincent – Ouais… Mais à 1 centime le bouquin…

Fred – On peut toujours essayer d’augmenter le prix.

Brigitte – Mais est-ce que ça se vendrait encore…

Catherine retrouve Gérard près du buffet.

Catherine – Vous êtes un amoureux de la littérature, vous aussi ?

Gérard – J’aime les livres, en effet. Mais je ne suis amoureux que des lectrices. Quand elles sont aussi charmantes que vous, en tout cas…

Catherine – Jolie formule pour éviter de répondre.

Gérard – Quelle était la question ?

Sourire amusé de Catherine.

Catherine – J’imagine que c’était quelque chose comme : Vous faites quoi dans la vie et qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de si précieux dans cette mallette pour que vous ne vouliez pas la déposer au vestiaire avec votre manteau ?

Gérard – Laissez-moi cultiver encore un peu ma part d’ombre, moi aussi.

Catherine – Vous êtes un espion, c’est ça ? Ou un détective privé ? Vous enquêtez sur une affaire d’adultère ?

Jacques vient s’incruster dans la conversation.

Jacques (pour plaisanter) – Ce n’est pas ma femme qui vous envoie au moins ?

Silence embarrassé.

Gérard – Excusez-moi un instant.

Gérard sort. Catherine semble déçue.

Jacques – Alors comme ça, vous êtes la sœur de l’auteur.

Catherine – Oui, c’est ce qu’on dit…

Jacques – Et vous faites quoi dans la vie ?

Catherine – Je travaille à l’horloge parlante. C’est moi qui répond au téléphone.

Jacques – Ça doit être passionnant… Et vous êtes mariée ?

Catherine – Pas encore… Mais si je me marie un jour, je vous promets de vous prendre comme garçon d’honneur. Excusez-moi, mais si je ne passe pas aux toilettes tout de suite, je risque de vous vomir dessus. (Elle s’apprête à s’éloigner) Non, mais rassurez-vous, ça n’a aucun rapport avec votre aspect physique. J’ai dû un peu abuser de cet excellent kir…

Elle sort.

Jacques (à Charles) – C’est vrai qu’il a un drôle de goût, ce kir. Qu’est-ce que c’est exactement ?

Charles – C’est un cocktail dont je tiens absolument à garder la recette secrète. Mais son nom vous donnera déjà un indice sur sa composition. J’ai appelé ça le Kirosène.

Le téléphone fixe de la librairie sonne. Alice répond.

Alice – Oui ? Oui… Oui, bien sûr. Un instant, je vous prie…

Josiane (à Charles) – Je peux te parler une minute ? J’ai vraiment peur de faire une bêtise, tu sais…

Alice (à Charles) – C’est pour vous… Un éditeur…

Elle lui tend le combiné.

Charles (à Josiane) – Je suis à toi tout de suite…

Charles prend le combiné. Josiane sort, l’air désespéré.

Charles – Allo ? Oui… Vraiment ? Si, si, je suis très honoré… Bon… Très bien… Je vous rappellerai prochainement pour vous faire part de ma décision… D’accord…

Il raccroche. Catherine revient, avec Gérard.

Alice – Je rêve ou c’était bien… le plus grand éditeur français.

Charles – C’était bien eux. La NRF.

Brigitte – NRF… Ça veut dire norme française, non ?

Vincent – Je ne savais pas que ça existait aussi pour les romans.

Alice – Ce n’est pas encore une blague, au moins ?

Charles – Je ne crois pas, non.

Alice – Alors ?

Charles – Ils veulent publier mon roman…

Alice – C’est merveilleux ! Mais comment…?

Fred – Le buzz ! Sur Amazon ! (Regardant son portable) Les ventes sont montées à 53.000 exemplaires en quelques heures à peine ! Visiblement, les éditeurs à l’ancienne suivent aussi les statistiques…

Marguerite – Mon mari va publier un livre ?

Catherine – Il en avait déjà publié un, non ?

Marguerite – Oui, enfin, je veux dire… Là il pourrait même avoir le Goncourt… Vous imaginez la tête des clientes au salon s’il faisait la couverture de Paris Match ? (À Alban) Vous croyez que mon mari pourrait faire la une de Paris Match ?

Alban – S’il a le Prix Goncourt, certainement.

Marguerite – On dirait que ça ne te fait pas plaisir ?

Charles – Ils veulent les droits exclusifs sur ce roman et me proposent une avance sur le prochain…

Brigitte – Combien ?

Charles – 50.

Vincent – 50 euros ?

Charles – 50.000.

Alice – 50.000 euros ?

Marguerite – Et tu n’as pas dit oui tout de suite ?

Charles – On ne cède pas les droits d’un roman comme on vend une voiture d’occasion… Disons que je préférerais rester maître de mon œuvre.

Marguerite – Ton œuvre ?

Charles – Et puis cet éditeur a refusé trois de mes manuscrits dans les dix dernières années, dont celui-ci d’ailleurs… Et maintenant, parce que j’ai vendu quelques milliers d’exemplaires sur Amazon…

Alice – Ils volent au secours du succès…

Marguerite – L’important, c’est que tu sois publié, non ? Tu pourrais peut-être même passer à la télé…

Charles – Oui… Sur France 3 Région, peut-être…

Alice – Réfléchissez, Charles… C’est une proposition qui pourrait changer votre vie…

Charles – Justement… Je ne sais pas trop… Je ne suis pas sûr de vouloir tout ce battage maintenant.

Marguerite – Mais aujourd’hui, les gens tueraient père et mère pour passer à la télé !

Charles – À quoi bon changer de vie à mon âge. Je préfère rester tranquille. Faire lire mes œuvres à mon entourage. À mes amis. Aux gens qui me connaissent vraiment et qui m’apprécient…

Marguerite – Mais ton entourage, il s’en fout de tes romans ! Tu racontes ta vie, et ta vie ils la connaissent !

Vincent – Elle n’a aucun intérêt, ta vie !

Alice – Tout dépend de la façon dont on la raconte…

Marguerite – Réfléchis une minute, Charles ! Là au moins, ça peut nous rapporter de l’argent.

Charles – Nous ?

Alice juge bon de détendre l’atmosphère.

Alice – Quelqu’un veut boire autre chose ? Pour fêter le succès virtuel de ce roman…

Marguerite – Je vais prendre ta carrière en main, moi, tu vas voir.

Gérard (à Catherine) – La famille… C’est important, la famille…

Catherine – Mmm…

Gérard – Et vous ?

Catherine – Moi ?

Gérard – Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

Catherine – Quand vous saurez ce que je fais, vous risquez d’être horriblement déçu… Vous avez raison, mieux vaut faire durer le suspens le plus longtemps possible…

Gérard – C’est vrai. Nous vivons en ce moment le plus beau moment de notre amour. Ce moment magique où on ne sait encore rien l’un de l’autre.

Catherine – Dans vingt ans, peut-être, sur notre canapé en regardant la télé, nous nous souviendrons avec émotion de cet instant merveilleux où nous ne savions pas encore qui était vraiment l’autre.

Gérard – Et c’est le souvenir de cette part d’ombre qui fera durer notre couple.

Eve, la cliente, revient.

Eve – Excusez-moi de vous déranger, je cherche une cartouche d’imprimante… Tenez, voilà la référence…

Alice – Je vous donne ça tout de suite… Voilà, 47 euros 50…

Eve – Ah oui, quand même…

Alice – Oui, c’est cher. Et encore, ce n’est qu’un compatible. L’original de la cartouche est plus cher que l’imprimante.

Eve – C’est pour imprimer un ebook.

Alice – À ce prix-là, ça revient moins cher d’acheter un exemplaire papier en librairie, non ?

Eve – C’est vrai… En tout cas, merci…

Elle s’en va.

Alice – Alors, qu’est-ce que vous allez faire ?

Marguerite – Mais il va signer avec cet éditeur, bien sûr ! Et empocher ce chèque de 50.000 euros !

Alice – C’est vrai que pour la librairie, ce serait bien aussi…

Josiane revient avec le jerricane à la main. On ne prête pas attention à lui. Il se déverse le contenu du jerricane sur la tête. Tout le monde le regarde, interloqué.

Alban – Je crois que là, je tiens un scoop.

Catherine – Mais il faut l’arrêter !

Charles – C’est du Champomy…

Josiane sort un briquet et tente de mettre le feu à ses vêtements, évidemment sans succès.

Alban – C’est la première fois que je vois quelqu’un essayer de s’immoler par le feu avec du Champomy… C’est un happening que vous avez organisé spécialement pour le lancement de ce livre, afin d’alerter le public sur la mort programmée des librairies de quartier ?

Charles – Allez viens, Josiane…

Charles le prend par le bras et l’emmène. Stupeur générale.

Alice – Tout va bien. Ce n’était qu’un conseiller bancaire dépressif à la recherche de son quart d’heure de célébrité.

Brigitte – C’est dingue, quand même. Il aurait pu mettre le feu. Avec tout ce papier autour de nous.

Vincent – Les livres numériques, au moins, c’est comme les fenêtres en PVC. Ce n’est pas inflammable.

Gérard traverse alors la scène pour se diriger vers le bar, tenant toujours sa mallette à la main. Au beau milieu, il se fait bousculer par Jacques qui marche sans regarder devant lui.

Jacques – Oh pardon…

La mallette s’ouvre et des liasses de billets s’en échappent, sous le regard interloqué de presque tous les présents.

Gérard – Excusez-moi…

Sans se démonter, Gérard ramasse les billets, et dans le silence général, les remet dans la mallette qu’il referme.

Alban – C’est la première fois que je couvre une séance de dédicace dans une librairie de quartier. Je ne pensais pas que c’était aussi mouvementé…

Alice – Et encore, ce soir, c’est plutôt calme… Vous ne voulez vraiment pas boire quelque chose ?

Alban – Si, je veux bien maintenant…

Alice lui tend une coupe, que Alban vide machinalement.

Alban – C’est même étonnant qu’après s’être arrosé avec ça, il n’ait pas vraiment flambé…

Charles revient.

Marguerite – Alors ?

Charles – Ça va, il va se reposer un peu…

Marguerite – Je parlais de ton bouquin !

Charles – J’ai décidé de ne pas signer.

Gérard – C’est un esprit d’indépendance qui vous honore…

Marguerite – On ne vous a rien demandé, à vous !

Consternation générale

Brigitte – Tu plaisantes, papa ?

Charles – Il y a encore dix ans, peut-être. Cela m’arrive au moment où je n’en ai plus envie. Je préfère rester libre. Le système n’a pas voulu de moi. Maintenant c’est moi qui ne veux plus de ce système. J’ai près de soixante ans, je ne cours plus après l’argent ou la gloire.

Marguerite – En ce qui concerne l’argent, parle pour toi…

Charles – Je ne confierai pas mon livre à ces éditeurs poussiéreux qui m’ont toujours ignoré jusque là parce que je ne faisais pas partie du club germanopratin.

Brigitte – Germanopratin ?

Vincent – Du Paris Saint Germain, si tu préfères…

Charles – Et puis ne veux pas que l’écriture devienne pour moi un métier, même si c’est un métier bien payé.

Marguerite – Tu me déçois, Charles…

Vincent – Tu nous déçois beaucoup…

Brigitte – Tu nous as toujours tous beaucoup déçus.

Marguerite – Tu préfères rester un raté, c’est ça ?

Charles – Oui, je crois que c’est ça en fait. Avec le temps, j’ai fini par découvrir qu’il y avait une certaine grandeur à vouloir rester un raté.

Brigitte – C’est un égoïste…

Marguerite – Je divorce, Charles… J’en ai assez de tes grands airs et de tes petites phrases… (Désignant Gérard) Et pas la peine de te ruiner en détective privé. Tout le monde sait bien ici que je couche avec l’adjoint au maire…

Brigitte – Tu couches avec l’adjoint au maire ?

Vincent – Qui ne couche pas avec l’adjoint à la culture…

Alban – Mais c’est l’adjoint à la voirie…

Jacques – Je le remplace…

Fred – Moi je trouve que c’est très tendance l’open data. Hadopi, tout ça, c’est has been…

Charles – Tu as raison Fred. Je te prends comme webmaster. On va faire notre propre site, et je proposerai tous mes romans en téléchargement gratuit ! Comme ça, même les Chinois pourront connaître ma part d’ombre ! Hein, Vincent ?

Vincent – Mais alors ça ne va rien te rapporter !

Charles – Ça me rapportera la gloire !

Fred – On va niquer le système, Pépé !

Alban – Si vous cherchez une attachée de presse…

Gérard – Il a un petit goût de gaz de schiste, ce champagne, je me trompe ?

Jacques – Il paraît que le sous-sol de la Champagne en regorge.

Vincent s’approche de Gérard .

Vincent – J’ai cru comprendre que vous aviez des économies à placer. Je peux vous recommander un bon investissement ? Le marché de la fenêtre en PVC explose complètement en Chine en ce moment…

Gérard – Désolé, mais je préfère le bois exotique… Vous m’excusez un instant ? (Il se dirige vers Charles) Alors c’est votre premier roman ?

Charles – Oui. J’imagine que vous ne l’avez pas lu non plus.

Gérard – Non, mais ça me donne envie de le faire.

Charles lui tend un livre.

Charles – Tenez, voilà un exemplaire. Je vous en fais cadeau si vous acceptez de le prendre sans dédicace. Je me rends compte que je ne suis pas du tout fait pour ce genre d’exercice…

Gérard – Merci… Je pensais croiser ici l’adjoint à la culture…

Charles – Oui, en effet. Mais apparemment il a été remplacé au pied levé par l’adjoint aux poubelles. Excusez-moi…

Il se dirige vers Alice. Gérard sort.

Charles – Je peux vous demander votre numéro de téléphone ?

Alice – Pourquoi faire, puisque je suis à vos côtés ?

Charles lui tend son portable.

Charles – Allez-y !

Alice entre son numéro sur le portable de Charles. Charles regarde l’écran.

Charles – 13% de compatibilité…

Alice – Ce n’est pas très encourageant ?

Charles – Alors pourquoi est-ce que j’ai quand même envie de tenter ma chance ?

Alice – Nous pourrions partager le même portable. Ce qui fait que la somme de nos numéros respectifs serait strictement identique…

Sourires complices. Josiane revient. Alban s’approche de lui.

Alban – Alors mon brave ? Qu’est-ce qui vous a poussé à commettre ce geste désespéré ? Ça ferait peut-être un bon article pour mon journal…

Josiane – Je vais tout vous expliquer…

Le portable de Alban sonne.

Alban – Excusez-moi un instant… Oui, oui, j’arrive… Ok, à tout de suite… (À Josiane) Je suis désolé, mais là je ne vais pas avoir le temps là… Je vous recontacte ?

Alban s’apprête à partir. Eve, la cliente, revient.

Eve – Je suis vraiment désolée, mais le compatible que vous m’avez vendu ne marche pas avec mon imprimante…

Alice – Ah… La compatibilité, ce n’est pas une science exacte.

Eve – Contrairement à la comptabilité.

Alice – Nous allons voir ça…

Le portable de Charles sonne.

Charles – Allo ? Oui… Attendez une minute, je vous prie… (À Alice) C’est un producteur qui veut adapter mon roman pour en faire un film. Il pense à Gérard Depardieu pour le rôle principal… (À son interlocuteur téléphonique) Je vous passe mon agent…

Il passe le téléphone à Alice, surprise et flattée.

Alice – Oui… Oui, je suis l’agent de Jérôme Quézac… Oui, bien sûr mais… Je ne vous cacherais pas que nous avons déjà une autre proposition assez alléchante. D’accord… Très bien… Merci… Alors à bientôt… (Elle raccroche) Il propose le double de ce que nous propose l’autre producteur.

Fred – Quel autre producteur ?

Charles – Et alors ?

Alice – J’ai accepté…

Charles – Quelle aventure…

Les autres sont sidérés.

Alice – Le double c’est génial !

Charles – Mais le double de quoi ?

Eve s’approche de Charles mais elle est interceptée par Jacques.

Jacques – Vous permettez que je vous offre un verre ?

Eve – Pourquoi ? Le buffet est payant ?

Eve poursuit son chemin vers Charles.

Eve – J’ai entendu votre conversation… Alors c’est vous Jérôme Quézac ? Justement, j’avais téléchargé votre roman sur Amazon parce que j’ai vu qu’il était en tête des ventes…

Charles – Vous l’avez lu ?

Eve – Pas encore. Je déteste lire sur écran. Mais je ne savais pas qu’il était édité sur papier… Sinon je ne me serait pas ruinée en cartouche d’encre pour mon imprimante. Vous pouvez me dédicacer un exemplaire ?

Charles – Mais bien sûr… Quel est votre prénom.

Eve – Eve.

Il prend un livre sur la pile, griffonne une dédicace sur la page de garde, et lui tend le roman.

Charles – Et voilà Eve. Vous pourrez le lire sur la plage…

Eve – Merci…

Charles – Votre coiffeuse ne vous a pas fait trop attendre ?

Eve – Les coiffeuses, vous savez… Elles sont tellement bavardes. Avec tout ce qu’on entend chez le coiffeur, je vous assure qu’on pourrait écrire un roman.

Charles – Il faudrait que j’y aille plus souvent alors…

Eve – Tenez, par exemple, à ce qu’on m’a raconté tout à l’heure, la patronne du salon aurait un amant…

Charles – Non ?

Eve – En tout cas bravo pour votre roman !

Marguerite approche.

Marguerite – C’est mon mari…

Charles – C’était, Marguerite… C’était mon mari…

Charles se détourne de Marguerite.

Fred – Je suis son manager… Je peux vous aider ?

La mère de Fred semble offusquée.

Eve – M’aider ?

Fred – Vous pourriez commencer par me donner votre numéro de téléphone, au cas où ?

Eve – Ah oui, bien sûr…

Fred – Je vous écoute.

Eve – 01 47 20 00 01.

Fred – 84% ! Excellent…

Eve – C’est le numéro de Jean Mineur.

Fred – Jean Mineur… Ah mais moi, je suis majeur, je vous assure… Enfin, je le serai dans quelques mois…

Sourire amusé de Eve.

Catherine – C’est une application qu’a inventée mon neveu. Le degré de compatibilité amoureuse basée sur l’analyse comparée des numéros de téléphone de chacun.

Gérard – Je ne sais pas si ça marche, mais c’est marrant.

Catherine – De toute façon, l’amour, on ne sait jamais trop à quoi ça tient, alors pourquoi pas la numérologie.

Gérard – Vous me laisserez votre numéro de portable ?

Catherine – Vous allez rire, mais je n’en ai pas…

Échange de sourires.

Charles – Alors Alice, heureuse ?

Alice – Très…

On sent l’auteur très proche de la libraire. Josiane s’approche, remis à neuf dans son costume cravate.

Josiane – Désolée, mais c’est la fin de ma pause déjeuner. Si je ne veux pas être en retard. Mais je crois que ça m’a fait du bien de pouvoir discuter un peu avec vous tous…

Alice – Tant mieux, tant mieux…

Charles – Moi aussi, ça m’a fait plaisir de te voir, Josiane… Tu m’appelles si tu as un coup de mou, promis ?

Josiane – Promis.

Charles – Au fait, je ne t’ai même pas dédicacé mon livre !

Charles prend un livre sur la pile, griffonne quelques mots en première page et le tend à Josiane qui lit la dédicace

Josiane – À mon amie Josiane… Merci, c’est gentil…

Josiane s’en va. Charles n’ose même pas regarder Alice.

Charles – Eh oui… Ce n’est pas toujours évident de trouver un petit mot original pour chacun…

Charles s’éloigne avec Alice.

Catherine (à Gérard) – Vous êtes vraiment détective privé ?

Gérard – Non.

Catherine – Ne me faites pas languir plus longtemps, je pourrais me lasser.

Gérard – Disons que je suis dans les affaires.

Catherine – Et les affaires marchent plutôt bien apparemment.

Gérard – Quand on sait prendre des risques et qu’on a un peu d’imagination… D’ailleurs, il ne le sait pas encore, mais je vais racheter son application à Fred.

Catherine – Alors il va vraiment devenir millionnaire ?

Gérard – Je lui en donnerai quelques centaines d’euros. En revanche, je lui proposerai un poste recherche et développement dans la start up que je viens de créer aux îles Caïmans. Son idée est complètement idiote, mais au moins il a des idées.

Catherine – Les îles Caïmans… Alors c’était ça, votre part d’ombre…

Gérard – Je vous avais dit que vous seriez déçue quand vous sauriez qui j’étais…

Catherine – Je n’ai pas dit que j’étais déçue.

Gérard – Ça vous dirait une place à l’ombre sous mon parasol ?

Catherine – Aux îles Caïmans ? J’ai un peu peur des vieux crocodiles…

Gérard – Dans mon paradis fiscal, il y a juste quelques requins. Mais personne ne va aux îles Caïmans pour ses plages, n’est-ce pas ? Et j’ai ma propre piscine… Alors c’est oui ?

Catherine – Pourquoi pas ? J’entrerai au couvent juste après… Mais qu’est-ce qui vous a amené dans cette librairie aujourd’hui ?

Gérard – Le destin, sans doute. Et une valise de billets que je devais remettre à l’adjoint à la culture de votre charmante ville. Mais apparemment, il n’a pas pu venir…

Catherine – Il a dû avoir un empêchement… Je vous savais ami des arts et des lettres. Je vous découvre aussi mécène. Vous seriez un bon candidat pour la Légion d’Honneur.

Gérard – Ne le répétez à personne, mais il s’agit plutôt en l’occurrence d’une obscure affaire de financement occulte, de fraude fiscale et de blanchiment d’argent.

Catherine – Oui, c’est bien ce que je disais.

Gérard – Mais vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous faisiez.

Catherine – Je suis inspectrice à la brigade financière. On est payé une misère, vous savez… Mais moi aussi j’allais vous proposer une place à l’ombre…

Gérard – Vous cachez bien votre jeu.

Catherine – Je vous passe les menottes tout de suite, ou on attend d’être dehors ?

Gérard – Les menottes, c’est juste le symbole de l’amour qui va nous unir pour la vie, n’est-ce pas ?

Catherine – Laissez-moi garder encore quelques minutes ma part de mystère…

Ils sortent tous les deux. Arrive Sofia, qui se dirige vers Alice.

Sofia – Alice ?

Alice – Oui.

Sofia – Je suis Sofia. Je viens au sujet de l’annonce.

Alice – Ah oui…

Sofia – Vous n’avez pas l’air ravie de me voir. Je vous dérange ?

Alice – Non, non, pas du tout. Mais vous savez, cette librairie c’était toute ma vie. Alors m’en séparer… Enfin, il faut savoir tourner la page ! Vous avez déjà une certaine expérience de ce genre de commerce ?

Sofia – J’ai fait des études de philosophie, et mes parents tenaient une épicerie.

Alice – Au bout du compte, vendre des navets ou des torchons écrits par la dernière célébrités médiatiques à la mode… Et croyez-moi, pour tenir une librairie, de nos jours, être un peu philosophe, ça ne peut pas nuire… Je vous offre un verre pour célébrer ça ?

Sofia – Pourquoi pas…?

Noir. Aménagement du décor. Éventuel entracte.

 

ACTE 2

La devanture de la même boutique, avec la porte d’entrée au milieu. D’un côté des cageots de fruits et légumes disposés sur des présentoirs. De l’autre des caisses contenant des livres façon bouquiniste. Près de la porte une balance. Pour l’heure le devant de la scène, qui figure un trottoir ou une place, est vide. Arrive Josiane, tirant un chariot à roulettes. Elle se plante devant les primeurs et se met à les inspecter. Elle prend une banane, la tâte et, insatisfaite du résultat de sa palpation, la remet en place. Catherine arrive à son tour.

Catherine – Faut pas vous gêner !

Josiane – Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Catherine – Vous tripotez cette banane, et vous la reposez dans le cageot…

Josiane – Et alors ? Moi les bananes, je les aime bien fermes, je n’ai pas le droit ?

Catherine – Avouez que ce n’est quand même pas très hygiénique pour celles qui passent derrière !

Josiane – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Catherine – Si vous avez les mains sales…

Josiane – Les mains sales ! (Changeant de ton du tout au tout) Tiens justement je viens de lire le livre…

Catherine – Quel livre ?

Josiane – La pièce de théâtre ! De Jean-Paul Sartre.

Catherine – Ah oui… Et alors, qu’est-ce que vous en avez pensé ?

Josiane – Entre nous, ce n‘est pas bien fameux…

Catherine – Sartre, ça a beaucoup vieilli.

Josiane – On ne devrait pas laisser les philosophes écrire des pièces de théâtre.

Catherine – Si vous vous voulez mon avis, on ne devrait pas non plus les laisser écrire des traités de philosophie…

Josiane – Est-ce que Socrate a écrit Le Banquet ou La République ?

Catherine – Pas plus que Dieu n’a écrit l’Ancien Testament ou Jésus Christ le Nouveau.

Josiane – Depuis Héraclite, on n’a rien inventé…

Catherine – Non… Mais malheureusement, on a beaucoup écrit…

Josiane – Beaucoup trop !

Catherine – Les livres de philosophie sont de plus en plus épais, pour un contenu de plus en plus mince.

Josiane – Et de plus en plus fumeux ! Pour allumer le feu, ça va encore, mais pour emballer les légumes… Les feuilles ne sont pas assez larges…

Catherine – Depuis les grecs, la philosophie va de mal en pis.

Josiane – Un tas de bouquins complètement creux empilés depuis des millénaires dans nos bibliothèques poussiéreuses…

Catherine – La philosophie est une construction hasardeuse.

Josiane – Si on arrivait à escalader ce château de cartes sans se casser la gueule, on atteindrait sûrement les régions les plus hautes de la stratosphère.

Catherine – Pour ne pas dire le vide intersidéral.

Josiane – La philosophie est une imposture. Je ne sais plus qui a dit que nous étions des nains juchés sur des épaules de géants…

Catherine – Bernard de Chartres.

Josiane – C’est ça… Mais ça ne vaut que pour les disciplines scientifiques, qui impliquent une idée de progrès. Or la philosophie n’est pas une science, mais une opinion !

Catherine – Les philosophes d’aujourd’hui ne sont que des nains juchés sur les épaules de tous les nains qui les ont précédés.

Josiane – Ça me fait penser à ces pyramides humaines que les catalans montent dans les rues pendant leurs fêtes folkloriques. Les plus grands sont en dessous et les plus petits tout en haut.

Catherine – Hélas, les pyramides de nains, c’est beaucoup moins esthétiques que les pyramides d’Egypte.

Josiane – Et beaucoup moins stable.

Catherine – Sans compter que tout ce que font les catalans n’est pas forcément un exemple à suivre.

Josiane – Se monter dessus les uns sur les autres en pleine rue comme ça… Avec les plus jeunes qui grimpent sur les plus vieux… Il faut vraiment être catalans…

Catherine – Ça peut même être dangereux, ces pyramides des âges…

Josiane – Je crois qu’ils appellent ça des châteaux, en Espagne.

Catherine – Et les catalans français, ils font des châteaux aussi ?

Josiane – Oh, je ne crois pas quand même…

Catherine – En France, ça doit être interdit… Bon alors vous la prenez, cette banane ?

Josiane – Je vais plutôt prendre celle-là, elle est plus verte.

Catherine – Moi les bananes, je les aime bien mûres.

Josiane – Chacun son goût…

Catherine se met elle aussi à examiner l’étalage.

Catherine – Je vais prendre une livre de carottes, moi…

Josiane – C’est pour faire une soupe ou des carottes râpées ?

Catherine – Je vous en pose des questions, moi ?

Josiane – Vous avez raison, les questions, c’est à Sofia qu’il faut les poser…

Catherine – Il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses Saints…

Josiane (appelant) – Sofia !

L’épicière apparaît, sortant de son échoppe.

Sofia – Mesdames… Que puis-je faire pour vous ?

Catherine (lui tendant les carottes) – Tenez, Sofia, vous pouvez me peser ça ?

Josiane – Eh, il ne faut pas vous gêner ! J’étais avant vous, non ?

Catherine – Je pensais que vous n’aviez pas encore fait votre choix… Vous ne voulez pas les tâter encore un peu, ces bananes ?

Josiane hausse les épaules et tend ses bananes à Sofia.

Josiane – Voilà…

Sofia prend les bananes que lui tend Josiane et les pose sur la balance.

Josiane – Je voulais aussi vous poser une question…

Sofia – Allez-y…

Josiane – Alors… Attendez, je l’ai noté sur ma liste de course… (Elle sort un papier froissé, le déplie laborieusement et le lit) Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

Sofia – Et tout ça pour le prix d’une livre de bananes…

Josiane – Vous nous avez toujours dit que toutes les questions se valaient !

Sofia – Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien…

Josiane – Alors ?

Sofia – En réalité, la réponse est très simple.

Catherine – Vous permettez que j’écoute aussi ?

Josiane – Mais je vous en prie…

Sofia – Lorsqu’une question d’ordre philosophique ne peut à l’évidence trouver aucune réponse, c’est forcément que la question est mal posée.

Josiane – C’est évident…

Sofia – Ou encore que la question a été délibérément formulée de façon à ne rendre possible aucune réponse.

Josiane – Euh… Oui.

Sofia – Tout d’abord pourquoi ?

Catherine – Pourquoi quoi ?

Sofia – Le pourquoi de la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ».

Catherine – Ah oui, bien sûr…

Josiane – Eh ! Je vous ai dit que vous pouviez écouter la réponse de Sofia, mais c’est à moi qu’il parle, d’accord ? Ce sont mes bananes après tout, occupez-vous de vos oignons ! Ou de vos carottes…

Sofia – Ça y est ? Je peux continuer ?

Catherine – Excusez-moi…

Sofia – Donc le pourquoi, dans cette question, pose déjà problème. Il suppose que l’existence du monde devrait absolument avoir une finalité, et qui plus est une finalité humainement concevable parce qu’elle se confondrait avec la finalité propre de l’humanité.

Catherine – Ce qui à l’évidence est un point de vue très anthropocentrique.

Sofia – L’homme n’est qu’une partie de l’univers, et il est évident que la partie ne peut pas comprendre le tout.

Josiane – Bien sûr…

Sofia prend une orange dans un cageot.

Sofia – Prenez cette orange, imaginez que ce soit le berceau de l’humanité et que nous en soyons les pépins. Pensez-vous sérieusement que ces pépins pourraient comprendre quelque chose à la façon dont tourne la boutique ?

Josiane – Non, évidemment…

Sofia – Moi-même, qui en suis la patronne, je me demande parfois comment elle tourne, cette boutique…

Josiane – Et pourtant, elle tourne.

Catherine – Je ne sais plus qui disait « La Terre est bleue comme une orange »…

Josiane – Quel rapport ? On parle des pépins, là !

Sofia – Plantez ce pépin, il deviendra un oranger qui produira d’autres oranges. Avec quelques manipulations génétiques ou poétiques, vous pourrez toujours faire des oranges bleues. Mais un pépin d’orange ne produira jamais un bananier.

Josiane – Et surtout : un pépin d’orange n’ouvrira jamais un magasin de primeurs.

Sofia – Venons-en maintenant au « rien » inclus dans cette question : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

Josiane – Tout à fait.

Sofia – Rien est quelque chose qui n’existe pas, nous sommes bien d’accord ?

Josiane – Comment ne pourrait-on pas être d’accord avec ça ?

Sofia – Il en résulte donc que se demander si rien pourrait exister à la place de quelque chose est une contradiction dans les termes.

Catherine – Ce que les philosophes appellent un sophisme.

Josiane lui lance un regard incendiaire, et Catherine fait profil bas.

Sofia – En réalité, rien est un concept vide de sens. Puisque rien n’existe pas, pourquoi en parler comme d’une possible alternative à quelque chose ?

Josiane – Cela va de soi…

Sofia – Rien est une illusion inventée par ceux qui, comme les tenants de toutes les religions monothéistes, veulent nous faire avaler le mythe de la création.

Josiane – Mythe impliquant l’idée d’un commencement avant lequel il n’y avait rien.

Sofia – Une idée qui, vous l’avouerez, est d’une rare naïveté.

Catherine – Pourquoi cela ?

Sofia – Mais parce qu’il est évident que si quelque chose existe, ce quelque chose a toujours existé sous une forme ou une autre !

Josiane – Comme dit Lavoisier : « Rien ne se perd, ne se crée, tout se transforme ».

Sofia – Vous savez que j’ai pour principe de ne jamais faire de citation…

Catherine – Comme Socrate.

Josiane – Qui Socrate aurait-il bien pu citer ?

Catherine – Les présocratiques…

Josiane – Et les présocratiques ?

Catherine – Personne.

Josiane – Et pourtant, ils ne disaient pas que des conneries !

Sofia– Quant à la notion de commencement elle n’a été inventée par l’homme que pour tenter de mettre l’univers en conformité avec sa propre vision anthropocentrique du monde.

Josiane – Je vois : Puisque l’homme naît et meurt, il devrait absolument en être de même pour l’univers.

Sofia – Et pourquoi pas d’ailleurs ! À condition de postuler qu’il n’y a pas de naissances seulement des renaissances, et pas de morts mais seulement des remords.

Catherine – Que le temps n’est pas linéaire mais circulaire, que le big bang est un mouvement perpétuel, et l’univers un moteur à explosion !

Sofia – Pourquoi entre deux hypothèses choisir systématiquement la moins probable, sous prétexte qu’elle correspond mieux aux limitations de notre pensée mythologique étriquée ?

Josiane – Pour ensuite s’étonner que les questions qu’engendrent cette improbable hypothèse ne peuvent que rester insolubles…

Sofia – Sauf à inventer d’autres mythologies pour expliquer ces mystères, et ainsi de suite. Cette longue errance de la pensée qu’on appelle les religions.

Catherine – Les philosophies orientales, tout du moins, sont parvenues à éviter cet écueil… Vous êtes donc bouddhiste ?

Sofia – Je le serai peut-être si le bouddhisme n’avait pas réussi lui aussi, à partir d’une conception du monde sans transcendance, à inventer malgré tout cet effroyable système d’oppression qu’est celui des castes.

Josiane – Une autre façon de justifier les privilèges des maîtres, en faisant miroiter à leurs esclaves que dans une autre vie, au lieu d’être la plaie ils seront le couteau. Pour citer Baudelaire…

Catherine – Lorsqu’il s’agit d’asseoir leur domination sur les masses, les religions ne manquent jamais d’imagination.

Josiane – Hélas, pour la religion comme pour la philosophie, passé les précurseurs parfois sincères, on passe sans transition à la décadence et la récupération.

Catherine – Et puis les religions ne peuvent pas s’empêcher de verser dans le folklore pour attirer le chaland.

Josiane – Sans parler du fait qu’elles engendrent toujours un art kitch d’un extrême mauvais goût.

Catherine – Personnellement, pour moi, entre la Chapelle Sixtine et la Grotte de Lascaux, il n’y a pas photo…

Catherine – Le Catholicisme Romain est à Jésus Christ ce que le Stalinisme bureaucratique est à Karl Marx.

Josiane – Et le Vatican est son Kremlin.

Sofia – Certains hommes ont toujours trouvé avantage à poser des questions sans réponse…

Catherine – Justement, à ce propos, je voulais vous demander si…

Josiane – Quand ce sera votre tour, d’accord ?

Sofia – Finissons-en avec le dernier élément de cette question : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Quelque chose. C’est tout ce qui reste quand on a éliminé tous les éléments parasites contenus dans cette interrogation, qui du coup devient une affirmation. Quelque chose : voilà tout ce que l’on peut dire.

Josiane – Mais est-ce encore bien nécessaire de le dire ?

Catherine – Ça me rappelle l’histoire de Fernand Reynaud à propos de ce slogan publicitaire, là : « Ici on vend de belles oranges pas chères »… Une fois retiré tout ce qui est tautologique dans cet argumentaire de vente, il ne reste plus que l’évidence des oranges.

Sofia – Fernand Reynaud était le plus grand philosophe de tous les temps…

Catherine – Alors finalement, on en revient à la phrase de Descartes : Je pense donc je suis…

Sofia – C’est là encore une phrase tautologique empreinte d’un grand égocentrisme. Et pourquoi pas je pense donc je pense ? Ce n’est pas nous qui pensons. C’est le monde qui se pense à travers nous. Et il faut croire que le monde pense souvent de travers, lui aussi…

Un temps pendant lequel les deux femmes mesurent la profondeur de tout ce qui vient d’être dit.

Josiane – C’est quand même incroyable que vous vous appeliez Sofia… C’est un prénom prédestiné, non ? (À Catherine) Sofia, c’est la sagesse, en grec.

Catherine – Oui, merci, je sais…

Sofia– Ai-je répondu à votre question ?

Josiane – Absolument, Sofia.

Sofia (revenant aux bananes de Josiane sur la balance) – Une livre… (Il prend un bouquin dans un cageot et l’ajoute sur le plateau de la balance) Et un livre de plus qui fait le kilo.

Josiane – Qu’est-ce que c’est ?

Sofia – Le Discours de la Méthode. C’est tellement idiot que c’en est presque drôle. Question suivante ?

Catherine – Maintenant, je ne sais pas si…

Sofia – Allez-y, nous verrons bien…

Catherine – Voilà, je… Allez, je me lance… Est-ce que Dieu existe ?

Socrate et Josiane lui lancent un regard navré.

Sofia – Je croyais avoir déjà répondu à cette question…

Catherine (penaude) – Oui, c’est ce que je me disais aussi, mais… (À Josiane) Si vous n’aviez pas posé votre question avant la mienne, aussi ! C’est facile, maintenant de me faire passer pour une imbécile…

Sofia – Allons, allons, je vais répondre à votre question malgré tout.

Catherine – Merci…

Catherine lance un regard mauvais à Josiane.

Sofia – Est-ce que Dieu existe ? Selon qui la pose, c’est une question d’une extrême stupidité, ou d’une grande perversité.

Catherine – Je ne suis pas sûre de vous suivre…

Sofia – Se demander si Dieu existe suppose qu’on ait au préalable défini ce qu’est Dieu. Comment se demander si quelque chose existe alors qu’on ne sait pas ce que c’est ? Or je vous mets au défi de me donner une définition de Dieu autre que Dieu est Dieu.

Embarras de Catherine, et regard ironique de Josiane.

Catherine – Oui, oh, ça va…

Sofia – Dieu étant considéré comme un concept qu’aucun autre concept ne peut définir, la seule chose qu’on puisse se demander à propos de Dieu c’est s’il existe ou non. Mais se demander si Dieu existe est aussi la seule façon de faire exister ce concept de façon hypothétique. Vous me suivez, cette fois ?

Catherine – J’essaie…

Sofia – Les licornes existent-elles ? Répondez !

Catherine – Les licornes ? Eh bien… Non, évidemment.

Sofia – Et malgré cela, se demander si les licornes existent, c’est déjà leur donner une existence virtuelle. On peut dès lors raconter à propos des licornes des histoires à dormir debout, en faire des livres pour enfants et même peindre des tableaux exposés dans les musées. Vous avez déjà vu au Louvre des tableaux représentant des dinosaures ?

Catherine – Ma foi non.

Sofia – Et pourtant les dinosaures, eux, ont vraiment existé. Pour les hommes, une fable récente a souvent plus de réalité qu’une lointaine vérité.

Josiane – Donc Dieu existe dans l’imaginaire de l’homme qui l’a créé, autant que les licornes.

Sofia – Quant à savoir si Dieu existe, cela revient à se demander si on a besoin de cette hypothèse pour appréhender le monde tel que nos pauvres moyens nous permettent de l’appréhender.

Catherine – Et ?

Sofia – C’est là où j’ai déjà répondu à cette question.

Josiane – L’idée de Dieu n’est nécessaire que si on adhère à cette improbable hypothèse d’un temps linéaire, supposant un commencement et une création du monde par une cause première et pour une finalité dernière.

Catherine – Donc Dieu n’existe pas et Pascal a perdu son pari…

Sofia – C’était un pari stupide…

Josiane – Un temps circulaire… Alors la création du monde, c’est un peu le problème de l’œuf et de la poule.

Sofia – C’est la poule qui philosophe (Prononcé à la manière de « qui fait les eufs »)… Mais le dindon de la farce, c’est vous… Vous les prenez ces carottes ?

Josiane – Oui, oui, bien sûr…

Sofia pèse les carottes.

Sofia – Une livre… (Il prend un bouquin dans un cageot et l’ajoute sur le plateau de la balance) Et un livre de plus qui fait le kilo.

Catherine – Qu’est-ce que c’est ? Les Pensées de Pascal ?

Sofia – C’est un livre de cuisine. Cela vous sera beaucoup plus utile pour savoir comment cuisiner ces carottes, croyez-moi…

Josiane lui tend quelques pièces. Sofia les prend.

Sofia – Mesdames…

Sofia rentre dans sa boutique, laissant les deux femmes sans voix.

Catherine – Quel femme !

Josiane – Ça on peut dire qu’elle a su élever le commerce des primeurs au rang d’une maïeutique.

Catherine – Bon ben je vais aller faire ma soupe.

Josiane – Tiens je ne sais pas ce que j’ai fait de mon chien, moi… Vous ne l’auriez pas vu, par hasard ?

Catherine – Je ne savais même pas que vous aviez un chien…

Josiane – Dieu !

Catherine – Votre chien s’appelle Dieu ?

Josiane – Lui au moins, je suis sûre qu’il existe. Et quand je l’appelle, il vient.

Catherine – La preuve…

Josiane – Dieu ! Viens ici mon chien.

Catherine – Il n’y a que la foi qui sauve…

Josiane – Où est-ce qu’il est encore passé, ce clébard. Je vais te ramener à la SPA moi, tu vas voir, ça ne va pas être long…

Josiane – Bon allez je vous laisse… À la revoyure…

Catherine s’en va. Josiane s’éloigne aussi en continuant à appeler son chien.

Josiane – Allez, aux pieds ! Je ne vais pas me mettre à genoux, quand même ! Dieu ! Tu vas voir la trempe que je vais te mettre si je t’attrape…

Fred arrive, look de racaille, et l’air sur le qui vive. Il porte un bonnet. Après avoir regardé à droite et à gauche, il baisse sur ses yeux son bonnet qui s’avère être une cagoule, sort de sa poche un revolver et pénètre dans la boutique. Il ne se passe rien pendant quelques instants. On entend un chien aboyer, un crissement de pneu, puis plus rien. Fred ressort, l’air penaud. Il n’a plus sa cagoule, et il est suivi par Sofia, qui tient le revolver par le canon.

Sofia – Allez, pour une fois, je me laisserai aller à une citation, mon jeune ami. Vous connaissez le proverbe : Qui vole un œuf vole un bœuf ?

Fred – Mon instituteur nous le répétait souvent, à l’école, pendant les leçons de morale.

Sofia – Visiblement, vous n’avez pas bien retenu la leçon…

Fred – Je suis vraiment désolé, Madame.

Sofia – Et à votre avis, que veut dire cette maxime ?

Fred – Je ne sais pas, moi… Il n’y a que le premier pas qui coûte… On commence par voler un œuf, et ensuite on vole le bœuf tout entier…

Sofia – Donc ?

Fred – Donc il vaut mieux ne jamais rien voler, même un œuf…

Sofia – C’est sans doute l’interprétation de ce proverbe que vous donnait votre instituteur, en effet.

Fred – Ce n’est pas ça que ça veut dire ?

Sofia – On peut voir ça comme ça, oui… Mais ça peut aussi vouloir dire le contraire.

Fred – Le contraire ?

Sofia – Qui vole un œuf, vole un bœuf, cela signifie aussi que voler un œuf, c’est la même chose que de voler un bœuf, n’est-ce pas ? Que c’est aussi grave…

Fred – Euh… Oui…

Sofia – Après l’école, je suis sûre que vous alliez au catéchisme, je me trompe ?

Fred – J’ai même été enfant de chœur… C’est d’ailleurs là que j’ai commencé à voler du vin de messe…

Sofia – Et que disent les Tables de la Loi à propos du vol ?

Fred – Tu ne voleras point… Je crois me souvenir que c’est le Septième Amendement…

Sofia – Le Septième Commandement, en tout cas. Le Septième Amendement, dans la Constitution Américaine, c’est le droit à un procès équitable. Mais ça revient à peu près au même, c’est vrai.

Fred – Un procès équitable…

Sofia – Quoi qu’il en soit, la Bible ne dit pas « Tu ne voleras pas un œuf et encore moins un bœuf ». La Bible ne fait pas dans le commerce de détail. Tu voles un œuf ou tu voles un bœuf, c’est le même tarif, quelle que soit la taille du bœuf. C’est un péché mortel et point barre. Croix de bois, croix de fer, si tu voles tu vas en enfer, pas vrai mon garçon ?

Fred – Oui Monsieur…

Sofia – Et du point de vue du code pénal, c’est pareil. Un vol c’est un vol. La sanction est exactement la même quel que soit le montant du butin, non ?

Fred – J’imagine…

Sofia – Si c’est un vol à main armée, ce sont les assises. Et en cas de récidive, c’est la perpétuité…

Fred – La… Ah, oui, quand même…

Sofia – Tu crois que c’est bien malin de risquer perpète pour les quelques dizaines d’euros que tu aurais trouvé dans mon tiroir caisse ?

Fred – Non, pas très…

Sofia – Bien… Tu commences à devenir raisonnable… Alors tu vois la banque, là-bas ?

Fred – Oui Monsieur…

Sofia – Quitte à risquer de finir ta vie en prison, tu ne crois pas qu’il vaudrait mieux repartir avec le contenu de son coffre ?

Fred – Si, bien sûr…

Sofia – Un peu d’ambition, que Diable ! Il faut voir plus grand, mon vieux ! Mais attention, sans violence inutile. Parce que pour le cinquième amendement, c’est idem. Tu ne tueras point, on ne précise pas que ça te coûtera moins cher si le type que tu as refroidi n’était de toute façon pas bien fréquentable, et que personne ne le regrettera…

Fred – J’ai compris Monsieur, je vous jure…

Sofia range l’arme dans sa poche.

Sofia – Allez, je garde ton revolver pour l’instant…

Fred – Je peux m’en aller alors ? Vous n’allez pas appeler la police ?

Sofia – Vas-y, mon gars. Et souviens-toi : Qui vole un œuf vole un bœuf. Alors autant voler directement un bœuf.

Fred – Un bœuf…

Sofia – Une poule, si tu préfères jouer petit bras. Au moins tu auras des œufs tous les matins, sans avoir à risquer la prison tous les jours.

Fred – Une poule, vous croyez ?

Sofia – Pourquoi tu crois qu’on parle toujours des voleurs de poules et pas des voleurs d’œufs ?

Fred – Je ne sais pas Monsieur…

Sofia – C’est sûrement comme ça qu’a commencé le capitalisme, d’ailleurs. Tu piges ? Un type a volé une poule, et il s’est mis à vendre des œufs.

Fred – Où est-ce qu’on peut voler une poule ?

Sofia – Tu as raison, les poules, c’est de plus en plus difficile à trouver, surtout en ville. Alors comme tu m’as tout l’air d’être un gland, va plutôt braquer l’écureuil…

Fred – Merci Madame.

Sofia prend un poireau sur son étalage et le tend à Fred.

Sofia – Tiens, prends ça. Ça peut toujours servir…

Fred – Merci…

Sofia – Et n’oublie pas : la propriété c’est le vol !

Fred – Oui, Madame…

Sofia – Va dans la paix du Seigneur, mon fils… (Sofia le bénit d’un signe de croix et Fred repart passablement déboussolé). Ces jeunes… On se demande ce qu’on leur apprend à l’école…

Sofia rentre dans sa boutique. Eve arrive. Elle s’arrête devant les caisses de livres et se met à les regarder. Arrive Irène, un plan à la main et qui semble perdue. Charles aperçoit Eve.

Irène – Excusez-moi, je cherche l’Impasse du Progrès… Je crois que ce n’est pas très loin d’ici, mais…

Eve – L’Impasse du Progrès ? Ça me dit vaguement quelque chose, mais je ne sais pas trop…

Irène – D’après mon plan, il faut suivre l’Allée Robespierre, et continuer sur la Rue Karl Marx jusqu’à l’Avenue Jean Jaurès. L’impasse du Progrès donnerait sur la Place de l’Amitié entre les Peuples…

Eve – Ouh là… Mais mon pauvre Madame, vous n’y êtes pas du tout. Il date de quand votre plan ?

Irène – Je ne sais pas… Mais en centre ville, les rues ne changent pas beaucoup, non ?

Eve – Les rues, non… Faites voir… (Elle prend le plan et l’examine) 1955 ! Vous vous rendez compte !

Charles – Quoi ?

Eve – Mais depuis 1955, le Mur de Berlin est tombé ! La municipalité a changé de bord et les rues ont changé de noms…

Irène – Et alors ?

Eve – Alors vous allez prendre l’Allée Louis Philippe, et continuer sur la Rue Karl Lagerfeld jusqu’à l’Avenue Jean-Paul II. L’Impasse du Progrès donne sur la Place de la Nation.

Irène – Au moins l’Impasse du Progrès n’a pas changé de nom.

Eve – Vous allez où exactement ?

Irène – Au Centre National de la Recherche Scientifique.

Eve – Impasse du Progrès ? Ah mais ça n’existe plus !

Irène – Ça n’existe plus ?

Eve – C’est l’Église de Scientologie, maintenant.

Irène – Non ?

Eve – Le CNRS, ils ont déménagé. C’est Sentier des Frères Bogdanov, maintenant.

Irène – Et c’est où, ça ?

Eve – Vous allez tout droit, première à gauche, et vous verrez le cimetière. C’est juste en face.

Irène – Bon, et bien merci alors.

Eve – Il n’y a pas de quoi…

Irène s’en va. Eve se remet à examiner les livres. Sofia sort de sa boutique.

Sofia– Vous cherchez quelque chose en particulier ?

Eve – Non, je regarde…

Sofia – Prenez votre temps… Mais je vous conseille plutôt les primeurs, ils sont de saison. Par là, sauf exception, vous ne trouverez que de vieilles idées frelatées…

Eve – Merci.

Sofia – Vous vous appelez comment ?

Eve – Eve.

Sofia – Tenez, prenez une pomme ?

Sofia prend une pomme sur un étalage, et la tend à Eve.

Eve – Merci… (Elle croque dans la pomme et continue un moment à regarder les livres) En fait, si… J’essaie de trouver un livre depuis des années… Mais ce serait un miracle que vous l’ayez.

Sofia – Les miracles, c’est ma spécialité.

Eve – Un livre qui n’est plus édité. Je regarde à tout hasard chez tous les bouquinistes devant lequel il m’arrive de passer. Mais il s’en est vendu tellement peu d’exemplaires…

Sofia – Dites toujours…

Eve – C’est un recueil de poèmes intitulé Rimes Orphelines.

Sofia – Rimes Orphelines…

Eve – Un petit livre paru à compte d’auteur il y a déjà pas mal de temps…

Sofia – Il n’y a pas de petits livres, il n’y a que de petits auteurs… Les Editions Confidentielles, c’est bien ça ?

Eve – Vous connaissez ce bouquin ?

Sofia – Je l’ai eu entre les mains il y a peu de temps, en effet. Je l’ai même feuilleté…

Eve – Et vous l’avez encore ?

Sofia – Malheureusement, je l’ai échangé la semaine dernière contre une livre de courgettes. Il faut bien payer les fournisseurs…

Eve – Ce n’est vraiment pas de chance… Et vous vous souvenez à qui vous l’avez vendu ?

Sofia – Comme les prostituées, j’ai quelques clients réguliers, mais celui-là était un occasionnel. En tout cas, je ne l’ai pas revu depuis…

Eve – Je peux vous laisser mon numéro de téléphone, au cas où ?

Sofia – Il arrive en effet que mes lecteurs me ramènent leurs bouquins une fois qu’ils les ont lus, parce qu’ils n’ont plus rien à se mettre sous la dent…

Eve lui tend sa carte de visite, qu’il prend.

Eve – Et comment ça se passe, dans ces cas-là ?

Sofia – Je leur reprend le bouquin contre une livre de primeurs.

Eve – Vous êtes un drôle d’épicière…

Sofia – Je troque, je vends, j’achète… C’est ce qu’on appelle le petit commerce… Une livre de carotte pour un livre de poche. Ça peut aller jusqu’au kilo de haricots verts pour un bouquin relié en cuir. Ou même de truffes pour une édition dorée sur tranche.

Eve – Le livre que je recherche était imprimé sur du papier recyclé…

Sofia – Ça dépend aussi du contenu, bien sûr… Le papier peut être recyclé, tant que les idées qui sont imprimées dessus ne le sont pas également.

Eve – Donc une livre de courgettes pour Rimes Orphelines.

Sofia – En fait, c’est à la tête du client… Il faut croire que celui-là m’a paru sympathique. Il m’arrive également de donner ou de refuser de vendre, vous savez. Et puis tout ce qui est rare n’est pas forcément cher. S’il n’y a aucune demande, comme pour la poésie… Vous avez lu Adam Smith ?

Eve – Non…

Sofia – C’est un économiste écossais… Pour l’économie, les écossais, il n’y a pas mieux… (Voyant que son interlocutrice a la tête ailleurs) D’accord, si je revois ce Monsieur, je vous appelle.

Eve – Merci… Et ce livre, vous dites que vous l’avez feuilleté ?

Sofia – J’ai lu quelques poèmes… Je me souviens d’un en particulier :

Le coquelicot rêve au bord du chemin, hors champ,

là où nulle moisson ne l’attend.

Imparfait comme une ébauche de fleur,

il est déjà couvert de la poussière du monde,

comme d’une farine.

Son produit n’est pas de bon pain blanc,

mais de croissant de lune.

Eve – Bravo ! Quelle mémoire… Alors ça vous a plu, ce coquelicot ? Enfin, je veux dire, pas suffisamment pour résister à l’envie de l’échanger contre une livre de courgettes, mais…

Sofia – Ça m’a paru sincère, en tout cas… Le minimum qu’on puisse demander à un livre, c’est la sincérité. Malheureusement, la plupart des bouquins qui sont édités aujourd’hui semblent avoir été concoctés en suivant la recette d’un livre de cuisine littéraire.

Eve – Bon, je ne vais pas vous déranger plus longtemps…

Sofia – C’est ce qu’on dit en général quand on commence à s’ennuyer.

Eve – Alors à bientôt, j’espère…

Eve s’apprête à partir. Sofia prend quelque chose dans un cageot.

Sofia – Tenez… Un bouquet de persil… C’est un cadeau de la maison…

Eve – Merci, ça fait très longtemps qu’un homme ne m’avait pas offert un bouquet…

Elle s’en va. Arrive Fred, en courant, et l’air paniqué, visiblement poursuivi. Sofia comprend la situation sans qu’il soit nécessaire de prononcer un mot.

Sofia – On dirait que votre retrait à la banque s’est avéré problématique… (Fred le regarde avec désarroi) La remise, dans le fond du magasin.

Fred se précipite à l’intérieur. Jacques, le commissaire, arrive accompagné de son adjoint Vincent.

Jacques – Bonjour Madame. Je suis le Commissaire Ramirez, et voici mon nouvel adjoint Sanchez, qui nous vient directement de l’ANPE.

Sofia – Bonjour Messieurs, quel bon vent vous amène ?

Jacques – La routine, Chère Madame… Un braquage à la Caisse d’Épargne…

Sofia – Je suis sûr qu’à vous deux vous allez arrêter le coupable sans délai.

Jacques – Nous le cherchons justement, vous ne l’auriez pas vu passer, par hasard ?

Sofia – Ça dépend… Il ressemble à quoi ?

Jacques se tourne vers Vincent.

Vincent – Il avait une cagoule, chef.

Sofia – Je n’ai vu passer personne avec une cagoule… Il y a des blessés ?

Jacques – Pensez-vous ! Un amateur. Il s’est enfui en abandonnant son arme sur place.

Vincent – On pensait que c’était un fusil à canon scié qu’il planquait sous son manteau. Mais on s’est rendu compte que ce n’était qu’un poireau…

Sofia – Un poireau ?

Jacques – Il ne viendrait pas de chez vous, par hasard ?

Sofia – Vous savez, des poireaux, j’en vends beaucoup. C’était un poireau de quel calibre ?

Jacques prend un poireau dans un cageot et le montre.

Jacques – Comme ceux-là à peu près.

Sofia – Ah oui, ça peut déjà faire pas mal de dégâts… (Voyant que l’attention de Vincent est attirée par les caisses de livres) Vous voulez un bon livre pour vous changer les idées ?

Vincent – Vous avez des romans policiers ?

Jacques lui lance un regard désapprobateur.

Jacques – De toutes façons, on n’a pas le temps. On est en service, là.

Sofia – Le braqueur au poireau… Ça ferait un bon titre de polar, non ?

Jacques – Donc vous n’avez rien vu ?

Sofia – Si j’étais vous, j’irai faire un tour du côté du cimetière. J’ai aperçu un drôle de type tout à l’heure qui courait dans cette direction.

Vincent – C’est maintenant que vous le dites…

Sofia – Je pensais qu’il faisait son footing. Mais maintenant que vous m’en parlez, il me semble qu’il courait très vite.

Jacques – Merci quand même.

Jacques et Vincent s’en vont en direction du cimetière. Sofia rentre dans la boutique, et en ressort quelques instants après. Il jette un coup d’œil à droit et à gauche avant d’inviter d’un geste Fred à sortir. Il lui indique la direction opposée de celle dans laquelle le commissaire est parti.

Sofia – Pars plutôt de ce côté-là si tu ne veux pas faire de mauvaises rencontres.

Fred – Merci.

Sofia – Et si tu veux mon avis, laisse tomber la carrière de voleur, même de voleur de poules. Visiblement, tu n’as pas de dispositions particulières pour ce noble métier…

Fred – Je vous le promets.

Sofia – Je ne te dis de te mettre à travailler, ce serait exagéré, mais je ne sais pas moi…

Fred apercevant les livres.

Fred – Peut-être que je devrais m’instruire un peu…

Sofia – Franchement, je te déconseille la lecture… À ton âge, si tu commences maintenant, ça pourrait te tuer…

Fred – Bon, je ferais bien d’y aller avant que les flics reviennent…

Sofia – Tu es sûr de ne rien oublier ?

Fred, à regret, sort de ses poches trois paquets de Pépitos qu’il a pris à l’intérieur de l’épicerie.

Fred – Désolé, un réflexe…

Sofia récupère les paquets de biscuits et tend un fruit à Fred.

Sofia – Prends plutôt une poire. Tu sais que pour rester en bonne santé, il faut manger cinq fruits et légumes par jour. Avec le poireau, ça t’en fera déjà deux. Tu as déjà l’air d’avoir meilleure mine. Allez file…

Fred s’en va. Sofia rentre dans la boutique pour remettre en place les paquets de Pépitos. Alban arrive et se met à regarder les livres. Eve repasse devant la boutique, et s’arrête pour jeter cette fois un coup d’œil sur les primeurs. Alban l’aperçoit et est visiblement sensible à son charme. Eve s’apprête à s’en aller.

Alban – Excusez-moi, je peux vous demander quelque chose ?

Eve (méfiante) – Oui…

Alban – J’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part.

Eve – C’est tout ce que vous avez trouvé ?

Alban – Pour ?

Eve – Pour me draguer !

Alban – Mais je ne vous drague pas… Enfin, si mais… Il n’empêche que j’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part. Ce n’est pas incompatible non ? Pourquoi est-ce qu’on n’aurait pas le droit de draguer quelqu’un qu’on a l’impression d’avoir déjà vu quelque part ?

Eve – En tout cas, moi je ne vous connais pas, alors si vous permettez…

Eve s’apprête à s’en aller.

Alban – Attendez une minute ! J’ai une autre question à vous poser…

Eve – La dernière alors… Je vous préviens, c’est votre joker… Je vous écoute…

Alban – C’est à dire que… J’ai dit ça comme ça, juste pour vous retenir et gagner un peu de temps… J’ai tellement peur de ne plus jamais vous revoir… Mais il n’y a rien qui me vienne à l’esprit là tout de suite… Si vous me donnez encore quelques secondes, je vais certainement trouver quelque chose à vous demander…

Eve – Je serai déjà partie…

Alban – Ou alors, vous me laissez votre adresse, et je vous poserai ma question par écrit quand ça me reviendra. Vous n’aurez qu’à m’envoyer votre réponse par la poste…

Eve – Alors là, bravo ! C’est la première fois qu’un inconnu me propose d’emblée une relation épistolaire.

Elle commence à partir.

Alban – Non ! Voilà, ça y est ! (Il se tourne vers les légumes) Je voulais vous demander comment on fait un gratin dauphinois.

Eve – Un gratin dauphinois ?

Alban – Pourquoi pas ? C’est très bon le gratin dauphinois… Ce n’est pas très léger, d’accord, mais c’est très bon…

Eve – Alors comme ça, simplement parce que je suis une femme, la première chose que vous pensez à me demander, c’est la recette du gratin dauphinois ? Mais vous êtes un horrible macho !

Alban – Là c’est vous qui êtes de mauvaise foi… Ce n’est pas la première chose qui m’est venue à l’esprit, mais vous avez refusé de répondre à ma première question…

Eve – Qui était si je me souviens bien : est-ce qu’on ne se serait pas déjà vus quelque part ? Vous arrivez parfois à vos fins avec une technique de drague aussi nulle ?

Alban – Rarement à vrai dire, mais c’est mon style. Qu’est-ce que vous voulez, on ne se refait pas…

Eve – Le style, c’est l’homme. C’est aussi mon avis. C’est pourquoi je vous dis adieu…

Alban – Dites-moi au moins votre prénom…

Eve – Eve…

Alban – Moi, c’est Alban. Et je ne vous dis pas adieu, car je suis sûr que nous sommes faits l’un pour l’autre. Ce qui implique bien sûr que nous sommes appelés à nous revoir très bientôt…

Eve – Et qu’est-ce qui vous rend si confiant ?

Alban – Alban et Eve ! C’est un signe, non ?

Eve – N’importe quoi…

Alban – Eve… Je soupirerai votre nom, le soir, en m’endormant tout seul dans mon lit.

Eve s’en va, en cachant un sourire amusé.

Alban – Je vous ai vue ! Vous avez souri !

Eve (off) – Dans vos rêves.

Sofia ressort avec à la main un paquet de Pépitos ouvert.

Sofia – Vous voulez un Pépito ?

Alban – Merci, mais j’évite de grignoter entre les repas.

Sofia – Moi aussi, mais comme j’adore grignoter, j’ai préféré supprimer les repas. On s’est déjà vu, non ?

Alban – La dernière personne à qui j’ai posé cette question a prétendu que je la draguais.

Sofia – Rassurez-vous, vous n’êtes pas du tout mon genre…

Alban – Je vous ai acheté un bouquin il y a quelques temps.

Sofia – Rimes Orphelines.

Alban – C’est çà.

Sofia – Vous l’avez lu, ça ne vous a pas plu, et vous venez pour me le revendre…

Alban – Pas du tout. J’ai beaucoup aimé au contraire. C’est même devenu mon livre de chevet :

Nos yeux, moitiés d’orange pressées,

ruissellent vers le creux de l’absence.

Ils scintillent un moment, étonnés

par la montée de l’imminence du départ.

Sofia – Les oranges ont toujours beaucoup inspiré les poètes…

Alban – En fait, je voulais savoir si vous aviez quelque chose d’autre du même auteur.

Sofia – Je crois que c’est son seul livre, mais sait-on jamais, il y en aura peut-être un deuxième. Tant qu’un auteur n’est pas mort, on n’est jamais à l’abri d’une récidive. Donc vous l’avez toujours ?

Alban – Bien sûr, pourquoi ?

Sofia – Une jeune femme est passée, tout à l’heure. Elle le cherchait.

Alban – C’est curieux, ce n’est pas un livre très connu. En tout cas, moi je n’en avais jamais entendu parler avant de le feuilleter chez vous. J’ai fait une recherche sur Google pour savoir en savoir plus sur l’auteur, mais je n’ai rien trouvé.

Sofia – Andy Warhol disait que chacun avait droit à son quart d’heure de célébrité. Aujourd’hui c’est l’anonymat le plus total qui est devenu un privilège réservé à quelques uns… Vous seriez prêt à me le revendre ?

Alban – Vous êtes un drôle de bouquiniste…

Sofia – On me le dit souvent. Et comme marchand de primeurs, je ne vous raconte même pas… Je vous en donne un kilo de tomates. Si j’ai bonne mémoire, je vous l’avais vendu pour une livre de courgettes.

Alban – Vous ne devez pas faire de gros bénéfices.

Sofia – Pour les connaisseurs, je vends aussi quelques champignons qui vous font voir la vie avec d’autres couleurs. Ils sont dans l’arrière boutique… Si vous êtes amateur… Évidemment, c’est un peu plus cher, mais je vous garantis que ça vaut le voyage…

Alban – Désolé, les champignons, je les préfère en omelette… Je n’avais pas l’intention de me séparer de ce livre, mais si votre cliente y tient tellement… Je pourrais garder une photocopie et lui laisser l’original.

Sofia – Très bien, je vais l’appeler. Vous pouvez revenir vers quelle heure ?

Alban – Je passerai vous le déposer en fin de matinée. (Il examine les primeurs) Elles sont bonnes, vos tomates ?

Sofia – C’est la pleine saison.

Alban – Et vos melons, ils viennent vraiment de Cavaillon ?

Sofia – Avec un peu de chance, ils y font escale, en tout cas. Si le camion qui les ramène du Maroc passe par là. C’est ce qu’on appelle la délocalisation, il paraît…

Alban – Je prendrai plutôt un melon, alors. Vous m’en mettez un de côté ?

Sofia – Pas de problème. (Tandis qu’Alban s’apprête à s’en aller, Sofia prend un livre dans une caisse et lui tend) Tenez, vous trouverez sûrement là dedans la recette du gratin dauphinois…

Alban sourit, prend le livre et s’en va. Sofia sort son portable et rentre dans la boutique en composant un numéro. Jacques et Vincent reviennent. Vincent porte un sac poubelle sur l’épaule.

Vincent – Bravo Commissaire ! Voilà une affaire promptement résolue…

Jacques – Vous êtes sûr que tout y est ?

Vincent – Ça… Le légiste nous le dira quand il aura réussi à recoller les morceaux… Vous vous rendez compte ? Si les ménagères de plus de cinquante ans se mettent à braquer les Caisses d’Épargne, maintenant… Où va-t-on ?

Jacques jette un regard vers la boutique.

Jacques – Vous saviez que cette épicerie arabe était tenu par un portugaise ?

Vincent – Non…

Jacques – Notre métier est de tout savoir, Vincent. Tout innocent est un coupable qui s’ignore…

Vincent (regardant la boutique à son tour) – Vous avez raison, patron… Ça aussi, c’est louche…

Jacques et Vincent sortent. Sofia ressort de la boutique, portable à l’oreille.

Sofia – Très bien, alors je vous attends tout à l’heure…

Il range son portable. Catherine revient.

Catherine – Vous n’êtes pas au courant ?

Sofia – Ça dépend… De quoi ?

Catherine – Ben pour Josiane !

Sofia – Josiane ?

Catherine – La dame à qui vous avez fourgué Le Discours de la Méthode tout à l’heure !

Sofia – Je ne savais pas qu’elle s’appelait Josiane, sinon, je ne lui aurais même pas vendu de bananes…

Catherine – Et pourquoi ça ?

Sofia – J‘ai pour principe de ne jamais avoir commerce avec les Josianes… Mais bon, le mal est fait. Et alors, ça ne lui a pas plu, Descartes ?

Catherine – Elle est morte !

Sofia – Pas d’ennui, j’espère ? Je me sentirais un peu responsable…

Catherine – Elle est passée sous un chasse neige !

Sofia – Un chasse neige ? On est au mois d’août !

Catherine – À ce qu’on m’a dit, ils l’amenaient au garage municipal pour le réparer…

Sofia– Ce que c’est que le destin… À moins qu’il ne s’agisse d’un suicide…

Catherine – Croyez-moi, ce n’était pas beau à voir. Si je n’avais pas vu qu’elle tenait ce bouquin à la main, je n’aurais jamais su que c’était elle. C’est moi qui ait identifié le corps… Enfin quand je dis le corps…

Josiane arrive à son tour.

Josiane – Vous en faites une tête… On dirait que vous venez de voir un mort ?

Stupeur des deux autres.

Sofia – Quand je vous disais que la vie était un éternel recommencement…

Catherine – Ben vous n’êtes pas décédée ?

Josiane (à Sofia) – Pourquoi, j’ai l’air décédée ?

Sofia – Pas plus que d’habitude…

Josiane – Les gens ont toujours tendance à exagérer…

Catherine – Mais je vous ai vu tout à l’heure du côté garage, avec votre bouquin sous le bras. Sauf que votre bras était d’un côté de la route et le reste du corps en plusieurs morceaux de l’autre côté…

Josiane (à Sofia) – Ah, votre bouquin, parlons-en ! Je vous avoue que je ne suis pas arrivée rentrer dedans. Il m’est tombé des mains au bout de trois pages…

Sofia – Et vous voulez que je vous le reprenne.

Josiane – Non, je l’ai donné à un pauvre type qui passait par là. Ça a eu l’air de le passionner, parce qu’il s’est plongé dedans illico. Je lui ai dit que ce n’était pas bien prudent de lire en marchant dans la rue comme ça, mais qu’est-ce que vous voulez…

Catherine – Pour le chasse-neige, ça doit être lui…

Josiane – Il m’a dit que le Discours de la Méthode, ça l’aiderait sûrement à se restructurer…

Catherine – Maintenant, d’après ce que j’ai vu, il serait plutôt déstructuré.

Josiane – Bon ben ce n’est pas tout ça, mais il faut que j’aille faire ma soupe, moi.

Catherine – Et moi mon bœuf-carottes Vichy…

Josiane – Je connaissais les carottes Vichy, mais ça… Un plat que faisait votre grand-mère ?

Catherine – Mon grand-père. Il était gendarme. C’est lui qui a inventé la recette pendant la guerre…

Elles s’en vont. Sofia range un peu son étalage, puis rentre dans sa boutique. Eve revient, au moment même où arrive Irène.

Eve – Alors, vous avez trouvé le CNRS ?

Irène – Oui, oui, je vous remercie. Sentier des Frères Bogdanov, c’était bien ça.

Eve – Vous êtes une scientifique, alors ?

Irène – Au départ, oui… J’ai longtemps travaillé sur la théorie du Big Crunch.

Eve – Ça doit être passionnant.

Irène – Vous savez ce que c’est ?

Eve – Non, mais je n’osais pas vous le demander, pour ne pas avoir l’air d’une imbécile… Le seul Crunch que je connais, c’est une marque de chocolat, mais j’imagine que cela n’intéresse pas le CNRS.

Irène – Le Big Crunch, c’est une sorte de Big Bang, mais à l’envers.

Eve – C’est extraordinaire…

Irène – Malheureusement, c’est une théorie complètement démodée.

Eve – Je suis vraiment désolée…

Irène – Aux dernières nouvelles, il semblerait que la vitesse d’expansion de l’univers soit en accélération constante.

Eve – Ça va peut-être s’arranger, non ?

Irène – Alors on nous a coupé tous nos crédits de recherche…

Eve – En tout cas, si je peux faire quelque chose pour vous…

Irène – À moins que vous ne puissiez inverser la vitesse d’expansion de l’univers.

Eve – Pour ça, je préfère ne rien vous promettre, quand même…

Irène – Alors maintenant, je fais des extras pour la police.

Eve – La police ?

Irène – La police scientifique… On m’a demandé d’identifier l’auteur original de l’univers à propos d’une affaire de plagiat…

Eve – Mais c’est encore plus passionnant !

Irène – Vous trouvez ?

Eve – Non, je disais seulement ça pour vous faire plaisir…

Irène – De plus, c’est contraire à toutes mes convictions… J’ai toujours violemment combattu la thèse du créationnisme.

Eve – Je comprends…

Irène – Bon, je vous laisse… Malheureusement, il faut que j’y retourne…

Eve – Bonne chance pour vos recherches !

Irène repart, désespérée. Arrive Alban. Il tombe nez à nez avec Eve.

Alban – Ça y est, je me souviens maintenant ! Vous êtes l’auteure de Rimes Orphelines !

Eve – Comment le savez-vous ?

Alban – Il y a votre photo en dernière de couverture.

Eve – Je pensais que personne n’avait jamais lu ce livre…

Alban – Moi, je l’ai lu. Et apparemment, je ne suis pas le seul, puisque j’ai rendez-vous ici avec quelqu’un qui veut me racheter ce bouquin à prix d’or. On commence à se l’arracher, vous voyez ? C’est le début de la gloire…

Eve – Vous croyez…

Alban – En tout cas, je ne mentais pas quand je vous disais que je vous avais déjà vue quelque part !

Eve – C’est moi.

Alban – Vous ?

Eve – C’est moi qui veut vous racheter ce bouquin.

Alban – Mais pourquoi un auteur voudrait-il acheter son propre livre ?

Eve – Ma maison a coulé…

Alban – Votre maison d’édition, vous voulez dire ?

Eve – Quand on s’édite à compte d’auteur, c’est la même chose…

Alban – Et donc votre… maison a fait faillite.

Eve – Elle a coulé, je vous dis ! J’habitais sur une péniche.

Alban – D’accord… Un naufrage donc…

Eve – Je n’ai plus aucun exemplaire de cet ouvrage. Je voulais au moins en récupérer un. C’est une partie de moi-même, vous comprenez ?

Alban – Je comprends…

Eve – Alors ?

Alban – Alors quoi ?

Eve – Vous voulez bien me le revendre ?

Alban – Ça dépend à quel prix…

Eve – Vous êtes un gentleman, vous n’allez pas abuser de la situation ?

Alban – Je croyais que j’étais un affreux macho…

Eve – Combien en voulez-vous ?

Alban – On m’en a récemment offert un kilo de tomates.

Eve – Et ça ne vous suffit pas…

Alban – Disons qu’en plus, j’exige un dessus de table.

Eve – On dit un dessous de table.

Alban – Pas dans ce cas-là. Je vous échange ce livre contre une invitation à dîner. Nous pourrons partager ce melon sur une table.

Eve – La vôtre, par exemple…

Alban – Vous venez de me dire que vous n’aviez plus de maison… C’est oui ?

Eve – Je tiens beaucoup à récupérer ce livre.

Alban – Et je ne vais pas m’en séparer facilement.

Eve – Très bien. Discutons-en autour d’un melon.

Alban prend un melon dans l’étalage et ils s’en vont. Sofia sort de sa boutique.

Sofia – L’amour, toujours l’amour…

Arrive le commissaire Jacques et son adjoint Vincent.

Jacques – C’est pour nous que vous dites ça ?

Sofia – Alors commissaire, ça avance cette enquête ?

Jacques – L’affaire est dans le sac.

Vincent – On a retrouvé le fugitif.

Jacques – Il est mort. Écrasé par un chasse-neige en panne.

Vincent – L’autopsie a établi qu’il s’agissait d’un travesti se faisant appeler Josiane.

Jacques – Il tenait ça à la main. (Jacques tend à Sofia Le Discours de la Méthode) Ça ne viendrait pas de chez vous par hasard ?

Vincent – Comme le poireau…

Sofia – Le Discours de la Méthode…

Vincent – Comme quoi on peut être truand et philosophe à la fois.

Sofia – Cela vaut dans les deux sens, d’ailleurs. La philosophie est le plus souvent une escroquerie intellectuelle…

Josiane revient, affolée.

Josiane – Oh mon Dieu, Commissaire, je suis contente de tomber sur vous. J’ai perdu mon chien…

Jacques – C’est à dire que… d’habitude, ce n’est pas le genre de disparition qui relève de la mission de la Police Nationale.

Josiane – Je vous en prie, Commissaire… Mon grand-père était de la maison. Et je sais que vous êtes un ami des animaux.

Vincent – Il était de quelle couleur, votre chien ?

Josiane – Orange.

Vincent – Orange ? Vous voulez dire qu’il portait un manteau orange ?

Josiane – Un manteau ! En cette saison ! Quelle drôle d’idée…

Vincent – On voit tellement de chose, vous savez…

Josiane – Non, c’est le pelage de mon chien qui est orange.

Jacques – Donc, vous lui faites des colorations ?

Josiane – Mais pas du tout ! Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? C’est sa couleur naturelle !

Sofia – Vous permettez que je lui pose une question, Commissaire ?

Jacques – Mais je vous en prie. Si c’est de nature à faire avancer notre enquête…

Sofia – De quelle couleur sont les cheveux de Monsieur le Commissaire, chère Madame ?

Josiane – Eh bien violet, évidemment !

Sofia – Je crois avoir percé ce mystère, Commissaire.

Josiane – Mais ça ne me rend pas mon chien !

Jacques – Vincent, occupez-vous de cette affaire, voulez-vous.

Vincent part avec Josiane.

Vincent – Comment s’appelle votre chien, chère Madame ?

Ils sortent.

Sofia – On dirait que quelque chose vous préoccupe, Commissaire.

Jacques – J’enquête sur une affaire énorme… Je vous en parle sous le sceau du secret… Et seulement parce que j’affectionne particulièrement les Portugais. (Avec un air entendu) Vous voyez ce que je veux dire ?

Sofia – Pas du tout… Mais je serai muet comme une tombe, je vous le promets.

Jacques – Il s’agit d’une affaire de plagiat.

Sofia – Concernant un de mes livres ?

Jacques – Oui, entre autres…

Sofia – Entre autres ?

Jacques – Vos primeurs, aussi…

Sofia – Un plagiat concernant des fruits et légumes ?

Jacques – Je vous ai dit que c’était une affaire énorme… Tenez-vous bien, ce plagiat concernerait la totalité de l’univers.

Sofia – Non ?

Jacques – Tout ça ne serait qu’une gigantesque contrefaçon.

Sofia – Et c’est l’auteur de l’œuvre originale qui a porté plainte ?

Jacques – L’auteur ? On est aussi à sa recherche, figurez-vous… On a mis la police scientifique sur le coup…

Sofia – C’est incroyable, en effet… Et qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille, Commissaire.

Jacques – Là encore, tout ce que je vous dis est classé confidentiel défense. Mais je sais que je peux compter sur votre discrétion, n’est-ce pas ?

Sofia – Bien sûr…

Sanche – Le Ministère des Armées vient de nous signaler la présence dans la région d’une licorne divaguant par monts et par vaux…

Sofia – Une licorne ?

Jacques – Apparemment, elle se serait échappée du troupeau… Vous comprenez qu’un monde dans lequel des troupeaux de licornes se baladent en liberté ne peut être qu’une contrefaçon…

Sofia – Évidemment.

Jacques – À moins que…

Sofia – Oui ?

Jacques – À votre avis, qu’est-ce qui explique que cette dame, là, qui a perdu son chien, voit à ce point la vie en couleurs ?

Vincent – Elle est peut-être daltonienne… Et en plus, elle se prénomme Josiane…

Jacques – Ou bien elle a absorbé une substance hallucinogène… Vous permettez que je jette un coup d’œil dans votre boutique ? Je suis amateur de champignons, et un de mes indicateurs m’a signalé que les vôtres étaient du genre atomiques…

Sofia – Mais je vous en prie, après vous…

Ils entrent. Eve et Alban repassent par là et s’arrêtent un instant devant la boutique.

Eve – Votre melon était excellent.

Alban – C’est un melon de Cavaillon.

Eve – Vous avez raison, il faut se méfier des imitations… Merci pour cette invitation… et pour le livre.

Alban – J’ai beaucoup aimé vos Rimes Orphelines…

Eve – Pourtant, je n’en ai vendu que trois exemplaires. Et je soupçonne ma mère de les avoir acheté tous les trois. Avant de les revendre pour faire bouillir la marmite.

Alban – On peut donc avoir une mère et écrire des rimes orphelines.

Eve – À moins de mourir avant ses parents, nous sommes tous destinés à devenir orphelins tôt ou tard, non ?

Alban – C’est pourquoi j’imagine nous cherchons tous l’âme sœur… En espérant qu’elle, elle ne meurt pas avant nous.

Ils s’éloignent en se tenant par la main tout en souriant bêtement. Jacques ressort avec Sofia, menotté.

Jacques – Des champignons prohibés dans votre réserve, et un calibre dans votre tiroir caisse…

Sofia – Si je vous disais que j’ai confisqué ce revolver à un gamin pour l’empêcher de faire des bêtises, vous ne me croiriez pas.

Jacques – Vous savez ce que vous risquez ?

Sofia – Vous allez me condamner à boire la ciguë ?

Jacques – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Sofia– Un poison. Celui que Socrate, le père de la philosophie, a dû boire après sa condamnation.

Jacques – Et de quoi était-il accusé ?

Sofia – Impiété et corruption de la jeunesse… Il eut l’occasion d’échapper à la mort, mais il préféra l’accepter, pour démontrer que la soumission à la loi est le fondement de la justice.

Jacques – Une attitude un peu pétainiste, en effet, mais ce n’est pas un policier comme moi qui va prêcher la désobéissance civile…

Sofia – Dès le début, le ver était dans le fruit de la philosophie. Socrate déjà se prenait pour Jésus-Christ …

Jacques – Ce goût du sacrifice ostentatoire leur a quand même permis d’atteindre une certaine forme de célébrité.

Sofia – Les hommes ont toujours adoré les martyrs. Ils en ont un pour chaque jour du calendrier. Vous savez pourquoi vous allez me retirer ces menottes ?

Jacques – Je ne savais même pas que j’allais le faire.

Sofia – Vous allez le faire, croyez-moi.

Jacques – Pour ne pas faire de vous un martyr ?

Sofia – Parce que vous n’êtes pas un vrai commissaire de police.

Jacques – Vraiment ?

Sofia – Pas plus que je ne suis épicière ou bouquiniste.

Jacques – Qu’est-ce qui vous fait penser que je ne suis pas commissaire ?

Sofia – Vous venez de me dire que le monde entier était une contrefaçon… C’est donc que vous aussi qui conduisez l’enquête n’êtes pas un vrai policier.

Jacques – C’est un raisonnement qui se tient..

Sofia – Et puis je suis allé au théâtre hier soir, et vous jouiez déjà le rôle d’un commissaire.

Jacques – C’est mon emploi, paraît-il. Et le second rôle, vous le trouvez comment ?

Sofia – Votre assistant ? Très mauvais aussi…

Jacques retire les menottes de Sofia.

Jacques – Ce n’était pas de vraies menottes, de toutes façons. Vous croyez qu’on va nous lancer des tomates ?

Sofia – J’espère… Il faut bien que je renouvelle mon stock de primeurs…

Noir.

 

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une trentaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur :

www.comediatheque.com

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Mai 2015

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-65-9

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Apéro Tragique à Beaucon-les-deux-Châteaux

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

14 à 17 comédiens 
14 : 9H/5F, 8H/6F, 7H/7F, 6H/8F
15 : 10H/5F, 9H/6F, 8H/7F, 7H/8F, 6H/9F
16 : 11H/5F, 10H/6F, 9H/7F, 8H/8F, 7H/9F
17 : 11H/6F, 10H/7F, 9H/8F, 8H/9F, 7H/10F, 6H/11F

Les Cassoulet ont invité dans leur château pour un concert dînatoire la bonne société de Beaucon dont ils rêvent de faire partie. Mais la tête du pianiste est retrouvée flottant dans la piscine. Et dire qu’on en n’est qu’à l’apéritif…


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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Apéro Tragique

Roger Cassoulet
Brigitte Cassoulet
Samantha Cassoulet
Edmond de la Ratelière
Marianne de la Ratelière
Edouard de la Ratelière
Gregory Badmington
Conchita Badmington
Azkanouch Aznavourian
Fatima
Joseph
Lacordéon
Marc-Antoine
César
Rosalie
Rodriguez
Sanchez

Le patio d’un château en ruine, avec fausses colonnes en vrai carton, agrémentées de faux arbustes en vrai papier crépon. Roger et Brigitte Cassoulet, élégance faussement décontractée mais vraiment vulgaire, sont assis sur un banc, le regard dans le vague. On entend sonner sept heures au clocher d’une église.

Brigitte – Il est sept heures.

Roger – Oui… Peut-être…

Brigitte – Tu n’as pas entendu ?

Roger – J’ai bien entendu les cloches. Mais comment être absolument sûr qu’il est absolument sept heures ?

Brigitte – Mais puisque sept coups ont sonné au clocher de l’église de Beaucon-les-deux-Châteaux !

Roger – Ça ne prouve rien.

Brigitte – Ça ne prouve rien ?

Roger – C’est peut-être une erreur.

Brigitte – Comment l’église pourrait-elle se tromper à ce point ?

Roger – L’église s’est déjà beaucoup trompée…

Brigitte – En tout cas, elle ne s’est jamais trompée sur l’heure qu’il est ! Le clocher restera toujours pour les âmes dans le doute, ce que le phare est aux marins dans la tempête. Il y a des limites au scepticisme…

Roger – L’infaillibilité du pape ne s’étend pas aux cloches qui l’entourent.

Brigitte – Pour un bon chrétien, l’heure c’est l’heure. Et quand sept coups sonnent au clocher de Beaucon, c’est qu’il est sept heures.

Roger – C’est ce qu’on appelle la foi du charcutier.

Brigitte – Du charbonnier, tu veux dire.

Roger – Déformation professionnelle.

Brigitte – La vraie foi, ce n’est pas d’être certain que les cloches sonnent à la bonne heure.

Roger – C’est quoi alors ?

Brigitte – C’est de croire que la bonne heure, c’est quand on fait sonner les cloches.

Roger – Je vais quand même vérifier auprès de l’horloge parlante.

Il compose un numéro sur son portable.

Brigitte – Et puis on connaît le curé, tout de même.

Roger – Oui… Justement…

Brigitte – C’est vrai que pas mal de rumeurs courent sur son compte…

Roger – Il sort à peine de garde à vue pour exhibitionnisme.

Brigitte – On ne va pas le soupçonner en plus de diffuser de fausses nouvelles en ce qui concerne l’heure qu’il est !

Roger – Ça sonne.

Brigitte – Je me demande si tu ne devrais pas arrêter de lire tous ces livres de BHV…

Roger – BHV ? Je les ai achetés à la FNAC… Ah tu veux dire BHL !

Brigitte – BHV ou BHL… C’est toujours de la philosophie de bazar.

Roger range son portable.

Roger – En tout cas, il est bien sept heures.

Brigitte – Et aucun de nos invités n’est encore arrivé… Tu crois qu’ils vont venir ?

Roger – Quelle heure on avait mis, sur les cartons d’invitation ?

Brigitte – Sept heures.

Roger – Personne n’arrive à sept heures pour une invitation à sept heures.

Brigitte – Non ?

Roger – Dans le beau monde, ça ne se fait pas. D’ailleurs, je ne suis pas sûr non plus que ça se fasse d’inviter les gens à sept heures… Sept heures… Ce n’est pas chrétien…

Brigitte – Tu crois ?

Roger – Ils arriveront vers sept heures et demie.

Brigitte – C’est un apéritif, tout de même. Ils ne vont pas arriver à onze heures du soir.

Roger – On n’avait pas dit un apéritif dînatoire ?

Brigitte – Un apéritif dînatoire, ça fait moins peur qu’un dîner. Nos invités sont des gens de qualité. Ils ont une idée très particulière de ce que c’est que de passer une bonne soirée.

Roger – Tu as raison. En voyant apéritif dînatoire, ils se diront : si c’est ennuyeux à mourir, on ne sera pas obligés de rester…

Brigitte – Ces gens-là, il ne suffit pas de leur servir un verre de sangria et de faire griller quelques merguez au barbecue pour qu’ils nous disent en partant : on a passé une bonne soirée.

Roger – Et sur le carton, tu as bien précisé apéritif dînatoire ?

Brigitte – J’ai mis Apéro Bouffe. Je me suis dit que ce serait moins formel. Plus décontracté.

Roger – Et puis on ne peut prétendre organiser un dîner en ville. Nous ne sommes pas membre du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Brigitte – Pas encore, hélas. Et c’est bien tout l’enjeu de cette soirée : trouver un parrain pour nous faire admettre dans cette prestigieuse institution beauconardaise.

Roger – Beauconardaise, tu crois ?

Brigitte – Comment appelle-t-on les habitants de Beaucon-les-deux-Châteaux ?

Roger – Pas les Beauconards tout de même…

Brigitte – Peut-être les Beauconchâtelains. En tout cas, ça sonne bien.

Roger – Quoi qu’il en soit, si on avait mis dîner sur le carton d’invitation, personne ne serait venu.

Brigitte – C’est évident.

Roger – Nous ne sommes pas encore habilités pour les dîners en ville…

Brigitte – D’ailleurs, on a seulement mis Apéro Bouffe, et personne n’est là…

Roger prend un carton et le regarde.

Roger – Ah, je crois qu’il y a une petite faute de frappe. Au lieu de Apéro, c’est marqué Opéra. Regarde : Opéra Bouffe…

Brigitte – Ah oui, tu as raison… Remarque, c’est presque ça au fond, puisqu’en plus du traiteur, on leur paye un pianiste.

Roger – Ça on ne s’est pas foutu d’eux. On a bien fait les choses.

Brigitte – Et puis nous les recevons dans notre château.

Roger – C’est vrai. Tu te rends compte ? Les Beauconchâtelains, c’est nous. Maintenant que nous sommes les heureux propriétaires de l’un des deux châteaux de Beaucon-les-deux-Châteaux.

Brigitte – Il y a encore un peu de travail pour le rendre parfaitement habitable, mais bon. C’est vrai, après tout. Nous sommes les seigneurs de cette contrée.

Arrive Samantha, leur fille, look punk ou gothique.

Roger – Et voici notre princesse…

Brigitte – Enfin Samantha, tu aurais pu faire un effort de toilette pour nos invités… On a l’impression que tu sors d’un film de zombies.

Samantha – Quand est-ce qu’on bouffe ?

Roger – Juste après l’apéro.

Brigitte – Et après le concert.

Samantha – Le concert ? J’imagine que ce n’est pas du rap. C’est quoi ? Un groupe de jazz ?

Brigitte – C’est un ténor de première classe, venu spécialement de Paris en TGV.

Roger – Ça nous a coûté un bras.

Brigitte – Il nous chantera quelques grands airs d’opéra en s’accompagnant lui-même au piano.

Samantha – Ah ouais… Donc, on n’est pas prêt de bouffer, quoi…

Roger – Il s’agit de nous faire admettre dans la bonne société de Beaucon, Samantha.

Brigitte – En devenant membre bienfaiteur du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Roger – Le piano et l’opéra, c’est tout à fait approprié pour nous lancer dans le monde, ma chérie.

Brigitte – Et pourquoi pas en profiter pour te trouver un mari de bonne famille ?

Samantha – Un mari… Ah d’accord… J’ai l’impression de jouer dans une pièce de boulevard de la fin du 19ème siècle.

Roger – Et pourtant, celle-ci est du début 20ème.

Brigitte – Toi, au moins, tu peux toujours espérer changer de nom en te mariant…

Samantha – Cassoulet… C’est vrai qu’un patronyme pareil, ça donne tout de suite envie de se marier avec le premier venu.

Brigitte – Je n’ai jamais réussi à me faire à l’idée de m’appeler Madame Cassoulet.

Roger – Qu’est-ce que tu veux, Brigitte ? C’était le nom de mes parents, et avant eux de mes grands-parents, et avant eux…

Brigitte – Et je ne te le reproche pas, Roger. Mais c’est un fait qu’on n’invite pas dans le monde des gens qui s’appellent Roger et Brigitte Cassoulet. À moins qu’ils soient vraiment très riches.

Roger – Ou qu’ils donnent des récitals d’opéra.

Brigitte – Je ne suis pas sûre, Roger, mais je crois qu’on dit des récitaux…

Roger – Pourtant on dit des céréales, non ?

Samantha – Mais on est riche, nous ! On a même un château.

Brigitte – Oui… Un château en ruine…

Roger – Mais un château classé !

Brigitte – En plus de son nom difficile à porter, ton père a hérité de ses parents une fabrique de saucisses. Mais Roger Cassoulet, ce n’est pas non plus Bill Gates. On ne peut pas se permettre de jeter l’argent par les fenêtres.

Samantha – Si encore on avait des fenêtres…

Roger – Tout ça coûte une fortune, ma chérie… Et on n’installe pas des fenêtres de chez Leroy Merlin sur la façade d’un château où paraît-il le roi Louis-Philippe a passé une nuit.

Brigitte – Dans notre propre chambre, tu te rends compte, Samantha ? Louis-Philippe !

Samantha – Ah oui, d’ailleurs, je voulais vous dire : dans ma chambre à moi, il pleut. Heureusement que j’ai un lit à baldaquin… Mais si ça continue, c’est une tente Quetchua qu’il va me falloir.

Roger – D’accord. Je ferai venir le couvreur dès qu’on aura payé le traiteur.

Brigitte – Et le cachet de ce musicien hors de prix.

Samantha – Il s’appelle comment ce virtuose ?

Roger – Frédéric Lacordéon.

Samantha – Lacordéon ? Et il joue du piano ?

Brigitte – Ton père s’appelle bien Cassoulet et il vend des saucisses. (Soupirant) Fallait-il que je l’aime, ton père, pour accepter de devenir Madame Cassoulet…

Roger – Ne te plains pas, ça aurait pu être pire… Tu te souviens de cette bonne à tout faire qu’on a eue autrefois et qui s’appelait Madame El Baez ?

Brigitte – Oui, je te remercie d’avoir la délicatesse de me le rappeler… Elle portait tellement bien son nom que j’ai dû m’en séparer de cette Madame El Baez… Tu ne te souviens pas ?

Roger – La bonne à tout faire… Ah oui, peut-être…

Brigitte – À propos, ma chérie, nous avons invité Monsieur et Madame de la Ratelière de Casteljarnac. Et je crois qu’ils viendront avec leur fils Charles-Edouard…

Brigitte – Charles-Edouard ? C’est une blague ?

Roger – Il est étudiant à Sciences Po Châteauroux, mais il est en vacances chez ses parents en ce moment.

Samantha – Sciences Po Châteauroux, tu es sûr que ça existe ?

Roger – Ou Sup de Co Vierzon, je ne sais plus exactement.

Samantha – Et c’est ça que vous appelez un bon parti ? Allez, je me casse, les Cassoulet.

Brigitte – Et je t’en prie, ma chérie, mets une tenue un peu plus élégante pour la soirée.

Samantha – C’est ça. Vous me sifflerez quand vos invités seront là. Pour voir si la dinde est à leur goût…

Samantha sort.

Roger – Tu as prévu une dinde ?

Brigitte – Non…

Roger – Je me demande s’il n’y avait pas un message subliminal…

Brigitte – Tu te rends compte qu’en épousant Charles-Edouard, notre fille deviendrait Madame de La Ratelière de Casteljarnac ? Peut-être même un jour Madame La Baronne…

Roger – Oui… Mais je me demande si on a bien fait de la prénommer Samantha…

Brigitte – Pourquoi ça ?

Roger – Je ne sais pas… Madame La Baronne Samantha de la Ratelière de Casteljarnac…

Brigitte – Moi je préférais Jennifer. Jennifer de la Ratelière, au moins ça rime.

Roger – En tout cas, ce concert donnera aux Cassoulet la touche culturelle qui leur manque encore pour être acceptés dans la bonne société de Beaucon.

Brigitte – Le problème avec la grande musique, c’est que ça n’est pas donné.

Roger – J’espère au moins que ce type chante juste et qu’il joue bien du piano.

Brigitte – On nous a garanti que c’était un virtuose, non ?

Roger – Et puis on ne va pas leur donner un concert d’accordéon.

Brigitte – Remarque, Giscard d’Estaing en jouait très bien. Et ça plaisait beaucoup.

Roger – Oui… Mais Giscard jouait seulement pour les prolos. La preuve, il n’a plus jamais joué d’accordéon après la fin de son mandat.

Brigitte – Tout de même, Giscard d’Estaing et Anémone, c’est ce qui est arrivé de mieux à la France depuis qu’on a guillotiné Louis XVI et Marie-Antoinette.

Roger – S’il avait été réélu en 1981 au lieu de ce Mitterrand, le sort de la France aurait sans doute été bien différent.

Brigitte – On aurait peut-être même rétabli la monarchie.

Roger – Malheureusement, Giscard a dû abdiquer.

Brigitte – Et avec quel panache…

Roger pastiche le départ télévisuel de Giscard.

Roger – Dans ces temps difficiles où le mal rode et frappe dans le monde, je souhaite que la providence veille sur la France pour son bonheur, pour son bien, et pour sa grandeur. (Un temps) Au revoir…

On entend la Marseillaise. Roger se lève et part.

Brigitte – Quel comédien…

Roger revient.

Roger – Sans parler de sa femme et de ses deux filles, Valérie-Anne et Jacinte.

Brigitte – Quelle famille.

Roger – Un vrai bouquet de fleurs.

Brigitte – Il paraît qu’ils viennent de vendre leur château.

Roger – Et nous, on vient d’acheter le nôtre.

Brigitte – Malheureusement, Roger, il faut bien reconnaître que nous n’avons pas autant de classe que Valéry et Anne-Aymone.

Roger – C’est vrai, Brigitte. Il faut être lucide. Les Cassoulet n’ont pas encore toutes les qualités requises pour briller en société. Alors si nous voulons convaincre quelqu’un de parrainer notre candidature pour le Club…

Brigitte – Et trouver pour notre Samantha un gendre avec des mocassins à pompons et un nom à rallonge…

Brigitte – Il va falloir divertir un peu tout ce beau monde pour espérer les faire rester au-delà de l’apéritif.

Roger – C’est clair…

Brigitte – Heureusement, j’ai trouvé la solution.

Roger – Ah oui ?

Brigitte – J’ai invité Marc-Antoine.

Roger – Marc-Antoine ?

Brigitte – Tu sais, ce peintre dont nous ont parlé les Levi Strauss.

Roger – Levi Strauss ? Justement, BHV en parle dans son dernier livre sur Le Bricolage et la Question juive.

Brigitte – BHV ? Tu veux dire BHL ?

Roger – Je t’avoue que je me suis endormi avant la fin. Mais je pensais qu’il était mort, Levi Strauss.

Brigitte – Je crois que ces Levi Strauss là sont plutôt apparentés au fabriquant de pantalons.

Roger – Non ?

Brigitte – Ils habitent cette villa dans le style gréco-romain à la sortie de la ville !

Roger – Je ne vois pas…

Brigitte – Mais si, tu sais bien ! C’est Marc-Antoine qui leur a peint ce trompe-l’œil au fond de leur piscine.

Roger – Ah oui, je vois maintenant… Une reproduction du plafond de la Chapelle Sixtine…

Brigitte – Voilà. Et bien il paraît qu’il est très drôle.

Roger – Ah oui, il a l’air…

Brigitte – C’est un type très intelligent, et d’une immense culture. Enfin, d’après Levi Strauss.

Roger – J’espère quand même qu’il prend moins cher que le pianiste.

Brigitte – Ah non, mais lui il fait ça gratuitement. À mon avis, il ne sait même pas que les gens l’invitent seulement pour mettre un peu d’ambiance dans leurs soirées mondaines. On a eu de la chance qu’il soit libre, parce qu’il est très sollicité. Il y a tellement de dîners en ville.

Roger – Je vois. En somme, ces dîners de Beaucon, c’est l’inverse du dîner de cons.

Brigitte – Comment ça ?

Roger – On invite ce Marc-Antoine parce qu’il a de l’esprit. Et c’est nous les cons…

Brigitte – Tu sais que ce type a été l’assistant de Dali.

Roger – Non ? Celui qui avait ces grandes moustaches, et qui faisait de la publicité pour le chocolat Milka ?

Brigitte – On dit même que c’est ce Marc-Antoine qui a peint la plupart des tableaux du Maître. Le vieux Dali ne faisait que signer.

Roger – Non ?

Roger – D’après Madame Levi Strauss, sur les tableaux de Dali, il n’y a que la signature qui est vraie.

Fatima arrive, vêtue en maître d’hôtel. Grande tenue, maintien parfait et air cérémonial. Mais genre ambigu (le personnage pourra être joué par un homme ou une femme).

Brigitte – Ah Fatima ! Alors, nos premiers invités sont arrivés ?

Fatima – Non Madame. Mais Monsieur Lacordéon a téléphoné. Il fait dire à Monsieur et Madame qu’il sera un peu en retard…

Roger – Très bien, Fatima. Il a dit pourquoi ?

Fatima – Son TGV a été victime d’un incident voyageur au départ de la Gare de Lyon.

Brigitte – Je vois… C’est ce qu’ils disent quand un candidat au suicide est coupé en deux par un train…

Roger – C’est bien notre chance. Il ne pouvait pas se suicider un autre jour, celui-là…

Fatima – Ah, Monsieur Lacordéon fait aussi dire à Monsieur et Madame qu’il ne pourra pas rester très longtemps.

Brigitte – Et pourquoi ça ?

Fatima – Mais parce qu’il est attendu chez Monsieur et Madame Aznavourian.

Brigitte – Enfin Fatima, qu’est-ce que Monsieur Lacordéon irait faire chez les Aznavourian ?

Fatima – Madame n’est pas au courant ? Les Aznavourian aussi donnent un apéritif dînatoire aujourd’hui. Madame Aznavourian m’avait d’ailleurs demandé si je pouvais faire un extra chez elle ce soir…

Brigitte – Ce soir ?

Roger – La salope…

Fatima – Elle avait même proposé de doubler mes gages pour la soirée.

Brigitte – Et vous avez refusé de vous laisser corrompre, Fatima. Bravo ! Nous vous en serons éternellement reconnaissants. N’est-ce pas, Roger ?

Roger – Vu ce que nous coûte déjà cette soirée, je ne peux pas vous donner de prime pour ce soir, mais… (Il fouille dans ses poches) Tenez. J’avais pris un ticket de Loto au PMU ce matin. (Il lui tend le ticket) C’est pour vous. Même si c’est un ticket gagnant. La chance sourit aux audacieux, Fatima…

Brigitte – Et cent pour cent des gagnants ont tenté leur chance !

Fatima (prenant le ticket) – Merci Monsieur.

Brigitte – Vous pouvez nous laisser, Fatima.

Fatima – Bien Madame.

Fatima sort.

Roger – Je n’ai toujours pas compris pourquoi cette bonne s’habille en homme.

Brigitte – Parce que nous l’avons engagée comme maître d’hôtel, Roger. Et je te rappelle que notre dernière bonne s’appelait Madame El Baez…

Roger – Aznavourian… Ça me dit quelque chose… Il travaille dans le show biz, non ?

Brigitte – Je crois que cette branche là est plutôt dans l’hôtellerie de luxe. Ce sont eux qui ont acheté l’autre château de Beaucon-les-deux-Châteaux…

Roger – C’est ça. Aznavourian. Encore un nom pas facile à porter… Eux aussi ils ont une fille à marier ?

Brigitte – Un fils… Mais c’est beaucoup plus grave que ça…

Roger – Plus grave ?

Brigitte – Je crois savoir que les Aznavourian cherchent également un parrain pour le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon ?

Roger – Non ? Mais c’est impossible ! Les Aznavourian ! Et pourquoi pas les Levi Strauss pendant qu’on y est ? Le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon c’est comme… Je ne sais pas moi… C’est comme l’Académie Française !

Brigitte – Exactement ! La culture en moins fort heureusement…

Roger – En tout cas, comme pour l’Académie, il faut que l’un de ses membres meure pour qu’un siège se libère.

Brigitte – Et pour l’instant, il n’y a qu’une place vacante.

Roger – Tu crois que les Aznavourian auraient l’idée de nous la prendre ?

Brigitte – Ça ne m’étonnerait pas de ces gens-là… Ils ne s’intéressent qu’à l’argent ! S’iIs veulent faire partie du Club, c’est pour obtenir du maire l’autorisation de transformer leur château classé en hôtel 4 étoiles, et de faire de leur parc à la française un golf 18 trous.

Roger – Non ? Le maire fait partie du Club ?

Brigitte – C’est lui le Président !

Roger – Tu l’as invité aussi, j’espère ?

Brigitte – Bien sûr ! C’est même d’abord en son honneur qu’on a organisé ce concert !

Roger – Oui, il paraît qu’il est très mélomane.

Brigitte – La salope… Tu crois qu’après avoir essayé de nous piquer la bonne, Aznavourian auraient osé soudoyer le même virtuose que nous ?

Roger – Lacordéon… Ce salopard espère sans doute se faire deux cachets dans la même soirée.

Brigitte – Comment faire confiance à un intermittent du spectacle. C’est un cauchemar…

Roger – Et si les Aznavourian avaient eu le culot d’inviter aussi chez eux les de La Ratelière de Casteljarnac ?

Roger – Eh bien tu vois, ça ne m’étonnerait pas plus que ça. D’ailleurs, entre nous, il paraît que les de La Ratelière sont complètement ruinés. Ils bouffent à tous les râteliers !

Fatima revient.

Fatima – Monsieur Marc-Antoine vient d’arriver, Monsieur. Qu’est-ce que j’en fais ?

Roger – Introduisez-le Fatima.

Fatima – Que je… ?

Brigitte – Faites-le entrer !

Fatima sort.

Roger – Au moins, Marc-Antoine est là. On va rire un peu.

Marc-Antoine arrive, déguisé en bouffon.

Marc-Antoine – Monsieur Cassoulet. Madame Cassoulet, mes hommages…

Roger – Bonjour Marc-Antoine… Votre réputation vous précède, on nous a dit beaucoup de bien de vous…

Marc-Antoine – J’aimerais vous assurer de la réciproque, mais hélas je n’ai jamais entendu parler de vous, Monsieur Cassoulet.

Roger – Je fabrique des saucisses sans marque pour la grande distribution.

Marc-Antoine – Ça doit être pour ça que votre nom m’est inconnu… J’ai d’ailleurs été très surpris de recevoir votre invitation, et je vous en remercie. Cela m’a beaucoup touché.

Roger – Mais je vous en prie, Marc-Antoine. Et appelez-moi Roger !

Marc-Antoine – Bonsoir Madame Cassoulet.

Brigitte – Si vous permettez, je préfère aussi que vous m’appeliez Brigitte.

Roger considère la tenue de Marc-Antoine.

Roger – Dites-moi, cher ami… On vous a certes invité pour distraire un peu nos invités en attendant le concert, mais là vous êtes sûr que vous n’en faites pas un peu trop ?

Marc-Antoine – C’est un apéro-concert ? Je pensais que c’était une soirée costumée…

Brigitte – Une soirée costumée ?

Marc-Antoine – Comme sur le carton, c’était marqué Opéra Bouffe…

Brigitte – Donc vous êtes venu en bouffon.

Roger – Il est drôle…

Brigitte – Il s’agit d’un simple malentendu, mais cela n’a pas d’importance.

Marc-Antoine – En tout cas, c’est gentil de m’avoir invité Je suis tellement déprimé en ce moment. Avec ce qui m’arrive…

Roger – Ce qui vous arrive ? Et qu’est-ce qui vous arrive, mon vieux ?

Marc-Antoine – Ma femme vient de me quitter.

Brigitte – Ah, ah, ah, très drôle !

Roger – Il est impayable, non ?

Mais ils comprennent à la tête de Marc-Antoine qu’il ne plaisante pas.

Roger – Sans blague ?

Marc-Antoine – Je savais bien que ça se terminerait comme ça un jour ou l’autre, mais bon… J’espérais encore un miracle… Nous nous apprêtions à fêter notre anniversaire de mariage, vous vous rendez compte ?

Roger (en aparté à Brigitte) – Tu es sûre que c’est le bon Marc-Antoine ?

Brigitte – La première chose qui te viendrait à l’esprit, si on te parlait d’un Marc-Antoine habitant Beaucon-les-deux-Châteaux, c’est de te demander s’il pourrait y en avoir deux ?

Roger – Je vais essayer de me renseigner discrètement… Et la peinture, mon vieux ? Comment ça marche en ce moment ? Parce que si c’est comme la saucisse…

Marc-Antoine – La peinture ? Mon Dieu oui, vous avez raison. Je pourrais faire refaire les peintures chez moi. Ça me changerait les idées. Vous connaissez un bon peintre ?

Roger – Donc vous n’êtes pas artiste peintre.

Marc-Antoine – Artiste peintre ? Quelle drôle d’idée. Non… Je suis expert-comptable.

Brigitte – Oh non… Roger… Un expert-comptable… La soirée est foutue… Qu’est-ce qu’il y a de plus déprimant dans une soirée qu’un expert-comptable ?

Roger – Je ne sais pas… Un informaticien ou un dentiste ?

Fatima revient.

Fatima – Les premiers invités de Monsieur et Madame viennent d’arriver.

Roger – Les premiers invités ? C’est qui ?

Fatima – Je n’ai pas demandé… Il fallait ?

Brigitte – Introduisez, Fatima, introduisez ! C’est une catastrophe…

Arrivent Edmond et Marianne De la Ratelière de Casteljarnac, précédés de Fatima qui les annonce avec pompe.

Fatima – Monsieur le Baron de La Ratelière de Casteljarnac et Madame la Baronne.

Roger – Au moins, ceux-là ne sont pas chez les Aznavourian… Mais entrez donc, je vous en prie.

Marianne – Nous nous sommes permis de venir avec notre fils, Charles-Edouard.

Roger – Ah oui, Charles-Edouard, très bien.

Brigitte – Mais qu’est-ce que vous en avez fait ?

Marianne – Il est en train de garer la Bentley. Vous savez ce que c’est, ces voitures-là, c’est très confortable, mais pour faire un créneau…

Edmond – Et malheureusement, nous n’avons plus les moyens de nous offrir un vrai chauffeur avec une casquette.

Marianne – Un type qui s’emmerderait pendant toute la soirée à nous attendre dans la bagnole sur le parking pendant qu’on s’empiffrerait à l’œil avec vos petits fours.

Brigitte – Eh oui, c’est la crise pour tout le monde.

Marianne – Pour nous, en vérité, la crise a commencé dès 1789…

Edmond – Le début de la fin des privilèges…

Roger – C’est un des grands travers de la Révolution Française.

Brigitte – En tout cas, vous avez bien fait d’amener votre fils. Notre fille Samantha sera ravie de faire sa connaissance…

Edmond – Vous avez un bien beau château, Monsieur Cassoulet. Un château qui m’est très familier. À défaut d’être resté dans la famille…

Roger – Oui, ce tas de gravas m’a coûté une burne, mais je crois que j’ai fait une bonne affaire.

Brigitte – Mais nous ne savions pas que…

Marianne – Hélas, nous ne le possédons plus qu’en peinture…

Edmond – On ne vous a pas dit qu’il avait appartenu à mes ancêtres ?

Roger – Ma foi non, je l’ignorais…

Brigitte – Dans ce cas, il ne tient qu’à vous de le réintégrer dans le patrimoine de votre famille…

Marianne – Tiens donc…

Brigitte – Après tout nous avons des enfants du même âge, et de sexes différents…

Roger – Et puis nous sommes voisins !

Edmond – Comme quoi on peut être voisins et ne pas être du même monde…

Marianne remarque Marc-Antoine.

Marianne – Mais vous ne nous avez pas présenté Monsieur…

Roger – Ah oui, c’est vrai, je l’avais presque oublié celui-là…

Brigitte (en aparté à Roger) – Comment se débarrasser de cet abruti et faire venir le vrai Marc-Antoine ?

Roger – Le vrai ?

Brigitte – Celui qui est drôle !

Roger – Je vous présente Marc-Antoine… Il est expert comptable…

Marc-Antoine – Bonjour Monsieur Le Baron. Madame La Baronne.

Edmond – Vous avez l’air d’être au bord du suicide, mon vieux. Simple déformation professionnelle, ou c’est qu’on s’ennuie à ce point chez les Cassoulet ? Si c’est le cas, on ne va pas rester très longtemps !

Marianne – Mon mari plaisante, bien sûr…

Edmond – Alors mon brave ? Qu’est-ce qui peut bien rendre un expert comptable aussi dépressif ? Votre calculette vient de tomber en panne, c’est ça ?

Marc-Antoine – Ma femme vient de me quitter.

Marianne – Ah oui…

Brigitte – C’est une catastrophe…

Roger – Je vous fais visiter le château ?

Edmond – Oui, j’aurais plaisir à le revoir… Saviez-vous que le Maréchal Pétain y avait dormi une nuit avant d’aller prendre les eaux à Vichy ?

Roger – Tiens donc ? On m’avait dit Louis Philippe…

Marianne – Louis Philippe, Philippe Pétain… On raconte tellement de conneries, vous savez.

Edmond – En tout cas, si c’est l’agent immobilier qui vous a raconté ça, vous vous êtes fait avoir, mon vieux.

Roger – Par ici, je vous en prie…

Brigitte – Vous m’excusez ? J’ai encore quelques préparatifs à terminer…

Roger – Vous êtes au courant bien sûr. Ce n’est qu’un apéritif dînatoire, pas un dîner.

Brigitte – On ne se serait pas permis.

Roger – Pas encore.

Roger s’en va avec Edmond et Marianne. Brigitte sort son portable et compose un numéro.

Brigitte – Madame Levi Strauss ? Oui, c’est Brigitte… C’est ça, Madame Cassoulet… Je vous appelle à propos de ce Marc-Antoine, que vous nous aviez recommandé… Le vôtre était bien artiste peintre, pas expert-comptable ? Je vois, c’est une épouvantable méprise…

Elle sort avec son portable. Fatima revient accompagnée de Charles-Edouard, look Polo Lacoste, pantalon à plis et mocassins à pompons.

Fatima – Je suis désolée, cher Monsieur, Madame Cassoulet était là il y a un instant…

Edouard – Je vais l’attendre ici.

Fatima – Très bien. Je préviens Monsieur et Madame…

Fatima sort. Le portable de Charles-Edouard sonne.

Edouard – Oui… Oui Madame Aznavourian… Non, c’est à dire que… Écoutez, présentement nous sommes chez les Cassoulet et… Oui bien sûr, nous vous remercions pour votre invitation mais… Très bien, nous essayerons de faire un saut chez vous après le concert… Comment vous n’êtes pas au courant ? Monsieur Lacordéon donne un récital ce soir chez les Cassoulet… Ah, chez vous c’est un digestif dînatoire ? Bon alors très bien… C’est ça, à tout à l’heure…

Il range son portable. Arrive Samantha. Elle a changé sa tenue gothique pour une tenue plus sexy, limite vulgaire. Samantha est surprise de se retrouver nez à nez avec Charles-Edouard.

Samantha – Ah… Pardon… Je cherchais mes parents…

Edouard – Charles-Edouard de la Ratelière de Casteljarnac. Mais si vous préférez, vous pouvez m’appeler Edouard… ou Ed.

Samantha – Samantha Cassoulet. Mais si vous préférez vous pouvez me siffler…

L’autre est un peu pris de court.

Edouard – Je suis confus, je… Le dressing code n’était pas indiqué sur votre carton d’invitation.

Samantha – Ah… On ne vous a pas dit… Je suis désolée, ce n’est pas une soirée costumée…

Edouard – Mais je…

Samantha – D’accord, je viens encore de faire une gaffe… Donc vous n’êtes pas costumé… Je pensais que vous vous étiez déguisé en joueur de mini golf ou quelque chose comme ça

Edouard – Il ne faut pas trop m’en vouloir, vous savez… Je suis né comme ça…

Samantha – Je comprends… Longue lignée est souvent synonyme de lourde hérédité.

Edouard – Et vous-même ? On ne vous avait pas prévenue non plus ?

Samantha – De quoi, mon cher ?

Edouard – Que ça n’était pas une soirée costumée.

Samantha – Et bien non… Je m’étais déguisée en pute, mais si vous préférez, je vais aller me changer…

Edouard – Non, non, ça vous va très bien… Enfin, je veux dire…

Les Cassoulet et les De la Ratelière reviennent.

Brigitte – Ah, c’est très bien. Alors vous avez déjà fait connaissance…

Samantha – Bonjour. Oui, votre fils est très galant. Il était en train de me complimenter sur ma tenue…

Roger – Bonjour Mademoiselle. Quelle tenue ravissante.

Marianne – Oui. C’est de très bon goût, vraiment.

Edmond – Et que fait-elle dans la vie, cette jeune fille ?

Marianne – Elle va reprendre l’usine à saucisses de papa ?

Samantha – Je fais des études de thanatopraxie.

Edmond – Ah oui… Thanatopracteur… C’est bien, ça…

Marianne – C’est un peu comme chiropracteur, non ?

Samantha – En fait, c’est plutôt comme croque-mort.

Edmond – Tiens donc…

Brigitte – Je vous abandonne un instant, je vais voir ce que fait la bonne avec les petits fours…

Samantha – Je vais t’aider… (En aparté à sa mère) Tout plutôt que de rester un instant de plus avec ces dégénérés. Mais pourquoi est-ce qu’on n’a pas guillotiné leurs ancêtres à la Révolution ?

Brigitte et Samantha sortent.

Edmond – Alors Roger ? Comme ça, vous êtes dans le cassoulet.

Roger – Euh, non… Dans la saucisse…

Edmond – D’accord… Saucisse de Toulouse, saucisse de Strasbourg, saucisse de Morteau ?

Roger – Nous travaillons aussi à l’international.

Edmond – Je vois Francfort, merguez, chipolatas…

Roger – Et vous même Monsieur Le Baron ?

Edmond – On peut dire que… je suis dans l’immobilier.

Roger – Vous avez une agence en ville ?

Edmond – En fait, je ne vends que mes propres biens fonciers et autres bijoux de famille… Malheureusement, nous allons bientôt être en rupture de stocks…

Roger – Je vous abandonne un instant… Comme vous le savez, nous attendons un virtuose… Je ne sais pas ce qu’il fait…

Marianne – Mais je vous en prie.

Roger sort.

Marianne – Je te l’avais dit. Ils sont cocasses, non ?

Edmond – Un marchand de saucisses… Il ne manquait plus que cela… Ils sont riches, au moins ?

Marianne – Pas tant que ça, à ce qu’il paraît.

Edouard – Ils ont quand même eu les moyens de racheter le château de tes ancêtres.

Marianne – Mais pas de le restaurer…

Edmond – Tu crois qu’on peut quand même espérer lui taper un peu d’argent à cette andouille qui vend des saucisses ?

Marianne – Tu penses lui proposer d’investir dans ton affaire d’éoliennes ?

Edmond – Le vent, c’est tout ce qui nous reste à vendre. À part notre nom, bien sûr. En la personne de notre cher fils…

Edouard – Merci pour moi…

Edmond – Bon, opérons une translation vers le buffet… Vous n’avez pas faim ?

Marianne – Heureusement qu’il reste les buffets, sinon les de La Ratelière de Casteljarnac seraient déjà tous morts de malnutrition depuis longtemps…

Marc-Antoine revient.

Marc-Antoine – Je vous ai dit pourquoi ma femme m’avait quitté ?

Edmond – Ma foi non, mon brave, mais cela nous amuserait assez de l’apprendre.

Marc-Antoine – Ma femme est atteinte de nymphomélomanie.

Marianne – Tiens donc ? C’est la première fois que j’entends parler de cette maladie. C’est grave ?

Marc-Antoine – C’est surtout très embarrassant pour les proches…

Edouard – Et quels sont les symptômes, si je peux me permettre ?

Marc-Antoine – Eh bien lorsqu’elle va au concert, et malheureusement elle ne peut pas s’empêcher d’y aller toutes les semaines, ma femme est prise d’une envie irrépressible.

Marianne – Une envie ?

Marc-Antoine – Surtout quand le concert est bon, évidemment.

Edouard – Mais vous voulez dire une envie de… ?

Marc-Antoine – De coucher avec les musiciens, oui. Surtout les virtuoses, évidemment.

Marianne – Une mélomane que la musique classique rendrait nymphomane ?

Marc-Antoine – D’où le nom de cette étrange affection.

Edmond – La nymphomélomanie…

Marianne – Et vous avez consulté ? Enfin, je veux dire, pour votre épouse…

Marc-Antoine – C’est absolument incurable, hélas. Et comme le pronostic n’est pas mortel, la médecine ne prend pas cette maladie très au sérieux, comme vous pouvez l’imaginer.

Edmond – Nom d’un chien…

Marc-Antoine – Le problème c’est que certains en abusent.

Edmond – De quoi, mon brave ?

Marc-Antoine – De ma femme ! Au début, c’était seulement des orchestres de chambre.

Marianne – Des orchestres ?

Marc-Antoine – Ma femme a commencé par me tromper avec un quatuor à cordes, puis un quintet puis un sextet. Maintenant ça peut être aussi bien le Philharmonique de Vienne, ou le Grand Orchestre de la Garde Républicaine…

Edmond – Nom d’une pipe…

Marc-Antoine – Elle m’a quitté hier pour partir en tournée avec les Chœurs de l’Armée Rouge.

Marianne – Les Chœurs de… Ah oui, quand même…

Marc-Antoine – Ce qui fait que moi aussi, je suis désormais atteint d’une phobie.

Marianne – Une phobie, voyez-vous ça. Et laquelle, cher ami ?

Marc-Antoine – Dès que je vois un musicien, ou que j’entends de la musique classique, ça me donne des envies de meurtres.

Edouard – Vraiment ?

Marc-Antoine – Je voue une haine particulière aux contrebassistes. Quand j’en vois un avec son instrument entre les jambes en train de lui tripoter les cordes avec son archet, je sens se réveiller en moi la bête qui sommeille.

Edouard – Nom de Dieu…

Marc-Antoine – Mais je déteste surtout les pianistes, je ne sais pas pourquoi. Surtout lorsqu’ils jouent du piano à queue. Il me prend une envie soudaine de leur couper.

Marianne – La queue ?

Marc-Antoine – La tête !

Marianne – Ah, oui bien sûr.

Marc-Antoine – J’ai toujours une tronçonneuse dans mon coffre.

Edmond – Bon…

Marianne – Bien…

Edmond – Enchanté d’avoir fait votre connaissance, cher Monsieur.

Marianne – Nous allons faire un tour du côté de la piscine, je crois que c’est là où se trouve le buffet, et nous n’avons rien mangé depuis trois jours.

Marc-Antoine – Je vous rejoins dans un instant. En tout cas, merci de m’avoir écouté, ça m’a fait beaucoup de bien. Mais il faut quand même que je pense à prendre mes médicaments…

Marianne – Très bien, alors à tout à l’heure, mon brave.

Edmond – Finalement, je crois que cette soirée devrait être assez animée.

Edmond et Marianne sortent. Marc-Antoine reste là, un peu hébété. Il sort de sa poche une boîte de pilules, mais il tremble tellement que la boîte lui échappe des mains et finit sa course derrière un arbuste. Marc-Antoine passe derrière l’arbuste pour récupérer sa boîte. Roger et Brigitte reviennent. Ils ne voient pas tout de suite Marc-Antoine.

Brigitte – Alors, tu as réussi à joindre le vrai Marc-Antoine ?

Roger – Oui, et je l’ai invité à nous rejoindre. Au débotté, comme ça, c’était un peu cavalier, mais bon. Il n’a pas eu l’air de s’en offusquer. Il sera là dans un instant.

Brigitte – Bon et bien tout s’arrange alors.

Roger – Oui, la soirée est bien engagée, non ?

Brigitte – Reste encore à nous débarrasser de l’autre boulet ?

Roger – Qui ça ?

Brigitte – L’expert-comptable !

Marc-Antoine s’avance vers eux.

Marc-Antoine – Ah Monsieur et Madame Cassoulet…

Les Cassoulet sursautent.

Brigitte – Vous nous avez fait peur…

Marc-Antoine – Je vous ai dit que ma femme souffrait d’une épouvantable maladie ?

Brigitte – Écoutez, mon vieux, vous voyez bien que ce n’est pas le moment. Votre femme vous a quitté, bon. Voyez le bon côté des choses !

Brigitte – Maintenant, vous êtes célibataire ! Essayez de vous distraire un peu !

Roger – Profitez de la piscine !

Marc-Antoine – Je ne sais pas nager.

Brigitte – Oh le boulet…

Samantha arrive.

Brigitte – Tiens, tu tombes bien, toi. Tu veux montrer le buffet à Monsieur ? (En aparté à Samantha) Si tu pouvais le pousser dans la piscine au passage pour qu’il se noie, je double ton argent de poche ce mois-ci…

Samantha – Je vais voir ce que je peux faire.

Marc-Antoine (à Samantha) – Bonsoir Mademoiselle. Je vous ai dit que ma femme me trompait avec les Chœurs de l’Armée Rouge ?

Samantha – Non. Je vous ai dit que j’étais croque-mort ?

Samantha sort avec Marc-Antoine.

Brigitte – Et le virtuose ?

Roger – Il n’est toujours pas là. Je ne sais pas ce qu’il fout…

Brigitte – Dire qu’il a exigé de voyager en première. J’espère au moins qu’il n’a pas raté son TGV.

Fatima revient avec Frédéric Lacordéon.

Roger – Ah tiens, justement, le voilà…

Brigitte – Il a l’air plus gros que sur la photo, non ?

Roger – Monsieur Lacordéon ! On n’attendait plus que vous pour que la fête commence…

Frédéric – Bonsoir Monsieur Cassoulet. Madame, mes hommages. (Il lui fait un baisemain) Je suis désolé, je suis un peu en retard.

Brigitte – J’espère au moins que vous avez fait bon voyage ?

Frédéric – Très bon, je vous remercie. Même si je suis littéralement harcelé depuis quelque temps par une admiratrice.

Brigitte – Ce que c’est que la célébrité…

Frédéric – Elle m’a poursuivi jusqu’à la Gare de Lyon. Elle menaçait de se jeter sous les rails de mon TGV si je n’acceptais pas de céder à nouveau à ses avances…

Roger – À nouveau ?

Frédéric – Je ne devrais pas vous le dire, mais presque tout l’orchestre lui est déjà passé sur le corps.

Roger – Vous m’en direz tant ?

Frédéric – Ça a commencé par les cuivres, les cordes puis les percussions…

Brigitte – Je pensais qu’il n’y avait que dans les concerts de rock que les femmes jetaient leur string aux musiciens. Alors ça se passe comme ça aussi à l’opéra ?

Frédéric – Elle m’a poursuivi jusque dans les toilettes du TGV. Elle voulait que je la prenne sauvagement contre le sèche-mains électrique. Mais je suis pianiste, moi. Pas contorsionniste !

Roger – Non ?

Frédéric – Il a fallu l’intervention de trois contrôleurs pour la faire redescendre sur le quai… Enfin, on a réussi à partir, mais le train a pris un peu de retard évidemment. D’où ce léger contretemps dont je vous prie de m’excuser.

Brigitte – Le principal, c’est que vous soyez là.

Frédéric – À ce propos, je…

Roger – Mais vous n’êtes pas venu avec votre instrument ?

Frédéric – Comment voulez-vous que je transporte un piano à queue dans un TGV ?

Roger – Ah oui, bien sûr…

Frédéric – Vous n’avez pas de piano ? Voilà qui va régler définitivement la question, parce que justement…

Roger – Je plaisante, bien sûr… Évidemment que nous avons un piano ! (À Brigitte) Il va falloir lui trouver un piano… Je n’avais pas du tout pensé à ça…

Brigitte – Ah oui, moi non plus.

Roger – Lacordéon… Ça doit être son nom qui m’a induit en erreur…

Frédéric – Quoi qu’il en soit, je suis vraiment désolé, mais… je ne vais pas pouvoir rester très longtemps.

Roger – Comment ça ?

Frédéric – J’avais promis à Madame Agopian, qui est une vieille amie à moi…

Brigitte – Je croyais qu’il s’agissait de Madame Aznavourian.

Frédéric – Aznavourian, c’est ça… Agopian, c’est mon dentiste… Bref, j’avais complètement oublié… Je lui avais promis de jouer chez elle ce soir et…

Roger – Promis ?

Brigitte – Combien ?

Frédéric – C’est à dire que…

Il se penche pour murmurer le chiffre à l’oreille de Roger.

Roger – Je vous offre le double.

Frédéric – Je ne sais pas si…

Roger – Le triple.

Frédéric – Je vais appeler Madame Manoukian tout de suite pour me décommander…

Il dégaine son téléphone portable et compose un numéro.

Frédéric – Oui ! Madame Assadourian ?

Il sort.

Brigitte – Le triple de quoi, déjà ?

Roger lui chuchote quelque chose à l’oreille.

Brigitte – Ah oui, quand même…

Fatima arrive.

Fatima – Monsieur Marc-Antoine, le deuxième du nom, est arrivé.

Roger – Et bien introduisez, introduisez.

Fatima sort.

Brigitte – Marc-Antoine, nous sommes sauvés ! La soirée va enfin pouvoir commencer…

Le deuxième Marc-Antoine, qui s’appelle en réalité César, arrive, genre artiste, suivi de son amie Rosalie, style éthéré.

César – Mon cher Cassoulet, vous me reconnaissez ?

Roger – Non.

César – Moi non plus. J’en conclus que nous nous voyons pour la première fois.

Roger – Mais comment vais-je vous appeler pour ne pas vous confondre avec l’autre ?

César – L’autre ?

Brigitte – L’autre Marc-Antoine.

César – Vous n’avez qu’à m’appeler César.

Roger – Pourquoi est-ce que je vous appellerais César ?

César – Parce que je m’appelle César.

Roger – Vous vous appelez César ? Mais vous êtes bien artiste peintre ?

César – Ah oui, quand même.

Brigitte – Vous nous avez fait peur.

Roger – César… Je comprends mieux. C’est moi qui ai dû confondre… César, Marc-Antoine…

César – Je vous présente Rosalie, l’auteure de la pièce de théâtre que nous sommes en train de jouer en ce moment.

Roger – Ah oui, ravi de vous rencontrer.

Rosalie – Monsieur Cassoulet, très honorée. J’adore ce que vous faites.

Roger – Je fais des saucisses.

Rosalie – Oui, c’est bien ce que je disais. Monsieur Cassoulet, la réputation de vos saucisses vous précède. J’espère que vous nous ferez l’honneur de nous en faire goûter quelques-unes ce soir…

Roger – Ma foi, si vous y tenez, on pourra toujours improviser un barbecue.

Rosalie – Je parie aussi que vous êtes homme à apprécier une bonne sangria.

Brigitte – C’est à dire que… Nous n’avions pas prévu, mais…

Rosalie – Ah oui mais la sangria, ça ne s’improvise pas. C’est comme les fosses septiques ou les dîners mondains. Pour que le mélange révèle tout son arôme, il faut que les ingrédients macèrent un bon bout de temps dans leur jus.

Roger – Je vais voir ce que je peux faire pour la sangria.

Rosalie – Ah oui, sinon nous serions très déçus.

César – Vous pensez bien que ce n’est pas pour écouter la Castafiore que nous sommes ici ce soir.

Roger – La Castafiore ?

César – Lacordéon !

Rosalie (à César) – Ils sont vraiment très cons.

Brigitte (à Roger) – Avoue qu’ils sont drôles, non ?

Roger – Plus que l’expert-comptable, en tout cas…

Brigitte – Plus drôles qu’eux tu meurs, c’est texto ce que m’a dit à leur sujet Levi Strauss…

Rosalie – Vous avez personnellement connu Levi Strauss ?

Roger – Oui, j’ai eu ce privilège. Quelqu’un de très amusant, vous ne trouvez pas ?

Rosalie – Ce n’est pas la qualité principale qu’on lui reconnaissait de son vivant, mais bon…

Brigitte – Nous parlons bien de celui qui a fait peindre le plafond de la Chapelle Sixtine au fond de sa piscine !

César – Je ne sais pas… J’essaie d’imaginer Levi Strauss en maillot de bain au bord de sa piscine…

Rosalie – Je sens qu’on va vite s’emmerder ici.

César – Monsieur Cassoulet, en tant que peintre, permettez-moi de vous dire que vous avez un visage très expressif.

Roger – Merci…

César – Quant à vous Madame Cassoulet, le vôtre reflète une noblesse naturelle qui dément catégoriquement le côté ridicule de votre patronyme.

Brigitte – Merci.

César – Cela vous plairait-il que je fasse un portait de vous et de votre famille.

Brigitte – Notre famille ?

César – Vous avez bien une fille, n’est-ce pas ?

Brigitte – Oui.

Rosalie – Un portrait de la famille Cochonou.

Roger – C’est Cassoulet.

César – Vous pourriez l’accrocher dans le grand escalier de votre château à côté de ceux de vos ancêtres.

Roger – Je ne sais pas si… C’est cher ?

César – Ce serait une œuvre unique. Entièrement déductible de votre ISF.

Fatima revient.

Fatima – Monsieur et Madame Badmington sont là. Comme vous m’aviez dit de les introduire.

César – Ce cher Badmington. Vous savez qu’il a été Ambassadeur du Panama au Vatican ?

Brigitte – C’est même pour cela que nous l’avons invité.

Monsieur et Madame Badmington arrivent. Lui tout en blanc avec un panama. Elle style latino.

Brigitte – Soyez les bienvenus dans notre modeste demeure en ruine.

Gregory – Merci. C’est un château d’époque, n’est-ce pas ?

Roger – Tout à fait.

Gregory – Mais de quelle époque, exactement ?

Roger – Alors là vous me posez une colle. En tout cas, le Maréchal Pétain a dormi dans mon lit.

Conchita – Pas avec votre femme, j’espère…

Brigitte – Madame Badmington, je présume.

Conchita – Bonjour. Mais appelez-moi Conchita, je vous en prie.

Roger – Quelle drôle d’idée… Pourquoi est-ce que je vous appellerai Conchita ? Vous cherchez à faire des heures de ménage ?

Brigitte – Nous en avons déjà une bonne qui s’appelle Fatima.

Conchita (pincée) – Conchita, parce que c’est mon prénom ! Conchita de Bourbon Badmington. Monsieur Cassoulet, nous descendons en ligne directe de Louis XIV.

Rosalie – Par les soubrettes, sans doute…

Roger – Louis XIV ? Vous voulez dire le Roi Soleil ? Tu te rends compte Brigitte ?

Brigitte – Ah oui, quand même…

Conchita – Le Roi d’Espagne est un cousin éloigné de mon père.

Brigitte – C’est vrai que l’Espagne, ce n’est pas la porte à côté.

Gregory – Ma femme est très chatouilleuse pour tout ce qui touche à son pedigree.

Brigitte – Je vois… Et vous-même, Monsieur Badmington ? J’imagine que ce sont vos ancêtres qui ont inventé ce noble jeu ?

Gregory – Quel jeu ?

Brigitte – Le jeu de raquette.

Gregory – Eh bien vous ne croyez pas si bien dire, Cassoulet. Il est vrai que racket et Panama sont des mots qui vont très bien ensemble. Et cette noble activité, comme vous dites, n’est pas tout à fait étrangère à la fortune amassée par mon père sous le règne du Général Noriega.

Roger – Noriega, ce nom me dit quelque chose…

Conchita – C’est un trafiquant de drogue qui a reçu la Légion d’Honneur des mains de votre Président François Mitterrand lui-même.

Brigitte – Ah très bien…

Gregory – Qui lui-même avait reçu la Francisque des mains du Maréchal Pétain en personne…

Roger (en aparté à Brigitte) – Je t’avais dit que c’était des gens très bien…

Conchita – Mais dites-moi Monsieur Cassoulet, est-ce qu’au moins vous avez un fantôme dans votre château ?

Brigitte – Pas encore, Madame Badmington…

Roger – En tout cas pas à notre connaissance…

Conchita – Comme c’est dommage. Un château hanté… Ça donnerait davantage de prix à cette ruine.

Brigitte – Un fantôme… Je ne sais pas… Il faudrait qu’un crime horrible s’y produise.

Conchita – On ne sait jamais, c’est peut-être pour ce soir.

Gregory – En tout cas, si vous vendez votre château un jour, faites-moi signe.

Brigitte – Vous souhaitez vous installer définitivement dans la région ?

Gregory – Non, c’est pour mettre toutes ces vieilles pierres en caisse, les ramener par bateau au Panama et reconstruire votre château classé dans le parc de notre ranch à Panama City.

Roger rit bruyamment.

Roger – Très drôle.

Mais apparemment, les Badmington ne plaisantent pas..

Gregory – En tout cas, merci pour cette invitation. Nous sommes très impatients d’entendre Monsieur Lacordéon.

Conchita – Mais vous ne nous avez rien dit du programme…

Brigitte – Le programme de la soirée ? Et bien on va commencer par prendre l’apéro…

Gregory – Le programme du concert ! Le Maître ! Que va-t-il nous chanter ?

Brigitte – Ah… Eh bien… Je crois que c’est une surprise.

Roger – Mais je pense que vu le montant de son cachet, il jouera les plus grands tubes de l’opéra.

Samantha arrive.

Brigitte – Et voici notre fille Samantha.

Gregory – Bonsoir Mademoiselle Cassoulet.

Roger – Elle va vous conduire jusqu’à vos places pour le concert, autour de la piscine.

Samantha – Les pourboires sont autorisés. Vous n’oublierez pas l’ouvreuse ?

Brigitte – Nous avons dressé la scène sur la plateforme du plongeoir de cinq mètres. Comme ça tout le monde verra bien.

Conchita – Dans ce cas… le Maître n’a plus qu’à se jeter à l’eau.

Roger – Samantha, tu as vu le virtuose ?

Samantha – Non…

Brigitte – Pourtant il est assez gros.

Samantha – Par ici Monsieur. Madame… Vous désirez faire l’acquisition du programme ?

Samantha sort avec Gregory et Conchita.

Roger – Mais qu’est-ce qu’il fout, Lacordéon ?

Rosalie – On s’emmerde déjà.

Roger – Je vous rappelle quand même que c’est vous qui êtes supposés nous distraire !

Brigitte – Je vais aller voir…

César – Vous savez, les Badmington sont des gens très influents.

Roger – Vous pensez qu’ils pourraient parrainer notre candidature pour le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon ?

César – Certainement. On dit même que les Badmington jouent au tennis avec les Obama.

Roger – Non ? En double mixte ?

César – Le père de Conchita bien connu le Général Pinochet. Elle m’a même montré un jour une photo dédicacée de Mussolini que lui a laissé son grand-père.

Roger – C’est fantastique.

Brigitte revient accompagnée de Madame Azkanouch Aznavourian.

Brigitte – Madame Aznavourian nous fait l’honneur d’une petite visite de courtoisie…

Roger – Madame Aznavourian, quelle surprise !

Azkanouch – Bonsoir, bonsoir… Mais je vous en prie appelez-moi Azkanouch.

Brigitte – Azkanouch ? Je pensais que le diminutif d’Aznavourian c’était Aznavour…

Azkanouch – Non, Azkanouch, c’est mon prénom. Azkanouch Aznavourian.

Brigitte (en aparté à Roger) – Tu parles d’un nom à coucher dehors… Quel bon vent vous amène Azkanouch ?

Azkanouch (entre ses dents) – Un vent mauvais salope…

Brigitte – Pardon ?

Azkanouch – Non, je disais… Je passais juste en coup de vent pour vous saluer. Nous sommes voisins, après tout. D’un château l’autre, entre Beauconchâtelains, on peut bien se rendre de petits services, non ?

Brigitte – Bien sûr !

Roger – Mais je vous en prie, restez un peu avec nous. Nous avons invité Monsieur Lacordéon à jouer pour nous quelques grands airs. Vous le connaissez, je crois…

Azkanouch – Oui, tout à fait… D’ailleurs, je ne comprends pas. C’est chez moi qu’il devait jouer ce soir…

Brigitte – Non ? Ah oui c’est étonnant. Ça doit être un petit malentendu…

Azkanouch prend soudain Brigitte par le col.

Azkanouch – Morue ! Je te prédis un avenir sombre si tu ne me rends pas Lacordéon tout de suite. Et je te préviens : je suis prête à tuer pour obtenir la place qui vient de se libérer au Club Philanthropique des Dîners de Beaucon…

Brigitte – Voyons, la violence n’a jamais rien résolu… Nous allons sans doute trouver un arrangement.

Azkanouch lâche Brigitte, reprend son sang-froid et revient à un ton plus doucereux.

Azkanouch – En attendant, si vous permettez, j’ai deux mots à dire à Monsieur Lacordéon…

Brigitte – Mais je vous en prie… Le concert va bientôt commencer. Allez-y, c’est par ici.

Ils sortent.

Rosalie – Entre les anciens riches et les nouveaux, je ne sais pas ce que je préfère.

César – Au moins les nouveaux riches ont de l’argent. Sinon, Cassoulet n’aurait jamais pu nous offrir un récital de Frédéric Lacordéon.

Rosalie – Remarque, ils ont du flair les Cassoulet. C’est vrai que Lacordéon est un virtuose au sommet de son art.

César – Les cochons truffiers aussi ont du flair, mais où irait-on si on leur laissait manger les truffes. (Soupirant) Au sommet de son art…

Rosalie – En tout cas, pour l’instant, il est au sommet du plongeoir.

Ils sortent. Roger et Brigitte reviennent.

Roger – Ça y est, j’ai demandé à ce qu’on nous livre un piano.

Brigitte – Comment tu as fait ?

Roger – Piano Presto. J’ai trouvé ça sur internet. Les deux livreurs devraient être là d’une minute l’autre. C’est dingue, maintenant, tu peux te faire livrer un piano comme tu te ferais livrer une pizza.

Brigitte – Parfait. Mais où est-ce qu’il est passé, ce virtuose ?

On entend un bruit de tronçonneuse.

Brigitte – Qu’est-ce que c’est que ce vacarme ?

Roger – Fatima !

Fatima arrive.

Fatima – Monsieur ?

Roger – Dites au jardinier que ce n’est pas le moment de couper les arbres du parc à la tronçonneuse ou de tailler les haies. Le concert va commencer.

Fatima – Bien Monsieur, je vais aller voir…

Brigitte – Je ne savais pas que nous avions un jardinier.

Roger – Moi non plus, c’est bien ça qui m’inquiète…

Samantha revient.

Brigitte – Alors ma chérie, tout va bien ?

Samantha – Ça va, merci.

Brigitte – Je voulais dire… avec Charles-Edouard ? Comment le trouves-tu ?

Samantha – Qu’une chose soit bien claire entre nous, maman. Je n’ai rien contre les unions arrangées, mais je n’accepterai jamais un mariage forcé avec un type qui porte des mocassins à pompons.

Roger – Enfin, ma chérie, c’est un de La Ratelière de Casteljarnac ! Ses parents sont membres du Club !

Fatima revient.

Fatima – On a retrouvé Lacordéon.

Roger – Ah ! Tant mieux ! Et où est-il ?

Fatima – Dans la piscine !

Brigitte – Il a piqué une tête dans la piscine ?

Roger – Depuis le plongeoir de cinq mètres ?

Brigitte – Le concert doit commencer dans un instant ! Ce n’est pas le moment de faire trempette !

Fatima – Hélas, Lacordéon a rendu son dernier soupir, Madame.

Roger – Comment ça son dernier soupir. Vous voulez dire qu’il est mort ?

Rosalie passe comme un zombie.

Rosalie – Il est sûrement mort d’ennui.

Fatima – Il est dans la piscine, le corps d’un côté et la tête de l’autre. L’eau est rouge de sang. On dirait une sangria géante…

Brigitte – Oh mon Dieu, non ! On avait dit pas de sangria !

Roger – Allons voir ça de plus près… Il est peut-être encore temps de recoller les morceaux…

Ils sortent. Marc-Antoine, une tronçonneuse à la main, et Azkanouch, la robe tachée de sang, reviennent.

Marc-Antoine – Je crains de m’être un peu laissé emporter.

Azkanouch – Un peu ? Vous l’avez décapité !

Marc-Antoine – C’est quand même vous qui le teniez par les pieds…

Azkanouch – Je voulais juste le forcer à honorer son contrat !

Marc-Antoine – Vous aussi vous couchiez avec lui ?

Azkanouch – Il devait donner un concert chez moi ! Maintenant, ça va être beaucoup plus difficile, évidemment !

Marc-Antoine – C’est vous qui m’avez demandé de vous aider…

Azkanouch – À l’attraper, oui ! Je ne pensais pas que vous vouliez le couper en deux ! Pourquoi vous avez fait ça ?

Marc-Antoine – Je l’ai reconnu tout de suite. C’est l’amant de ma femme. Enfin lui et une bonne moitié de l’orchestre de l’Opéra de Paris.

Azkanouch – Lacordéon, vous êtes sûr ?

Marc-Antoine – Si ce n’est lui, c’est donc son frère. Un bon musicien est un musicien mort, croyez-moi.

Azkanouch – Très bien… Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?

Marc-Antoine – On pourrait peut-être profiter du buffet ? Un petit verre de vin, ça nous remettra de nos émotions. Je ne sais pas si ça se marie très bien avec mes médicaments, mais bon…

Azkanouch – Remarquez, vous avez raison. Au point où on en est.

Marc-Antoine – Faisons comme si de rien n’était.

Azkanouch – Comme si de rien n’était ? Ça s’est passé sur le plongeoir de cinq mètres, tous ces gens qui étaient réunis pour le concert nous ont vus !

Marc-Antoine – On dira que c’était un accident.

Azkanouch (désignant la tronçonneuse) – Vous feriez quand même mieux d’aller ranger ça avant d’aller au buffet.

Marc-Antoine – Vous avez raison… Je vais la remettre dans mon coffre… Ça peut encore servir…

Ils sortent. Les Badmington reviennent.

Gregory – Alors ? Qu’est-ce que tu penses du charcutier et de son boudin ?

Conchita – Monsieur et Madame Cassoulet ? Un peu… gras, non ?

Gregory – Le cassoulet, c’est toujours un peu gras…

Conchita – C’est à la graisse d’oie… En tout cas, ils ont un très beau château…

Gregory – Oui. Je le verrai bien dans le parc de notre ranch à Panama City. Qu’est-ce que tu en penses ?

Conchita – On ne savait pas quoi s’offrir pour notre anniversaire de mariage ! Ça nous rappellera la France !

Gregory – Le château est déjà en ruine, ce sera plus facile à démonter. Tu crois qu’ils accepteraient de nous le vendre ?

Conchita – Si nous acceptions de les parrainer pour le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon, ça les mettrait de bonne humeur.

Gregory – Ils t’en ont parlé ?

Conchita – Ils seraient prêts à vendre leur fille pour faire partie du Club !

Gregory – On ne peut quand même pas accepter ces gens-là parmi nous.

Conchita – Tu imagines ? Roger Cassoulet, fabricant de saucisses, membre du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon !

Gregory – Si encore il en vendait beaucoup…

Conchita – Tu as raison. Passé les 100 millions de chiffres d’affaires, la saucisse ou le steak haché deviennent des produits nobles.

Gregory – C’est un fait qu’aujourd’hui, Herta ou Mac Donald sont pratiquement devenus des titres de noblesse.

Cassoulet – Mais tout de même… Cassoulet…

Gregory – Ils ne font pas partie de notre monde, c’est évident. Tu as vu comment ils sont habillés ?

Conchita – Je suis bien d’accord avec toi…

Gregory – Ces gens sont d’une vulgarité…

Conchita – Mais alors pour le château, qu’est-ce qu’on fait ? Pour délocaliser ce monument historique chez nous au Panama, il faudrait pour le moins obtenir l’autorisation du maire.

Gregory – Le maire fait partie du Club, non ?

Conchita – C’est même le président d’honneur !

Gregory – Entre membres bienfaiteurs, on peut bien se rendre de petits services. Au nom de l’amitié entre la France, le Panama et le Vatican…

Conchita – Et si on demandait au maire de faire classer cette ruine comme logement insalubre ?

Gregory – On fait exproprier les Cassoulet et après on rachète le château à la mairie à un prix d’amis.

Conchita – La place de ces nouveaux riches n’est pas dans un château d’époque, c’est évident. Alors qu’est-ce qu’on fait, Gregory ?

Gregory – Et si nous filions à l’anglaise, Conchita ?

Conchita – Après tout ce n’est pas un dîner, c’est seulement un apéritif. Je te suis…

Mais Brigitte revient, passablement perturbée, leur coupant la route.

Conchita – Tout va bien, Madame Cassoulet ?

Brigitte – Oui, oui, ça baigne. À propos, si vous voulez profiter de la piscine. Euh non, pardon, on vient de mettre le robot, il y avait quelques feuilles mortes…

Gregory – En cette saison ?

Brigitte – Mais je vous en prie, allez dans la chambre à coucher.

Conchita – Pardon ?

Brigitte – Louis XVI a dormi dedans juste avant d’être guillotiné.

Gregory – Louis XIV, vraiment ? Je l’ignorais. C’est pourtant mon ancêtre en ligne directe…

Brigitte – Ou Valéry Giscard d’Estaing, je ne sais plus.

Conchita – Si nous allions voir ça, Gregory ?

Gregory – Je te suis, Conchita.

Les Badmington sortent. Roger revient.

Brigitte – Qu’est-ce qu’on fait de Lacordéon ? On ne peut pas le laisser comme ça ! Après avoir piqué une tête dans la piscine, en oubliant le reste du corps sur le plongeoir…

Roger – J’ai récupéré la tête avec l’épuisette, et je l’ai mise dans notre chambre en attendant.

Brigitte – Dans notre chambre ?

Roger – Il y a du monde plein le château ! En principe, c’est le dernier endroit où les gens iront regarder…

Brigitte – C’est clair…

Samantha revient.

Samantha – Eh ben… Moi qui pensais que cette soirée serait ennuyeuse à mourir… Finalement, c’est un remake de Meurtre à la Tronçonneuse…

Roger – Un meurtre… Tout de suite les grands mots… C’est peut-être un simple accident… Ce sont des choses qui arrivent…

Samantha – Comment peut-on mourir accidentellement décapité par une tronçonneuse ?

Brigitte – Un meurtre, tu crois ? Mais qui ? Et pourquoi ?

Samantha – Quelqu’un prêt à tout pour échapper à un concert de musique classique, peut-être…

Brigitte – Oh mon Dieu, c’est vrai… Le concert ! On n’avait déjà pas de piano, maintenant on a un pianiste sans tête…

Roger – Ne te fais pas de soucis, ma chérie. Après tout, il y a des choses plus importantes dans la vie, non ?

Samantha – Je vous rappelle qu’on vient de trouver un mort. Il faudrait quand même songer à appeler la police…

Roger – La police ? Tu crois ?

Brigitte – Ça risque de plomber l’ambiance.

Samantha – Et une tête sans corps flottant au milieu de la piscine, tu ne crois pas que ça risque de plomber l’ambiance ?

Roger – Et toi, tu ne pourrais pas faire quelque chose ? Je veux dire, avec ton métier…

Samantha – Je suis thanatopracteur, pas chirurgien ! Et puis recoller une tête, c’est très délicat. Si je savais faire ça, vous pensez bien que je vous aurais déjà trouvé un donneur pour une greffe de cerveau.

Roger – Ok, je vais appeler la police.

Roger sort. Arrive Joseph en soutane.

Joseph – La porte était ouverte, je me suis permis d’entrer…

Brigitte – Ah, bonjour.

Samantha – Pour les derniers sacrements, vous arrivez trop tard, mon Père…

Joseph – Quelqu’un est mort, ma soeur ?

Brigitte – Euh… Oui, mais rassurez-vous. Ce n’est peut-être que provisoire…

Joseph – Provisoire ?

Samantha – Un petit accident domestique, trois fois rien. L’important c’est de garder la tête sur les épaules, pas vrai ?

Joseph – En tout cas, si quelqu’un a besoin du secours de la religion, je suis là.

Brigitte – Merci mon Père, mais on a déjà appelé Police Secours.

Joseph – Mademoiselle Cassoulet, je présume.

Brigitte – Samantha, voici le Père Joseph.

Joseph reluque Samantha avec un air lubrique.

Joseph – Je ne crois pas vous avoir encore vue à confesse…

Roger revient.

Roger (en aparté à Brigitte) – Qu’est-ce qu’il fait là, celui-là ?

Brigitte – C’est moi qui l’ai invité pour donner à cette soirée une touche de respectabilité… Mon père, je vous présente mon mari, Roger.

Joseph – Bonjour mon fils.

Samantha (à Brigitte) – Drôle de curé… Il m’appelle ma sœur, et il appelle papa mon fils…

César et Rosalie arrivent, passablement éméchés.

Brigitte – Et voici nos amis César et Rosalie. Vous verrez, ils sont très drôles. En tout cas, c’est pour ça qu’on les a invités…

Rosalie – Bonjour Mon Père. Alors cette garde à vue, pas trop éprouvante ?

Joseph – Mon Dieu… Quand on a sa conscience pour soi…

Brigitte – Ah mais vous vous connaissez !

Rosalie – Le Père Joseph est un ami du théâtre contemporain.

César – Et de l’art moderne !

Joseph – Il faut bien vivre avec son temps. Et reconnaissons que la religion n’a pas toujours su s’adapter assez vite aux idées nouvelles.

César – Vous avez raison, mon Père. La religion, c’est comme la royauté, ces vieilles choses-là ça rassure, mais il faut bien admettre un jour ou l’autre que ça ne sert à rien.

Rosalie – Si on avait guillotiné le pape en même temps que Louis XVI, le problème du catholicisme, en tout cas, serait résolu depuis longtemps.

Brigitte – Elle est drôle…

Joseph – Vous croyez qu’elle plaisantait ?

César – Je ne suis pas sûr… C’est son grand truc ça, surtout quand elle a un peu bu. Elle est persuadée que si on guillotinait la moitié de la planète, l’autre moitié s’en sortirait mieux.

Joseph – Ah oui…

César – Je serais assez d’accord avec elle sur le principe, mais nos avis divergent parfois sur le choix de la moitié à guillotiner…

Charles-Edouard arrive.

Rosalie – Commençons par raccourcir tous ceux qui portent des chemises Lacoste.

César et Rosalie sortent.

Edouard – Ah, bonjour Monsieur le Maire.

Samantha – Monsieur le Maire ?

Joseph – Désolé, Monsieur et Madame Cassoulet, je manque à tous mes devoirs. Je me présente : François Joseph Martin Duval. Oui, je le confesse, j’ai trouvé un autre moyen de cumuler les mandats. Je suis à la fois le curé et le maire de cette petite ville.

Edouard – C’est aussi une façon assez radicale de résoudre le problème de la séparation de l’Église et de l’État…

Samantha – Et comme ça, le curé peut confesser le maire pour ses turpitudes sans risquer de voir le confessionnal branché sur écoute par des juges de gauche.

Edouard – Monsieur le Curé-Maire est aussi le Président d’Honneur du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Joseph – Pour vous servir.

Edouard – À propos, Monsieur le Maire, vous avez un candidat pour le Club ? Vous savez qu’une place vient de se libérer suite au décès du marquis de Karlsberg Kronenbourg.

Joseph – Comment ne le saurais-je pas ? C’est moi qui lui ai administré les derniers sacrements.

Brigitte pousse Roger du coude.

Roger – Monsieur le Curé, je veux dire Monsieur le Maire, mon épouse et moi-même serions très honorés si…

Arrivent les policiers Ramirez et Sanchez (hommes ou femmes).

Roger – Ah voilà les livreurs… Messieurs, je ne sais pas si ce sera nécessaire de décharger le piano du camion, le pianiste a…

Brigitte – Le pianiste a perdu la tête.

Ramirez – Le piano ?

Sanchez – C’est à dire que… Nous ce serait plutôt le violon…

Ramirez – Commissaire Ramirez, et voici mon adjoint Sanchez.

Roger – Pardon Commissaire, je vous avais pris pour des livreurs…

Brigitte – Nous donnons un récital de piano, ce soir, et mon mari a oublié le piano.

Roger – Mais je vous en prie, soyez les bienvenus. Et si vous pouviez mener votre enquête discrètement pour ne pas trop perturber nos invités.

Brigitte – Ce sont des gens d’un certain niveau, vous comprenez ? Ils sont venus pour un concert, pas pour un Cluedo…

Roger – On ne voudrait pas leur gâcher la soirée, vous voyez ?

Sanchez – Maintenant, si le pianiste est mort, ils vont bien s’apercevoir tôt ou tard qu’il n’y a pas de concert, non ?

Roger – Oui en même temps ce n’est pas faux…

Brigitte – À tout hasard, vous ne jouez pas de piano, vous, Commissaire.

Ramirez – Ma foi non. Mon adjoint joue un peu avec des trombones à ses heures perdues. C’est son violon d’Ingres.

Brigitte – Je vais téléphoner aux livreurs pour annuler le piano.

Ramirez – D’ailleurs, c’est amusant, on parle toujours du violon d’Ingres, mais qu’est-ce qu’il faisait dans la vie ce Monsieur Ingres, quand il ne jouait pas de violon ?

Roger – Ma foi, je n’en ai aucune idée…

Ramirez – Bon assez bavardé. Alors Monsieur Cassoulet, si vous m’expliquiez exactement ce qui se passe ici ?

Roger – Je vais tout vous dire Commissaire Ramirez.

Ramirez – D’accord. Mais avant toute chose, dites-moi, Cassoulet.

Roger – Oui Commissaire ?

Ramirez – Cassoulet… Vous avez dû morfler étant jeune avec un nom pareil.

Roger – Ah Commissaire, si vous saviez…

Ramirez – Racontez-moi ça.

Roger – Oh le plus souvent c’était… Cassoulet, il pète plus haut que son cul.

Sanchez – Comprends pas…

Ramirez – Voyons, Sanchez, le cassoulet…

Sanchez – Ah oui, je vois.

Roger – Et je ne vous parle même pas de ma femme.

Sanchez – Votre femme ?

Roger – Madame Cassoulet…

Ramirez – Fallait-il qu’elle vous aime pour accepter de devenir Madame Cassoulet. C’était quoi votre nom de jeune fille ?

Brigitte – Mademoiselle Fayot.

Ramirez – Le destin… Vous étiez faits pour vous rencontrer…

Sanchez – Je me doute de ce que vous avez subi tous les deux. Les moqueries, les quolibets. Moi, je m’appelle Sanchez, alors vous comprenez…

Roger – Ma foi non, mais vous allez nous expliquer ça. Asseyez-vous Sanchez… (Sanchez se fige, vexé, et le fusille du regard) Ah non mais… Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire…

Les Badmington reviennent affolés.

Gregory – Oh mon Dieu, nous venons d’apercevoir le fantôme de Marie-Antoinette !

Ramirez – Marie-Antoinette ?

Conchita – Je vous assure ! Elle tenait la tête de Louis XVI entre ses mains !

Roger – Comme vous nous avez dit qu’ils avaient dormi dans votre chambre, nous les avons tout de suite reconnus !

Conchita – Dans la chambre !

Roger – Ah non, c’est juste que…

Sanchez – Marie-Antoinette ? C’est qui ça encore ?

Ramirez – Dites donc, Cassoulet, c’est une véritable boucherie, chez vous…

Roger – Pour la tête, je plaide coupable, Commissaire… C’est moi qui l’ai posée sur le guéridon dans la chambre, pour ne pas effrayer nos invités.

Brigitte – Une tête sanguinolente, flottant dans la piscine, vous comprendrez aisément que…

Roger – Mais pour ce qui est de Marie-Antoinette, je vous assure que je ne suis au courant de rien…

Ramirez – Allons voir ça de plus près, Sanchez…

Ils sortent. Edmond et Marianne reviennent.

Edmond – J’imagine déjà les gros titres de La Provence demain matin : Apéro tragique à Beaucon-les-deux-Châteaux. Bilan un mort.

Marianne – Finalement, on ne s’ennuie pas chez les Cassoulet.

Edmond – Et dire qu’on n’en est qu’à l’apéro.

Charles-Edouard arrive.

Edouard – Je commence à avoir faim, pas vous ?

Edmond – Malheureusement, il va falloir attendre. Pour l’instant, on ne peut pas accéder au buffet.

Edouard – Et pourquoi ça ?

Marianne – Mais parce qu’il fait partie de la scène de crime ! Tu n’as pas vu les rubans jaunes que viennent de déployer Starsky et Hutch ?

Edmond – C’est bien notre chance.

Marianne – Tu as parlé à Cassoulet de ton projet d’éolienne ?

Edmond – Je n’ai pas encore eu l’occasion, figure-toi. Et avec ce qui vient de se passer, ça ne va pas être évident de trouver une transition habile…

Edouard – Tu crois ?

Marianne – Et toi, avec la petite Cassoulet, comment ça se présente ?

Edouard – Malheureusement, j’ai bien peur de ne pas être son genre.

Marianne – Pas son genre ? Un de La Ratelière de Casteljarnac ? Elle ne manque pas de toupet !

Edmond – Et c’est quoi, son genre ?

Edouard – Va savoir… Le genre féminin, peut-être.

Marianne – Non ?

Edmond – Comme quoi… Il n’y a pas besoin d’avoir un nom de famille à particule pour appartenir à une famille de dégénérés…

Ils s’apprêtent à sortir.

Marianne – Edmond, je crois qu’il serait temps de trouver d’autres moyens de subsistance que les dîners de Beaucon…

Edouard – Au fait, j’ai oublié de vous dire, Madame Aznavourian nous invite chez elle à un digestif dînatoire.

Edmond – Apéritif dînatoire, digestif dînatoire… C’est bien beau tout ça, mais quand est-ce qu’on mange ?

Ils sortent. Roger et Brigitte reviennent.

Brigitte – C’est une catastrophe.

Roger – Maintenant évidemment, ça va être beaucoup plus difficile de nous trouver un parrain pour le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Brigitte – Et de dénicher le gendre idéal pour notre fille !

Samantha revient.

Brigitte – Alors ma chérie ? Qu’est-ce que tu penses de Charles-Edouard ?

Samantha – Non mais vous êtes des malades ! On vient de retrouver un cadavre sans tête dans notre piscine, et votre souci de savoir à qui accorder ma main ?

Roger – Dis-nous au moins comment tu le trouves !

Samantha – Écoutez… Je crois que ça ne va pas être possible.

Roger – Pourtant c’est un gentil garçon.

Samantha – Oui mais… Je suis lesbienne, voilà !

Brigitte – Non…

Roger – Oh mon Dieu, Samantha, mais c’est épouvantable ! Et qui est le père ?

Brigitte – Elle a dit lesbienne, Roger… Pas enceinte…

Roger – Lesbienne ? Comment ça, lesbienne ? Non ? Tu veux dire… Mais c’est une catastrophe.

Brigitte – C’est sûr que maintenant ça va être beaucoup plus difficile de la marier.

Roger – Et tu as rencontré quelqu’un ? Je veux dire… Une femme…

Samantha – Oui.

Brigitte – Est-ce qu’elle est de bonne famille, au moins.

Roger – Après tout un gendre ou une belle-fille. Si elle est baronne.

Samantha – Elle n’est pas baronne, c’est… C’est la bonne !

Brigitte – Oh mon Dieu, Roger, la bonne…

Roger – La bonne ? Celle qui s’habille en homme ?

Brigitte – Je me disais bien qu’elle n’était pas catholique. On aurait dû se méfier.

Roger – Se méfier ? C’est parce que tu te méfiais de moi que tu as engagé une bonne qui s’habille en homme.

Brigitte – Ça y est, ça va être de ma faute maintenant.

Roger – Ce n’est pas ce que je voulais dire, tu sais bien…

Brigitte – Mais tu as raison… On aurait mieux fait d’engager une bonne portugaise.

Roger – Fatima n’est pas portugaise ?

Brigitte – Pourquoi Fatima serait-elle portugaise ?

Roger – Je ne sais pas, moi… À cause de ses moustaches…

Ramirez revient.

Roger – Commissaire, vous ne devinerez jamais ce qui nous arrive…

Ramirez – Quoi encore ?

Brigitte – Notre fille est lesbienne.

Ramirez – Écoutez Monsieur Cassoulet, je ne pense que ce soit du ressort de la police… Nous ne sommes pas en Iran !

Sanchez – Je vous rappelle que nous avons deux morts sur les bras.

Brigitte – Deux ? Ah oui, c’est vrai, j’avais oublié. Louis XVI et Marie-Antoinette…

Roger – Alors c’est qui, cette Marie-Antoinette ?

Sanchez – D’après les papiers que j’ai retrouvés sur elle, elle s’appellerait plutôt Rosalie.

Brigitte – Rosalie ? L’auteure de théâtre ?

Sanchez – Ce nom me dit quelque chose, chef.

Ramirez – Bien sûr, c’est l’auteure de la pièce que nous jouons en ce moment.

Sanchez – Voilà, c’est ça !

Ramirez – Mais qui pourrait bien avoir envie d’assassiner une auteure de théâtre.

Sanchez – Pour ne pas avoir à payer les droits d’auteur, chef ?

Ramirez – C’est une piste sérieuse, en effet, Sanchez… Il faudra penser à interroger le producteur et le metteur en scène de ce spectacle.

Samantha – C’est vraiment n’importe quoi, cette pièce…

Rosalie réapparaît, air fantomatique avec un drap sur elle et une tête à la main…

Brigitte – Ciel, le fantôme de Marie-Antoinette, avec la tête de son mari entre les jambes ! Je veux dire entre les mains…

Rosalie regarde la tête qu’elle a entre les mains.

Rosalie – J’ai l’impression d’avoir déjà vu cette tête quelque part…

César arrive derrière elle.

César – Mais oui Rosalie, c’est Frédéric Lacordéon, nous l’avons croisé l’année dernière à un dîner chez les De La Ratelière de Casteljarnac. On avait très mal mangé d’ailleurs…

Ramirez – Si je comprends bien, le deuxième cadavre n’est pas mort.

César – Excusez-la, Commissaire. Je lui ai pourtant déjà dit de ne pas mélanger l’alcool avec la cocaïne.

Ramirez – Sanchez, mettez-la sous scellés.

Sanchez – Que je mette l’auteure de la pièce sous scellés, chef ?

Ramirez – Pas elle ! La tête ! C’est une pièce à conviction.

Sanchez – Ah oui… C’est même une partie de la victime…

Gregory et Conchita Badmington arrivent.

Gregory – Mais enfin qu’est-ce qui se passe ici ?

Ramirez – C’est qui ce guignol, encore ?

Roger – Gregory et Conchita Badmington, Commissaire. Monsieur Badmington est ambassadeur du Panama au Vatican, ou l’inverse, je ne sais plus très bien.

Brigitte – C’est aussi le Vice Président du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Roger – Et à ce qu’on dit, les soirées de l’Ambassadeur sont toujours un succès…

Ramirez – Bon nous allons interroger tout ce beau monde… Que personne ne sorte d’ici sans mon autorisation.

Gregory – Mais enfin… Je suis ambassadeur ! Je peux violer une bonne soeur et tuer un commissaire de police, ou l’inverse, en toute impunité. À quoi ça servirait sinon d’avoir un passeport diplomatique ?

Ramirez – Attachez-moi celui-là à un radiateur et mettez lui quelques coups de bottin mondain sur le crâne pour le calmer un peu. On l’interrogera plus tard.

Gregory – Vous ne savez pas ce que vous faites, Commissaire. Je me plaindrai au Quai d’Orsay !

Sanchez – Faites voir votre passeport…

Gregory lui tend son passeport.

Sanchez – Panama… Le Vatican… Ça sent le trafic international de stupéfiants à plein nez, chef… C’est sûrement lui qui fournit sa coke à l’auteure de la pièce.

Ramirez – Comment savez-vous que l’auteure de cette pièce est cocaïnomane, Sanchez ?

Sanchez – Chef, comment pourrait-on écrire une histoire aussi délirante sans être sous l’emprise de produits stupéfiants comme la caféine ou la cocacolaïne ?

Ramirez – Ce n’est pas faux, Sanchez… Et Conchita, elle a un permis de séjour ?

Conchita – Je n’ai pas pris mon passeport ! Je ne pensais pas être interrogée par la police en venant passer la soirée chez les Cassoulet. Je m’en souviendrai…

Brigitte – C’est une catastrophe, Roger…

Ramirez – Vous dites que vous êtes la femme de l’ambassadeur et que vous vous appelez Conchita.

Conchita – Oui !

Ramirez – C’est ça, Conchita… Et ma femme de ménage, elle s’appelle Marie-Chantal. Mettez-moi tout ça au frais, Sanchez. Encore une bonne Portoricaine qui vient travailler chez nous au black.

Joseph arrive.

Joseph – Mon fils, au nom du Seigneur, je vous demande de faire preuve d’un peu plus de compassion.

Ramirez – Mais je le connais, celui-là…

Sanchez – Vous allez à la messe, chef ?

Ramirez – On l’a coffré hier à la sortie du lycée pour exhibitionnisme. Vous ne vous souvenez pas, Sanchez ?

Sanchez – Ah oui, maintenant que vous me le dites… Ça doit être le costume… Tout habillé, je ne le remettais pas…

Ramirez – Embarquez-moi ce pervers et attachez-le avec les autres au radiateur.

Sanchez – J’espère que le radiateur va être assez grand…

Joseph – Mais enfin… J’en référerai au Pape. Vous serez excommunié…

Ramirez (parlant de la tête) – Et débarrassez-moi de cette tête. J’ai l’impression qu’elle me regarde avec un drôle d’air, ça me met mal à l’aise…

Sanchez s’apprête à partir mais examine la tête.

Sanchez – Chef, vous avez remarqué ? Il manque le dentier…

Ramirez – Je ne suis pas sûr que le vol de râtelier soit le mobile du crime, mais on verra ça. On va d’abord interroger la bonne. Croyez en mon expérience, Sanchez : dans une maison, ce sont toujours les domestiques qui sont les mieux informés.

Sanchez part avec les Badmington et Joseph, tandis que Roger leur lance une dernière proposition.

Roger – En attendant, il y a quand même une bonne nouvelle : avec l’aimable autorisation du Commissaire, le buffet est ouvert… Si vous voulez en profiter…

Brigitte – Mais ce n’est pas un dîner, hein ? Tant que nous ne sommes pas encore membre du Club, nous ne nous permettrions pas, n’est-ce pas Roger ?

Roger – C’est juste un buffet. Il n’y a que de la viande froide…

Sanchez sort avec les Badmington et Joseph.

Roger – Monsieur le Commissaire, nous nageons en plein mélodrame.

Ramirez – Dites-moi, Cassoulet, vous avez déjà fait du théâtre ?

Roger – Du théâtre ? Vous voulez dire…? Ma foi non, Commissaire.

Ramirez – C’est bien ce qui me semblait…

Sanchez revient avec Fatima.

Ramirez – Ah voilà Blanche-Neige.

Sanchez – Blanche-Neige ? Je pensais qu’elle s’appelait Fatima…

Ramirez – C’est de l’humour, Sanchez. Blanche-Neige et les trois petits cochons, vous ne connaissez pas ?

Sanchez – Les trois petits cochons ?

Ramirez – Laissez tomber… Bon, à nous deux Fatima. Alors comme ça, vous êtes transsexuelle ?

Fatima – Quoi ?

Ramirez – Vous pouvez tout nous dire, vous savez. Nous avons l’esprit très ouvert, dans la police.

Sanchez – Moi même avant d’entrer dans cette noble institution, j’étais aux Alcooliques Anonymes.

Fatima – Vous avez cessé de boire ?

Sanchez – Non, mais depuis que je suis dans la police, je n’ai plus à me cacher.

Ramirez – C’était un alcoolique anonyme, maintenant qu’il est policier c’est un alcoolique notoire.

Sanchez – Comme vous, chef.

Ramirez – Bon, revenons à nos moutons. Alors Fatima, depuis combien de temps êtes vous gouine ?

Sanchez – On dit lesbienne, chef. Méfiez-nous, elle pourrait nous faire un procès.

Fatima – Mais je ne suis pas lesbienne.

Ramirez – Alors pourquoi vous habillez-vous en homme ?

Fatima – Mais… parce que j’en suis un !

Sanchez – Comment ça ? Fatima, ce n’est pas un nom de femme, peut-être ?

Fatima – Si ! Mais je ne m’appelle pas Fatima…

Ramirez – Mais vos patrons vous appellent bien Fatima, non ?

Fatima – Je n’ai jamais compris pourquoi, et je n’ai pas osé les contredire. Et puis comme j’ai un prénom un peu difficile à porter, je me suis dit que Fatima, ce serait plus facile pour me faire embaucher.

Ramirez – Et comment vous appelez-vous ?

Fatima – Je m’appelle Oussama.

Sanchez – C’est vrai que Oussama, pour un transsexuel, ce n’est pas un nom facile à porter…

Fatima – Mais je ne suis pas transsexuel !

Sanchez – Bon, et en ce qui concerne ce pianiste qu’on a retrouvé coupé en deux dans la piscine, vous savez quelque chose ?

Fatima – Je crois que Madame Aznavourian voulait aussi qu’il joue ce soir chez elle.

Ramirez – Aznavourian ? Un nom plutôt louche, pour un citoyen français, Sanchez. Nous l’interrogerons aussi… Allez me chercher le témoin suivant.

Sanchez sort.

Ramirez – Vous pouvez disposer, Monsieur Fatima.

Fatima – Bien Commissaire.

Fatima s’apprête à sortir.

Ramirez – Ah une dernière chose… Vous prenez combien pour la nuit ?

Fatima – Je vous dis que je ne suis pas un travesti !

Ramirez – Je cherche seulement une femme de ménage !

Fatima – Pour la nuit ?

Ramirez – Comme je suis souvent de service de nuit, je cherche quelqu’un qui puisse passer l’aspirateur chez moi entre trois et cinq heures du matin. La journée, je dors, vous comprenez ? Ça me dérangerait…

Fatima – Excusez-moi, Commissaire. Je suis un peu sur les nerfs. Tenez, voici ma carte. Appelez-moi…

Ramirez – Oussama… Drôle de nom pour une femme de ménage…

Fatima sort. Sanchez revient avec la baronne de Casteljarnac.

Marianne – Je vous préviens, je suis la Baronne de Casteljarnac, et je descends en ligne directe d’Henri IV par ma mère.

Ramirez – C’est ça, et moi je descends en ligne direct de Rosny 2 par le TGV. Je viens d’être muté dans la région. Sanchez, fouillez-moi la Baronne de La Tronche en Biais.

Marianne – Je proteste !

Sanchez fouille la baronne.

Ramirez – Qu’est-ce que c’est que tout ça ?

Sanchez – Chef, des petites cuillères en argent, un cendrier publicitaire, des apéricubes… Il y a même un dentier !

Ramirez – Le dentier de Lacordéon !

Sanchez – Vol et recel de râtelier… vous savez dans les combien ça va chercher ça, Madame de La Ratelière ?

Marianne – Désolée… Je suis cleptomane…

Sanchez – Bien sûr. C’est ce que nous racontent tous les voleurs de dentiers qu’on arrête.

Ramirez – Et pour le pianiste, évidemment, vous allez nous dire que vous n’avez rien vu ?

Marianne – Vous voulez dire pour le happening ?

Sanchez – Le happening ?

Marianne – Ben oui. Ces artistes contemporains qui faisaient une intervention artistique au bord de la piscine des Cassoulet !

Ramirez – Qu’est-ce que vous avez vu au juste ?

Marianne – Eh bien… Ça se passait sur la plateforme du cinq mètres. Une femme a poussé le pianiste sur le plongeoir comme s’il s’agissait de la planche d’une guillotine, et un homme lui a coupé la tête avec une tronçonneuse. Je ne sais pas comment ils ont fait pour le trucage, mais c’était criant de vérité !

Ramirez – Et après ?

Marianne – La tête est tombée dans la piscine. Le corps est resté suspendu au plongeoir par les bretelles. Il montait et il descendait comme un pantin accroché à un élastique. C’était assez spectaculaire à voir, croyez-moi. Là je dois dire que les Cassoulet marquent un point. Moi qui les prenais pour des ploucs totalement étrangers à l’art contemporain…

Ramirez – On ne doit pas avoir la même notion de ce qu’est l’art moderne…

Sanchez – Chef, alors il suffit d’identifier les deux suspects et notre enquête sera terminée.

Ramirez – Méfions-nous des apparences, Sanchez. Pour l’artiste comme pour l’escroc, il n’y a de réalité que l’apparence de la réalité…

Sanchez – Euh… Oui, chef…

Le baron arrive.

Edmond – On ne traite pas une femme ainsi, Commissaire. Vous m’en rendrez raison. Je vous enverrai mes deux témoins demain matin. Je vous laisse le choix des armes.

Ramirez – Très bien… Je vous propose le pistolet à flèches à trente mètres…

Edmond – Parfait. Je fournirai les arbalètes.

Ramirez – Il est drôle.

Sanchez – Je ne suis pas sûr qu’il plaisantait, chef…

Ramirez – Vous croyez ?

Edmond (à Marianne) – Tout va bien, ma chérie ?

Marianne – Oui, oui… J’ai même réussi à sauver quelques apéricubes…

Ramirez – En tout cas, cette histoire semble plus compliquée qu’il n’y paraît. Il ne faut pas exclure une affaire d’espionnage, Sanchez. Lacordéon voyageait beaucoup avec son métier. Surtout à l’Est. C’était peut-être un espion à la solde du Pape.

Sanchez – Il paraît que ce Badmington joue au mini-golf avec sa Sainteté…

Ramirez et Sanchez sortent.

Roger – Monsieur de La Ratelière De Casteljarnac, quand vous aurez un moment…

Edmond – Oui mon ami ?

Roger – Vous pourriez nous parrainer pour le Club ? Nous savons qu’une place vient de se libérer…

Edmond – Il faut que j’en parle au Président… Mais si vous investissiez dans mon affaire d’éoliennes, cela faciliterait les choses, c’est sûr.

Roger – Et pourquoi ça ?

Edmond – Ne me dites pas Cassoulet que vous ne vous préoccupez pas de l’avenir de notre planète ?

Roger – Si bien sûr, mais…

Edmond – Comme vous le savez, le Club Philanthropique des Dîners de Beaucon a une sensibilité écologique très affirmée. Dans la mesure du possible, nous nous goinfrons essentiellement avec des produits bios, et notre caviar est issu de l’aquaculture équitable.

Roger – Vraiment ?

Marianne – Vous avez votre carnet de chèque sur vous ?

Ils sortent. Ramirez et Sanchez reviennent.

Ramirez – Qu’en pensez-vous Sanchez ?

Sanchez – L’affaire est bouclée, chef. Ce Marc-Antoine et cette Madame Aznavourian ont avoué.

Ramirez – Mobile ?

Sanchez – Lacordéon ne parvenait pas à choisir entre les deux châteaux pour le concert. Aznavourian l’a coupé en deux.

Ramirez – Le jugement de Salomon en quelque sorte… Et le complice ?

Sanchez – D’après plusieurs témoignages concordants, ce Marc-Antoine voue une haine maladive aux virtuoses du piano à queue.

Ramirez – La musique de chambre m’ennuie à mourir, moi aussi, mais de là à se laisser aller à de tels excès…

Sanchez – Comme quoi, la musique n’adoucit pas toujours les mœurs, chef. En tous cas, voilà une affaire promptement résolue.

Ramirez – Pas si vite, Sanchez ! Il pourrait aussi s’agir d’un accident domestique.

Sanchez – Un accident domestique ?

Ramirez – Voilà comment je vois les choses. La bonne veut couper la branche d’un buisson avec un taille-haie électrique. Elle coupe accidentellement la tête de Lacordéon qui était discrètement en train de se soulager la vessie dans le parterre de bégonias. Après quoi, la bonne camoufle ce malencontreux accident en meurtre…

Sanchez – Habituellement, c’est plutôt un meurtre qu’on camoufle en accident, chef.

Ramirez – D’où la difficulté de cette enquête, Sanchez…

Fatima revient avec Roger.

Fatima – Commissaire, on vient de retrouver Madame Badmington dans la chambre froide du château, en état d’hypothermie avancé.

Roger – Quelqu’un qui aura voulu libérer une deuxième place pour le Club ?

Ramirez – Vous peut-être…

Roger – Commissaire ! Mais je vous assure que…

Sanchez – Chef, c’est moi qui l’avais mise dans la chambre froide.

Ramirez – Mais pourquoi ça ?

Sanchez – Vous m’aviez dit de la garder au frais…

Ramirez – Là c’est la bavure, Sanchez…

Roger – Je dirais même plus, Commissaire, c’est l’incident diplomatique ! Vous voulez donc déclencher une guerre entre la France et le Panama ? Ou pire, avec le Vatican !

Ramirez – Voilà au moins deux guerres que l’Armée Française serait encore en mesure de gagner malgré les restrictions du budget de la Défense.

Sanchez – Je suis vraiment désolé, chef.

Ramirez – J’accepte de passer l’éponge pour cette fois, Sanchez. Mais si vous voulez faire carrière dans la police, il va falloir apprendre à ne pas interpréter tout ce que je dis au pied de la lettre…

Sanchez – Oui, chef…

Ils sortent. Joseph arrive avec Gregory.

Gregory – Ce château est insalubre, Monsieur le Maire, j’espère que vous en êtes à présent convaincu.

Joseph – C’est une évidence, Monsieur l’Ambassadeur. La police, dont je viens de reprendre le contrôle en tant que Procureur Général de cette ville, vient de trouver de la viande avariée dans la chambre froide.

Gregory – C’était ma femme, Monsieur le Curé.

Joseph – Non ? En plus ces gens seraient des anthropophages ? Je vais ordonner immédiatement leur expulsion de la commune et leur excommunication de notre Sainte Mère l’Église.

Gregory – Allons, cher ami, soyons magnanimes. Attendons au moins la fin de cet apéritif dînatoire.

Joseph – Vous avez raison. Ne sommes-nous pas tous deux membres d’un Club Philanthropiques ? Mais ne vous inquiétez pas, cher ami, vous pourrez emmener votre château au Panama, avec la bénédiction de la mairie et du Vatican.

Joseph se signe.

Gregory – Il y a quand même un problème, Monsieur le Maire.

Joseph – Lequel ?

Gregory – Beaucon-les-deux-Châteaux avec un seul château…

Joseph – Je passerai un arrêté municipal pour changer le nom de la ville. Que pensez-vous de Beaucon-le-Château ?

Gregory – Et pourquoi pas Beaucon-tout-Court ?

Joseph – C’est vendu, cher ami !

Ramirez et Sanchez emmènent Marc-Antoine et Aznavourian menottes aux mains.

Ramirez – Et voilà le travail, Monsieur Le Procureur…

Joseph – Bien joué Commissaire. Rassurez-vous, je saurai m’en souvenir. Je m’occupe de votre promotion…

Ramirez – Merci Mon Père.

Roger – Merci à vous, Monsieur le Commissaire. Grâce à votre intervention, notre petite soirée va pouvoir se poursuivre dans la joie et la bonne humeur.

Ramirez – À votre service. Nous sommes là pour protéger les honnêtes citoyens.

Sanchez – Messieurs dames… Passez une bonne fin de soirée.

Brigitte – Mais je vous en prie, vous allez bien prendre un verre avec nous. Nous sommes des amis de la police.

Ramirez – Vous connaissez la formule, chère Madame. Jamais pendant le service.

Brigitte – On a fait une sangria géante dans la piscine. Elle est très légère…

Ramirez – Bon, alors juste un verre pour nous deux. Sanchez, je boirai la sangria, et vous mangerez les fruits, d’accord ?

Sanchez – Bien chef…

Samantha leur apporte deux verres de sangria. César arrive avec un tableau.

César – Voici votre portrait de famille, Monsieur Cassoulet.

Rosalie – Monsieur et Madame Cochonou et son andouillette.

Brigitte – Merci, mais…

Roger – Je ne me reconnais pas tellement.

César – C’est de l’art contemporain, cher ami.

Brigitte – Et c’est combien ?

César – Voyons Cassoulet ! En matière d’art, l’argent ce n’est pas le plus important. C’est une œuvre unique !

Roger – Combien ?

César lui murmure quelque chose à l’oreille.

Roger – Ah oui, quand même… Je ne sais pas si on va le prendre alors…

Brigitte – Enfin, Roger ! C’est comme pour la photo de classe de Samantha dans son école de thanatopraxie. On est obligé de la prendre…

Ramirez approche.

Ramirez – J’ai bu beaucoup de sangria dans ma vie, mais celle-ci est vraiment excellente. Vous me donnerez la recette.

Brigitte – C’est un secret Commissaire. Sachez seulement que cette sangria-ci porte très bien son nom…

Ramirez – Vous m’intriguez, chère Madame.

Brigitte – Je vous en prie, goûtez aussi le barbecue.

Elle lui tend une assiette et il goûte une brochette.

Ramirez – Excellent ! C’est la meilleure brochette que j’ai jamais mangée.

Sanchez – Oui, ça fond dans la bouche.

Roger – En tout cas, pour le concert, je crois que cette fois c’est foutu.

Brigitte – Avec un pianiste sans tête et pas de piano à queue.

Roger – Dire que ce type nous a coûté une fortune. Enfin, on a quand même réussi à en tirer quelque chose.

Ramirez – Ah oui ?

Brigitte – Il était gras comme un cochon, et sans la tête, on peut le prendre pour un porc.

Roger – Après tout on l’a payé.

Brigitte – On l’a fait au barbecue.

Ramirez – Il est drôle.

Sanchez – Je ne suis pas sûr qu’elle plaisantait, chef.

Joseph revient, avec un accordéon.

Joseph – On n’a pas de piano à queue… mais iI reste le piano à bretelles !

Joseph se met à jouer et à chanter. Ambiance guinguette.

Joseph – Accordéa, cordéa, cordéon…

Brigitte – Quelle classe !

Roger – On dirait Giscard…

Edmond – C’est le Président.

Ramirez – Le Président ?

Marianne – Le Président du Club des Dîners de Beaucon !

Edmond – N’oubliez pas qu’en plus d’être curé, maire et procureur de cette aimable bourgade, il est aussi instituteur, agent immobilier, inspecteur des impôts, et médecin.

Brigitte – Mon Dieu ! C’est l’homme orchestre, alors !

Marc-Antoine fait une apparition avec sa tronçonneuse.

Ramirez – S’il n’y a plus de cadavre, alors il n’y a plus de crime. Allons, soyons magnanime. Relâchons tout ce beau monde !

Sanchez – Il y a quand même eu un meurtre, chef… Et nous savons que c’est l’expert-comptable qui a porté le coup de tronçonneuse mortel ?

Ramirez – Ne soyez pas aussi rigide, Sanchez. Même si personnellement, je pense qu’on devrait mettre tous les experts comptables en prison.

Joseph – Le Seigneur l’a déjà pardonné.

Ramirez – On fera passer ça pour un accident de barbecue.

Rosalie – Comme quoi il est toujours utile d’avoir des amis dans la police.

Brigitte pousse Roger du coude.

Brigitte – Et pour notre adhésion au Club, Monsieur le Maire, vous pourriez faire quelque chose ?

Joseph – Écoutez, cher ami, passez donc me voir demain après ma messe à la mairie. Nous discuterons de tout cela plus tranquillement…

Joseph s’éloigne.

César – Finalement, cette soirée est très réussie.

Roger – Vous faites partie du Club, vous ?

César – Pensez-vous ! Les bouffons ne font pas partie du club, mais ils ont le droit de se restaurer gratuitement au buffet tout en se payant la tête de leurs hôtes.

Roger – Ah oui.

César – Et puis je partage assez l’avis de Marx : Je ne ferai jamais partie d’un club qui m’accepterait pour membre.

Roger – Je ne savais pas que Karl Marx avait dit ça.

Rosalie – Pas Karl, mon vieux. Groucho !

César et Rosalie s’éloignent.

Édouard – Vous êtes vraiment homosexuelle ?

Samantha – Pourquoi ? Vous voulez tenter votre chance au tirage ?

Édouard – J’aimerais d’abord être sûr que c’est une chance.

Elle l’embrasse par surprise, il se laisse faire et semble y prendre goût. Elle relâche son étreinte.

Samantha – Qu’est-ce que vous en pensez ?

Edouard – Voulez-vous devenir ma femme, Samantha ?

Samantha – Je vous préviens, mon père vend des saucisses.

Édouard – Je vous préviens, mon père n’a plus que moi à vendre.

Ils s’embrassent à nouveau.

Roger (à Sanchez) – Vous croyez qu’on a quand même encore une chance d’en faire partie ?

Sanchez – De quoi ?

Brigitte – Mais enfin ! Du Club Philanthropiques des Dîners de Beaucon !

Joseph arrive avec l’écharpe tricolore ceignant sa soutane.

Joseph – Faute d’extrême onction, je me propose de célébrer ce mariage sur le champ.

Samantha – Mariage civil et religieux à la fois. C’est la double peine, mais ce sera plus vite envoyé !

Fatima revient avec un plat de brochettes.

Fatima – Madame est servie !

Brigitte – C’est juste un apéritif…

César – On est venu là pour bouffer, alors bouffons !

Gregory – C’est bon, qu’est-ce que c’est ?

Roger – C’est Lacordéon.

Gregory – Je parlais du barbecue.

Roger – Oui, oui, moi aussi…

Fatima repart. Ils continuent à manger.

Joseph – Avec tout ça, on n’a toujours pas de candidat sérieux pour remplacer l’éminent membre du Club qui vient de nous quitter…

Fatima arrive une valise à la main.

Brigitte – Mais que faites-vous avec cette valise, Fatima ?

Roger – Vous partez en vacances au Portugal ?

Brigitte – La soirée n’est pas encore terminée.

Fatima – Je vous donne ma démission, Monsieur Cassoulet.

Brigitte – Ne me dites pas que finalement, vous avez accepté d’être soudoyée par cette garce d’Aznavourian.

Fatima – Non Madame, rassurez-vous.

Roger – Eh bien alors mon petit ? Vous n’êtes pas bien, chez nous ?

Fatima – Si mais le ticket de loto que m’a donné Monsieur est un ticket gagnant.

Roger – Combien ?

Fatima – 63 millions.

Brigitte – De dirhams ?

Fatima – D’euros.

Joseph – Bienvenue au Club, Fatima.

Roger – Comment ?

Joseph – À partir de 50 millions, on est automatiquement admis comme membre d’honneur du Club Philanthropique des Dîners de Beaucon.

Brigitte – Mais enfin, Monsieur le Maire… Je veux dire Monsieur le Curé… Fatima est arabe. Et probablement musulmane de surcroît…

Joseph – Nous sommes animés par un esprit très oechuménique.

Edmond – Un bon parti pour toi Edouard, au lieu de la croquemort.

Edouard – Mais enfin, on n’est même pas sûr que ce soit une femme !

Edmond – Personne n’est parfait…

Marianne (à Edouard) – Et bien vas-y !

Joseph se remet à jouer de l’accordéon. Edouard invite Fatima à danser. Ils se mettent tous à danser par couple. Sauf César et Rosalie.

Rosalie (à César) – Cher ami, le monde est un dîner de Beaucon.

César – Et dire qu’on n’en est qu’à l’apéritif.

Ils se mettent à danser eux aussi.

Fin

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Août 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-58-1

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Revers de Décors

Backstage comedy –  El reverso del escenario – O reverso do cenário

Comédie de Jean-Pierre Martinez

10 à 13 personnages (hommes ou femmes)

Juste avant les trois coups, les comédiens répètent une dernière fois. Mais un événement inattendu vient compromettre le début du spectacle. Une joyeuse farce sur le petit monde du théâtre…


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TEXTE INTÉGRAL

Revers de Décors

Juste avant les trois coups, les comédiens répètent une dernière fois. Mais un événement inattendu vient compromettre le début du spectacle. Une joyeuse farce sur le petit monde du théâtre…

Personnages :

Commissaire
Adjoint
Comédien
Comédienne
Metteur en scène
Directrice du Théâtre
Critique
Ouvreuse
Auteur
Spectateur 1
Spectatrice 1
Président
Présidente

La plupart des rôles peuvent indifféremment être masculins ou féminins (il suffira pour cela de changer les prénoms des personnages). Plusieurs personnages peuvent être interprétés par un même comédien (spectateurs et présidents d’une part, metteur en scène et auteur d’autre part, peuvent être joués par les mêmes comédiens ou comédiennes) 

Nombre de comédiens et comédiennes possibles : 10 à 13
Répartition par sexe totalement modulable.

***

Mikael et Nancy sont debout, le premier à l’avant-scène et la deuxième un peu en retrait. Ils semblent écrasés par le destin qui les accable.

Nancy (avec emphase) – Que vois-tu par la fenêtre, Dimitri ?

Mikael se tourne vers la salle, et fait mine de saisir les barreaux d’une fenêtre imaginaire pour regarder dehors.

Mikael – Je ne vois plus rien, Natacha. Le soleil a disparu derrière la colline. Mais je crois deviner dans cette noire obscurité la présence des fantômes qui s’apprêtent à nous hanter.

Nancy – Quelle heure est-il à présent ?

Mikael – Je l’ignore… Ma montre s’est s’arrêtée ce matin.

Nancy – Dieu fasse que ce ne soit pas un mauvais présage.

Mikael – Ne nous abandonnons pas à la superstition, Natacha. C’est sûrement la pile.

Nancy – Je suis un peu nerveuse, pardonne-moi. J’ai tendance à tout surinterpréter…

Mikael (soupirant) – Qui pourrait t’en blâmer, Natacha ? La nuit tombe sur les ruines de cette ville inconnue. Et il est vrai que nous ne sommes pas assurés de voir un nouveau jour se lever.

Silence.

Nancy – Et si nous rentrions à la maison, comme prévu, Dimitri ? Personne ne nous oblige à être des héros. Nous pouvons encore fuir…

Mikael – Je ne sais plus, Natacha. Je n’ai pas le droit d’exiger de toi ce sacrifice. Mais comment pourrions-nous, demain, après une telle lâcheté, nous regarder dans la glace en nous rasant ?

Natacha – Tu as raison, Dimitri, comme d’habitude… Je serai forte, je te le promets…

Mikael – Moi aussi, j’ai peur, Natacha, tu sais…

Natacha – Toi ?

Mikael – Je ne suis qu’un être humain après tout. Mais comment abandonner ici tous ces orphelins qui n’ont pas de parents, et qu’une cruelle maladie a en outre privés de tous leurs pauvres souvenirs, jusqu’à celui de leur enfance malheureuse.

Nancy – C’est cruel à dire, Dimitri, mais comme ils ont perdu la mémoire, si nous les abandonnions à leur triste sort, ils nous auraient vite oubliés…

Mikael – Oui, Natacha. Mais nous, nous ne les oublierions pas. Et le souvenir de cette trahison nous hanterait à jamais.

Nancy – Bien sûr, c’est notre devoir de rester à leurs côtés jusqu’au bout, mais je tremble à l’idée de ce qui pourrait nous arriver… Reverrons-nous un jour notre modeste loft à Montmartre ?

Mikael – Partir ou rester… Quel affreux dilemme ! Et c’est si beau, Montmartre, en automne…

Nancy – Il est encore temps de changer d’avis, Dimitri. N’avons-nous pas déjà nos cartes d’embarquement ?

Mikael sort une carte d’embarquement de sa poche et la regarde avec un air las.

Mikael – Oui, je les ai imprimées ce matin, Natacha. Comme cela me paraît dérisoire à présent… (Lisant) Easyjet, Terminal 2B.

Nancy – Deux B… Two B, comme on dit dans la langue de Shakespeare…

Mikael – Two B… or not to be. Telle est la question…

Gonzague, le metteur en scène, les interrompt en applaudissant depuis les coulisses avant d’entrer en scène.

Gonzague – Bravo ! Vous êtes complètement dans la peau de vos personnages !

Nancy – Vous trouvez, vraiment ?

Gonzague – Je dirais même plus : vous êtes vos personnages !

Mikael – Merci, Gonzague !

Gonzague – Vous allez faire un triomphe ce soir, j’en suis sûr !

Nancy – Grâce à vous, Gonzague…

Mikael – Merci de nous avoir fait confiance pour cette pièce.

Nancy – Etre dirigée par Gonzague de Saint Petersbourg, le metteur en scène le plus en vogue et le mieux payé de la scène contemporaine d’aujourd’hui… Jamais je n’aurais pu en rêver, même dans mes rêves les plus fous.

Gonzague – Mais… si je vous ai choisi, c’est parce que vous le valez bien. (Un temps) Juste une petite chose… Et cette remarque s’adresse à tous les deux, d‘ailleurs… Comment s’intitule cette pièce ?

Mikael – « Le jour juste avant la nuit »…

Gonzague – Voilà… Donc, le titre de la pièce, ce n’est pas « La nuit juste avant le jour », mais « Le jour juste avant la nuit »… Vous me suivez ?

Nancy – J’essaie, Gonzague… J’essaie…

Gonzague – Si ça s’appelait « La nuit juste avant le jour », ce serait une pièce optimiste ! Du genre euh… Après la pluie vient le beau temps… À toute chose malheur est bon… Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort… Ce genre de conneries, vous pigez ? Mais là non !

Mikael – D’accord… Donc là, ce serait plutôt… après le beau temps vient la pluie…

Nancy – Ou… le calme avant la tempête.

Gonzague – Exactement ! Toute la dimension dramatique de cette pièce est résumée dans son titre : « Le jour juste avant la nuit » ! Et il faut qu’on sente dans votre jeu cette vision désespérée de l’existence si caractéristique de l’âme russe… (S’énervant) C’est une tragédie, bordel ! On n’est pas dans Au Théâtre Ce Soir !

Nancy – Ah parce que vous trouvez que…

Gonzague – Je n’ai pas dit ça… Mais ce n’est pas une comédie de boulevard ! Même si c’est une tragédie empreinte de beaucoup d’humour, comme cela ne vous aura pas échappé non plus.

Mikael – Bien sûr…

Gonzague – Et il est très important de ne pas passer non plus à côté de ce deuxième degré dans les répliques. Il faut qu’on rit aussi !

Nancy – C’est clair…

Gonzague – Bon, allez, je ne dis plus rien… Je ne voudrais surtout pas vous perturber à quelques minutes de la première…

Nancy – Merci de vos conseils, Gonzague.

Mikael – Ça va sûrement nous aider beaucoup…

Gonzague – Vous allez être formidables, j’en suis sûr. Et vous avez intérêt ! Parce que je peux vous le dire, maintenant : Marcel Rideau, l’auteur, sera dans la salle ce soir… Ainsi qu’Edmonde Ratelier…

Nancy – La célèbre critique de Télédrama !

Gonzague – Comme vous le savez, c’est elle qui fait la pluie et le beau temps sur la scène parisienne. Un bon papier dans Télédrama, et le succès de la pièce est garanti. Si elle nous assassine, en revanche, c’est le four assuré… Alors soyez bons !

Gonzague s’en va. Les deux comédiens se regardent, passablement déstabilisés.

Mikael – Tu savais que l’auteur venait pour la première ?

Nancy – Non…

Mikael – Jusqu’à maintenant, je n’avais pas trop le trac mais là, je sens que ça commence à monter… Pas toi ?

Nancy – Parce que l’auteur est dans la salle ? Non, pas spécialement…

Mikael – C’est parce que toi, tu n’as pas couché avec lui pour avoir ce rôle.

Nancy – Ah d’accord… Alors c’est pour ça qu’il a refusé mes avances… Ça me rassure sur mon sex appeal…

Mikael – À propos de pile, j’ai vraiment beaucoup de mal avec cette réplique, pas toi ?

Nancy – Quelle réplique ?

Mikael – Je te dis que ma montre s’est arrêtée, tu me dis que c’est un mauvais présage, et je te réponds que ça doit être la pile ! C’est censé être une plaisanterie ou bien…

Nancy – Comment tu le sens, toi ?

Mikael – Ben justement… Je ne la sens pas, cette réplique… Et si je ne la disais pas ? Je pourrais toujours dire que j’ai eu un trou de mémoire…

Nancy – Si on commence à oublier toutes les répliques qu’on ne sent pas dans cette pièce, le spectacle va durer un quart d’heure…

Mikael – Je ne dis pas que la pièce de Marcel Rideau n’est pas intéressante mais… C’est exactement le problème qu’évoquait le metteur en scène tout à l’heure… C’est un drame ou une comédie ?

Nancy – Tu crois vraiment qu’on peut situer l’action d’une comédie en Tchétchénie, dans un orphelinat dont les pensionnaires sont atteints d’une forme précoce de la maladie d’Alzheimer ?

Mikael – C’est vrai que vu comme ça…

Nancy – Même avec beaucoup de deuxième degré, comme dit Gonzague.

Mikael – Cette vision désespérée de l’existence si caractéristique de l’âme russe… (Ironique) Je ne savais pas que Marcel Rideau était russe.

Nancy – Ça doit être un russe blanc…

Mikael la regarde interloqué.

Mikael – Tu as couché avec qui, toi, pour avoir le rôle ?

Nancy – Le metteur en scène…

Mikael – Gonzague… Oui, j’ai d’abord essayé par là moi aussi, mais ça n’a pas marché… Maintenant, je comprends pourquoi…

Christelle, la caissière, arrive avec un café à la main, qu’elle tend à Mikael.

Christelle (aimablement) – Voilà ton café, Mikael. Deux sucres, comme tu m’as demandé.

Mikael – Merci ma chérie. Tu es un ange.

Nancy – Tiens, moi aussi, ça me ferait du bien un petit café… Tu peux m’en apporter un, Christelle ? Sans sucre, s’il te plaît.

Christelle (avec un grand sourire) – Plutôt crever espèce de garce.

Christelle repart.

Mikael – Je sens une légère tension entre vous… Il y a une raison particulière ?

Nancy – Elle, elle a réussi à coucher à la fois avec le metteur en scène et avec l’auteur.

Mikael – Chapeau…

Nancy – Mais c’est moi qui ai décroché le premier rôle féminin, et elle un job d’ouvreuse.

Mikael – Ce n’est pas très flatteur pour son ego, je peux comprendre…

Nancy – C’est quand même elle qui ramasse les pourboires…

Mikael – Mais quand tu dis à la fois avec le metteur en scène et l’auteur, tu veux dire… en même temps ou bien successivement ?

Nancy préfère ne pas répondre.

Nancy – Et cette critique, Edmonde Ratelier, elle a la réputation d’avoir la dent dure ?

Mikael – Tu ne sais pas comment on la surnomme, dans le métier ?

Nancy – Ma foi non…

Mikael – Immonde Ratelier !

Nancy médite un instant cette information.

Nancy – On se refait une petite italienne ?

Mikael – Ok.

Nancy débite alors le même texte que précédemment mais très rapidement, sans aucune intonation et sans aucun déplacement.

Nancy – Que vois-tu par la fenêtre, Dimitri ?

Mikael – Je ne vois plus rien, Natacha. Le soleil a disparu derrière la colline. Mais je crois deviner dans cette noire obscurité la présence des fantômes qui s’apprêtent à nous hanter.

Nancy – Quelle heure est-il à présent ?

Mikael – Je l’ignore… Ma montre s’est s’arrêtée ce matin.

Nancy – Dieu fasse que ce ne soit pas un mauvais présage.

Mikael – Ne nous abandonnons pas à la superstition, Natacha. C’est sûrement la pile. (S’interrompant) Non, j’ai vraiment du mal avec cette réplique…

Josiane, la directrice du théâtre, arrive, accompagnée de la critique Edmonde Ratelier.

Josiane – L’auteur n’est pas avec vous ? Je le cherche partout depuis un quart d’heure…

Nancy – Désolée, nous ne l’avons pas vu…

Josiane – Vous connaissez Edmonde Ratelier, la célèbre critique de Télédrama ?

Mikael – Qui ne connaît pas le sens aigu de la critique de Madame Ratelier…

Edmonde éternue.

Edmonde – Qu’est-ce qu’il y a comme poussière, ici. Vous n’avez jamais pensé à donner un bon coup de balai ?

Josiane – Ah… Quand on est allergique à la poussière, mieux vaut ne pas être critique de théâtre.

Edmonde – Surtout pas de théâtre contemporain… C’est paradoxal, chère amie, mais les grands auteurs du répertoire classique sentent souvent beaucoup moins la naphtaline que les auteurs d’aujourd’hui… Prenez Shakespeare, par exemple. C’est toujours d’une incroyable modernité ! Mais est-ce qu’on jouera encore les pièces de Marcel Rideau dans cinq cents ans ?

Josiane – Madame Ratelier aurait souhaité interviewer l’auteur de la pièce avant le spectacle…

Mikael (tendant la main au critique) – Mikael Delamare… J’incarne le personnage de Dimitri dans la pièce…

Edmonde – Monsieur Delamare… Ravi de vous rencontrer. Je ne vous connaissais que par ce navrant feuilleton sur TF2… Comment est-ce que ça s’appelait déjà ? La Confiture et les Mouches ?

Mikael – Le Miel et les Abeilles.

Edmonde – À la télé, vous aviez l’air plus grand…

Mikael – Et voici ma partenaire, qui joue le rôle de Natacha…

Nancy – Nancy Simpson, très honorée, Madame Ratelier…

Edmonde – Votre visage me dit quelque chose, Mademoiselle Simpson, mais je n’arrive pas à vous remettre…

Nancy – Vraiment… Moi qui me pensais inoubliable…

Edmonde – J’ai dû vous apercevoir aussi à la télévision… Dans un dessin animé, peut-être…

Nancy – Vous avez dû me voir dans une publicité…

Edmonde – Bien sûr ! Ça me revient, maintenant… Pour le papier hygiénique !

Nancy – Je suis très flattée que vous ayez suivi ma carrière artistique avec autant d’attention…

Edmonde – Alors comme ça, vous avez décidé de troquer le papier hygiénique pour les textes de théâtre contemporains ? Remarquez, on se demande parfois si on ne ferait pas mieux de les éditer directement sur ce genre de papier…

Nancy – J’ai eu envie de relever de nouveaux défis, et d’être confrontée à des challenges plus motivants…

Edmonde – Je suis impressionnée, Mademoiselle. Vous parlez comme un cadre commercial qui viendrait d’accepter un poste en Chine pour y exporter du riz camarguais.

Nancy – Une véritable artiste doit prendre des risques, n’est-ce pas ? Se remettre en question sans arrêt. Avec cette pièce, j’ai l’impression de m’engager pleinement au service du théâtre d’aujourd’hui, et de contribuer à édifier les masses laborieuses que la société capitaliste essaie d’abrutir encore un peu plus grâce à la télévision.

Edmonde – Après tout, pourquoi pas vous ? Tout le monde fait du théâtre, maintenant. Même les footballeurs à la retraite.

Josiane – C’est vrai que c’est plus difficile pour un comédien à la retraite de se lancer dans une carrière de footballeur professionnel…

Edmonde – Et en plus, ils se permettent de nous faire la morale ! Ils ont gagné des salaires indécents dans leurs clubs de foot de préférence étrangers pendant des années, ils continuent à s’en mettre plein les poches en tournant dans des publicités pour les assureurs et les banques, et ils jouent dans des pièces qui dénoncent les travers du système capitaliste…

Josiane – La vieillesse est un naufrage… Si Che Guevara était encore vivant aujourd’hui, allez savoir s’il ne tournerait pas dans des publicités pour des après-rasage…

Edmonde – Vous touchez le fond, ma chère Josiane.

Josiane – Pardon ?

Edmonde – Je veux dire le fond du problème. Voilà le véritable drame de la condition humaine, chère amie ! L’homme vit beaucoup trop longtemps ! Et la médecine s’acharne à lui faire gagner encore quelques mois chaque année. Passé trente ans, on ne peut que se répéter ou se caricaturer. Tous les artistes dignes de ce nom devraient être morts à trente ans, croyez-moi. Sans parler des autres…

Christelle, l’ouvreuse, revient avec un air catastrophé.

Christelle – C’est épouvantable, Madame La Directrice… Il est arrivé un terrible malheur…

Edmonde – Cette petite, en revanche, joue très bien la comédie. Je lui prédis une grande carrière… Dans quelle pièce joue-t-elle en ce moment ?

Josiane – C’est l’ouvreuse, Edmonde… Elle aussi rêvait de faire du théâtre, mais elle n’a pas réussi à passer l’épreuve du casting… Quoi donc, mon enfant ? Parlez sans crainte !

Christelle – Marcel Rideau !

Josiane – L’auteur ? Eh bien quoi mon petit ?

Christelle – Je viens de le retrouver.

Josiane – Ah, enfin !

Christelle – Il était enfermé dans les toilettes.

Mikael – Le trac, peut-être… Moi-même, il m’arrive très souvent de vomir avant une première.

Edmonde – Vu les pièces dans lesquelles vous avez joué jusqu’ici, cela ne m’étonne guère, mon jeune ami…

Christelle – Vous ne comprenez pas… Monsieur Rideau est mort !

Josiane – Mort ? Qu’entendez-vous par mort exactement ?

Christelle – Je viens de le trouver pendu dans les toilettes.

Josiane – Rideau ? Pendu !

Christelle – Il s’est pendu avec le cordon de la chasse d’eau, Madame la Directrice ! Croyez-moi, c’est un spectacle épouvantable à voir…

Edmonde – Et pourtant, en tant qu’ouvreuse dans un théâtre, vous avez dû en voir beaucoup.

Josiane – Beaucoup d’auteurs pendus dans les toilettes ?

Edmonde – Beaucoup de spectacles épouvantables !

Josiane – Ah, oui, bien sûr…

Edmonde – Tout de même… Un auteur qui se suicide quelques minutes avant le lever de rideau pour sa première… Quel panache ! Voilà un véritable artiste !

Christelle – Hélas, je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’un suicide…

Edmonde – Et vous pencheriez plutôt pour quoi ? Un accident domestique ?

Christelle – Monsieur Rideau a les mains attachées dans le dos avec du scotch.

Josiane – Les mains attachées à une bouteille de scotch ?

Edmonde – Les auteurs sont souvent un peu portés sur la bouteille.

Christelle – Un rouleau de scotch !

Josiane – Ah oui, évidemment, ça change tout…

Edmonde – Vous pensez que ça pourrait être un meurtre ? De mieux en mieux… On se croirait dans un de ces mélodrames qu’on donnait autrefois sur le boulevard du crime…

Mikael – Un meurtre ! Mais c’est affreux !

Nancy – Et le criminel est peut-être encore parmi nous… Il faut prévenir la police !

Josiane – Je m’en charge…

Mikael (lui tendant son Iphone) – Prenez mon smart phone. Je sais que vous n’avez pas de portable…

Edmonde (à Josiane) – Utilisez plutôt le vieux téléphone à cadran qui est dans votre bureau poussiéreux. Pour appeler la police afin de la prévenir d’un crime, ce sera plus théâtral…

Josiane – Vous avez raison…

Josiane sort, suivie de Christelle. Gonzague arrive.

Gonzague – Ah, Madame Ratelier, j’espère que vous n’êtes pas venue pour nous assassiner…

Edmonde – En ce qui concerne l’auteur de la pièce, mon cher Gonzague, il semblerait que quelqu’un d’autre s’en soit déjà chargé à ma place…

Gonzague – Mais que me chantez-vous là, Ratelier ? Et vous en faites une tête… Que se passe-t-il ? On s’apprête à lever le rideau…

Mikael – Justement… L’ouvreuse vient de retrouver Marcel Rideau pendu dans les toilettes.

Gonzague – C’est une plaisanterie ?

Nancy – Hélas non, Gonzague…

Gonzague – Alors c’est pour ça que les toilettes étaient occupées depuis aussi longtemps. Je voulais y aller, et je me demandais qui pouvait bien… Marcel Rideau s’est suicidé ?

Edmonde – Apparemment, il s’agirait plutôt d’un crime…

Nancy – Même si l’hypothèse d’un accident du travail n’est pas encore tout à fait écartée…

Mikael (sceptique) – Pendu à la chasse d’eau les mains attachées dans le dos avec du scotch ?

Gonzague – Je me demandais aussi où était passé mon rouleau de scotch… Mais c’est épouvantable ! Alors il ne nous reste plus qu’à annuler la représentation…

Nancy – On ne va pas jouer ?

Gonzague – Comment voulez-vous jouer une pièce alors que son auteur se balance encore au bout de la corde de la chasse d’eau avec laquelle il vient de se pendre ?

Mikael – Ou d’être pendu…

Edmonde – Ah non, vous n’allez pas annuler ! J’avais déjà écrit ma critique pour m’avancer un peu…

Gonzague – Apparemment, vous avez travaillé pour rien.

Edmonde – Ça m’apprendra à être aussi consciencieuse…

Gonzague – J’espère au moins que la critique n’était pas trop mauvaise…

Edmonde – Rassurez-vous, la directrice est très amie avec un député qui peut me faire obtenir la médaille de Chevalier des Arts et des Lettres… Je ne vais pas éreinter les pièces qui se jouent dans son théâtre.

Gonzague – Cela m’étonnait aussi que vous soyez venue en personne… On sait bien que les critiques assistent très rarement aux spectacles sur lesquels ils écrivent.

Edmonde – On ne m’y reprendra pas… Pour une fois j’écrivais une critique élogieuse, je ne vais pas pouvoir la publier !

Mikael – Ne vous inquiétez pas, Madame Ratelier… Si vous publiez une critique sur un spectacle qui n’a pas eu lieu, je pense que personne ne le remarquera…

Nancy – Et si en plus il s’agit d’une bonne critique, personne n’ira s’en plaindre.

Gonzague – De toute façon, personne ne va plus au théâtre.

Edmonde – Et surtout pas les lecteurs de Télédrama… Il y a bien longtemps qu’ils ne regardent plus le théâtre qu’à la télévision…

Gonzague – Qu’ils aillent se faire pendre, eux aussi, avec la corde de leur chasse d’eau pendant la pause publicitaire…

Edmonde – Savez-vous, mon cher Gonzague, pourquoi le mot corde ne doit jamais être prononcé dans un théâtre, pas plus que le mot rideau ou le mot sifflet ?

Gonzague – Je l’ignorais jusque là, mais je commence à avoir une petite idée…

Edmonde – Eh bien à vrai dire, il y a plusieurs théories quant à l’origine de cette superstition… La première, c’est que les saltimbanques d’autrefois étaient souvent des crève-la-faim…

Gonzague – Ça n’a d’ailleurs pas tellement changé pour bon nombre d’entre eux…

Edmonde – Ils leur arrivaient donc fréquemment de voler une poule.

Gonzague – Aujourd’hui encore, ce sont les poules qui les nourrissent bien souvent…

Edmonde – Ce qui fait qu’après avoir foulé les planches d’un théâtre, il n’était pas rare que les comédiens de l’époque finissent par fouler celles d’un échafaud… la corde au cou. La deuxième origine supposée de cette superstition est plutôt liée à…

Christelle revient.

Christelle – Les spectateurs sont déjà là… Qu’est-ce qu’on fait ?

Mikael – On ne peut quand même pas jouer la première comme si de rien n’était. Il y a mort d’homme !

Gonzague – Ou alors on lui rend un hommage juste avant de lever le rideau… Je peux improviser un petit discours…

Edmonde – Vous étiez un ami proche ?

Gonzague – J’ai dit que je pouvais improviser…

Edmonde – Bon, dans ce cas, je vais me mettre aussi à la rédaction de sa notice nécrologique. Je la ferai paraître en même temps que la critique qui encensera la première de sa pièce que je n’ai pas vue…

Gonzague et Edmonde sortent.

Nancy – Et moi qui devais faire mes débuts de jeune première sur les planches ce soir… Voilà une carrière théâtrale qui commence bien…

Mikael – Voyons les choses positivement… On n’aura pas à jouer dans cette pièce affligeante… S’il ne me manquait pas encore quelques heures pour valider mon statut d’intermittent, j’avoue que pour moi, ce serait presque un soulagement…

Nancy – Le pire, c’est que j’aurais couché avec le metteur en scène pour rien.

Mikael – Ce n’était pas un bon coup ?

Nancy – En fait, je ne sais pas trop. Je me suis endormie avant qu’il ait fini… Bon ben on ne va pas rester planter là…

Mikael – On n’a qu’à retourner en loge en attendant de savoir ce qui se passe…

Ils s’apprêtent à sortir.

Nancy – Et l’auteur, c’était un bon coup ?

Mikael – Phénoménal…

Nancy – Ce n’est pas ce que m’a dit l’ouvreuse.

Mikael – Elle n’a peut-être pas su par où le prendre…

Nancy – C’est sûrement pour ça qu’elle est restée ouvreuse…

Nancy et Mikael sortent tous les deux. Arrivent Josiane, le directrice du théâtre, et Christelle, l’ouvreuse.

Josiane – Vous ne l’avez pas décroché, au moins ?

Christelle – Le téléphone ?

Josiane – Le pendu ! Vous savez que dans ces cas-là, il ne faut toucher à rien avant l’arrivée de la police ! C’est en tout cas ce qu’on dit dans toutes les séries policières à la télévision…

Christelle – Je l’ai laissé où il est, rassurez-vous… Mais c’est vrai que si on a envie d’aller aux toilettes…

Josiane – Eh bien vous vous retenez mon petit ! Ou alors vous allez au cinéma d’à côté. Il y a des toilettes dans le hall… Où est passée Ratelier ?

Christelle – Je l’ai aperçue qui se rinçait l’œil dans les loges tout à l’heure pendant que les comédiens se changeaient…

Le Commissaire Ramirez et son adjoint Sanchez arrivent (Ramirez et Sanchez peuvent aussi bien être homme ou femme).

Josiane – Qu’est-ce que vous foutez là, vous ? Vous êtes entrés par la porte de derrière ?

Christelle (pour elle-même) – Je me demande si ce n’est pas ce que j’aurais dû faire dans cet Hôtel Ibis pour avoir le premier rôle dans cette pièce…

Ramirez – Ne vous inquiétez pas, on est de la maison… D’ailleurs, on nous appelle les guignols… (Il montre sa carte tricolore) Commissaire Ramirez, et voici mon adjoint Sanchez…

Josiane – Je suis vraiment confuse, commissaire… Je vous avais pris pour des spectateurs égarés… Il y a un cinéma porno juste à côté, et certains clients se trompent de porte. Ils constituent d’ailleurs une part non négligeable de notre clientèle (Elle tend la main au commissaire) Josiane Lefour, je suis la directrice de ce théâtre.

Ramirez lui serre la main.

Ramirez – Ah oui, on sent tout de suite que vous êtes une femme à poigne, Madame Lefour…

Josiane – Pardonnez-moi cette méprise…

Ramirez lance un regard autour de lui.

Ramirez – Voici donc le théâtre du crime… Vous êtes déjà allé au théâtre, Sanchez ?

Sanchez – Le théâtre ? Vous voulez dire… La Cage aux Folles, ce genre de conneries…

Ramirez – Mais non, pas la Cage aux Folles, Sanchez ! Le théâtre, le vrai ! William Shakespeare ! Pierre Corneille ! Jean-Baptiste Poquelin ! Laurent Ruquier !

Josiane – Nous n’avons touché à rien, commissaire. Le corps se trouve dans les toilettes. Si vous voulez bien vous donner la peine…

Ramirez – Allez jetez un coup d’œil, Sanchez. Et voyez si la victime a bien tiré la chasse avant de se ligoter les mains dans le dos avec du scotch et de se pendre avec la corde de la chasse d’eau.

Sanchez – Et si ce n’est pas le cas, commissaire ?

Ramirez – Et bien vous envoyez les selles au labo ! (À Josiane) Il faut tout leur apprendre…

Josiane – L’ouvreuse va vous accompagner…

Ramirez – Et n’oubliez pas le pourboire, Sanchez !

Sanchez – Je ne suis pas sûr d’avoir de la monnaie…

Christelle – Par ici, je vous prie…

Christelle sort, suivie par Sanchez. Ramirez se marre.

Ramirez – Sacré Ramirez… Il débute dans le métier, il faut bien le bizuter un peu… Mais ce n’est pas méchant, vous savez…

Josiane – J’imagine que vous souhaitez interroger les différents protagonistes de ce drame…

Ramirez – Ah parce que c’est un drame ? Je vous avoue que j’ai une petite préférence pour la comédie. Avec mon métier, vous comprenez, si c’est pour retrouver des macchabés sur scène quand je sors le samedi soir avec ma femme…

Josiane – Je parlais du meurtre, commissaire.

Ramirez – Bien sûr…

Josiane – Enfin, s’il s’agit vraiment d’un meurtre…

Ramirez – Hun, hun… Ce n’est pas vous qui l’avez tué, au moins, Josiane ?

Josiane – Moi, commissaire ?

Ramirez – Vous savez, quand on s’appelle Josiane… On est déjà dans le collimateur de la justice… On parle toujours du délit de sale gueule, mais il y a aussi des prénoms, comme le vôtre, qui sont défavorablement connus de nos services, comme on dit.

Josiane – Mon prénom ?

Ramirez – Si vous saviez le nombre de Josiane que j’ai arrêtées dans ma carrière en tant que serial killeuses ou exhibitionnistes.

Josiane – Vraiment ?

Ramirez – En général, les Josiane sont des perverses narcissiques, et c’est une règle qui ne souffre que très peu d’exceptions, croyez-en mon expérience…

Josiane – Je vous assure, commissaire, que mon casier judiciaire est totalement vierge. Tout comme moi, d’ailleurs.

Ramirez – Mais je plaisante, Josiane !

Josiane – Vous m’avez fait peur, commissaire..

Ramirez – Enfin, vous ferez peut-être un peu moins la maline quand mon adjoint Sanchez vous aura passée à tabac. Vous avez déjà reçu un coup de Bottin Mondain sur la tête, Madame Lefour ?

Josiane – Je pensais que ce genre de méthodes n’avait plus cours dans la police…

Ramirez – Moi, je serai plutôt pour la douceur et la psychologie. Mais dans tous les métiers, vous savez, il y en a qui préfèrent continuer à travailler à l’ancienne… Même parmi nos nouvelles recrues. La foi des nouveaux convertis !

Josiane – Mais je vous jure, commissaire, que…

Ramirez – Je plaisante, Josiane ! Pour une femme de théâtre, vous n’avez pas tellement le sens de l’humour, dites-moi. C’est important, l’humour, vous savez… Surtout quand on fait un métier comme le vôtre. Comme le mien aussi, d’ailleurs…

Josiane – Excusez-moi, je suis un peu perturbée. Avec tout ce qui vient de me tomber sur la tête…

Ramirez – Et la critique, vous êtes sûr qu’elle n’est pas dans le coup ?

Josiane – Pourquoi aurait-elle fait une chose pareille ?

Ramirez – Les critiques ont l’habitude d’assassiner les auteurs, non ? (Josiane est à nouveau déstabilisée) Ah, je vous ai encore eu, Josiane… Bon alors ils sont où, les comiques ?

Josiane – Les comiques ?

Ramirez – Les comédiens !

Josiane – Je vous les envoie tout de suite, commissaire. Vous désirez un café, ou un petit remontant ?

Ramirez – Vous n’auriez pas une ligne de coke plutôt ? Je sais que dans le monde du show biz, c’est un produit de consommation courante, j’étais à la mondaine avant. C’est d’ailleurs là que j’ai contracté cette mauvaise habitude. J’essaie d’arrêter, mais vous savez ce que c’est…

Josiane (souriant) – Ah non, commissaire, cette fois vous ne m’aurez pas…

Ramirez – Pardon ?

Josiane – Vous plaisantez, n’est-ce pas ?

Ramirez (très sérieux) – Est-ce que j’ai l’air de plaisanter, Josiane ?

Josiane – Je vais me renseigner, mais je ne vous promets rien…

Josiane sort. Ramirez se marre.

Ramirez – Josiane…

Resté seul, Ramirez s’avance vers le devant de la scène, en prenant des poses.

Ramirez (théâtral) – To be… or not to be ?

Mikael arrive par derrière.

Mikael – Vous connaissez la pièce, commissaire ?

Ramirez se retourne surpris et un peu embarrassé.

Ramirez – Qui ne la connaît pas ?

Mikael – Marcel Rideau était un immense auteur. Sa disparition nous laisse tous orphelins…

Ramirez – Marcel ?

Mikael – L’auteur de la pièce que nous nous apprêtions à jouer ce soir ! Et qu’on vient de retrouver pendu au cordon de la chasse d’eau.

Ramirez – Marcel, bien sûr…

Mikael – C’est bien pour enquêter sur ce drame que vous êtes là, commissaire, non ?

Ramirez – Et c’est une affaire que je me fais un point d’honneur à élucider dans les délais les plus brefs, cher ami. Car le commissaire Ramirez est l’ami du théâtre. Et l’ennemi de la pègre. Alors comme ça, vous êtes comédien ?

Mikael – Oui, commissaire.

Ramire – Mais le théâtre, c’est vraiment votre métier ou bien… vous avez un vrai boulot à côté ?

Mikael – Le théâtre est avant tout une passion, vous savez…

Ramirez – Moi aussi, j’ai fait un peu d’art dramatique quand j’étais au lycée. D’ailleurs, ça m’a beaucoup servi dans mon métier. Enfin, je ne suis qu’un amateur…

Mikael – Non, non, mais… On sent que vous avez une très bonne présence sur scène.

Ramirez – Vous trouvez ?

Mikael – Absolument. Ainsi qu’un gros potentiel comique.

Ramirez – Venant de part d’un vrai professionnel, ça me touche beaucoup…

Mikael – Et permettez-moi d’ajouter : une très bonne diction.

Ramirez – Ah, la diction ! Très important la diction. (Surarticulant) Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ?

Mikael – Papa boit dans les pins, papa peint dans les bois, dans les bois papa boit et peint.

Ramirez – Si six cents scies scient six cent cigares, six cents six scies scieront six cents six cigares.

Mikael – Dis-moi petite pomme, quand te dépetitepommeras-tu ? Je me dépetitepommerai quand toutes les petites pommes se dépetitepommeront. Or comme toutes les petites pommes ne se dépetipommeront jamais, petite pomme ne se dépetitepommera jamais.

Ramirez, impressionné, s’apprête à enchaîner avant de renoncer.

Ramirez – Oui, bon, revenons à nos moutons… Nom, prénom, état civil, profession…

Mikael – Delamare Mikael, célibataire, comédien.

Ramirez – Alors Monsieur Delamare, que pouvez-vous me dire au sujet de la victime ? Il était auteur de théâtre, c’est bien ça ?

Mikael – Un immense auteur, commissaire.

Ramirez – Savez-vous si Monsieur… Rideau avait une vie dissolue, comme la plupart de ses congénères dramaturges ?

Mikael – Pas à ma connaissance, commissaire.

Ramirez – Des addictions particulières ? Héroïne, cocaïne, cocacolaïne…

Mikael – Je ne pense pas…

Ramirez – Des maîtresses ? Une femme trompée qui aurait pu vouloir se venger de ses infidélités ?

Mikael – Je crois pouvoir affirmer que Marcel Rideau n’était pas un coureur de jupons.

Ramirez – Et qu’est-ce qui vous fait penser que ce monsieur n’était pas porté sur la chose, Delamare ?

Mikael – Je n’ai pas dit que Marcel Rideau n’était pas porté sur la chose, commissaire. J’ai dit que ce n’était pas après les jupons qu’il courait.

Ramirez – N’essayez pas de m’embrouiller, hein ? C’est vous qui teniez la chandelle, peut-être ?

Mikael – Oui, on peut dire ça comme ça…

Ramirez – Quand et où avez-vous vu la victime pour la dernière fois ?

Mikael – Eh bien… C’était je crois pour une première lecture de sa pièce. À l’Hôtel Ibis de la Porte de Montreuil. Chambre 214. Il y a environ un mois, vers deux heures du matin.

Ramirez – Donc, vous n’êtes pas la dernière personne à avoir vu Marcel Rideau vivant.

Mikael – En tout cas, je crois pouvoir affirmer que je suis la dernière personne à l’avoir vu en caleçon…

Ramirez – Une dernière question, Monsieur Delamare. Et je vous prierais d’y répondre cette fois sans détours…

Mikael – Je vous écoute, commissaire ?

Ramirez – À votre connaissance, Monsieur Marcel Rideau avait-il une bonne assurance-vie ?

Mikael – Je l’ignore, commissaire. Vous pensez que cela pourrait être le mobile du crime ?

Ramirez – Quelle drôle d’idée… Non, c’est juste que j’ai moi-même un petit héritage à placer, et je me demande si je dois opter pour l’immobilier ou pour un produit d’épargne… Qu’est-ce que vous en pensez ?

Mikael – La pierre, ça reste quand même le meilleur placement à long terme, commissaire.

Ramirez – Vous avez raison, surtout la pierre tombale… Je crois que finalement, je vais investir dans un caveau de famille. Merci de votre aide, Monsieur Delamare. Ce sera tout pour l’instant. Vous pouvez m’envoyer votre partenaire ?

Mikael – Je me l’envoie tout de suite, commissaire. Je veux dire… je vous l’envoie tout de suite.

Ramirez – Ah, il faudra encore travailler votre diction, cher ami. C’est combien ces six saucissons-ci ? C’est six sous ces six saucissons-ci. Six sous ceux-ci, six sous ceux-là aussi…

Mikael (l’interrompant) – Petit pot de beurre, quand te dépetitpotdebeurrerastu ? Je me dépetitpotdebeurreriserai quand tous les petits pots de beurre…

Ramirez (l’interrompant) – Oui, bon, ça va, assez rigolé…

Mikael sort. Sanchez revient.

Sanchez – J’ai décroché le pendu, commissaire.

Ramirez – Avant l’arrivée de la police scientifique ?

Sanchez – Ce n’est pas très professionnel, je sais, mais au moins, on pourra utiliser les toilettes…

Ramirez – Vous avez raison. Quelle idée, aussi, de se pendre dans un endroit pareil… Et qu’est-ce que vous avez fait du corps ?

Sanchez – Je l’ai suspendu à un cintre, dans les loges, avec les costumes de la pièce… Vous privilégiez toujours la thèse du suicide, commissaire ? Même si la victime avait les mains attachées dans le dos ?

Ramirez – J’ai connu un contorsionniste autrefois qui s’est suicidé en s’étranglant lui-même avec ses orteils alors qu’il avait les mains attachées avec des menottes au radiateur de mon bureau…

Sanchez – Pour faire croire à une bavure policière, j’imagine…

Ramirez – Il faut se méfier des apparences, Sanchez. C’est le b a ba de notre métier. Derrière chaque contorsionniste peut se cacher un gauchiste prêt à tout pour salir l’honneur de la police.

Sanchez – Vous avez raison, commissaire…

Ramirez – Bon, alors quelles sont vos conclusions, Sanchez.

Sanchez – Je pense comme vous, commissaire. Beaucoup de gens nous détestent, alors que nous risquons notre vie chaque jour pour assurer la sécurité de nos concitoyens…

Ramirez – Je parlais de la victime, Sanchez. Quelles sont vos constatations ?

Sanchez – Apparemment, le décès est consécutif la pendaison. Je veux dire par là que Rideau était encore vivant avant de se pendre.

Ramirez – Ou d’être pendu, Sanchez. Attention, pas de conclusions hâtives.

Sanchez – L’homme, cependant, ne semble pas avoir résisté. Le scotch qui a été utilisé pour lui lier les mains, en revanche, a lui très bien résisté. J’aimerais bien connaître la marque pour avoir la même au bureau.

Ramirez – Vous n’avez qu’à envoyer un échantillon du scotch au labo, ils nous trouveront sûrement la marque. C’est vrai que du scotch de qualité, de nos jours, c’est très difficile a trouver.

Sanchez – Autre détail qui pourrait avoir son importance, commissaire : le cordon avec lequel Rideau s’est pendu est bleu…

Ramirez – Un cordon bleu, je vois… Tout le contraire de ma belle-mère, hélas… Autre chose, Sanchez ?

Sanchez – Non… Enfin si. Rideau avait le pantalon baissé jusqu’aux genoux. Bizarre, non ?

Ramirez – Vous ne baissez pas votre pantalon, lorsque vous allez aux toilettes, Sanchez ?

Sanchez – Si… Mais pas lorsque je vais aux toilettes pour me suicider.

Ramirez le regarde, intrigué.

Ramirez – Et vous vous êtes déjà raté combien de fois, Sanchez ?

Sanchez – Comment ça, commissaire ?

Ramirez – Vous savez, si vous avez des problèmes personnels, vous pouvez m’en parler. Je suis votre patron, certes, mais je suis aussi votre ami. Que dis-je, presque votre père…

Sanchez – Ah, non, mais je voulais dire : si je voulais me suicider, et que j’allais aux toilettes pour ça, je ne baisserais certainement pas mon pantalon…

Ramirez – Vous me rassurez, Sanchez…

Sanchez – D’ailleurs, si je voulais me suicider, j’utiliserai plutôt mon arme de service, comme les collègues. C’est quand même plus viril, pas vrai commissaire ? La pendaison, c’est plutôt un truc de gonzesses, non ?

Nancy arrive.

Ramirez – Allez vous faire pendre ailleurs, Sanchez. Je dois m’occuper de Mademoiselle. Profitez-en pour prendre la déposition de Monsieur Delamare que je viens d’interroger. Mais je vous préviens, ce type ne m’a pas l’air très franc du collier. Un conseil, Sanchez, ne lui tournez jamais le dos…

Sanchez sort.

Ramirez – À nous deux, Nancy. Vous permettez que je vous appelle Nancy ?

Nancy – Bien sûr, commissaire.

Ramirez – Tout d’abord, une petite question, au sujet de votre prénom, justement. Quelque chose m’intrigue. Nancy… Ça a un rapport avec la ville ?

Nancy – La ville ?

Ramirez – La ville de Nancy ! Non, parce que moi aussi, je suis originaire de là-bas, figurez-vous. Ça nous ferait déjà un point commun…

Nancy – Vous, commissaire Ramirez, vous êtes originaire de Nancy ?

Ramirez – J’ai perdu l’accent du pays, je sais… Mais j’ai quitté Nancy à l’âge de dix-huit ans, pour m’engager dans la légion… C’est d’ailleurs à ce moment que j’ai opté pour ce nouveau patronyme de Ramirez afin de brouiller les pistes… Mon vrai nom, c’est Roberta Zimmerman. Enfin, c’est une autre histoire. Et vous ?

Nancy – Je suis d’origine anglaise, commissaire, tout simplement…

Ramirez – Nancy Simpson, bien sûr… C’est un nom anglo-saxon. Comme Johnny Halliday ou Eddie Mitchel…

Nancy – En Angleterre, Nancy, est un prénom très courant…

Ramirez – Allez savoir pourquoi ? Pourtant, il n’y a aucune ville qui s’appelle Nancy en Grande Bretagne… Enfin, venons en à l’affaire qui nous occupe… Vous connaissiez personnellement la victime ?

Nancy – Je l’ai rencontré une ou deux fois…

Ramirez – À l’Hôtel Ibis de la Porte de Montreuil, peut-être…

Nancy – Désolée, mais je ne fréquente pas les Hôtels Ibis… Pour qui me prenez-vous, commissaire ?

Ramirez – Allons ! Tout le monde sait que dans le monde du show biz règne un certain relâchement des mœurs, et les comédiennes ont la réputation d’avoir la cuisse légère… Vous seriez la seule à n’avoir jamais couché pour décrocher un pendu ? Je veux dire pour décrocher un rôle…

Nancy – J’ai dit que je ne fréquentais pas les Hôtels Ibis, commissaire. Je n’ai pas parlé des Sofitels ou des Hiltons.

Ramirez – Donc vous me confirmez que vous n’avez jamais été la maîtresse de Monsieur Rideau.

Nancy – Si vous me permettez, commissaire, j’étais très au dessus de ses moyens… Vous savez, avant de faire du théâtre, j’étais une vedette du petit écran…

Ramirez – Je vous ai adoré dans cette pub pour le papier toilette. D’ailleurs, si vous me permettez à mon tour… (Sortant un stylo) Je peux vous demander un autographe ? C’est pour ma mère. Elle ne rate jamais un passage de ce spot publicitaire à la télévision.

Nancy – Mais je vous en prie…

Sanchez fait à nouveau irruption.

Ramirez – Oui Sanchez ?

Sanchez – Je vous dérange un instant, commissaire, mais je viens de faire une découverte intéressante…

Sanchez tend un rouleau de papier hygiénique à Ramirez.

Ramirez – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Sanchez – Le papier hygiénique… Celui qui se trouvait dans les toilettes où on a retrouvé Marcel Rideau pendu…

Ramirez – Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ça, Sanchez ? Vous voyez bien que je suis en rendez-vous…

Sanchez – Marcel Rideau avait une boule de papier hygiénique dans la bouche lorsqu’on l’a retrouvé mort. Sans doute pour l’empêcher de crier…

Ramirez – Et alors ?

Sanchez – Eh bien… Le papier toilettes utilisé pour bâillonner l’auteur est de la même marque que celui pour lequel Mademoiselle a fait de la publicité à la télé il y a une dizaine d’années…

Nancy – Un peu moins que ça, quand même… Et j’étais presque une enfant…

Ramirez – Et quelles conclusions en tirez-vous, Sanchez ?

Sanchez – Aucune… Mais je pensais que ce détail pouvait vous intéresser, commissaire… Vous m’avez toujours dit que dans une enquête, il ne fallait négliger aucun détail…

Ramirez – Mais ça m’intéresse, Sanchez, ça m’intéresse… Merci, vous pouvez disposer…

Sanchez sort.

Nancy – Rien de plus normal à ce que cette marque de papier soit présente dans les toilettes du théâtre, commissaire. Le fabriquant est le sponsor officiel de notre spectacle.

Ramirez – Mais c’est très généreux de sa part de soutenir ainsi la création théâtrale contemporaine.

Nancy – Alors bien entendu, pour le remercier, nous mettons ses produits en tête de gondole, si je puis m’exprimer ainsi. Tout comme les livres des Editions l’Après-Scène, qui ont publié la pièce de Marcel Rideau, et que l’auteur devait dédicacer après le spectacle…

Ramirez – Mais c’est inespéré, chère amie… Accepteriez-vous de me signer votre autographe directement sur ce papier ? J’offrirai le rouleau à ma mère pour Noël, c’est le plus beau cadeau que je pouvais lui faire.

Nancy appose sa signature sur le rouleau de papier.

Nancy – Et voilà, commissaire…

Ramirez – Merci infiniment, Nancy… Je ne vous ennuierai pas davantage avec mes questions…

Nancy – Merci commissaire.

Ramirez – Me permettez-vous de vous escorter jusqu’à votre loge où j’imagine, vous désirez vous déshabiller, puisque ce spectacle est annulé…

Nancy – Avec plaisir, commissaire.

Ramirez – J’en profiterai pour explorer un peu les lieux…

Nancy – Je m’offre à vous comme guide. Par où souhaitez-vous commencer la visite ?

Ramirez – Pourquoi pas par les toilettes ? Elles viennent de se libérer…

Nancy – Suivez-moi, commissaire…

Ils sortent. Sanchez arrive et tombe sur Christelle qui arrive elle aussi, très préoccupée.

Christelle – C’est une catastrophe… Tous les spectateurs sont déjà là… Si on doit annuler la représentation, qu’est-ce qu’on va leur dire ? Ça va être une émeute…

Sanchez – Voulez-vous que j’appelle un ou deux cars de CRS pour les disperser ?

Christelle – Je ne pense pas que ce sera nécessaire, tout de même… Vous n’auriez pas croisé le commissaire ?

Sanchez – Justement, je le cherche…

Christelle – Je crois qu’il voulait interroger les spectateurs. Ils sont là, juste à côté…

Sanchez – Tous ?

Christelle – Je les fais entrer ?

Sanchez – Allez-y, je vais m’en occuper.

Christelle – Par ici, je vous en prie.

Kevin et Wendy arrivent, le genre beaufs.

Sanchez – Il n’y en a que deux ?

Christelle – C’est du théâtre subventionné, vous savez… Les spectateurs, c’est une espèce en voie de disparition…

Sanchez – Ils ont l’air d’être en couple… Vous voulez qu’on les mette en cage au commissariat pour voir s’ils arrivent à se reproduire en captivité ?

Christelle – Il y en a deux autres, mais je me suis dit que vous préféreriez sûrement commencer par interroger les spectateurs payants. Ce sont eux les premiers suspects, non ?

Sanchez – Ah, oui, et pourquoi ça ?

Christelle – Entre nous, qui voudrait payer pour voir une pièce pareille ?

Sanchez – C’est quoi, le titre, déjà ?

Christelle – Le jour juste avant la nuit.

Sanchez – C’est vrai que ce n’est pas très vendeur…

Christelle – Je vous les laisse…

Christelle sort. Sanchez toise les deux spectateurs.

Sanchez – Et vous allez me faire croire que vous vous intéressez au théâtre contemporain ?

Kevin – Non, pourquoi ?

Sanchez – Comment ça, non ? Vous êtes bien venus pour voir une pièce intitulée « Le jour juste avant la nuit » ?

Wendy – Pas du tout ! On venait au cinéma pour voir un film intitulé L’Arrière Train Sifflera Trois Fois.

Kevin – On a dû se tromper de salle, hein Wendy ?

Wendy – Mais c’est quoi, cette pièce, qui se joue dans ce théâtre alors ?

Kevin – C’est une comédie ?

Wendy – Non, parce que nous, les pièces prises de tête et tout…

Sanchez – Bon, je ne sais pas si vous entendrez l’arrière-train siffler trois fois, mais en tout cas, vous n’êtes pas prêts d’entendre frapper les trois coups. Le spectacle est annulé pour cause de meurtre.

Kevin – Ben oui mais nous, maintenant, on a raté le début du film.

Wendy – On ne va plus rien comprendre.

Sanchez – Bon allez, dégagez avant que je m’énerve… Je vous raccompagne jusqu’à la sortie, pour être sûr que cette fois, vous ne vous tromperez pas de porte…

Wendy – Je peux utiliser les toilettes, avant de partir ?

Sanchez – Si vous voulez, mais je vous le déconseille… La dernière personne qui les a utilisées n’en est pas ressortie vivante…

Kevin et Wendy s’en vont, escortés par Sanchez. Josiane et Gonzague arrivent.

Josiane – Je la sentais mal, cette pièce… Je ne sais pas pourquoi, mais je la sentais mal…

Gonzague – Pour une fois qu’on jouait un texte du répertoire contemporain, c’est réussi !

Josiane – Vous avez raison. On ne devrait jouer que des auteurs morts…

Gonzague – Au moins, ils ne risquent pas de vous claquer entre les pattes juste avant le lever de rideau…

Josiane – Remarquez, si on essaie de voir les choses positivement, cela pourrait donner au spectacle une certaine visibilité…

Gonzague – Le fait qu’il soit annulé, vous voulez dire ?

Josiane – La mort de l’auteur ! Ça pourrait faire un peu de buz autour de la pièce, comme on dit aujourd’hui. Parce que sinon, vous avouerez…

Gonzague – Quoi ?

Josiane – J’ai assisté à quelques répétitions… Cette pièce est quand même très chiante, non ? D’ailleurs, je n’ai pas compris, c’est un drame ou une comédie ?

Gonzague (réfléchissant) – Vous n’avez pas tort, au sujet de Rideau… Et si en plus il a été assassiné, ça donne carrément un petit côté sulfureux à toute cette affaire… On pourrait faire un tabac…

Josiane – Bon, on n’est pas obligé de préciser non plus qu’on a retrouvé Rideau le pantalon baissé au fond des toilettes bâillonné avec du papier toilettes, ce n’est pas très glamour…

Gonzague – On pourrait demander à Ratelier de nous faire un article là-dessus dans Télédrama… Vous croyez qu’elle accepterait ?

Josiane – Elle ne peut rien me refuser… Grâce à mes relations à la chambre, elle va être bombardée Chevalier des Arts et des Lettres le mois prochain…

Gonzague – Ratelier ? Elle n’a jamais rien écrit de sa vie à part des articles assassins sur des spectacles qu’elle n’a même pas vus. Vous pensez qu’elle pourrait nous avoir la couverture de Télédrama…

Josiane – Elle me doit bien ça.

Ils sortent. Ramirez revient avec Sanchez.

Ramirez – Alors Sanchez, ça avance, cette enquête ?

Sanchez – On piétine, commissaire… Je viens d’interroger les deux spectateurs payants, mais apparemment ils se sont trompés de salle… Ils allaient voir un film d’art et essai dans le cinéma d’à côté…

Ramirez – Bon, on verra ce que ça donne du côté des invités… Autre chose ?

Sanchez – J’ai interrogé aussi la directrice du théâtre. Une drôle de bonne femme. Elle n’a pas de téléphone portable, mais elle pourrait bien avoir un mobile…

Ramirez – Vous venez de me dire qu’elle n’avait pas de portable… Comment pourrait-il avoir un mobile ?

Sanchez – Un mobile pour le crime !

Ramirez – Tiens donc…

Sanchez – Eh oui, commissaire : tous les théâtres parisiens sont aujourd’hui au bord de la faillite. Et les auteurs morts, c’est moins cher…

Ramirez – Moins cher que quoi ?

Sanchez – Moins chers que les auteurs vivants !

Ramirez – Et bien voyez-vous, Sanchez, voilà quelque chose que j’ignorais.

Sanchez – Vous m’avez toujours dit, commissaire, avant de commencer une enquête, de me poser cette question…

Ramirez – À qui profite le crime ?

Sanchez – Et bien dans ce cas la réponse est évidente : Marcel Rideau passé de vie à trépas, ça veut dire plus aucun droit d’auteur à payer…

Ramirez – En somme, un bon auteur est avant tout un auteur mort…

Sanchez – Avouez que dans ces conditions, c’est quand même tentant pour une directrice de théâtre d’inviter l’auteur à la première et de le pendre dans les toilettes en essayant de faire passer sa mort pour un suicide.

Ramirez – Sanchez, je n’avais déjà pas une très haute opinion de vous, mais je crois que je vous avais sous-estimé. Vous ferez une grande carrière dans la police…

Sanchez – Merci commissaire, ce que vous me dites me touche beaucoup.

Christelle arrive suivie de Madame Racine, genre vieille taupe bcbg, et de Monsieur Tristounet, portant au revers de sa veste plus de médailles qu’un général de république bananière..

Christelle – Excusez-moi de vous interrompre, commissaire…

Ramirez – C’est qui, ces deux crétins ? Ils jouent dans la pièce, eux aussi ?

Christelle – Ce sont les deux spectateurs en détaxe, commissaire… Je crois que vous vouliez les interroger aussi…

Christelle repart.

Racine – Bonjour commissaire. Je suis Madame Racine, Présidente de la Société des Auteurs et Imposteurs Dramatiques…

Ramirez – Racine ? Et vous êtes apparentée avec…

Racine – C’est mon aïeul en ligne directe, oui.

Ramirez – Bravo… Ça vous donne en effet une certaine légitimité pour parler aux noms des auteurs de théâtre contemporains.

Racine – J’étais invitée à assister à la création de la pièce de Monsieur Marcel Rideau. Il faut vous préciser que l’auteur avait obtenu le Prix du Boulevard Beaumarchais pour écrire cette pièce.

Ramirez – Un prix qui récompense une comédie de boulevard, donc…

Racine – Non, le Boulevard Beaumarchais à Paris. C’est là, au numéro 11bis, que se réunit le jury du concours dans une de nos succursales, pour délibérer en totale indépendance…

Ramirez – Et vous dites que l’auteur avait obtenu ce prix pour écrire sa pièce ? Je pensais naïvement qu’on accordait des prix à des œuvres déjà écrites… Est-ce que le Goncourt est également décerné par anticipation à un auteur en pariant sur son génie à venir ?

Racine – C’est un peu difficile à comprendre pour un non initié, je vous le concède, mais…

Ramirez – Monsieur Rideau était peut-être de la famille, lui aussi ?

Racine – Quelle famille ?

Ramirez – Celle qui a donné son nom à un boulevard…

Racine – Mais pas du tout !

Ramirez – Et qu’est-ce qu’il faut faire, au juste, pour obtenir le Prix du Boulevard Beaumarchais ?

Racine – Et bien… L’auteur doit postuler de façon anonyme, afin de ne pas reconnaître son propre dossier de candidature au cas où il viendrait à faire lui-même partie du jury de sélection…

Ramirez – Une intégrité qui vous honore, chère Madame.

Racine – Ensuite, le candidat doit préciser le sujet de la pièce qu’il envisage d’écrire, bien sûr…

Ramirez – Ah, quand même… C’est assez pointu, dites-moi…

Racine – Je ne vous cacherai pas qu’à ce stade, nous considérons certains sujets plus dignes d’être abordés que d’autres en fonction de l’idée que nous nous faisons de ce que doit être le théâtre d’aujourd’hui.

Ramirez – Quels genres de sujet, par exemple ?

Racine – Disons qu’en nous proposant une pièce dont l’action se passe en Tchétchénie, et mettant en scène des médecins humanitaires sacrifiant leur vie pour secourir des orphelins atteints de la maladie de Parkinson, Marcel Rideau avait bien compris qu’il avait toutes les chances de recueillir notre assentiment…

Tristounet – Si je puis me permettre, Madame la Présidente, il s’agissait de la maladie d’Alzheimer…

Racine – C’est vrai, je ne m’en souvenais plus…

Ramirez – Donc, si je comprends bien, votre préférence va plutôt aux sujets un peu graves. Pour ne pas dire totalement rébarbatifs…

Racine – Ah, non, mais on peut aussi nous proposer des sujets plus légers, comme le chômage chez les travailleurs sans papiers, les tournantes dans les cités de banlieue ou la toxicomanie chez les intermittents du spectacle. Nous ne sommes pas insensibles à l’humour, non plus…

Ramirez – Je vois… On peut rire de tout, mais de préférence entre gens qui partagent le même sens de l’humour…

Racine – Je vous présente Monsieur Tristounet du Syndicat des Écrivains Assistés du Théâtre… C’est lui qui préside le Jury. Il saura sans doute vous expliquer tout ça beaucoup mieux que moi…

Tristounet – Je me présente, Monsieur le Commissaire, Jean-Alain Tristounet, Vice Champion du Monde de Pétanque du Nord Pas de Calais, Détenteur des Palmes Académiques et de la Médaille du Mérite Agricole. En tant qu’auteur de théâtre le plus joué dans le Maine et Loire, et Président des Écrivains Assistés du Théâtre, je crois pouvoir parler au nom de l’ensemble de mes amis auteurs.

Sanchez – Attendez, je note… Écrits Vains, c’est en deux mots ou en un seul ?

Ramirez – Laissez tomber, Sanchez. Quelque chose me dit que ce témoignage n’apportera aucun élément nouveau à notre enquête…

Tristounet – Je viens d’apprendre, moi aussi, la disparition tragique de Monsieur Marcel Rideau, et je tenais à vous dire que lorsqu’on assassine un auteur de théâtre, c’est le théâtre qu’on assassine…

Ramirez – Au fait, Tristounet. Au fait.

Tristounet – En un mot comme en cent, Monsieur le commissaire, Marcel Rideau était un immense écrivain, dont la perte laisse un vide énorme dans le paysage du théâtre contemporain. Que dis-je, un véritable trou noir au milieu de notre galaxie…

Ramirez – Vous le connaissiez personnellement ?

Tristounet (envolée lyrique) – Marcel Rideau naquit dans un milieu modeste de la petite bourgeoisie nantaise. Muni de son agrégation de lettres modernes, il monte à Paris, comme on disait à l’époque, pour y suivre des cours d’art dramatique. Mais il comprend vite que sa passion pour…

Ramirez – Bon, Tristounet, ce n’est pas que je m’ennuie, mais vous allez peut-être garder votre baratin pour l’oraison funèbre.

Tristounet – Je suis prêt à répondre à toutes vos questions, commissaire.

Ramirez – Ce que je voudrais savoir, Tristounet, c’est si quelque chose dans le contenu de cette pièce aurait pu aller à l’encontre des intérêts ou des croyances d’un groupe politique ou religieux quelconque, et aurait pu ainsi motiver l’assassinat de son auteur…

Tristounet – Mon Dieu, je ne pense pas, Monsieur le commissaire. Nous avons l’habitude de récompenser par avance des pièces qui ne dérangent personne, et qui sont exclusivement destinées à plaire aux généreux donateurs qui nous subventionnent. Dois-je préciser, commissaire, que je suis, moi-même, un grand ami de la police ?

Ramirez – Mais il arrive tout de même que ces pièces soit montées, non ?

Racine – Rarement, Monsieur le commissaire. Mais elles font l’objet d’innombrables lectures publiques auxquelles n’assistent généralement que les membre du jury qui les a sélectionnées…

Edmonde revient avec Josiane.

Edmonde – Commissaire, je viens de faire une découverte que je qualifierais de stupéfiante.

Ramirez – Stupéfiante ? Je sens que vous allez me parler de la coke que j’ai retrouvée dans la chasse d’eau empaquetée dans un sac en plastique étanche ?

Sanchez – Vous avez retrouvé de la coke dans les toilettes, commissaire ?

Ramirez – Comme cela n’a sans doute rien à voir avec notre enquête, je pensais la garder pour ma consommation personnelle… Mais bon, je vous en aurais donné un peu aussi pour graisser la patte à vos indics.

Sanchez – Merci, commissaire.

Edmonde – Mais je ne parle pas de cocaïne !

Ramirez – De quoi nous parlez-vous alors, vieille toupie ?

Edmonde – Cette pièce est une contrefaçon, commissaire !

Racine – Une contrefaçon ?

Edmonde – Je viens de m’apercevoir que j’avais déjà écrit il y a dix ans une critique au sujet de ce navet ! Et après on va dire que je ne fais pas scrupuleusement mon travail…

Ramirez – Quel navet ?

Edmonde – Le jour juste avant la nuit ! La pièce qu’on s’apprêtait à jouer dans ce théâtre ce soir !

Ramirez – Vous m’en direz tant…

Edmonde – Pire encore : cette pièce affligeante avait déjà remporté le Prix du Boulevard Beaumarchais à l’époque. Le faussaire s’est contenté de changer le titre. La pièce s’appelait au départ La nuit juste avant le jour.

Sanchez – Ah, oui, je trouve ça plus gai, comme titre, moi, pas vous commissaire ? Plus optimiste…

Edmonde – La pièce originale a été écrite par un certain Marcel Rideau.

Ramirez – Mais c’est le nom de la victime !

Sanchez – Le plagiaire doit porter le même nom que l’auteur qu’il a plagié. Une homonymie qui aura sans doute facilité cette usurpation d’identité…

Tristounet – N’est-il pas à peu près avéré aujourd’hui que les pièces de William Shakespeare n’ont pas été écrites par lui, mais par un nègre qui s’appelait lui aussi William Shakespeare…

Josiane – Donc l’auteur qu’on a retrouvé dans les toilettes serait un imposteur…

Ramirez – Sans doute aussi un cocaïnomane doublé d’un obsédé sexuel…

Sanchez – Pourquoi un obsédé sexuel, commissaire ?

Ramirez – Un type en caleçon dans les toilettes, les mains attachées dans le dos avec du skotch, un bâillon dans la bouche et le nez enfariné à la coke… Voyons, Sanchez, à quoi cela vous fait-il penser ?

Sanchez – Bon sang, mais c’est bien sûr… Les sévices que vous m’avez vous-même fait subir lorsque je suis entré dans la police en guise de bizutage. Bravo commissaire ! Il n’y avait que vous pour percer ce mystère dans les cinq dernières minutes de ce spectacle…

Ramirez – Attention, Sanchez, pas de conclusions hâtives ! Car cela pourrait tout aussi bien être une mise en scène habile de l’assassin afin de nous entraîner sur une fausse piste…

Sanchez – Vous avez raison, commissaire…

Josiane – Reste à connaître l’identité exacte de la victime… Car cette pièce est peut-être une contrefaçon, mais je vous rappelle que nous avons bel et bien un cadavre sur les bras.

Edmonde – Le plagiaire et le plagié sont peut-être père et fils ! Puisqu’ils portent le même nom…

Josiane – Et le père aurait tué le fils ?

Edmonde – C’est très freudien… Mais habituellement, c’est plutôt le fils qui tue le père, non ?

Josiane – Certains pères considèrent leurs enfants comme un prolongement d’eux mêmes… et d’autres comme de dangereuses métastases.

Sanchez – Et quel serait le mobile du crime ?

Josiane – Le plagiaire a peut-être voulu supprimer le véritable auteur pour s’approprier son œuvre…

Edmonde – À moins que ce ne soit le véritable auteur qui ait voulu se venger de son plagiaire.

Ramirez – Il nous reste donc à savoir si le cadavre retrouvé dans les toilettes de ce théâtre est le plagiaire ou le plagié. L’original ou la copie…

Josiane – Pardonnez-moi, commissaire, mais tout cela reste quand même très invraisemblable…

Ramirez – Et pourquoi ça ?

Josiane – Seul un malade mental pourrait avoir envie de plagier une pièce pareille…

Racine – Je vous rappelle que cette pièce a reçu le Prix du Boulevard Beaumarchais !

Josiane – Vous avez bien la Médaille du Travail, et vous n’avez jamais rien fait d’utile de votre vie.

Ramirez – Mon hypothèse est la suivante : Marcel Rideau a empoché le Prix du Boulevard Beaumarchais, et comme il manquait d’inspiration, il s’est contenté de plagier la pièce de son homonyme en en changeant seulement le titre.

Josiane – Ou alors Marcel Rideau et Marcel Rideau sont bel et bien le même homme. Un auteur qui aura voulu empocher deux fois le Prix du Boulevard Beaumarchais avec la même pièce…

Ramirez – Et vous Racine, vous ne vous êtes rendu compte de rien ?

Racine – Je ne comprends pas… Ce doit être une erreur de notre système informatique… Et vous, Tristounet, vous ne vous êtes pas rendu compte que ce texte était une contrefaçon ? C’est vous qui présidez le comité de lecture !

Tristounet – Bien sûr, Madame la Présidente, mais comme ce comité de lecture statue, en toute indépendance, sur des pièces qui n’ont pas encore été écrites, vous comprendrez que cela peut entraîner certaines…

Racine – Vous êtes un crétin, Tristounet !

Tristounet – Mais Madame la Présidente…

Racine – Je suis vraiment désolée, commissaire, mais croyez bien que la Société des Auteurs et Imposteurs du Théâtre n’est absolument pas responsable de cette escroquerie. D’ailleurs, nos statuts précisent bien que nous ne sommes responsables de rien…

Ramirez – Bien sûr, chère Madame…

Racine – Je crois qu’il est temps que j’appelle nos services juridiques, Tristounet…

Tristounet – Pour confondre cet imposteur.

Racine – Mais non, imbécile ! Pour dégager notre responsabilité dans cette affaire !

Racine s’apprête à partir.

Tristounet – Je vous suis, Madame la Présidente. (Se retournant une dernière fois) C’est le théâtre qu’on assassine !

Josiane – Je vous raccompagne, Madame la Présidente…

Madame Racine et Monsieur Tristounet s’en vont.

Sanchez – Je n’y comprends plus rien, commissaire. Mais alors si Marcel Rideau et Marcel Rideau sont une seule et même personne, par qui Marcel Rideau a-t-il été assassiné ?

Ramirez – Nous sommes ici pour le découvrir, Sanchez… Mais il faut bien avouer que le mystère s’épaissit à mesure que notre enquête progresse…

Marcel Rideau arrive, une corde de chasse d’eau autour du cou, en caleçon, les mains liées par du scotch et une boule de papier dans la bouche.

Marcel – Mmmmmmmm…

Ramirez – C’est qui, celui-là, encore ?

Sanchez – Qu’est-ce que vous racontez, mon brave ? Mais articulez, bon sang ? Qu’est-ce qu’il dit ?

Edmonde – Je crois que pour le savoir, il faudrait lui enlever le papier hygiénique qu’il a dans la bouche.

Sanchez lui enlève le papier de la bouche.

Marcel – Est-ce que quelqu’un pourrait me détacher les mains ?

Sanchez coupe le scotch qui entrave les poignets de Marcel. Josiane revient et aperçoit Marcel.

Josiane – Oh, mon Dieu ! Mais c’est…

Marcel – Je suis Marcel Rideau.

Edmonde – Ah non ! Alors j’ai aussi écrit sa notice nécrologique pour rien !

Josiane – C’est l’auteur, commissaire. Il va enfin pouvoir répondre à toutes nos questions.

Edmonde – Reste à savoir si nous avons à faire au véritable Marcel Rideau, ou à un faussaire qui aurait usurpé son identité…

Ramirez – Nous allons vérifier cela tout de suite… Vos papiers, Rideau !

Marcel soupire mais montre ses papiers au commissaire.

Marcel – Voilà, vous êtes contents ?

Ramirez passe les papiers à son adjoint.

Ramirez – Vérifiez-moi l’identité de cet individu, Sanchez.

Sanchez examine les papiers de Rideau.

Sanchez – Commissaire, je crois pouvoir affirmer qu’il s’agit de faux papiers. Ça se voit au premier coup d’œil. L’imitation est assez grossière…

Ramirez – Il y aurait donc bien deux rideaux…

Marcel – Évidemment qu’il s’agit de faux papiers !

Ramirez – Vous reconnaissez donc les faits ? Tant mieux, ça nous fera gagner du temps…

Marcel – Je peux voir votre carte de police, commissaire ?

Ramirez – Non, mais dites donc ! Pour qui vous prenez-vous Rideau ?

Marcel – Pour l’auteur de cette pièce.

Ramirez – C’est du moins ce que vous prétendez, mais les faux papiers qui sont en votre possession prouvent que vous n’êtes qu’un double de l’auteur…

Sanchez – Un double Rideau, en quelque sorte.

Marcel – Permettez-moi d’insister, commissaire.

Ramirez – Si ça vous amuse… Voici…

Il montre sa carte. Marcel passe les papiers à Josiane.

Marcel – Constatez par vous-même, Madame la Directrice…

Josiane – Mais c’est une fausse carte de police ! Le commissaire est un imposteur, lui aussi !

Ramirez – Si on pouvait quand même éviter les propos blessants…

Marcel – Vous êtes tous des imposteurs ! Vous jouez dans une pièce de théâtre !

Sanchez – On n’est pas des vrais policiers, commissaire ?

Ramirez – Qu’est-ce que c’est que cette comédie, Rideau ?

Marcel – N’en faites pas un drame, non plus…

Ramirez – Etes-vous oui ou non le véritable auteur de cette pièce qui n’a pas été jouée ?

Marcel – Non, mais je suis bien l’auteur de cette farce que nous sommes en train d’interpréter !

Edmonde – Le théâtre dans le théâtre, maintenant. Ça a déjà été beaucoup fait, non ?

Sanchez regarde sa propre carte de police.

Sanchez – La mienne aussi, c’est une fausse… Qu’est-ce que cela signifie, commissaire ?

Ramirez – Que vous n’êtes qu’un guignol, Sanchez… Comme moi…

Sanchez se décompose.

Josiane – Non, mais c’est bientôt fini, cette comédie, Rideau ?

Marcel – Je ne sais pas, je n’ai pas encore écrit la fin…

Josiane – Il n’a pas écrit la fin !

Marcel – À vrai dire, je songeais même à réécrire le début… D’où cette résurrection inattendue qui, je le reconnais, peut perturber les personnages que vous êtes…

Ramirez – Perturber ? Mais Rideau, s’il n’y a plus de meurtre, il n’y a plus d’enquête ! Et s’il n’y a plus d’enquête, il n’y a plus de pièce…

Josiane – C’est de l’inconscience professionnelle, Rideau ! Vous venez de réduire en pièces cette comédie !

Ramirez – Dans quel bordel vous nous avez tous mis, Rideau !

Sanchez essaie d’y croire encore.

Sanchez – Je vais le coffrer, commissaire…

Ramirez – Voyons, Sanchez… Est-ce qu’on a déjà vu Maigret arrêter Simenon ? Votre revolver n’est qu’un pistolet à bouchons, comme le mien !

Sanchez – Je ne vous laisserai pas salir l’honneur de la police, commissaire. Vous allez voir si mon arme de service est un pistolet à bouchons !

Sanchez sort son pistolet et tire sur Ramirez.

Ramirez – Au secours, c’est un vrai pistolet à eau !

Ramirez essaie de fuir, poursuivi par Sanchez qui lui tire dessus.

Josiane – Non mais regardez ce désastre, Rideau ! Que va dire le public ? C’est vous qui nous avez mis dans cette situation… C’est à vous de nous en sortir !

Josiane – Dites-moi que tout ceci n’est qu’un cauchemar, et que nous allons nous réveiller !

Edmonde (déclamant) – Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les rêves, et notre courte vie un somme la parachève…

Josiane – Shakespeare… Ça c’était un auteur…

Marcel – On a déjà frôlé la contrefaçon, alors si on pouvait éviter les citations…

Cessant de fuir, Ramirez fait front face à Sanchez.

Ramirez – Vous l’aurez voulu, Sanchez !

Ramirez sort son pistolet et tire sur Sanchez avec son pistolet à bouchon. Sanchez riposte avec son pistolet à eau.

Marcel – Comment voulez-vous que j’arrive à me concentrer pour trouver une fin à cette pièce dans ce vacarme !

Josiane – Rideau ! Rideau !

Marcel – Quoi encore ?

Gonzague – Je ne vous parle pas, à vous ! Je parle à l’ouvreuse : Rideau !

Marcel – Vous croyez vraiment qu’on aura les moyens de se payer un rideau ?

Ramirez et Sanchez continuent à se tirer dessus dans une joyeuse pagaille.

Josiane – Bon ben, je ne sais pas moi… Un noir au moins !

Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Décembre 2012

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-43-7

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Erreur des Pompes Funèbres en votre faveur

False exit – Error de la funeraria a tu favorErro da funerária a teu favor

Comédie de Jean-Pierre Martinez

8 à 11 comédiens
11 comédiens : 1H/10F, 2H/9F, 3H/8F, 4H/7F, 5H/6F, 6H/5F, 7H/4F
10 comédiens : 1H/9F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F, 6H/4F
9 comédiens : 1H/8F, 2H/7F, 3H/6F, 4H/5F, 5H/4F
8 comédiens : 1H/7F, 2H/6F, 3H/5F, 4H/4F

Alban a organisé une petite réception pour honorer les cendres de son grand-père qui vient de disparaître.Mais suite à une erreur des Pompes Funèbres, c’est son propre nom qui figure sur le faire-part…


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VERSION À 11 PERSONNAGES (9 À 11 COMÉDIENS)
11 comédiens : 3H/8F, 4H/7F, 5H/6F, 6H/5F, 7H/4F
10 comédiens : 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F, 6H/4F
9 comédiens : 3H/6F, 4H/5F, 5H/4F

VERSION ALTERNATIVE  À 11 PERSONNAGES (9 À 11 COMÉDIENS)
11 comédiens : 1H/10F, 2H/9F, 3H/8F, 4H/7F, 5H/6F
10 comédiens : 1H/9F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F
9 comédiens : 1H/8F, 2H/7F, 3H/6F, 4H/5F, 5H/4F

VERSION 10 PERSONNAGES (8 À 10 COMÉDIENS)
10 comédiens : 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F, 6H/4F
9 comédiens : 3H/6F, 4H/5F, 5H/4F
8 comédiens : 3H/5F, 4H/4F

VERSION ALTERNATIVE 10 PERSONNAGES (8 À 10 COMÉDIENS)
10 comédiens : 1H/9F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F
9 comédiens : 1H/8F, 2H/7F, 3H /6F, 4H/5F
8 comédiens : 1H/7F, 2H/6F, 3H/5F


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EDPF
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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Erreur des Pompes Funèbres en votre faveur

11 personnages :

Alban : le petit-fils du défunt
Eva : sa femme
Victoire : sa belle-mère
Yvette : sa grand-mère
Jacques (ou Jacqueline) : son (ou sa) propriétaire
Gonzague (ou Gabrielle) : son (ou sa) galeriste
Antoine : un ami
Gloria : une amie
Charles ou Charline : le travesti (homme ou femme)
Martial (ou Martine) : le (ou la) croque-mort
Le Père François : un curé

Les rôles du propriétaire, de la galeriste, du croque-mort et du travesti peuvent être indifféremment masculins ou féminins. Un(e) comédien(ne) peut interpréter plusieurs de ces rôles. La distribution est donc très modulable. À titre indicatif :

Le séjour d’un loft bobo genre artiste. Quelques tableaux abstraits sont adossés contre les murs. Alban arrive avec des verres qu’il pose sur une table où est disposé un buffet, comme pour une petite réception. Eva arrive à son tour, vêtue de façon plutôt stricte.

Eva (parlant de sa tenue) – Ça ira, comme ça ?

Alban – Mais oui.

Eva – Je me demandais si ce n’était pas un peu…

Alban – Non, c’est discret… C’est passe-partout…

Eva – C’est la robe que j’avais mise pour le mariage de mon frère.

Alban – Pour l’incinération de mon grand-père, ça devrait aller aussi. Tu crois que ça suffira, les cacahuètes ?

Eva – De toute façon, on n’a pas les moyens de leur servir des petits fours.

Alban – On va essayer d’éviter le mot four aujourd’hui…

Eva – Oui, tu as raison. Où est-ce qu’on va le mettre, au fait ?

Alban – Sur ce petit guéridon, là ? Qu’est-ce que tu en penses ? On n’a qu’à retirer le pot de fleurs…

Eva – Oui, pourquoi pas.

Eva retire le pot de fleurs et le met ailleurs.

Eva – J’ai croisé le propriétaire tout à l’heure, dans l’escalier.

Alban – Tu ne l’as pas invité, j’espère.

Eva – Je lui ai promis qu’on lui paierait les loyers en retard demain matin sans faute.

Alban – Demain ?

Eva – Il fallait bien que je lui dise quelque chose pour le faire patienter.

Alban – Oui, tu as bien fait. Qu’on ait au moins la paix aujourd’hui.

Eva – Mmm… Parce qu’il commence à parler d’expulsion, figure-toi. Je crois même que le mot d’huissier a été prononcé une ou deux fois dans la conversation…

Alban – Demain sera un autre jour.

Eva – Tu vas peut-être enfin réussir à vendre une toile…

Alban – Aujourd’hui ? C’est une crémation, pas un vernissage.

Eva – Je me demande si tu n’as pas raison pour les cacahuètes…

Alban – En même temps, si ça se trouve, personne ne va venir.

Eva – Avec la circulation alternée, en plus…

Alban – Ah oui, dis donc, j’avais oublié ça… Avec un peu de chance, ils auront tous une plaque qui se termine par un numéro pair. Ça leur fera une bonne raison de rester chez eux…

Eva – Ils auraient pu prévenir, tout de même…

Alban – Ils passeront sûrement un petit coup de fil pour les condoléances.

Eva – Je parle de la circulation alternée ! Ils auraient pu nous prévenir un peu à l’avance, on se serait organisé.

Alban – En même temps, une crémation… On n’avait pas trop le choix sur les dates…

Eva – Enfin, c’est pour protéger les plus fragiles… Les enfants, les personnes âgées…

Alban – Va savoir. C’est peut-être ce pic de pollution qui l’a achevé, Pépé…

Eva – Il avait quel âge, déjà ?

Alban – Cent deux ans.

Eva – Ah oui, quand même…

Alban – À cet âge-là, on est plus sensible à la qualité de l’air qu’on respire, forcément.

Eva – C’est clair…

Alban – En tout cas, j’espère que le corbillard aura le bon numéro.

Eva – Le bon numéro ?

Alban – Un numéro pair !

Eva – Ah oui…

Alban – Sans parler de l’incinération.

Eva – Quoi ?

Alban – Ils ont peut-être aussi instauré une incinération alternée, va savoir… Pour échelonner les rejets d’oxyde de carbone dans l’atmosphère…

Eva – Tu ne devrais pas plaisanter avec ça, c’était ton grand-père tout de même.

Alban – Je ne vais pas faire semblant de pleurer, non plus. Je n’ai jamais eu de relations très chaleureuses avec lui de son vivant.

Eva – Va savoir. Tu auras peut-être des relations plus chaleureuses avec ses cendres.

Alban – Allez, on ne va pas se laisser abattre… Tiens, on va boire un coup, ça va nous mettre en train avant que nos invités arrivent.

Eva – S’ils arrivent…

Alban sert deux verres de rouge et en donne un à Eva.

Alban – Moi je dis que passé cent ans, les enterrements, ça devrait être facultatif. On risque trop de faire un bide. La preuve.

Eva – Il faut bien faire son deuil.

Alban – On peut aussi bien faire son deuil des gens de leur vivant.

Eva – Oui, tu as raison, c’est moins triste, remarque.

Alban – Reconnais que cent deux ans, c’est un âge raisonnable pour se décider à mourir…

Eva – Je plains celui qui a acheté sa maison en viager…

Alban – Oh lui, il n’est plus à plaindre. Il est mort il y a dix ans. Son fils aussi, d’ailleurs. C’est son petit-fils qui continuait à payer la rente.

Eva – Quelle santé… J’espère pour toi que ton grand-père t’aura au moins légué ça. Allez, à ta santé !

Ils trinquent.

Alban – À la tienne.

Ils boivent une gorgée.

Eva – Un peu jeune, non ?

Alban – C’est du Beaujolais nouveau. Enfin c’était…

Eva – C’était ?

Alban – Du Beaujolais nouveau qui nous restait de l’année dernière. Ou de celle d’avant, je ne sais plus.

Eva – Ah d’accord. Alors c’est ça, ce petit arrière-goût de vinaigre.

Alban – Le Beaujolais nouveau, ce n’est pas un vin de garde.

Ils sirotent un instant en silence.

Eva – Cent deux ans… Tu te rends compte ? Plus d’un siècle…

Alban – Sacré Pépé. C’est vrai qu’il a toujours réussi à passer entre les gouttes. Il a survécu à deux guerres mondiales. Il a même réussi à avoir la Légion d’Honneur…

Eva – Un héros de guerre ?

Alban – Un résistant de la dernière heure, en tout cas.

Eva – Un collabo ?

Alban – Disons plutôt un homme de compromis. C’était un grand admirateur du Maréchal, mais il a toujours su retourner sa veste au bon moment. La croix gammée d’un côté, la croix de Lorraine de l’autre…

Eva – Qu’est-ce qu’il faisait, exactement ?

Alban – Des affaires… On n’a jamais trop su lesquelles. Je n’ai jamais osé demander à mon père. Et comme il est mort avant lui.

Eva – Si au moins il t’avait laissé un petit héritage. On aurait pu payer les loyers et les factures en retard…

Alban – Jusqu’aux années 80, il avait bien géré l’argent qu’il avait gagné honnêtement au marché noir pendant la guerre. Malheureusement, juste avant de prendre sa retraite, il a eu la mauvaise idée de placer toute sa fortune en actions Eurotunnel.

Eva – Pour rejoindre Londres plus facilement en Eurostar lors de la prochaine guerre, peut-être…

Alban – J’ai dû refuser la succession pour ne pas avoir à payer l’ardoise qu’il a laissée dans sa maison de retraite. Tu sais que c’est plus cher que le Club Med, ces mouroirs ? Non, je te jure, pour être centenaire, aujourd’hui, faut avoir les moyens…

On sonne.

Alban – Ça doit être eux.

Eva – Tu crois ?

Alban – A moins que ce soit le livreur de pizzas. J’ai commandé une Quatre Saisons il y a plus d’une heure, je ne sais pas ce qu’ils font. Le livreur ne doit pas avoir la bonne plaque pour son scooter…

Eva – En tout cas, ça ne te coupe pas l’appétit tout ça…

Alban – On ne va pas se laisser mourir de faim, non plus !

Eva – Je vais ouvrir…

Elle sort.

Eva – Oui, oui, c’est ici, entrez je vous en prie…

Alban – Alors, c’est le four à pizzas qui était tombé en panne ?

Entre Martial, un employé des Pompes Funèbres, suivi par Eva. Il porte une tenue de fonction et tient dans les mains une urne funéraire, en affectant une mine de circonstance. L’urne ressemble à un vase chinois.

Martial – Bonjour Monsieur.

Alban – Oh, pardon, je croyais que c’était… Non visiblement, vous n’êtes pas livreur de pizza… Et comme je n’ai pas commandé chinois…

Martial – Monsieur Delaroche, permettez-moi de vous présenter, au nom des Pompes Funèbres, toutes nos condoléances…

Alban – Merci… Croyez bien que j’y suis très sensible.
Martial – Où dois-je poser les cendres du défunt ?

Alban – Ah oui… (Hésitant) Euh, non, pas sur le buffet, quand même…

Eva – Par terre non plus, les gens vont prendre ça pour un porte-parapluie..

Alban (désignant le guéridon) – Mettez ça là, je vous en prie.

Martial pose l’urne sur le guéridon dans un geste très cérémonial, avant de s’incliner légèrement pour rendre hommage au défunt.

Eva – Merci…

Martial – Nous restons à votre entière disposition pour la suite.

Alban – Ne parlez pas de malheur ! J’espère que le prochain décès dans la famille ne sera pas pour tout de suite.

Eva – Vous n’allez pas nous proposer une carte de fidélité au moins ?

Martial – Je faisais allusion à ce que vous envisagez de faire pour les cendres de votre aïeul…

Eva – Bien sûr.

Alban – Nous n’avons pas encore décidé mais…

Martial – Il est toujours possible de les disperser dans un jardin du souvenir, mais nous pouvons aussi vous proposer d’autres formules.

Alban – Merci. Nous allons y réfléchir…

Martial – Bien entendu, il n’y a pas d’urgence. Plus maintenant…

Martial sort de sa poche une enveloppe qu’il lui tend.

Martial – Voici le reliquat des faire-part. Nous avons envoyé les autres aux adresses que vous nous aviez communiquées.

Alban – Merci. Je ne suis pas sûr de pouvoir les réutiliser, mais on ne sait jamais.

Eva – Si c’était des faire-part de mariage, encore. Il arrive qu’on se marie plusieurs fois avec la même personne.

Martial – Hélas, on ne meurt qu’une fois, vous avez raison…

Martial sort un document de la poche de sa veste.

Martial – Je vais vous demander une petite signature…

Alban – Tout à fait.

Alban sort un stylo de sa poche et signe. Martial récupère le document et le stylo avec.

Martial – Je vous remercie. Et encore une fois, toutes nos condoléances…

Eva – Je vous raccompagne…

Elle sort avec Martial. Alban considère l’urne avec une certaine perplexité.

Eva (off) – Merci encore…

Elle revient. Son regard se porte également sur l’urne.

Eva – Ça fait un drôle d’effet, d’avoir ça au milieu de son salon…

Alban – Oui.

Eva – C’est original, pour une urne.

Alban – Oui, ça change un peu.

Eva – C’est japonais ou chinois ?

Alban – Je ne sais pas trop.

Eva – Ton grand-père avait une passion particulière pour l’Asie ?

Alban – Pas à ma connaissance. Mais ce modèle-là était en promo. Une gamme qui n’aura pas su rencontrer son public, probablement…

Eva – Ou un client asiatique qui se sera décommandé au dernier moment…

Ils restent un instant recueillis devant l’urne.

Alban – Il m’a barboté mon stylo, dis donc…

Eva – Ton grand-père ?

Alban – Le croque-mort ! Le stylo que m’avait offert ta mère pour mon anniversaire. Tu te rends compte ?

Eva – Tu le détestais, ce stylo… Tu disais que ça faisait cadeau de première communion.

Alban – Tout de même… Un stylo avec une plume en plaqué or. Comme si tout ça ne nous coûtait pas déjà assez cher. Les Pompes Funèbres, c’est un véritable racket.

Eva – Ils savent qu’on n’a pas le choix, alors évidemment…

Alban – C’est vrai. On devrait pouvoir faire ça soi-même. En famille…

Eva – Soi-même ?

Alban – Comment ils faisaient, les hommes préhistoriques ?

Eva – Je ne sais pas… Ils invitaient leurs amis et ils faisaient un barbecue ?

On sonne à nouveau, mais ils restent tous les deux les yeux fixés sur l’urne.

Alban – J’espère qu’elles sont encore chaudes… (Eva lui lance un regard perplexe) Je parlais des pizzas. Cette fois, ça doit être le livreur.

Eva – Eh bien va ouvrir !

Alban sort.

Alban – Ah oui, merci… Non, non pas de problème.

Alban revient.

Alban – Tu vois, j’étais médisant. Il m’a rendu mon stylo…

Ils regardent encore l’urne qui trône sur le guéridon.

Alban – Je commence à avoir la dalle…

Eva – Moi je suis déjà bourrée, dis donc… Il tape, ce beaujolpif, non ?

Alban – Ouais… Il est un peu champagnisé, on dirait.

Eva – Il faudrait que je mange quelque chose, moi aussi. Si tes invités arrivent et qu’ils me trouvent ivre morte. C’est vrai, c’est une crémation, pas une pendaison de crémaillère.

Alban – Tu crois qu’on a bien fait de le faire incinérer ?

Eva – Pourquoi pas ?

Alban – Ce n’est pas très catholique.

Eva – C’est moins cher… (Un temps) Pourquoi, pas très catholique ?

Alban – La résurrection des corps, tout ça… Avec des cendres, ça doit marcher beaucoup moins bien, forcément…

Eva – Il était très croyant, ton grand-père ?

Alban – Je ne sais pas… En tout cas, le seul ami que je lui connaissais était curé…

Eva – Ah oui, quand même… Tu aurais peut-être dû prévoir une messe, alors ?

Alban – Ça coûte cher, une messe ?

Eva – Tu crois qu’il va venir, ce curé ?

Alban – Je ne sais pas… Je lui ai envoyé un faire-part, mais il est peut-être déjà mort…

Eva – Si il vient, ça craint…

Alban – Tu crois ?

Eva prend un faire-part.

Eva (lisant) – Les obsèques auront lieu dans la plus stricte intimité, mais vous pourrez lui rendre un dernier hommage chez nous autour du verre de l’amitié…

Alban – Le verre de l’amitié ?

Eva – C’est toi qui as rédigé cette partie…

Alban – C’est vrai que ça fait un peu invitation à un barbecue.

Eva – Pour l’instant, personne n’est là, de toute façon.

Alban – Ça fait vingt ans qu’il était en maison de retraite. Tout le monde avait oublié son existence. Même moi.

Eva – Il devait bien lui rester quelques connaissances…

Alban – Cent deux ans ! Les gens qui le connaissaient sont sûrement tous morts avant lui.

Eva – Il n’avait plus de famille, à part toi ?

Alban – Sinon, pourquoi je me serai occupé de ses obsèques ?

Eva – Mais sa femme est toujours vivante. Ta grand-mère, elle ne pouvait pas s’en occuper ? Tu m’as dit qu’elle était plus jeune que lui ?

Alban – Être plus jeune qu’un centenaire, tu sais, ce n’est pas très difficile… Elle est dans une maison de retraite du côté de Nice. Je lui ai envoyé un faire-part, mais je n’ai pas de nouvelles. Je crois qu’elle commence à perdre un peu la tête…

Eva – Va savoir. Si ça se trouve, elle ne se souvenait même plus qu’elle avait encore un mari.

Alban – Possible…

Eva – Sinon pourquoi elle aurait choisi une maison de retraite à mille kilomètres de celle de ton grand-père.

Alban – À partir d’un certain âge, on a bien le droit de préférer la Côte d’Azur à son mari…

Eva – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Je crois qu’on va s’enfiler les cacahuètes tous les deux… Je te ressers un verre de Beaujolais nouveau de l’année dernière ?

Eva – Allez, il faut le finir. Je crois que ce ne serait pas raisonnable de le garder une année de plus…

Alban – On va se saouler pour oublier qu’un jour, nous aussi on finira dans un vase chinois…

Ils trinquent.

Eva – En même temps, on ne va pas garder ça ici éternellement, non ?

Alban – Le vase encore… Mais ce qu’il y a dedans…

Eva – Qu’est-ce qu’on va faire des cendres ?

Alban – Le Jardin du Souvenir… Ça sent un peu l’arnaque, non ?

Eva – À mon avis, il doit y avoir un supplément…

Alban – On pourrait les disperser depuis un pont dans la Seine. C’est gratuit et ça peut avoir de la gueule… Si le vent ne souffle pas du mauvais côté…

Eva – C’est autorisé ?

Alban – Ce sera son dernier acte de résistance… À titre posthume…

Le téléphone sonne. Eva répond.

Eva – Oui ? Ah oui, bonjour… Merci, c’est gentil… Oui, je sais, mais c’est arrivé tellement vite… Non, non, pas de problème, je vous assure… C’est juste une petite réunion pour… On ne fera pas trop de bruit, je vous le promets…

On sonne.

Alban – J’y vais…

Alban sort.

Eva – Oh, vous savez à son âge, je ne pense pas qu’on meurt de quelque chose en particulier… Mais vous voulez que je vous passe… Bon, très bien… Alors merci d’avoir appelé…

Eva repose le combiné à sa place. Alban revient avec deux boîtes de pizzas.

Alban – Cette fois, c’était bien les pizzas. Et au téléphone, c’était qui ?

Eva – C’était le proprio… au sujet de la mort de ton grand-père. C’est curieux, il avait l’air bouleversé…

Alban – Peut-être qu’il pense qu’avec l’héritage, on pourra lui payer nos loyers en retard… Je comprends que ça lui arrache une larme… Mais comment il est au courant ?

Eva – Je l’avais ajouté sur la liste pour les faire-part… Je pensais que ça pourrait l’amadouer un peu pendant quelques jours… Ça a l’air de marcher, il ne m’a pas reparlé du loyer…

Alban – Il t’en a parlé quand tu l’as croisé tout à l’heure.

Eva – J’avais mis le faire-part dans sa boîte ce matin. Il a dû le lire entre temps.

On sonne à nouveau à la porte.

Alban – Je crois qu’on ne pourra jamais la bouffer, cette pizza. Je vais la poser à la cuisine.

Eva – Je vais ouvrir…

Alban – On la fera réchauffer au four un plus tard…

Alban sort. Eva va ouvrir.

Eva – Ah, Madame Michon… Comment allez-vous ? Moi ça va, je vous remercie. Mais entrez cinq minutes, je vous en prie… Bon d’accord… C’est gentil, merci, mais il ne fallait pas… Ah non, mais ce n’est pas… Non, non, attendez…

Eva revient avec un pot de chrysanthème. Alban revient.

Alban – C’était qui ?

Eva – La voisine, mais elle n’a pas voulu entrer. Je crois qu’elle commence à perdre un peu la tête elle aussi… Elle pensait que c’était toi qui étais mort… D’après elle, c’est le proprio qui lui a dit ça…

Alban – Ah oui, en effet. J’aurais dû aller ouvrir la porte, pour voir sa réaction.

Eva regarde le faire-part.

Eva – Dis donc, Alban, je suis prise d’un horrible doute, tout d’un coup…

Alban – Hein ?

Eva – Tu as vu ça ?

Alban – Quoi ?

Elle lui tend le faire-part.

Eva – Regarde…

Il jette un regard au faire-part.

Alban – Et ?

Eva – Il n’y a rien qui te frappe ?

Alban (lisant) – …ont la douleur de vous faire part du décès de Monsieur… Merde.

Eva – Monsieur Alban Delaroche !

Alban – Ce n’est pas possible…

Eva – Ils auraient inversé ton nom et celui de ton grand-père ?

Alban – En fait, je porte le même prénom que mon grand-père… C’est pour ça que j’avais ajouté « à l’âge de 102 ans », ce qui était supposé lever toute ambiguïté.

Eva – Tu parles d’une ambiguïté…

Alban – Mais au lieu de 102 ans, ils ont mis 32 ans ! À l’âge de 32 ans !

Eva – Ah oui, là c’est tout de suite beaucoup plus ambigu…

Le téléphone sonne à nouveau.

Alban – Je crois que pour l’instant, il vaut mieux que ce soit toi qui répondes…

Eva répond.

Eva – Allo… Oui… Non, c’est à dire que… Oui, je vous remercie… Non, non, ce n’est pas grave… Oui, oui, on vous attend…

Eva raccroche.

Eva – Je ne sais pas si c’était ambigu mais apparemment, tout le monde a préféré comprendre que c’était toi le défunt…

Alban – Mais pourquoi tu ne lui as pas dit au téléphone ?

Eva – C’était ta grand-mère ! Comment voulais-tu que je lui annonce comme ça, au téléphone, que c’est son mari à elle qui est mort ?

Alban – Tu préfères la laisser croire que c’est son petit-fils qui n’est plus de ce monde ?

Eva – Apparemment, elle s’est déjà faite à cette idée…

Alban – Il va bien falloir lui annoncer ça d’une façon ou d’une autre.

Eva – Elle m’a dit qu’elle arrivait. Tu vas pouvoir t’en charger.

Ils échangent un regard catastrophé.

Alban – Je crois que là, on est vraiment dans la merde…

Eva – Bon, alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – Je ne sais pas, moi. C’est toi la veuve, après tout…

Eva – On pourrait déjà rappeler le type des pompes funèbres pour lui demander des explications.

Alban – Tout le monde pense que c’est moi qui suis mort ! C’est à nos invités qu’il va falloir donner des explications, non ?

Eva – Tu as raison. Oh mon Dieu ! Heureusement que personne n’est encore arrivé…

Alban – Tu imagines ? On les invite à un pot de crémation, et c’est le défunt qui sert les petits fours.

Eva – Bon, on va bien trouver une solution. Au pire on annule, et on enverra un rectificatif pour les faire-part.

Alban – Ok, j’appelle le croque-mort.

Eva – C’est vrai, quoi ! Il a quand même une responsabilité dans cette histoire, non ?

Alban – Tiens, on pourrait déjà refuser de lui payer sa facture, ce sera toujours ça d’économisé.

Eva – On n’avait pas de quoi la payer de toute façon…

Alban sort. On sonne à la porte. Eva va ouvrir.

Eva – Ah Madame Delaroche… Euh… Si, si, entrez, je vous en prie… Mais je dois vous prévenir que…

Eva revient avec Yvette, la grand-mère d’Alban, qui porte une valise.

Yvette – Appelez-moi Yvette, je vous en prie. Ma pauvre petite. Alors vous êtes la veuve d’Alban, c’est bien ça ?

Eva – Oui, vous étiez venue à notre mariage, vous vous souvenez ?

Yvette – Non…

Eva – Enfin, je veux dire, oui, je suis bien la femme d’Alban. Mais sa veuve…

Yvette – Je suis vraiment désolée pour ce pauvre Alban. C’est vrai qu’il a toujours eu une santé fragile. C’est le seul enfant que je connaisse qui ait réussi à attraper les oreillons deux fois de suite.

Eva – Ah oui…

Yvette – Je crois qu’il n’y a pas une maladie qu’il n’ait pas attrapée. C’est bien simple, quand il était petit, on l’avait surnommé Bouillon de Culture. Et croyez-moi, ce n’était pas à cause de ses résultats scolaires…

Eva – Non ?

Eva prête à Yvette une attention distraite, car Alban passe la tête par la porte. Elle lui fait signe de ne pas se montrer.

Yvette – Et puis avec la vie qu’il a menée quand il était encore célibataire… et même après. C’est même étonnant qu’il ne soit pas mort avant d’une maladie honteuse. Vous voyez ce que je veux dire…

Eva écoute soudain Yvette avec plus d’attention.

Eva – Euh… Non, pas vraiment…

Yvette – Je suis venue dès que j’ai su, vous pensez bien. J’ai sauté dans le TGV en marche et me voilà. Je n’arrive pas trop tard, au moins ? Je veux dire, pour l’enterrement du petit… Enfin, de votre mari…

Eva – Non, non… C’est à dire que…

Yvette – Je comprends que vous soyez bouleversée. Moi aussi j’adorais mon petit-fils. Je ne devrais pas vous dire ça, mais c’était mon préféré.

Eva – Vous en aviez d’autres ?

Yvette – Non, pas que je me souvienne.

Eva – Il faut quand même que je vous dise une chose, Madame Delaroche…

Yvette – Yvette. Appelez-moi Yvette, je vous en prie. Mon mari n’est pas là ?

Eva – Euh… Si justement… Enfin non… Pas exactement…

Yvette – Il faut l’excuser, vous savez. À l’âge qu’il a, je ne sais pas s’il sera en état de se déplacer.

Eva – Bien sûr…

Yvette – Mon mari a beau être centenaire, et même si on ne se voit plus beaucoup, moi aussi ça me ferait un choc si j’apprenais qu’il est mort comme ça. Tout d’un coup.

Eva – Je comprends… Toutes mes condoléances… Je veux dire pour la mort d’Alban… Enfin de…

Yvette – Je passerai quand même lui dire un petit bonjour dans sa maison de retraite. Je ne suis pas sûre qu’il me reconnaisse encore, mais bon. Il commence à perdre un peu la mémoire, vous savez. Au fait il est mort de quoi ?

Eva – Qui ?

Yvette – Je crois qu’avec tout ça, ma pauvre petite, c’est vous qui commencez à perdre un peu la tête. Alban, voyons ! Mon petit-fils. Votre mari ! Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Eva – Ah oui… Eh bien…

Yvette – Excusez-moi, je ne voulais pas être indiscrète… C’est encore tellement frais… Vous me parlerez de ça plus tard, si vous préférez. Il ne s’est pas pendu au moins ?

Eva – Non, pas encore…

Yvette – Il faut vous dire qu’on se pend beaucoup dans la famille…

Eva – Tiens donc ?

Yvette – Surtout les hommes… Je ne sais pas pourquoi, la pendaison, ce n’est pas quelque chose de très féminin…

Alban fait une nouvelle apparition. Eva lui fait signe de venir, mais il reste prudemment à couvert. Yvette aperçoit l’urne.

Yvette – Alors comme ça, vous l’avez fait incinérer ?

Eva – Oui, c’était… C’était ce qu’il voulait, je crois. J’espère que ça ne vous dérange pas…

Yvette – Comme ça, au moins, vous êtes sûre que ses microbes ne lui survivront pas…

Eva – Oui…

Yvette – C’est chinois ou japonais ?

Eva – Eh bien c’est… On ne sait pas, en fait… En tout cas, c’est asiatique…

Yvette – Ah oui…

Eva – Vous voulez quelque chose à boire ? Il y a du jus d’orange… ou du Beaujolais nouveau.

Yvette – Je ne voudrais pas vous déranger. Personne n’est encore arrivé… Je dois être un peu en avance, pardon.

Eva – Euh, non, non, vous êtes juste à l’heure… C’est simplement que… En fait, on se demandait même si on n’allait pas annuler… Enfin, je veux dire…

Yvette – Ne vous inquiétez pas. Moi non plus, je n’aime pas trop les cérémonies. Mais bon. Il faut bien marquer le coup. C’était votre mari, quand même… Écoutez, je vais passer voir le Père François à son presbytère, et je repasse tout à l’heure, d’accord ?

Eva – Je vous raccompagne…

Yvette – C’est un vieil ami de la famille que j’ai bien connu autrefois. Ah, j’oubliais… J’ai demandé au Père François de venir bénir les cendres de mon petit-fils…

Eva – Le père François ?

Yvette – C’était un grand ami de mon mari. C’est lui qui nous a mariés à Vichy pendant la guerre. Et c’est le Maréchal lui-même qui était notre témoin.

Eva – Ah oui.

Yvette se tourne vers l’urne et se signe.

Yvette – Croyez-moi, en uniforme, c’est un homme qui avait de l’allure… J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que le Père François dise une messe pour le repos de son âme…

Eva – L’âme du Maréchal ?

Yvette – L’âme de mon petit-fils !

Eva – Ah oui, bien sûr ! Si ça peut aider…

Yvette – En tout cas, ça me donnera une occasion de revoir ce saint homme. À nos âges, vous savez… Malheureusement, on ne voit plus ses amis qu’aux enterrements…

Eva – Bien sûr…

Yvette – C’est bien simple, on en arrive presque à espérer que quelqu’un meurt pour avoir l’occasion de revoir ceux qui restent.

Eva – Eh oui…

Eva et Yvette sortent.

Eva – Alors à tout à l’heure, Yvette !

Alban revient. Eva réapparaît aussi.

Alban – Mais pourquoi tu ne lui as pas dit que je n’étais pas mort ?

Eva – Elle ne m’a pas laissé en placer une ! Et puis je ne savais pas comment lui annoncer que c’était son mari à elle qui était mort !

Alban – Oh putain…

Eva – Et toi ? Pourquoi est-ce que tu n’es pas sorti de ta cachette ?

Alban – J’avais peur qu’elle ait une crise cardiaque en me voyant !

Eva – Il faut pourtant trouver un moyen d’en finir avec cette situation absurde…

Alban – Remarque, ça n’a pas que des inconvénients d’être mort… Tu as entendu ? Elle a dit que j’étais son petit-fils préféré.

Eva – Elle n’en a pas d’autre !

Alban – Peut-être, mais quand même… Moi ça me fait plaisir de savoir que ma grand-mère a de l’affection pour moi.

Eva – Elle a aussi dit que tu étais un véritable dépravé… contaminé par toutes sortes de maladies sexuellement transmissibles.

Alban – Tu sais, elle commence à perdre un peu la tête. En tout cas, c’était avant de te rencontrer.

Eva – Ce n’est pas tout à fait ce qu’elle a dit…

On sonne.

Alban – Encore des condoléances, sûrement…

Eva – Tu as raison… Il vaut mieux que tu restes planqué en attendant que je prépare le terrain pour ta résurrection.

Alban – J’ai l’impression d’être un zombie que sa femme est obligée de cacher dans un placard quand il y a des invités.

Alban sort. Eva va ouvrir.

Eva – Ah, on vous attendait justement ! On a quelques questions à vous poser, figurez-vous…

Elle revient accompagnée de Martial.

Eva – Dracula, tu peux sortir de ton caveau, c’est le croque-mort !

Alban revient.

Martial – Bonjour Monsieur Delaroche, et encore une fois, au nom des Pompes Funèbres, toutes nos condoléances. J’étais encore dans le quartier chez un autre client, alors je me suis dit que ce serait plus simple de repasser.

Alban – Donc vous avez eu mon message.

Martial – Oui, mais je n’ai pas bien compris quel était votre problème. Que puis-je faire pour vous, Monsieur Delaroche ?

Alban lui met le faire-part sous le nez.

Alban – Ce que vous pouvez faire pour moi ? Regardez ! Le voilà, mon problème…

Martial (parcourant le faire-part) – Je ne vois pas très bien…

Alban – C’est moi, Alban Delaroche !

Martial – Alban Delaroche, c’est vous ?

Alban – D’après votre faire-part, le défunt, c’est moi !

Martial – Je vois… (Il regarde à nouveau le faire-part) Et vous dites que vous n’êtes pas mort ?

Alban est au bord de l’apoplexie.

Alban (à Eva) – Vas-y toi, parce que sinon il va y avoir un deuxième cadavre…

Eva – Enfin vous voyez bien que mon mari n’est pas mort !

Martial se tourne vers l’urne.

Martial – Mais qui est dans cette urne, alors ?

Eva – C’est Alban Delaroche, son grand-père !

Martial – Ah oui, je comprends mieux… Un petit problème d’homonymie, donc.

Alban – Un petit problème ? Tout le monde me croit mort !

Martial – Oui, c’est fâcheux, en effet. Vous auriez dû préciser sur le faire-part qu’il s’agissait de votre grand-père…

Alban – Mais c’est ce qu’on a fait ! J’avais ajouté « à l’âge de 102 ans » !

Eva – Regardez ! Au lieu de ça, vous avez écrit « à l’âge de 32 ans »…

Martial – Ça doit une petite faute de frappe. Nous venons d’engager une nouvelle secrétaire.

Alban – Une petite faute de frappe ? Moi j’appelle ça une grosse faute professionnelle, oui !

Eva – Alors qu’est-ce que vous proposez ?

Martial – Là vous me prenez un peu de court…

Alban – Et nous, vous croyez qu’on n’est pas pris de court ? On attend des tas de gens pour cette émouvante cérémonie d’adieux, et il y a juste une petite erreur sur l’identité du défunt !

Eva – On attendrait pour le moins un petit geste commercial…

Martial sort son Smartphone.

Martial – Attendez une seconde… J’ai ici le courrier électronique que vous m’aviez envoyé pour le faire-part… Tenez, regardez…

Alban regarde.

Martial – Vous voyez ? Il y a bien écrit « à l’âge de 32 ans »…

Alban – C’est toi qui t’en étais occupée, non ?

Eva – Ça va être de ma faute, maintenant ! Tu n’avais qu’à le faire toi-même, hein ? Est-ce que moi je te demande de faire incinérer ma mère ?

Alban – Ta mère est encore vivante ! Malheureusement…

Eva – Je vais le tuer…

Martial bat prudemment en retraite.

Martial – Je vais vous laisser régler ce petit différend en famille… Ne vous dérangez pas, je connais le chemin.

Martial sort.

Alban – Déclarer le décès de son propre mari… Tu parles d’un acte manqué…

Eva – Ça va, hein ! Tout le monde peut se tromper, non ?

Alban – Tout de même, entre 102 et 32…

Eva – Oh et puis ça suffit… Tu n’avais qu’à t’en occuper toi-même ! Après tout, c’est ton grand-père, ce n’est pas le mien !

Alban – J’avais autre chose à faire, figure-toi.

Eva – C’est ça ! Monsieur travaille… Monsieur est un artiste… Moi je ne suis bonne qu’à rédiger les faire-part.

Alban – Et ben non, justement. Même pas. La preuve…

Au regard assassin que lui lance Eva, Alban regrette aussitôt sa sortie, mais c’est trop tard. Eva, hors d’elle, hésite une seconde avant de réagir, regardant autour d’elle ce qu’elle pourrait casser.

Alban – Excuse-moi, je…

Eva finit par saisir l’urne chinoise et la brandit comme si elle voulait la briser en la lançant par terre.

Eva – Tiens, tu sais ce que j’en fais de ton grand-père collabo ?

Alban – Non, pas ça, je t’en prie. Pas pépé !

Eva – Le mien de grand-père, il était résistant !

Alban – Tu m’as dit qu’il était entré dans la résistance quand les blindés du Général Leclerc étaient déjà à la Porte d’Orléans ! Je sais qu’il y avait un peu d’embouteillage ce jour-là du côté du périphérique, mais bon…

Eva – Tu oses insulter la mémoire de mon grand-père, maintenant ?

Alban – Je dis simplement que ton grand-père non plus n’était pas vraiment un résistant de la première heure…

Eve – Je ne sais pas ce qui me retient de…

La sonnerie de la porte d’entrée arrête le geste d’Eva. Alban en profite pour reprendre l’urne des mains de Eva.

Alban – Tu permets que je récupère Pépé ?

Alban repose l’urne sur le guéridon.

Eve – Excuse-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris.

Alban – On est un peu sur les nerfs, c’est normal.

La sonnerie de la porte résonne à nouveau.

Alban – Tu ferais mieux d’aller ouvrir.

Eve – J’y vais…

Alban sort. Eva va ouvrir.

Eve – Ah, bonjour maman…

Victoire – Ma pauvre chérie ! J’imagine l’état dans lequel tu dois être…

Eva revient avec Victoire, sa mère.

Victoire – Je suis venue dès que j’ai su, évidemment.

Eva – Merci, mais il ne fallait pas. D’ailleurs…

Victoire – Je suis désolée, je n’ai pas eu le temps d’acheter des fleurs…

Eva – Oh tu sais, ce n’est pas la peine. En fait, je le connaissais à peine…

Victoire – Je suis contente que tu le prennes comme ça. Mais tout de même, apprendre par un faire-part que son gendre est mort… Tu aurais pu m’appeler !

Eva – Ah non, mais il faut que je te dise…

Victoire – C’est triste, mais je t’ai toujours dit que ce n’était pas un homme pour toi.

Eva – Mais pourquoi tu dis ça ?

Victoire – Les artistes, c’est bien beau. Mais si tu n’avais pas été là pour remplir le frigo avec ton salaire d’esthéticienne.

Eva – Il n’y pas que l’argent, dans la vie.

Victoire – Peut-être, mais pour payer son loyer, ça aide quand même un peu… Enfin, maintenant qu’il n’est plus là, si tu veux que je te fasse une petite avance sur ton héritage…

Eva – Mon héritage ?

Victoire – Je parle du mien, évidemment. Parce lui, j’imagine qu’il ne va pas te laisser grand chose. À part des dettes et des mycoses, ou pire. (Désignant du regard les tableaux) Je ne parle même pas de toutes ces croûtes. Il n’a jamais réussi à en vendre une seule de son vivant.

Eva – Tu m’avais dit que tu étais déjà à découvert ! Que tu ne pouvais pas nous prêter un centime !

Victoire – Oui, mais ça c’était avant…

Eva – Ah d’accord… Donc si je te demandais de me faire un chèque, là tout de suite…

Victoire – Je suis ta mère, tout de même. Alors maintenant que te voilà veuve.

Eva – Veuve… J’ai un peu de mal avec ce mot, malgré tout.

Victoire – Tu sais ce qu’on dit : un de mort dix de retrouvés.

Eva – Tu es vraiment sûre qu’on dit ça ?

Victoire – En tout cas, maintenant, tu vas pouvoir te remarier…

Eva – Me remarier ? Mais c’est monstrueux, ce que tu dis !

Victoire – Excuse-moi. C’est encore un peu tôt, c’est vrai… Mais à ton âge, il ne faut pas trop perdre de temps, tu sais…

Eva – Merci… Ça me remonte vraiment le moral…

Victoire avise l’urne.

Victoire – C’est quoi ? Une de ses dernières œuvres ?

Eva – On peut dire ça, oui…

On sonne.

Eva – Qu’est-ce que c’est encore ?

Victoire – Tu as invité des gens, non ? C’est normal qu’ils viennent rendre un dernier hommage à ton mari ! Plus tôt ce sera fait, plus tôt tu pourras passer à autre chose…

Eva sort.

Eva – Ah Gonzague… Je suis désolée, mon mari n’est pas là…

Gonzague – Bien sûr, je suis au courant. J’ai bien reçu votre faire-part. Mais vous auriez dû m’appeler…

Eva revient avec Gonzague.

Eva – Non mais il s’agit d’un malentendu…

Victoire – Bonjour Monsieur…

Eva – Gonzague, je vous présente ma mère. Maman, voici Gonzague, le galeriste d’Alban…

Victoire – Enchantée…

Gonzague – Bonjour Madame. Et toutes mes condoléances. Votre gendre avait un immense talent. Hélas, il nous a quitté avant d’avoir pu bénéficier de la consécration du public, comme c’est souvent le cas avec les génies d’avant-garde…

Victoire – Alors vous croyez vraiment que toutes ces croûtes peuvent se vendre un bon prix ?

Gonzague – Vous savez, c’est triste à dire, mais un peintre mort, ça se vend toujours beaucoup mieux…

Victoire – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Gonzague – Notamment parce qu’on est sûr, hélas, qu’un peintre une fois mort ne peindra plus jamais d’autres tableaux.

Victoire – Dans le cas de mon gendre, je me demande si ce n’est pas plus mal… (Elle rit bruyamment sous le regard consterné des deux autres) Je plaisante…

Eva – Je vous sers un petit jus d’orange ?

Victoire – Oui, volontiers.

Eva – Je parlais à Monsieur…

Gonzague – Merci, je ne vais pas vous déranger. Je vais vous laisser partager votre deuil en famille.

Victoire – Mais vous ne nous dérangez pas du tout, n’est-ce pas Eva ? Alors comme ça, vous êtes marchand de tableaux ?

Gonzague – Je possède une galerie d’art, en effet.

Victoire – Non, parce que j’ai acheté une toile, il y a très longtemps, dans une brocante, et je me demandais combien ça pouvait valoir exactement… Des fois on fait des affaires, sans le savoir… Ils ont parlé d’une histoire comme ça à la télé, il y a quelques jours, vous vous souvenez ?

Eva – Bon, maman, tu pourrais nous laisser ?

Victoire – Je ne serai pas loin. Je vais aller acheter un petit bouquet de fleurs pour marquer le coup. (Voyant que sa fille la fusille du regard) Si tu as besoin de moi, tu m’appelles, d’accord ?

Eva raccompagne sa mère jusqu’à la porte. Gonzague en profite pour jeter un coup d’œil aux toiles posées contre les murs. Eva revient.

Eva – Excusez-moi…

Gonzague – Je n’avais pas vu ses dernières toiles, c’est vraiment remarquable. (Apercevant l’urne) Et à ce que je vois, il s’était aussi lancé dans la céramique. C’est chinois ou japonais ?

Eva – C’est une urne funéraire.

Gonzague – Ah oui… (Comprenant) Ah, je vois… Donc c’est… On est vraiment peu de chose, n’est-ce pas ?

Eva – Prenez des cacahuètes…

Gonzague – Écoutez, je ne voudrais pas vous brusquer, mais je pensais qu’on aurait pu organiser une rétrospective de son œuvre.

Eva – Hier encore, vous lui refusiez une simple exposition… Vous disiez qu’il n’était pas encore prêt…

Gonzague – Maintenant, je crois qu’il est prêt…

Eva – Parce qu’il est mort ?

Gonzague – Je ne voudrais pas vous paraître cynique, mais nous pourrions profiter de l’émotion momentanée provoquée par sa disparition pour permettre au public de redécouvrir son œuvre. Enfin de la découvrir, en tout cas…

Alban s’apprête à sortir de sa cachette mais, en entendant cette dernière phrase, il se ravise.

Eva – Bon, je vais en discuter avec… Je veux dire… Oui, je vais y penser…

Gonzague – D’accord, je vous laisse réfléchir… Mais il ne faudrait pas trop tarder quand même. Appelez-moi…

Eva – Je n’y manquerai pas…

Gonzague sort un chèque de sa poche et lui tend.

Gonzague – Tenez, c’est une petite avance au cas où vous diriez oui… Vous n’aurez qu’à me rendre le chèque si vous changez d’avis…

Eva – Merci…

Gonzague – Ne vous dérangez pas, je connais le chemin…

Gonzague s’en va. Alban revient.

Alban – Je savais que ta mère m’adorait, mais à ce point…

Eva – Le bon côté de ton décès, c’est que maintenant elle est prête à me faire un chèque pour rembourser nos dettes.

Alban – Et Gonzague t’en a déjà fait un !

Eva – C’est dingue. Maintenant que tu es mort, tout le monde veut me donner de l’argent.

Alban – Fais voir… (Il prend le chèque) Non…?

Eva – Et il a dit que c’était seulement une avance…

Alban – Et si on attendait un peu pour démentir…

Eva – Tu plaisantes ?

Alban – Mon galeriste est prêt à organiser une rétrospective de l’ensemble de mon œuvre !

Eva – Oui, enfin… À titre posthume, je te rappelle !

Alban – Gonzague a raison, un peintre mort, ça se vend beaucoup mieux qu’un peintre vivant. Mon décès, c’est une occasion inespérée de rebondir dans la vie !

Eva – Attends, tu peux me redire ça ? Je crois qu’il y a quelque chose qui cloche dans cette phrase…

Alban – Cette expo, ça pourrait vraiment me lancer !

Eva – Te lancer ? Tu seras un peintre mort !

Alban – C’est toujours mieux qu’un peintre inconnu…

Eva – Et après l’expo, qu’est-ce que tu comptes faire ? Disparaître ? Te suicider ? Ressusciter ?

Alban – Je ne sais pas moi… On improvisera…

Eva – Ok… (Désignant l’urne) Et lui, là, qu’est-ce qu’on en fait ?

Alban – Ah oui, c’est vrai, je l’avais oublié celui-là…

Eva – Oui, parce que ton grand-père, lui, il est vraiment mort !

Alban – En même temps, mon grand-père, tout le monde s’en fout, non ?

Eva – À part sa femme, peut-être…

Alban – D’accord, il va falloir gérer la grand-mère… Mais elle n’est pas si pressée que ça d’être veuve. Qu’elle apprenne le décès de son mari maintenant ou dans quelques jours…

Eva – Quelques jours ? Tu crois que ça suffira pour organiser la rétrospective de l’ensemble de ton œuvre ?

Alban – Disons un mois.

Eva – Parfait. Et qu’est-ce que tu vas faire, pendant un mois ? Continuer à te cacher dans la salle de bain ?

Alban – Je te rappelle que tout ça, au départ, c’est un peu de ta faute.

Eva pianote sur son portable.

Eva – Tiens. J’ai retrouvé le mail que j’ai envoyé aux Pompes Funèbres…

Alban – Et ?

Eva – Ok, je me suis plantée sur l’âge. Mais j’ai quand même précisé qu’il s’agissait de ton grand-père…

Alban regarde l’écran du téléphone qu’elle lui montre.

Alban – Ah oui… « Alban, son grand-père, à l’âge de 32 ans ».

Eva – Avoue que ça aurait dû leur mettre la puce à l’oreille… Grand-père à 32 ans !

Alban – Au lieu de ça, ils ont supprimé « son grand-père » et ils ont laissé « à l’âge de 32 ans »… Non mais quelle bande de cons !

Eva lui lance un regard soupçonneux.

Eva – Ôte-moi d’un doute… Tu ne l’as pas fait exprès, au moins ?

Alban – Non mais ça ne va bien, non ?

On sonne.

Eva – On n’attendait personne pour la mort de ton grand-père, mais tu vois, apparemment, l’annonce de ta disparition suscite davantage d’émotion…

Alban – C’est de bonne augure pour mon expo à titre posthume, ça… Je retourne dans la salle de bain.

Eva – Et si quelqu’un demande à aller se laver les mains ?

Alban – Tu as raison… Je vais me planquer dans le placard.

Alban ouvre la porte d’un placard et s’y engouffre.

Eva – Espérons que personne n’aura l’idée d’y mettre son manteau…

Eva va ouvrir.

Eva – Ah, Monsieur Lambert…

Jacques – Appelez-moi, Jacques, je vous en prie. Vous permettez que j’entre cinq minutes ?

Eva – Mais bien sûr ! Vous êtes chez vous après tout…

Eva revient avec Jacques, qui tient un bouquet de fleurs.

Jacques – Je ne vous dérangerai pas très longtemps, je voulais juste vous dire que…

Eva – Oui, je sais… Je suis vraiment désolée pour ce petit retard de paiement…

Jacques – Ne parlons pas de ça, je vous en conjure. Il y a des choses plus importantes dans la vie, non ?

Eva – Euh… Oui, c’est sûr…

Jacques lui tend le bouquet.

Jacques – Tenez, c’est pour vous.

Eva affiche un large sourire, pensant que c’est vraiment pour elle.

Eva – Merci, c’est très galant de votre part… Il y a longtemps qu’un homme ne m’avait pas offert des fleurs…

Jacques – Enfin quand je dis pour vous, c’est surtout pour…

Eva (comprenant sa méprise) – Bien sûr, où avais-je la tête… Mais ce n’était vraiment pas la peine. Tenez, je vais les mettre là en attendant…

Elle met le bouquet dans l’urne.

Jacques – Pour ce qui est du loyer, ne vous inquiétez surtout pas. Vous avez déjà bien assez de soucis comme ça en ce moment, non ?

Eva – Euh… Oui…

Jacques – Vous me payerez quand vous pourrez. Dans votre situation…

Eva – Ma situation…

Jacques – Moi aussi, j’ai perdu mon conjoint il y a quelques années. Croyez-moi, je sais ce que c’est…

Eva – Je suis vraiment désolé de l’apprendre. Je ne savais pas… Et comment est-ce arrivé ?

Jacques – Je parle très rarement de ça, mais vous au moins vous pouvez me comprendre… Mon ami était dans cet avion qui s’est abîmé en mer et dont on n’a jamais retrouvé l’épave…

Eva – Oh mon Dieu, c’est terrible… Ça ne doit pas être facile de faire son deuil quand on ne retrouve même pas les boîtes noires… Et comment s’appelait votre amie ?

Jacques – Charles.

Eva – Ah oui, d’accord…

Jacques – Mais pour votre mari, comment qu’est-ce qui s’est passé ? Je l’ai croisé dans l’escalier il y a à peine une semaine. Il avait l’air en pleine forme…

Eva – Oui… Ça nous a tous pris de court…

Jacques – Vous n’avez pas envie d’en parler maintenant, je le conçois très bien. Mais sachez que j’avais beaucoup d’estime pour votre mari.

Eva – Je vous sers un petit remontant ?

Jacques – Malheureusement, comme cela arrive souvent, je suis sûr que c’est après sa mort que son talent sera reconnu à sa juste valeur.

Eva – Oui, c’est ce que me disait justement son galeriste.

Jacques – Son galeriste ?

Eva – Il vient juste de sortir d’ici. Il veut organiser une grande exposition pour…

Jacques – C’est une très bonne idée. Je suis sûr que les toiles de votre mari vont s’arracher à présent. Et que sa cote va exploser.

Eva – Oui, certainement… Mon mari vous appréciait beaucoup lui aussi. Je suis sûre qu’il aurait aimé… Mais je pense à une chose, je ne sais pas si je devrais vous le dire…

Jacques – Je suis votre ami, oui ou non ?

Eva – Combien est-ce que nous vous devions, exactement ?

Jacques – Je vous en prie, je vous ai déjà dit que… 6.263 euros.

Eva – Écoutez, voilà… Est-ce qu’en paiement de cette somme, vous accepteriez une toile de mon défunt mari.

Jacques – Euh… Pourquoi pas… Après tout… Maintenant que vous êtes veuve, en plus… Je ne reverrai sans doute jamais cet argent alors…

Eva – Vous ne le regretterez pas croyez-moi. Lequel voulez-vous ?

Jacques regarde les toiles et en prend une un peu au hasard.

Jacques – Pourquoi pas celle-ci ?

Eva – Je vois que vous avez un sacré coup d’œil…

Jacques – Ce tableau aura avant tout pour moi une valeur sentimentale.

Eva – Et je suis sûre qu’en plus vous ne faites pas une mauvaise affaire.

Jacques – Je l’espère… 6.263 euros, tout de même, c’est une somme… Bon, je vais vous laisser. Mais si vous avez besoin de quelque chose… Vous savez où me trouver.

Eva – Je suis très sensible à… Merci. Vraiment, merci… Je vous raccompagne…

Eva raccompagne Jacques qui emporte son tableau. Eva revient. Alban aussi.

Alban – Oh putain ! 6000 euros ! Mon premier client ! Alors là, chapeau !

Eva – Tu as raison, c’est génial, d’être la veuve de Van Gogh. Il n’a jamais été aussi gentil avec moi. C’est dingue, je crois que si je lui avais demandé de l’argent en plus de ce qu’on lui doit déjà, il me l’aurait prêté à taux zéro.

Alban – Tu aurais peut-être dû lui demander… Parce qu’il faut voir les choses en face : je ne vais pas rester mort éternellement.

Eva – C’est clair…

On sonne.

Alban – Les affaires reprennent… Je retourne dans mon caveau…

Alban retourne dans le placard. Eva sort.

Eva – Ah, Antoine !

Eva revient avec Antoine, qui porte une couronne avec la mention : À mon meilleur ami.

Antoine – Ma pauvre chérie… Dès que j’ai reçu ton faire-part, je suis venu. Mais tu aurais dû m’appeler !

Eva – Je… Je ne voulais pas te déranger.

Antoine – J’ai toujours été là pour toi, tu le sais. Et maintenant plus que jamais…

Eva – Tout ça est encore si…

Antoine – Je comprends… J’aimais beaucoup Alban. Sans me vanter, je crois que j’étais son meilleur ami… Tiens, d’ailleurs, j’ai amené ça…

Antoine tend la couronne à Eva qui la prend, un peu embarrassée.

Eva – Merci, c’est gentil… Tu veux boire quelque chose ? J’ai du Beaujolais nouveau.

Antoine – Ah oui, tiens pourquoi pas ?

Elle lui sert un verre et lui tend. Il boit en silence et fait un peu la grimace.

Antoine – Moi aussi, sa disparition me fait vraiment quelque chose, tu sais. Je te jure, j’en ai l’estomac tout retourné…

Eva – C’est peut-être le Beaujolais…

Antoine – Mais il faut que tu surmontes cette épreuve. (Il la prend dans ses bras et la serre contre lui) La vie continue, Eva !

Eva – Oui, bien sûr.

Alban passe la tête depuis son placard et montre son agacement. Elle lui fait signe de ne pas se montrer.

Eva – J’ai un peu de mal à respirer, là…

Antoine relâche son étreinte.

Antoine – Pardon excuse-moi… (Il jette un regard autour de lui) Ce sont ses dernières toiles ?

Eva – Oui…

Antoine – Quel talent. Je crois qu’il nous aurait tous étonné s’il avait vécu.

Eva – Il pourrait bien encore t’étonner, crois-moi…

Antoine – Mais bon… Il faut passer à autre chose.

Eva – C’est encore un peu tôt, non ?

Antoine – J’attendrai, Eva…

Eva – Pardon ?

Antoine – Tu sais très bien de quoi je parle, mais je ne veux pas brusquer les choses… Entre nous, je ne devrais pas te dire ça parce que c’était mon ami, mais Alban ne te méritait pas.

Eva – Je ne sais pas comment je dois le prendre, en effet…

Antoine – Comme un compliment, je t’assure. Si je te disais tout ce que je sais sur Alban…

Eva – Ah oui ?

Antoine – Mais je préfère que tu gardes une bonne image de ton mari… tant que ses cendres sont encore tièdes. En tout cas, si tu as besoin de parler à quelqu’un, un soir… Même en pleine nuit…

Eva – Bien sûr… J’ai ton numéro, Antoine… Maintenant, il va falloir que…

Antoine – Tu as envie d’être un peu seule, je comprends…

Eva – Merci…

Antoine – Écoute Eva, quand je te vois comme ça, tellement…

Eva – Tellement ?

Antoine – Tellement…

Il hésite puis, brusquement, il essaie de l’embrasser. Surprise, elle se laisse un peu faire puis se dégage mollement.

Eva – Mais enfin, Antoine…

Antoine – Excuse moi, je ne sais pas ce qui m’a pris.

Eva – Tu ne crois pas que tu vas un peu vite, quand même ?

Antoine – Tu as raison… Je repasserai un peu plus tard, d’accord ?

Eva – D’accord.

Antoine – Ne te dérange pas, je connais le chemin…

Antoine s’en va. Eva, encore troublée, remet un peu d’ordre dans sa tenue. Alban sort de son placard, furieux.

Alban – Eh ben… Il ne perd pas de temps, celui-là… Mon meilleur copain, tu parles…

Eva – Qu’est-ce que tu veux… Il me croit veuve.

Alban – Et toi, on ne peut pas dire que tu l’aies violemment repoussé, non plus !

Eva – C’est vrai que ce n’est pas désagréable, cette sensation d’être à nouveau sur le marché…

Alban – Non mais vas-y ! Dis tout de suite que tu préférerais que je sois vraiment mort !

Eva – Mais non ! C’est juste que…

On sonne.

Eva – Tu ferais mieux de ne pas rester là…

Alban – Tu as raison… C’est peut-être un autre de tes nouveaux prétendants…

Alban repart se cacher. Eva va ouvrir.

Eva – Ah Gloria. Ça me fait plaisir de te voir.

Eva revient avec Gloria.

Eva – Tu ne peux pas savoir ce qui nous arrive.

Gloria – Je suis au courant, Eva. C’est ta mère qui m’a prévenue. Mais tu aurais dû m’envoyer un faire-part.

Eva – Ah non, mais c’est parce que…

Gloria – Ce n’est pas grave, ne t’inquiète pas ! Je comprends que tu aies la tête ailleurs. D’ailleurs, j’ai croisé Antoine dans l’escalier, il m’a un peu raconté…

Eva – Ah non, mais ce n’est pas du tout ce que tu crois…

Gloria – Pour Antoine et toi, tu veux dire ? Ah non mais moi je ne crois rien…

Eva – Ah oui, mais non… Je ne parlais pas d’Antoine… Écoute, je vais tout t’expliquer…

Gloria – Laisse-moi parler d’abord… Je comprends ta douleur, bien sûr. Mais j’ai toujours pensé qu’Alban n’était pas un type pour toi…

Eva – Ah bon ? Toi non plus. Et pourquoi ça ?

Gloria – Je ne sais pas si je devrais te dire ça maintenant, mais je pense que ça peut t’aider à faire ton deuil…

Eva – Quoi ?

Gloria – Mais Alban était un coureur, Eva ! Il te trompait avec tout ce qui bouge !

Eva – Alban ? Tu es sûre…

Gloria – Je suis bien placée pour le savoir, crois-moi…

Eva – Tu as couché avec Alban ?

Gloria – Non, je ne t’aurais jamais fait ça. Tu es ma meilleure amie. Mais crois-moi, si j’avais voulu…

Eva – Donc Alban t’a fait des avances ?

Gloria – Mais il en faisait à toutes les femmes ! Et quand je dis les femmes…

Eva – Pardon ?

Gloria – Antoine ne t’a pas dit ?

Eva – Ne me dis pas que Alban a aussi couché avec Antoine !

Gloria – Non… Mais Antoine m’a raconté qu’un soir, pendant une de leurs virées entre potes, Alban était tellement bourré qu’il s’est tapé un travelo. Il ne s’en est rendu compte que le lendemain matin.

Eva – Ah oui ?

Gloria – Écoute, ça n’a plus d’importance maintenant. Et puis qu’est-ce que tu veux ? Les hommes sont comme ça. Enfin pas tous, heureusement.

Eva – Je suis effondrée…

Gloria – On le serait à moins, évidemment… Mais comme dit ta mère, un de mort, dix de retrouvés. Alors franchement, si tu as envie de te taper Antoine pour te consoler, moi à ta place, je n’hésiterais pas !

Eva lance un regard assassin du côté du placard.

Eva – Je vais y penser… Merci du conseil, en tout cas…

Gloria – Sinon à quoi ça servirait d’avoir une meilleure copine ? Bon, il faut absolument que je file là, mais je repasse un peu plus tard, d’accord ?

Eva – Mais je t’en prie… Là où il est, Alban ne peut pas se sauver comme ça…

Gloria repart. Alban ne revient pas spontanément aussi vite. Il réapparaît cependant.

Eva – Je vais te tuer, comme ça je n’aurais même pas de faire-part à envoyer !

Alban – Je te jure que ce n’est pas vrai !

Eva – Pourquoi salirait-on comme ça la mémoire d’un mort ?

Alban – Pour le plaisir ! Et parce qu’il n’est plus là pour se défendre… Voilà pourquoi !

Eva – C’est ça oui. Ta grand-mère a raison, tu n’es qu’un dépravé ! Alors comme ça, tu te tapes aussi des travelos ?

Alban – Elle m’avait dit qu’elle s’appelait Charline ! Le lendemain matin, comme j’avais un doute, j’ai fouillé dans son sac à main. C’est vrai qu’apparemment, sur son permis poids lourd, c’était plutôt Charles.

Eva – Donc, tu reconnais !

Alban – Je te dis que je ne savais pas que c’était un mec !

Eva – Mais je m’en fous si c’était avec un homme, une femme, ou quelque chose entre les deux ! L’important, c’est que tu m’aies trompée !

Alban – Eh, ce n’est pas toi qui vas la ramener alors que tu te laisses déjà tripoter par mon meilleur ami alors que mes cendres sont encore chaudes !

Ils sont visiblement prêts à en venir aux mains. Un curé en soutane débarque au milieu de cette scène de ménage.

Curé – La porte était ouverte. J’ai frappé, mais comme personne ne répondait… Je me suis permis d’entrer…

Eva – Mais enfin qui êtes vous ? Un exorciste ? (Désignant Alban) Vous venez pour libérer cet obsédé sexuel du démon qui l’habite ?

Curé – Je suis le Père François. (À Alban) C’est votre grand-mère qui… (Se signant) Mais je vous croyais mort ! Je venais justement prier pour le salut de votre âme…

Alban – C’est à dire que… (À Eva) Mais dis quelque chose, toi !

Eva – Si… Mon mari est bien mort… Mais Monsieur est… son frère jumeau. Armand…

Curé – Tiens donc… J’ignorais qu’Alban junior avait un frère jumeau.

Eva – C’est très récent… Enfin, je veux dire… Moi aussi, j’ignorais que j’avais un beau-frère… Il vient d’arriver de Marseille. Il nous a fait la surprise…

Curé – Ah oui, en effet, la ressemblance est frappante. En même temps, la dernière fois que j’ai vu votre frère, c’était pour son baptême… Bonjour Monsieur.

Ils se serrent la main.

Alban – Je vous en prie, mon Père, appelez-moi Artaban.

Curé – Je croyais que c’était Armand.

Alban – Armand, bien sûr. Qui pourrait être fier de s’appeler Artaban ? Mais je suis tellement bouleversé. Dès que j’ai su pour mon frère, je suis venu tout de suite. Et dire que je ne pourrais jamais le rencontrer autrement que… (Avec un regard du côté de l’urne) comme un tas de cendres.

Curé – Ah vous l’avez fait incinérer…

Eva – Oui, je sais, ce n’est pas très catholique, mais cet imbécile des Pompes Funèbres ne nous a rien dit quand on a passé la commande.

Curé – Alors vous aviez un frère jumeau et vous ne le saviez pas ?

Alban – Je venais tout juste de l’apprendre. Je retrouve un frère et le destin me l’arrache aussitôt ! C’est une véritable tragédie grecque. Pour quel péché les Dieux veulent-ils me punir ainsi ? Le savez-vous, mon Père ?

Curé – Désolé, mon fils, mais en ce qui concerne Dieu, je n’en connais qu’un seul…

Eva – Bien sûr… Enfin Armand, vous savez bien que le Père François est monothéiste.

Curé – Mais enfin comment peut-on ignorer qu’on a un frère jumeau ?

Alban – Une obscure histoire de sperme congelé, de trafic d’embryons et de fécondation in vitro. Ce serait un peu trop long à vous expliquer. Mais la vérité finit toujours par sortir du puits, n’est-ce pas, mon Père ? Comme vous dites en latin : In vitro veritas…

Curé – Euh, oui…

Alban dirige son regard vers les tableaux.

Alban – En tout cas, c’était un immense artiste…

Le curé jette un coup d’œil aux toiles.

Curé – Je n’y connais pas grand chose en peinture, mais…

Alban – Certes, son style n’était pas très conformiste. Mais je suis sûr qu’au fond de lui, il avait un profond respect pour la religion. Tout comme moi.

Curé – Dieu reconnaîtra les siens.

Alban – D’ailleurs, il y a quelque chose de mystique dans sa peinture, vous ne trouvez pas ?

Le curé ne semble pas convaincu.

Curé – Oui enfin… (Apercevant l’urne) Donc voici les cendres de…

Eva – Oui.

Le curé bénit les cendres d’un signe de croix.

Curé – Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit…

Alban – Amen.

Curé – Je ferai dire une messe dimanche dans ma paroisse pour le repos de son âme.

Alban – Ah oui, une messe. C’est une bonne idée. Qu’en pensez-vous, Eva ?

Eva – Oui, si c’est ça que tu veux… Je veux dire, oui. Une messe. Avec tout ce que mon mari avait à se reprocher, ça ne peut pas faire de mal, après tout. N’est-ce pas Armand ?

Alban – Donc, vous étiez un ami de ma grand-mère ? C’est curieux, elle ne m’a jamais parlé de vous…

Curé – À vrai dire, elle ne m’avait jamais dit non plus qu’elle avait un deuxième petit-fils… Donc, si je comprends bien, vous connaissiez votre grand-mère, mais pas votre frère jumeau ? J’avoue que je suis un peu perdu…

Alban – Oui, moi aussi…

Eva croit bon d’intervenir pour détourner la conversation.

Eva – Et vous-même, mon Père ? Comment avez-vous fait la connaissance d’Yvette ? Je veux dire de la grand-mère de mon mari ?

Curé – J’étais son confesseur lorsqu’elle était encore adolescente. Je lui ai fait faire sa première communion. Et c’est moi qui l’ai mariée.

Alban – Alors vous connaissiez aussi mon grand-père.

Eva – Oui, puisque monsieur le Curé te dit qu’il les a mariés…

Alban – Bien sûr…

Curé – Bon, je crois qu’il est temps de vous laisser. J’ai quelques paroissiens à qui je dois rendre visite…

Alban – Allons, mon Père, vous allez bien célébrer le Beaujolais nouveau avec nous.

Curé – Je ne pensais pas que ce genre de bacchanales était d’actualité en un moment pareil…

Eva – Croyez-moi, le Beaujolais nouveau, c’est toujours de saison. C’est bien simple, moi j’en bois toute l’année. (Eva vide à nouveau son verre cul sec et semble déjà passablement ivre) Ah, ça fait du bien…

Le curé les regarde l’un et l’autre avec un regard inquiet comme s’ils étaient des démons.

Alban – Allons ! Laissez-vous tenter, Don Patillo ! Ces visites à vos paroissiens, ça peut bien attendre un peu, non ?

Curé – Je crains que non, mon fils, il s’agit d’une extrême onction.

Eva – Ah… Dans ce cas, mon Père… Je vous accorde mon pardon.

Alban – Allez dans la paix du Seigneur.

Le curé bat prudemment en retraite.

Curé – Je reviendrai dans un petit moment pour saluer Yvette.

Alban – Ah oui… Yvette… Mémé… Elle sera certainement très surprise de nous voir réunis tous les trois.

Curé – Ne vous dérangez pas… Je fermerai la porte en partant…

Le curé s’en va.

Alban – Un saint homme.

Eva – Oui. Moi aussi, j’aimerais bien qu’on dise une messe pour moi de mon vivant.

Alban – Ça doit être très émouvant d’assister à ses propres funérailles…

Eva – De voir pleurer devant ses cendres tous ces gens qui vous détestaient quand vous étiez en vie.

Alban – Je pourrais peut-être me débrouiller pour assister incognito à la messe en me cachant derrière un pilier dans le fond de l’église avec des lunettes noires ?

Eva – Il faudrait mettre de la musique, ce serait plus émouvant… Mozart ? Qu’en penses-tu ?

Alban – Ça me ferait vraiment plaisir d’entendre une dernière fois le Requiem de Mozart. Tu sais ce qu’il a dit à propos à propos de cette œuvre ?

Eva – Je crains de composer ce requiem pour moi-même.

Alban – Quelques mois après, il était mort.

Moment de flottement.

Eva – Tu te rends compte qu’on est en train d’organiser tes propres funérailles, là ?

Alban – Oui, et ça commence à me foutre un peu les jetons.

Ils s’efforcent tous les deux de reprendre leurs esprits.

Eva – Bon, ça suffit, il faut en finir tout de suite avec cette comédie, sinon on va vraiment devenir fous.

Alban – Je crois surtout qu’on est déjà un peu bourrés. Mais tu as raison. Je vais tous les appeler un par un.

Eva – Tu as conscience qu’il va falloir rendre son chèque à ton galeriste, renoncer à celui que voulait me faire ma mère, et trouver un autre moyen pour payer nos loyers en retard ?

Alban – Qu’est-ce que tu veux ? Les meilleures choses ont une fin. Même la mort…

Eva – Je n’aurais jamais pensé t’entendre dire ça un jour.

Alban sort. On sonne. Eva va ouvrir. Arrivent Antoine, Gloria et Charline, cette dernière un bouquet de fleurs à la main. Charline peut être une femme ou un homme travesti. Quoi qu’il en soit, son genre sera volontairement ambigu.

Antoine – Bonjour Eva… C’est encore nous…

Gloria – On n’allait pas te laisser toute seule un jour pareil !

Antoine – Eva, je te présente Charline.

Eva – Charline ?

Antoine – C’était… une amie d’Alban. Elle tenait absolument à lui rendre un dernier hommage…

Charline – Bonjour Madame. C’est Antoine qui m’a appris la nouvelle, et… (Elle lui tend son bouquet de fleurs) Tenez, c’était ses fleurs préférées…

Eva – Vraiment ?

Charline – Je l’ai connu aux Beaux Arts. C’était quelqu’un de très délicat. Il arrivait toujours aux séances de pose avec un bouquet.

Eva – Tiens donc ? Je ne savais que mon mari peignait aussi des fleurs…

Charline – En fait, c’était plutôt des nus…

Eva – Ah oui, là je comprends déjà mieux.

Charline – Je posais pour lui lorsque j’étais étudiante. Pour me faire un peu d’argent de poche. C’est comme ça que j’ai connu votre mari. Il avait beaucoup de talent.

Eva – Vous posiez nue pour lui, et il ne s’est rendu compte de rien ? Je sais que l’amour rend aveugle, mais tout de même. Je pensais que les peintres étaient supposés avoir une bonne vue…

Charline – Euh… Oui…

Eva – À moins qu’il ne s’agisse encore d’un problème d’homonymie… Excusez-moi de vous demander ça, Charline, mais… Est-ce que vous avez votre permis poids lourd ?

Les autres semblent un peu pris de court. Heureusement, l’arrivée de Victoire fait diversion. 

Victoire – Bonjour tout le monde. Pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis la belle-mère de notre cher disparu…

Charline tend la main à Victoire.

Charline – Bonjour Madame. Charline…

Charline sert la main de Victoire, qui grimace un peu.

Victoire – Une femme à poigne…

Charline – Je vous présente toutes mes condoléances…

Eva – Charles posait nu pour Alban.

Victoire déshabille Charline du regard.

Victoire (avec un air entendu) – Je vois… Si ce n’est pas malheureux…

Gloria – Oui, c’est une grande perte pour nous tous.

Antoine – C’était mon meilleur ami.

Victoire (tendant un chèque à Eva) – Tiens, je t’ai fait un chèque… Si ça peut contribuer à atténuer ta douleur d’être veuve…

Eva – Merci, mais…

Victoire – En tout cas ça devrait suffire pour payer les frais de l’incinération.

Antoine – Allez, on va se taper un verre de beaujolpif, ça nous remontera le moral. Et je suis sûr qu’Alban n’aurait pas voulu qu’on soit triste à ses funérailles.

Il se sert un verre de Beaujolais, sans servir les autres.

Gloria – C’est vrai. Il aimait tellement la vie, non ?

Eva – Si bien sûr mais…

Charline – Là où il est, je suis sûre qu’il nous regarde en ce moment, et qu’il n’aimerait pas nous voir pleurer.

Alban sort la tête de son placard mais, apercevant Charline, rentre aussitôt dans sa cachette. Antoine lève son verre.

Antoine – À la vie qui continue ! Sans lui…

Ils trinquent.

Gloria – Je sais que ce n’est pas évident pour toi de parler de ça, mais il est mort comment ?

Eva – Je ne sais pas très bien comment vous dire ça mais…

Gloria – Trente-deux ans, c’est quand même très jeune pour mourir…

Charline – Il avait trente-deux ans ?

Victoire – Il était déjà un peu dépressif, non ?

Gloria – Vous voulez dire que…? Non ? Ne me dis pas que… Il s’est suicidé ?

Eva – C’est un peu plus compliqué que ça…

Antoine – Je ne devrais pas dire ça, mais quelque part ça ne m’étonne pas…

Eva – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Antoine – On ne peut pas dire que sa vie était une franche réussite, non ?

Eva – Ah d’accord…

Gloria – Ne le prends pas comme ça… On veut seulement dire qu’il était plutôt du genre… artiste maudit.

Victoire – Enfin surtout maudit.

Charline – Vous savez, Eva, Van Gogh s’est suicidé aussi. Et c’était un immense artiste.

Gloria – Bon, il ne faut pas trop rêver non plus. Il ne suffit pas de se suicider pour devenir un génie de la peinture.

Antoine – Ce n’est pas faux, malheureusement… On peut aussi réussir son suicide après avoir raté sa vie.

Gloria – C’est clair…

Eva est outrée.

Eva – Alors c’est comme ça que vous voyez mon mari ? Un raté ! Au point que sa vie ne vaille même pas la peine d’être vécue ?

Gloria – Pas du tout !

Antoine – On n’a pas dit ça.

Victoire – Reconnais quand même que son suicide, c’est tout ce qu’il aura réussi dans sa vie.

Eva respire un grand coup avant de se lancer.

Eva – D’accord… Et bien je vais tous vous décevoir ! J’ai quelque chose à vous dire…

Gloria – Oui…?

Eva – Alban n’est pas mort. Il est caché dans ce placard. Il va venir nous rejoindre, mais je préférais vous prévenir avant pour vous éviter un choc trop violent…

Elle attend une réaction qui ne vient pas.

Gloria – Bien sûr, Alban est avec nous dans nos cœurs. Et il le restera toujours, n’est-ce pas ?

Antoine – C’est évident.

Eva – Non, je veux dire… Il est vraiment dans ce placard. Vivant.

Les autres échangent un regard embarrassé.

Victoire – Enfin, Eva ! Alban n’est pas dans ce placard à balais, vivant. Il est dans ce vase chinois, mort.

Tous les regards se portent vers l’urne. Alban en profite pour sortir de son placard et sort vers la chambre.

Antoine – Je crois qu’il vaut mieux ne pas la contrarier.

Victoire – Tout à fait…

Gloria lui tend un verre.

Gloria – Tiens, bois quelque chose, ça va te faire du bien. (Plus bas) Je me demande si j’ai bien fait de lui dire que son mari la trompait avec des travelos camionneurs…

Charline – C’est juste un petit passage à vide, Eva. Après un tel choc, c’est normal.

Gloria – Il va te falloir un peu de temps pour faire ton deuil, mais tu verras. Tu finiras par l’oublier.

Eva – Très bien vous l’aurez voulu. (Eva ouvre le placard sans regarder à l’intérieur). Alors ?

Les autres regardent le placard vide. Eva se tourne vers le placard et ne voit pas non plus son mari.

Eva – Allez, Alban, ne fais pas l’enfant, sors de là.

Eva examine le placard et elle est prise de court.

Eva – Je ne comprends pas… Alban ! Mais où est-ce qu’il est passé ?

Embarras général.

Gloria – Mais enfin, Eva, ton mari est mort…

On sonne.

Victoire – Je vais ouvrir…

Victoire sort.

Curé – Bonjour ma fille. Yvette n’est pas encore arrivée ?

Victoire revient avec le curé.

Victoire – Ah Monsieur le curé, vous allez pouvoir nous aider. Je crois que ma fille ne parvient pas encore à accepter qu’elle est veuve…

Eva – Mon Père, vous l’avez vu, vous, le jumeau d’Alban ?

Victoire (au curé en aparté) – Je me demande si ce type ne l’avait pas envoûtée. Vous pourriez peut-être faire quelque chose, vous ? Genre un truc avec un crucifix et de l’eau bénite, comme on voit dans les films d’horreur…

Le curé est un peu dépassé par la situation.

Eva – Armand, son jumeau ! Eh bien ce n’est pas son jumeau. C’est lui… C’est Alban !

Curé – Son jumeau… Ah oui, bien sûr… Artaban…

Eva – Oui bon, Artaban, si vous préférez. Eh bien Artaban n’existe pas !

Tous regardent Eva avec un air navré.

Eva – Mais puisque je vous dis que c’est son grand-père qui est mort !

Antoine – Le grand-père d’Artaban ?

Charline – Mais c’est qui Artaban ?

Eva – Bon écoutez, c’est ridicule. Il ne doit pas être bien loin. Alban ! Alban !

Personne ne vient. Eva sort.

Charline – La pauvre…

Gloria – Ce salopard l’aura vraiment rendue folle…

Antoine – Je crois qu’on ferait mieux de la laisser se reposer un peu.

Gloria – On vous la confie, mon Père.

Curé – Je ferai de mon mieux, mais je vous préviens, je ne fais pas de miracles…

Antoine, Gloria et Charline s’en vont.

Victoire – Eva !

Victoire sort. Le portable du curé sonne, avec une musique religieuse (style orgue ou chants grégoriens).

Curé – Allo ? Ah Yvette ! Oui, oui, j’y suis. Vous vous êtes perdue ? Mais où êtes-vous ? Très bien, ne bougez pas. Je viens vous chercher.

Le curé sort. Alban arrive. Eva revient aussi.

Eva – Pourquoi tu n’es pas venu quand je t’ai appelé ?

Alban – Écoute, je ne voulais pas trop les brusquer en surgissant comme ça tout d’un coup d’un placard !

Eva – Alors tu préfères me laisser passer pour une folle ?

Alban – Avoue qu’il y a de quoi avoir une attaque cardiaque ! Même Jésus Christ, il a attendu trois jours avant de sortir du tombeau. Et encore, avant il a fait courir le bruit de sa résurrection pour ne traumatiser personne…

Eva – C’est ça… Ça n’aurait pas quelque chose à voir avec cette Charline ou ce Charles, plutôt ?

Alban – Je t’assure, il vaut mieux faire ça en douceur…

Eva – Ne bouge pas de là. Ma mère va revenir, pour la douceur, tu vas pouvoir t’entraîner ! Je vais la chercher.

Eva sort.

Alban – Peut-être une occasion de me débarrasser de ma belle-mère, je crois qu’elle a le cœur fragile.

Alban s’allonge par terre, et se recouvre avec un drap (qui peut être une nappe). Martial revient.

Martial – Il y a quelqu’un ?

Martial aperçoit Alban.

Martial – Monsieur Delaroche ?

Victoire revient.

Martial – Alors finalement, il est mort quand même ?

Victoire (interloquée) – Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Je pensais que sa femme avait opté pour l’incinération ?

Martial – Apparemment, elle a changé d’avis…

Victoire – Comment peut-on changer d’avis après une incinération ?

Martial – En tout cas, pour le faire-part, on ne change rien… Bon et bien je repasserai tout à l’heure…

Martial s’en va.

Victoire – Eva !

Eva revient. Alban reste allongé par terre.

Eva – Alors tu vois bien, qu’il est vivant !

Victoire – Regarde toi-même…

Eva – Ce n’est pas vrai !

Victoire – Tu ne l’as pas fait incinérer ? Mais qui est dans cette urne, alors.

Eva – Oh non… Alban !

Alban se lève tel Dracula.

Alban – Ouuuuh…

Victoire – Seigneur Dieu !

Victoire tombe dans les pommes en entraînant dans sa chute l’urne qui tombe par terre.

Eva – Maman ! (Paniquée)Tu crois qu’elle est morte ?

Alban – Je crains que non…

Eva – Tu es un monstre !

Alban – Elle l’a bien cherché, non ?

Eva – Ramasse au moins ton grand-père. Pendant que je ramasse ma mère…

Alban – Pour Pépé, je vais peut-être aller chercher l’aspirateur…

Victoire revient un peu à elle, et aperçoit Alban.

Victoire – Mais alors c’est vrai, vous n’êtes pas mort ?

Alban – Désolé de vous décevoir, Belle-Maman.

Eva – Ne t’inquiète pas, c’est juste une petite erreur des Pompes Funèbres. (À Alban) Va chercher un gant mouillé, toi, tu vois bien qu’elle ne se sent pas bien !

Victoire – Oh, mon Dieu !

Victoire retombe dans les pommes. Alban sort. La grand-mère revient avec le curé.

Yvette – Je voulais passer voir mon mari à sa maison de retraite, mais la standardiste m’a dit qu’hélas, il les avait quitté il y a quelques jours. Je ne sais pas où il a bien pu aller…

Eva – Ils ne vous l’ont pas dit ?

Yvette – Non… Ils avaient l’air un peu embarrassés… Je me demande s’il n’a pas une maîtresse…

Curé – Tout de même, à son âge…

Yvette – On voit que vous ne connaissez pas les hommes… Enfin, je veux dire… En tout cas, merci d’être venu nous soutenir dans cette épreuve, mon Père. C’est un grand réconfort pour nous.

Eva – Oui, n’est-ce pas ?

Yvette (soupirant) – Malheureusement, ce pauvre Alban, lui, nous a quitté pour toujours.

Eva – Pour toujours… Allez savoir…

Curé – Pardon ?

Eva – Un miracle est toujours possible… Jésus lui-même n’est-il pas ressuscité trois jours après sa mort ?

Curé – Oui… Mais lui, on ne l’avait pas fait incinérer.

Yvette – La pauvre enfant… Je crois qu’elle ne parvient pas encore à réaliser…

On entend un bruit à côté. Victoire reprend connaissance.

Eva – Je vous sers un petit remontant ? Je crois que vous n’allez pas tarder à en avoir besoin…

Curé – Merci, mais je ne bois que du vin de messe.

Victoire – Oui, moi je veux bien.

Eva sert un verre à sa mère.

Eva – Prenez des cacahuètes, mon Père.

Le curé prend une poignée de cacahuètes et se met à les manger.

Curé – Cette chère Yvette. (À Eva) Dire que je l’ai fait sauter sur mes genoux. Vous n’avez pas du tout changé.

Yvette – Flatteur…

Curé – Mais dites-moi, vous ne m’aviez pas dit que vous aviez deux petits-fils.

Yvette – Deux petits-fils ?

Curé – Ben oui, les jumeaux !

Yvette – Des jumeaux ? (En aparté à Eva) Je crois que ce pauvre curé commence à perdre un peu la tête… Vous permettez que j’utilise votre salle de bain pour me refaire une beauté ?

Eva – Mais je vous en prie…

Yvette sort. Le propriétaire arrive.

Jacques – J’ai entendu quelque chose de lourd tomber, je m’inquiétais… Tout va bien, Eva ?

Eva – Quelque chose de lourd… Euh… Oui, ne vous inquiétez pas… C’était juste ma mère…

Victoire – Merci pour moi…

Alban revient, un gant de toilette dans chaque main en faisant le fantôme.

Alban – Ouuuuh…

Il se fige en voyant Jacques.

Le curé se signe.

Curé – Jésus, Marie, Joseph…

Jacques – Monsieur Delaroche ? Alors vous n’êtes pas mort ?

Alban – C’est à dire que… Pas tout à fait…

Curé – Je savais bien qu’Alban n’avait pas de frère jumeau…

Jacques – Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Alban – C’est un petit malentendu… Ceci dit, je vous assure que je ne me sens pas très bien, là tout de suite…

Jacques – Mais c’est monstrueux. Faire croire que vous êtes mort simplement pour avoir un délai de paiement pour le loyer ?

Eva – Ce n‘est pas du tout ce que vous croyez, je vous assure…

Jacques – Vous ça va, hein ? Et pour la croûte que vous m’avez refilée tout à l’heure, vous pouvez la garder ! Dès demain, je vous envoie les huissiers.

Il sort.

Victoire – Mais alors qui est mort ?

Eva – Personne.

Alban – Enfin si, mais…

Eva – Ce n’est pas quelqu’un de la famille…

Alban – Ben si, quand même…

Eva – On ne va pas s’en sortir.

Gonzague arrive.

Gonzague – Alors Eva, vous avez réfléchi à ma proposition ? J’ai préparé un projet de faire-part pour le vernissage et…

Il aperçoit Alban.

Gonzague – Alban ! Tu n’es pas mort ?

Alban – Si… Enfin, je veux dire, je l’étais, mais…

Gonzague – Ne me dis pas que tu as organisé ce simulacre d’incinération seulement pour que j’accepte d’organiser la rétrospective de ton œuvre ?

Alban – C’est un peu plus compliqué que ça, je t’assure…

Gonzague – Non mais tu es un vrai psychopathe…

Alban – Mais on la fait quand même cette expo, non ?

Gonzague – Je ne veux plus te voir dans ma galerie, c’est clair ?

Alban – Mais tu disais tout à l’heure que j’étais un génie méconnu !

Gonzague – Je disais ça parce que je te croyais mort !

Gonzague sort. Antoine revient, avec Charline.

Antoine – Charline avait oublié son sac à main… et comme elle a son permis de conduire dedans… (Apercevant Alban) Alban ? Tu n’es pas mort ?

Alban – Eh ben non, désolé.

Antoine – Tu me déçois, Alban… Tu me déçois beaucoup… Mais enfin… Comment as-tu osé nous jouer à tous cette sinistre comédie. Et surtout à moi, ton meilleur ami !

Alban – Mon meilleur ami, tu parles ! Je ne suis pas mort depuis cinq minutes qu’il est déjà en train d’essayer de se taper ma femme !

Antoine – En tout cas, moi, je sais reconnaître une femme quand j’en vois une…

Alban – Salopard !

Alban se jette sur Antoine. Charline s’interpose. Le curé se signe.

Charline (soudain hors d’elle) – Tu vas le lâcher, oui !

Charline empoigne fermement Antoine et l’envoie voler dans le décor, au grand étonnement de tous.

Charline (reprenant son calme) – Je ne supporte pas la violence…

Eva – Ah oui, ça se voit…

Antoine – Je préfère encore m’en aller, tiens… Mais sache que désormais je ne suis plus ton meilleur ami. D’ailleurs, je ne suis plus du tout ton ami.

Charline – Et sachez qu’on peut très bien rester féminine quand on a son permis poids lourd.

Antoine et Charline sortent. Alban semble complètement abattu.

Alban – J’ai la désagréable impression que tout le monde m’en veut de ne pas être mort...

Eva – Tout va rentrer dans l’ordre, tu vas voir…

Alban – Tu parles… On est au bord du divorce, on est fâché avec ce qui nous restait de famille, on a perdu tous nos amis, je n’ai plus de galeriste, les huissiers seront là demain…

Curé – Et si c’était en mon pouvoir, je vous ferai excommunier sur le champ ! C’est une honte…

Yvette revient de la salle de bain mais ne voit pas tout de suite Alban.

Yvette – Eh ben vous en faites une tête.

Eva (en aparté à Alban) – Il reste encore à annoncer à ta grand-mère qu’elle est veuve…

Yvette aperçoit Alban.

Yvette – Bonjour Monsieur… (Elle reconnaît Alban) Oh mon Dieu ! Mais alors c’était vrai, mon Père ! Alban a un frère jumeau ?

Alban – Euh… Non, Mémé… Pas exactement…

Yvette – Mais alors ça veut dire que… Alban ? Tu es vivant !

Eva – Oui… Hein ? C’est amusant.

Curé – Je dirais même plus, c’est un vrai miracle…

Yvette – Mon petit-fils, ressuscité après avoir été incinéré ! C’est vous qui êtes responsable de ce miracle, mon Père ?

Curé – Hélas non Yvette, si j’avais ce pouvoir, on m’aurait déjà canonisé depuis longtemps… Il faudra quand même me préciser pour qui je dois dire une messe dimanche.

Eva – C’est juste un petit malentendu…

Curé – En attendant, vous permettez que j’aille me laver les mains ? Je ne fais pas de miracles, mais les extrêmes onctions, ça peut aussi être extrêmement salissant, parfois.

Eva – Je vous en prie, mon père, c’est par ici…

Curé – Ah moins que ce soit les cacahuètes…

Le curé sort. Yvette regarde l’urne.

Yvette – Mais alors qui est dans le vase chinois ?

Alban – Quelqu’un que tu ne connais pas.

Eva – Ben si quand même.

Martial revient et s’adresse à Eva.

Martial – Ah, Madame Delaroche. Je voulais savoir ce que vous aviez décidé en ce qui concerne le corps de votre mari. (Martial aperçoit Alban) Monsieur Delaroche ? Mais je vous croyais mort. Il faudrait quand même finir par vous décider…

Alban – Puisque je vous dis que c’est mon grand-père, le défunt !

Yvette – Ton grand-père ?

Eva – Oui, votre mari, Yvette.

Yvette – Ah d’accord…

Eva – Désolée, vraiment. Nous ne savions pas comment vous annoncer ça.

Martial – Donc pour finir, voilà la veuve… Chère Madame, au nom des Pompes Funèbres, je vous présente toutes nos condoléances.

Alban – Bon, vous pouvez nous laisser, s’il vous plaît ?

Martial – J’y vais… Et pour la facture, je…

Alban lui lance un regard assassin.

Martial – Nous verrons cela plus tard, vous avez raison…

Martial sort. Yvette n’a pas l’air très affectée. Elle tend son verre.

Yvette – Eh bien moi, je prendrai bien un petit coup de rouquin.

Eva la sert.

Alban – Ça n’a pas l’air de te bouleverser, Mémé, d’apprendre que tu es veuve…

Eva – Dire qu’on a fait tout ça aussi pour la ménager…

Yvette – Il faut bien partir un jour… Et puis il était très vieux, non ?

Eva – Cent deux ans.

Yvette – Écoute, Alban. Je peux bien te le dire, maintenant qu’il est mort…

Alban – Quoi encore ?

Yvette – Ton grand-père… n’était pas vraiment ton grand-père.

Alban accuse le coup.

Alban – Comment ça, pas vraiment mon grand-père ?

Yvette – Disons que… ton père n’était pas le fils biologique de ton grand-père.

Alban – Alors mon grand-père n’était pas vraiment mon grand-père.

Yvette – C’est ce que j’essayais de te dire, en effet.

Alban – C’est curieux, tu vois, mais alors ça, ça me soulagerait plutôt, de ne pas avoir un grand-père collabo…

Eva – Donc, si je comprends bien, le père d’Alban est le fruit d’une relation extraconjugale.

Yvette – Ton vrai grand-père est un homme que j’ai connu bibliquement quelques mois avant mon mariage à l’église.

Eva – Et j’imagine que c’est ça qui a un peu précipité la cérémonie…

Alban – Je vois… Donc, avec le Vichyssois, c’était plus un mariage de raison qu’un mariage d’amour.

Eva – Et c’est pour ça que tant d’années après vous ne partagiez pas la même maison de retraite.

Alban – Mais alors c’est qui, mon grand-père ?

Yvette – C’est… C’est difficile à dire…

Alban – Ne me dis pas que c’était un officier SS et que tu as épousé Pépé pour éviter de te faire tondre à la libération…

Yvette – Mais non, voyons, qu’est-ce que tu vas chercher…

Alban – Ou bien que je suis le petit-fils caché du Maréchal Pétain ! Tu m’as dit qu’il était témoin à votre mariage…

Yvette – En fait, ton grand-père est toujours vivant.

Eva – Tu vois Alban, finalement, c’est une bonne nouvelle… Tu perds un grand-père mort, mais tu en retrouves un autre bien vivant.

Alban – Alors je vais pouvoir le rencontrer ?

Yvette – En fait, tu l’as déjà rencontré.

Alban – Ah oui…?

Yvette – Mais ton grand-père n’est pas au courant qu’il a un petit-fils.

Eva – On se croirait dans les Feux de l’Amour…

Alban – Ah d’accord… Mais je vais pouvoir le voir quand même…

Yvette – Dès qu’il sera revenu de la salle de bain.

Stupeur d’Alban.

Eva – Je comprends mieux quand vous disiez l’avoir connu bibliquement.

Yvette – Vu son état, tu comprendras qu’il est préférable qu’il continue à ignorer qu’il a un petit-fils.

Le curé revient de la salle de bain.

Curé – Je ne sais pas si le moment est bien choisi pour vous dire ça, mais je me permets de vous signaler que vous avez une petite fuite sous le bénitier de la salle de bain…

Alban – Le bénitier ?

Curé – J’ai dit le bénitier ? Pardon, je voulais dire le lavabo, bien sûr.

Alban – Une fuite… Si, si, le moment est très bien choisi, mon Père, au contraire…

Eva (en aparté à Alban) – Tu ne pourras pas l’appeler grand-père, mais tu pourras toujours l’appeler mon Père…

Curé – Bon, je crois que nous allons vous laisser, mes enfants. Nous avons tous eu assez d’émotions comme ça pour aujourd’hui…

Alban – C’est ça. Au revoir mon Père…

Curé – Vous venez Yvette ?

Yvette – Je vous suis, mon Père…

Curé (à Alban) – Je ferai aussi une prière pour vous. Il me semble que vous en avez bien besoin…

Yvette – Bon, et bien j’ai été ravie de te revoir à l’occasion de ta crémation, Alban.

Yvette et le curé s’en vont.

Alban – Je pensais être le petit-fils d’un collabo, je suis celui d’un curé intégriste… Je ne suis pas sûr d’avoir gagné au change.

Ils restent un instant abattus tous les deux.

Eva – Au moins, on va enfin pouvoir bouffer notre pizza tranquillement… Je vais la remettre au four…

Le portable d’Eva sonne.

Alban – Tu vois, tu as parlé un peu vite…

Eva regarde l’écran de son téléphone.

Eva – C’est un SMS… Un message des Pompes Funèbres…

Alban – Je crains le pire.

Eva – Non, non, tu vas rire mais c’est plutôt une bonne nouvelle.

Alban – Une bonne nouvelle de la part des Pompes Funèbres ? Je serais curieux de savoir ce que ça peut bien être.

Eva (lisant) – « Erreur des Pompes Funèbres en Votre Faveur »…

Alban – On dirait une carte chance au Monopoly.

Eva – Ils ont étudié notre dossier, et ils reconnaissent une partie de leurs torts. Ils sont prêts à faire un geste commercial.

Alban – Ah oui ? Et qu’est-ce qu’ils proposent ? Si au moins ça pouvait nous permettre de payer une partie de nos loyers en retard et d’éviter l’expulsion…

Eva – Ils nous font cadeau du vase chinois.

Alban – Comme tu disais tout à l’heure… On pourra toujours en faire un porte-parapluie…

Eva – Reste à savoir ce qu’on va faire de ton grand-père pétainiste.

Alban – Remarque, finalement, ce n’est pas vraiment mon grand-père. C’est seulement le mari de ma grand-mère.

Eva – Un mari cocu.

Alban – Doublé d’un collabo…

Perplexes, ils considèrent un instant tous les deux l’urne chinoise.

Eva – Ok, je vais chercher l’aspirateur…

Alban – J’irai vider le sac.

Eva – Ça fait toujours du bien de vider son sac…

Noir. Bruit d’aspirateur.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Mai 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-56-7

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Sur un plateau

Comédie de Jean-Pierre Martinez

7 à 14 comédiens

2H/5F, 3H/4F, 4H/3F, 5H/2F, 6H/1F
2H/10F, 3H/9F, 4H/8F, 5H/7F, 6H/6F, 7H/5F, 8H/4F, 9H/3F
2H/11F, 3H/10F, 2H/12F, 3H/11F, 4H/10F

L’animateur d’une obscure chaîne du câble reçoit un homme politique dont il doit assurer la promotion. Mais l’interview ne va pas se dérouler comme prévu…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Sur un Plateau

14 personnages :

Marc-Antoine (ou Marie-Chantal) : Président(e)
Donald (ou Daisy) : Vice-Président(e)
Gégé : Technicien ou technicienne
Momo : Technicien ou technicienne
Bruno : Animateur
Delphine : Assistante
Charles : Homme politique
Claud(in)e : Invité(e)
Philippine : Invité(e)
Cassandra : invitée
Ramirez : Commissaire (homme ou femme)
Sanchez : Inspecteur ou inspectrice
Samantha : Stagiaire
Dominique : Spectateur ou spectatrice

Distribution possible (premier acte seulement)

2H/5F, 3H/4F, 4H/3F, 5H/2F, 6H/1F

Distribution possible (prologue et deux actes)

2H/10F, 3H/9F, 4H/8F, 5H/7F, 6H/6F, 7H/5F, 8H/4F, 9H/3F
2H/11F, 3H/10F,2H/12F, 3H/11F, 4H/10F

***

ACTE 1

La scène figure le plateau de tournage d’une improbable chaîne du câble dont le nom figure sur un panneau contre le mur du fond : Canal Direct Plus. Le plateau est pour l’heure vide, à l’exception d’une table basse sur laquelle sont posés trois micros. Un technicien arrive en bleu de travail. Il porte un fauteuil. Il inspecte rapidement les lieux pour vérifier qu’il est au bon endroit.

Gégé – Momo !

Momo (off) – Ouais ?

Gégé – Une Volonté, Un Destin, c’est bien le plateau numéro 2 ?

Momo – Ouais.

Gégé – Ben faudrait s’affoler le minou là, on est à l’antenne dans un quart d’heure.

Gégé pose le fauteuil d’un côté de la scène. Momo, également en bleu de travail, arrive avec un autre fauteuil. Selon les besoins de la distribution, Gégé et Momo pourront indifféremment être des hommes ou des femmes (au look un peu masculin).

Momo – Eh, je ne suis pas Dieu, moi, je ne peux pas être partout. (Il pose le fauteuil en face de l’autre) Et puis il n’y a pas le feu au lac. L’invité de l’émission est encore au maquillage…

Gégé – Elle est où, la caméra ?

Momo (désignant la régie) – Là bas.

Gégé interpelle la régie.

Gégé – Ça va les fauteuils ? Plus au centre ?

Momo et Gégé rapprochent un peu les fauteuils.

Gégé – C’est qui l’invité, aujourd’hui ?

Momo – Un politicien.

Gégé – Qui ça ?

Momo – Je ne sais plus…

Gégé – À droite ou à gauche ?

Momo – Au centre, il me semble. Mais bon, maintenant, la droite, la gauche…

Gégé – Je te parle des fauteuils, abruti. Il va s’asseoir à gauche ou à droite, ton centriste ?

Momo – C’est ça le problème avec les centristes. On ne sait jamais d’avance de quel côté ils vont siéger…

Gégé – Tu crois vraiment qu’on a le temps de rigoler ?

Momo – D’habitude, l’invité du jour s’assoit là. Et les autres trous du cul s’asseyent en face de lui à tour de rôle.

Gégé – Et l’animateur ?

Momo – T’as raison, il manque un fauteuil.

Gégé – Ben ouais, il me semble…

Momo sort.

Gégé – Il est con, lui.

Momo revient avec un fauteuil qu’il pose au centre entre les deux autres.

Momo – Et voilà.

Gégé – Tiens, assieds-toi là.

Momo s’assied à la place de l’invité et Gégé sur le siège de l’animateur.

Momo – Ok. Je fais l’invité, alors.

Gégé interpelle à nouveau la régie.

Gégé – Tu nous entends, là ? Ok. On fait un essai de micro. (À Momo) Alors, Monsieur Ducon de la Tronche en Biais, vous nous aviez promis pendant votre campagne électorale que les impôts allaient baisser et que les salaires allaient augmenter. Or c’est exactement le contraire qui s’est passé. Comment osez-vous encore montrer votre tête de nœud à la télévision ?

Momo – Cher ami, il ne faut pas voir les choses d’une façon aussi simpliste et caricaturale. En réalité, au-delà des apparences parfois trompeuses, la situation de la France est loin d’être aussi catastrophique que l’opposition voudrait nous le faire accroire…

Gégé – Bon ben on dirait que ça marche.

Momo – Ouais…

Gégé – Le spectacle va pouvoir commencer…

Momo – Quand les clowns seront sortis du maquillage…

Gégé – Et l’animateur, c’est qui, pour Une Volonté, Un Destin ?

Momo – Ben c’est l’autre crétin, là. Celui qui vient d’arriver.

Gégé – Celui qui s’est fait virer de France 2 ? Je pensais qu’il en profiterait pour prendre sa retraite anticipée du côté de Saint-Rémy-de-Provence…

Momo – Qu’est-ce que tu veux ? Le câble, maintenant, c’est la retraite chapeau du service public.

Gégé – Ouais. Aujourd’hui, même les anciens ministres se recasent en animateur télé.

Momo – Regarde Roselyne Bachelot.

Gégé – Du temps de l’ORTF, c’était le contraire.

Momo – Le contraire ?

Gégé – C’est les présentateurs télé qui se recasaient dans la politique. Regarde Noël Mamère !

Momo – C’est sûr que Roselyne Bachelot, elle n’aurait jamais pu faire présentatrice du temps où la télé était encore en noir et blanc.

Gégé – Tiens, voilà le présentateur vedette, justement…

Bruno, l’animateur arrive, genre vieux beau, aimable comme un animateur.

Bruno – Alors Messieurs, ça va comme vous voulez, j’espère. Parce qu’on n’est pas en avance, là…

Gégé – La faute à qui ? On n’a même dû faire la balance nous-mêmes. Il a fini de se faire belle, votre centriste ?

Bruno – Je ne suis que présentateur… Et il y a des clients qui demandent un plus de maquillage que d’autres pour être présentables… Les caméras sont en place ?

Momo – Ouais, ouais, ça baigne.

Bruno – Qu’est-ce qu’on ferait sans les caméramans ?

Gégé – De la radio, probablement.

Bruno – Ah, ah, ah ! Excellente… Ça me rappelle ma jeunesse, quand je faisais mes débuts sur une radio périphérique. Je vous ai déjà raconté la première fois où j’ai rencontré Michel Drucker ?

Gégé (le coupant) – Bon excusez-nous, mais on a du boulot, nous.

Gégé et Momo sortent.

Bruno – Du boulot… Quel bande de branleurs. Un qui bosse et deux qui regardent, oui… (Appelant en direction des coulisses) Delphine ? (Sortant son portable) Qu’est-ce qu’elle fout encore, cette dinde ?

Son assistante Delphine arrive, jeune et jolie, vêtue d’une façon plutôt provocante.

Bruno – Ah Delphine ! Ça roule ma poule ? Justement, j’allais vous biper…

Delphine (aguicheuse) – Je suis là, Docteur. Prête à satisfaire tous vos désirs…

Bruno – Et l’invité, il est prêt ?

Delphine – Oui, oui, il arrive…

Bruno – Les politiciens, je te jure. Question maquillage, c’est pire que les gonzesses.

Delphine – Surtout que là, il y a du boulot…

Bruno – Il m’a même fait jurer de le faire asseoir à droite parce que c’était son meilleur profil. Vous voyez le tableau…

Delphine – Moi, en tout cas, je ne peux pas l’encadrer…

Bruno – Ce n’est pas un cadeau, je sais, mais bon… Ce sera peut-être notre prochain président ! Figurez-vous qu’on était à Sciences Po ensemble. Il avait déjà les dents qui rayaient le plancher.

Delphine – Il est d’une prétention ! Et d’un machisme !

Bruno – Ah, ça ce n’est pas bien… Il ne vous a pas manqué de respect, au moins ?

Delphine – Il a demandé à la stagiaire de lui apporter une tisane au miel pour s’éclaircir la voix avant l’émission. Et vous savez quoi ? Il l’a renvoyée parce qu’elle n’était pas assez chaude !

Bruno – Pas assez chaude ? Qui ? La tisane ou la stagiaire ? (Il rit bruyamment) Il faut dire que je l’ai croisée ce matin, Samantha, elle est plutôt… (Devant le regard réprobateur de son assistante) Bon… Il nous reste une minute. On voit les derniers détails ensemble ?

Delphine – J’allais vous le proposer…

Bruno – Et les prolos qu’il a convoqués pour faire son apologie, ils sont tous là ?

Delphine sort une liste.

Delphine – Oui… Enfin, justement, je voulais vous en parler…

Bruno – Oui ben on n’a plus le temps là, ma chérie. Faites voir… (Bruno lui prend la liste des mains et y jette un regard rapide). J’imagine que dans le tas, il y a la maîtresse d’école qui lui a procuré ses premiers émois amoureux, son copain d’internat qui lui a appris comment s’astiquer le manche et l’amie de sa mère qui l’a dépucelé… Je déconne…

Charles, l’homme politique, arrive, une tasse à la main.

Bruno – Charles ! Comment vas-tu ?

Charles – Mais très bien Bruno, et toi ?

Bruno – Désolé, je n’ai pas pu venir te saluer au maquillage, mais on est un peu à la bourre… On t’a proposé un café ?

Charles – Jamais de café, ça noircit les dents… J’ai aussi arrêté de fumer et je fais un petit régime.

Bruno – Ah oui, ça se voit.

Charles – Mon conseil en communication me dit que quand on a des ambitions politiques, il vaut mieux avoir les dents blanches et ne pas avoir l’air trop bien nourri.

Bruno – C’est clair.

Charles – Euh… Non… C’est Pierre.

Bruno – Pierre ? C’est qui Pierre ?

Charles – Mon conseil en communication.

Bruno – Ah, oui… C’est clair.

Charles – C’est curieux de se retrouver ici, non ? Ça fait des années…

Bruno – C’est ce que j’étais en train de dire à Delphine, justement. On était encore étudiants à Sciences Po.

Charles – Moi, c’était l’ESSEC.

Bruno – C’est ça. On était encore jeunes et beaux. C’était le bon temps !

Charles – Et oui…

Bruno – En tout cas, elles ne t’ont pas loupé, hein ? Tu es maquillé comme une voiture volée !

Charles – Je compte sur toi pour éviter ce genre de blagues quand on sera à l’antenne. Déjà que les politiques sont un peu mal aimés…

Bruno – Tu sais ce qu’on dit : Mieux vaut être mal aimé que mal bai… (Il s’interrompt en croisant le regard de Delphine) Au fait, tu connais Delphine ? C’est mon assistante…

Charles – Oui, oui, on s’est croisé, mais… Je ne savais pas que c’était ton assistante…

Bruno – Pour moi, c’est beaucoup plus qu’une assistante, crois-moi… Mais ne t’avise pas de me la piquer, hein ?

Charles – Tu n’as pas changé, toi…

Bruno – Bien sûr à l’antenne on se vouvoie.

Charles – Sinon on va encore parler des relations incestueuses entre le politique et le médiatique.

Bruno – Si tous les hommes politiques n’épousaient pas des femmes journalistes aussi !

Delphine – Le jour où ce sera le contraire, on aura fait un grand pas vers l’égalité des sexes…

Bruno – Ah… Elle est bonne celle-là ! Vous imaginez Martine Aubry remariée avec Laurent Delahousse ! (Les deux autres ne rient pas) Bon assez rigolé, il va falloir y aller mon vieux… On passe à l’antenne dans cinq minutes…

Charles – Tout est prêt alors ?

Bruno – Oui, oui, ne t’inquiète pas… Delphine m’a donné la liste de tes invités-surprise, soigneusement préparée par ton dircom.

Delphine – Justement, je voulais vous en parler…

Bruno lui prend la liste des mains.

Bruno – Voyons voir… Alors, qui on a en premier… Madame Carpentier…

Charles – Madame Carpentier ? C’est qui ça ? Je n’ai jamais donné ce nom là sur ma liste d’invités-surprise !

Delphine – C’est à dire que… Avec cette épidémie de gastro, en ce moment, on a eu pas mal de désistements et… Il a fallu remplacer quelques-uns de vos invités…

Charles – Comment ça remplacer ? Vous en avez parlé avec Pierre ?

Bruno – C’est qui Pierre ?

Charles – Pierre ! Mon conseil en communication, bordel !

Delphine – C’est à dire que… On a du faire ça au dernier moment…

Bruno – Ne t’inquiète pas Charles, tout est sous contrôle… On a l’habitude, tu sais… On gère… Et puis comme ça, au moins, ce sera vraiment des invités-surprise !

Charles – Je déteste les surprises… Si je suis arrivé là où j’en suis aujourd’hui, figure-toi, c’est parce que je n’ai jamais rien laissé au hasard…

Bruno – Cool… Détends-toi… Tu veux que j’appelle la stagiaire pour te faire un petit massage avant l’émission ? Elle est très douée, tu sais…

Charles – Parlons-en de la stagiaire. Cette tisane qu’elle m’a donnée, ça me donne envie d’aller aux toilettes… J’ai encore le temps, non ?

Bruno – Oui, oui, vas-y… C’est par là… Mais dépêche-toi quand même…

Charles pose sa tasse sur la table et sort.

Bruno – Mais qu’est-ce que vous avez foutu, bordel ? Vous auriez pu m’en parler !

Delphine – J’ai essayé, mais…

Bruno – Bon, de toute façon, on n’a plus le temps…

Delphine fait un signe de tête discret en direction du public.

Delphine – Euh… Il faudrait peut-être que vous leur disiez un petit mot avant de commencer…

Bruno – Ah oui, c’est vrai, je les avais oubliés, ceux-là…

Bruno s’adresse au public avec un grand sourire.

Bruno – Mesdames et messieurs, bonjour. Et bienvenue dans les studios de Canal Direct Plus. Comme vous le savez, vous allez assister à la diffusion en direct de notre émission Une Volonté, Un Destin sur notre chaîne du câble. Donc, vous pouvez applaudir de temps en temps si vous voulez, et c’est même recommandé (Delphine montre une pancarte sur laquelle est inscrit « applaudissements »). Mais autrement, vous ne faites pas trop de bruit, d’accord ?

Delphine – Alors si vous voulez vous moucher, ou tousser, ou vous étrangler avec votre pop corn, c’est maintenant.

Bruno – Pas de bébés asthmatiques dans la salle ? Ou de personnes âgées qui respirent avec un appareil trop bruyant ? Ou de belles-mères trop bavardes ? Sinon, c’est le moment d’aller les déposer à l’accueil. On vous les rendra à la sortie.

Assistant – Pour les téléphones portables, c’est pareil.

Bruno – N’oubliez pas de mettre une petite étiquette dessus pour éviter les erreurs quand on vous les rendra.

Delphine – Bruno parlait des portables, bien sûr.

Bruno – Vraiment, pas de regrets ?

Delphine – Alors c’est parti !

Charles revient.

Bruno – Ah, Charles, ça y est ? On a fini son petit pissou ? Bon alors on va pouvoir lancer l’émission…

Charles semble découvrir la présence du public .

Charles (à voix basse) – C’est qui tous ces gens ?

Bruno – Ben c’est le public.

Charles – Le public ? Pour quoi faire le public ?

Delphine – L’émission est en public.

Charles – Je ne savais pas que c’était en public…

Bruno – Ce sont tes électeurs, Charles ! C’est important qu’ils soient là…

Charles – Mes électeurs ? Vous avez bien vérifié avec mon conseil en communication qu’ils avaient tous voté pour moi ?

Bruno – Je voulais dire des électeurs en général. Si tu veux être le prochain président, mon vieux, ce sont ces gens-là que tu dois convaincre ! Le peuple de France ! C’est à eux que tu dois t’adresser ! Et Canal Direct Plus est là pour t’y aider !

Gégé revient.

Gégé – Bon, je ne voudrais pas vous bousculer, mais on passe à l’antenne dans trente secondes là, alors si vous pouviez vous asseoir à vos places et arrêter de jacasser…

Bruno – Ok… Si la technique est prête, alors on y va…

Ils prennent place dans les fauteuils. Delphine, en retrait du champ des caméras, fait le compte à rebours avec les doigts : cinq, quatre, trois, deux, un, zéro… Générique de l’émission. Puis elle donne le signe du départ en pointant du doigt le présentateur pour lui dire que c’est à lui.

Bruno – Cher public fidèle, et toujours plus nombreux, bonjour ! Très heureux de vous accueillir à nouveau sur le plateau de Une Volonté, Un Destin. Notre invité du jour, vous le connaissez, c’est l’un de vos élus, et un homme politique qui monte : Charles Dalencourt. Monsieur Dalencourt bonjour !

Charles – Bonjour Bruno, et bonjour à tous. Merci de m’avoir invité sur ce plateau…

Bruno – Monsieur Dalencourt, vous êtes actuellement Député des Français de l’Étranger, une circonscription injustement méconnue, mais il est vrai plus difficile à situer sur une carte que la Corrèze ou le Calvados…

Charles – Il est pourtant essentiel que ceux de nos compatriotes qui participent au rayonnement de la France dans le monde soient dignement représentés au Parlement.

Bruno – Et cher public, il est nécessaire de préciser que Monsieur Dalencourt, en parlant de nos compatriotes de l’étranger, ne fait pas seulement référence à Charles Aznavour, Gérard Depardieu ou Yannick Noah, mais aussi à tous ces ingénieurs français anonymes qui exportent de par le monde ce que l’industrie française a de meilleur à proposer en matière d’avions militaires ou de centrales nucléaires…

Charles – Je considère en effet tous ces anonymes comme les soldats inconnus de la mondialisation.

Bruno – Belle formule, Charles, et qui me fournit une transition facile. Ce n’est un secret pour personne que l’on parle de vous pour le Ministère des Armées ou le Ministère de l’Intérieur, et vous ne cachez pas vos ambitions pour la prochaine présidentielle.

Charles – Chaque chose en son temps, Bruno. Et je n’ai pour l’instant qu’un seul but : servir la France du mieux possible à la place qui est la mienne aujourd’hui.

Bruno – Cette modestie vous honore, Monsieur Dalencourt. En tout cas, cette émission permettra sans doute au grand public de vous connaître un peu mieux. En effet, si les Français de l’Étranger qui vous ont élu ont une image assez précise de votre parcours politique, les autres découvrent peut-être aujourd’hui votre visage.

Charles – J’espère qu’ils ne seront pas déçus…

Bruno – À vous de leur montrer votre meilleur profil, Charles ! Quoi qu’il en soit, si les Français connaissent le personnage politique, ils ignorent tout de l’homme. Qui est assez discret, il faut bien le dire…

Charles – En effet, je n’aime pas beaucoup parler de moi. Mais je crois que c’est une nécessité de nos jours de savoir se mettre un peu en avant. Et mes concitoyens, qui m’ont placé aux responsabilités que j’occupe aujourd’hui, ont le droit de savoir qui je suis…

Bruno – Sans plus tarder, Monsieur Dalencourt, nous recevons le premier de nos invités-surprise. Invitée qui, n’en doutons pas, nous permettra d’éclairer votre personnalité sous un jour un peu plus personnel… puisqu’il s’agit de votre ancienne maîtresse !

Le visage de Charles se décompose.

Charles – Ma maîtresse…

Entre une dame d’âge mûr, éventuellement avec un accent du terroir. Depuis le côté de la scène, Delphine montre au public la pancarte sur laquelle est inscrit « applaudissements ». Bruno jette un regard à sa fiche.

Bruno – Bonjour Claudine, et bienvenue dans notre émission Une Volonté, Un Destin !

Charles semble surpris, mais prend sur lui.

Bruno – Charles, j’imagine que vous reconnaissez Claudine… même si quelques années ont passé depuis la dernière fois où vous vous êtes vus…

Charles – Oui, oui, bien sûr… Enfin, non… C’est à dire que… Claudine ?

Bruno – Depuis toutes ces années, elle a un peu changé, elle aussi. Elle est maintenant à la retraite. Mais oui, Charles, c’est bien votre maîtresse d’école ! Claudine ! Que vous avez connue à l’époque où vous usiez vos fonds de culotte sur les bancs de l’École Jules Ferry de Fontenay-aux-Roses…

Charles – Ah oui, bien sûr… Madame Carpentier, évidemment… C’est pour ça que le nom de Claudine…

Bruno – Tout d’abord, Claudine, est-ce que Charles était un élève brillant ?

Claudine – Brillant ? Mon Dieu… Non, je dirais plutôt… Moyen. Voilà, c’était un élève juste dans la moyenne. Un peu en dessous, peut-être.

Bruno – Et bien dites-moi, Claudine, on dirait qu’il s’est bien rattrapé, n’est-ce pas ? Comme quoi tous les cancres à l’école primaire conservent une bonne chance de devenir Président de la République un jour dans notre beau pays…

Claudine – Oui…

Bruno – Alors Claudine, décrivez-nous un peu comment était Charles quand il était enfant. Quel adjectif vous vient d’abord à l’esprit pour qualifier le jeune garçon qu’il était à l’époque ?

Claudine – Un adjectif ?

Bruno – Oui… Ou plusieurs, si vous préférez.

Claudine – Ce n’est pas facile…

Bruno – Essayez quand même… Sans trop réfléchir…

Claudine réfléchit.

Claudine – Sournois.

Bruno – Pardon ?

Claudine – Oui… Je ne dirais pas qu’il était méchant, ça non. Mais sournois, vous voyez ?

Bruno – Oui, enfin…

Claudine – Faux cul, si vous préférez.

Bruno essaie de le prendre avec humour pour dédramatiser.

Bruno – Je ne sais pas ce que Charles préférera, en effet…

Charles – C’est vrai que je n’étais pas un enfant très sage, je le reconnais volontiers… Comme tous les garçons de mon âge, j’imagine…

Claudine – Disons que… Quand il faisait une bêtise, il se débrouillait toujours pour que quelqu’un d’autre porte le chapeau à sa place, vous voyez ?

Bruno – Je vois, Claudine… Et bien merci pour ce premier témoignage qui n’en doutons pas…

Claudine – Une fois, je me souviens, il avait cassé le bras d’un nain en jouant au ballon pendant la récréation…

Bruno – Un nain ? Monsieur Dalencourt étudiait dans une école pour nains ?

Claudine – Non, mais pas un vrai nain. Un nain en porcelaine. Un nain de jardin, si vous préférez. Il était juste au milieu du parterre de fleurs, dans la cour de récréation.

Bruno – Ah, oui… Je me disais aussi… Une école pour nains. Vous n’avez rien de Blanche Neige, n’est-ce pas Claudine ?

Claudine – Bref, Monsieur Charles avait cassé le nain. C’était Joyeux, mon préféré. Je me demande si ce petit salaud ne l’avait pas fait exprès. Et bien il s’est arrangé pour faire accuser un de ses camarades à sa place…

Bruno – Allons, Claudine, nous n’allons pas accabler davantage ce pauvre Charles… Il est humain de ne pas vouloir payer les pots cassés… Et après tout, il y a prescription, n’est-ce pas ? D’ailleurs, je suis sûr que Charles a sincèrement regretté plus tard ce fâcheux incident… Et cela nous montre surtout que c’est un homme comme tout le monde, parfaitement normal, avec ses défauts et surtout ses qualités.

Claudine – En tout cas, il n’a pas changé…

Bruno – Et bien merci Claudine pour ce témoignage…

Claudine – Je me souviens d’une autre histoire…

Bruno – Une autre fois Claudine… Nous avons encore beaucoup d’autres invités, et…

Claudine s’en va, emmenée presque de force par Delphine, sous le regard courroucé de Charles, qui tente cependant de faire bonne figure. Depuis le côté de la scène, Delphine montre au public la pancarte « applaudissements ».

Bruno – Et bien Charles, ce sont les joies du direct ! Au moins on ne pourra pas nous accuser d’avoir trié les invités sur le volet !

Charles – Tout à fait, Bruno…

Bruno – Alors, un peu d’émotion en revoyant votre chère maîtresse, tant d’années après ?

Charles – Bien sûr, c’est très émouvant pour moi de revoir Claudette…

Bruno – Claudine…

Charles – Je crains malheureusement que cette pauvre femme n’ait plus toute sa tête.

Bruno – Et bien sans plus tarder, Charles, nous recevons notre deuxième invité.

Depuis le côté de la scène, Delphine montre au public la pancarte « applaudissements ». Entre une femme plutôt jeune, avec un accent étranger. Le rôle de Philippine peut aussi être joué par un homme à la sexualité ambiguë.

Charles – Philippine ?

Bruno – Ah, celle-ci au moins, vous la reconnaissez…

Charles – Oui, enfin…

Bruno – Alors, Philippine ? Vous étiez la colocataire de Charles lorsqu’il était étudiant, je crois.

Philippine – Philippine, en fait, c’est un surnom… Parce que je viens des Philippines… Et que Monsieur Charles n’arrivait pas à prononcer mon vrai nom…

Bruno – Dans ce cas, quel est votre véritable prénom ?

Philippine – Zasstermadmarmo. C’est un prénom d’origine tibétaine qui désigne la Déesse de la Richesse.

Bruno – Zasster… Et bien je crois que nous continuerons à vous appeler Philippine, n’est-ce pas ? Alors Philippine, quel genre de colocataire Charles était-il ?

Philippine – Très soigneux.

Bruno – Le goût de l’ordre, c’est plutôt un bon point pour un futur Ministre de l’Intérieur…

Philippine – Je dirais même qu’il était un peu… maniaque.

Bruno – Maniaque ?

Philippine – Il fallait que ses pantalons soient toujours impeccablement repassés. Avec le pli juste au milieu. Pour que ça tombe exactement sur le pompon de ses mocassins.

Bruno – Parce que c’était vous qui lui repassiez ses pantalons ? Eh bien dites-moi, Philippine, j’aurais rêvé d’avoir une colocataire comme vous lorsque j’étais étudiant…

Philippine – J’étais plutôt sa femme à tout faire, en réalité…

Bruno – À tout faire ? Dans ce cas, Philippine, vous n’êtes pas seulement la colocataire parfaite, vous êtes la femme idéale !

Philippine – Comme j’étais sans papier, je ne pouvais même pas louer une chambre de bonne à mon nom… Alors Monsieur Charles m’a recueillie chez lui…

Bruno – Ce qui prouve sa générosité…

Philippine – En échange, j’effectuais quelques tâches ménagères…

Bruno – Je vois… De petits arrangements entre amis, somme toutes…

Christelle – Monsieur Charles avait aussi recours à mes services lorsqu’il se sentait un peu seul, vous voyez ce que je veux dire…

Bruno – Bien sûr, vous lui faisiez la lecture le soir au coin du feu… Ou bien un petit massage de temps en temps pour le déstresser avant de passer un examen important…

Philippine – Oui, enfin…

Bruno (la coupant) – Alors justement, quel genre d’étudiant était-il ? J’imagine que Charles était tout aussi consciencieux en ce qui concerne ses études que maniaque sur ses plis de pantalons, non ?

Philippine – Je ne devrais pas le dire, mais c’est moi qui lui ai tapé son mémoire de maîtrise…

Bruno – Encore un petit service en matière de secrétariat, donc. C’est qu’à l’époque, on l’a trop vite oublié, les traitements de texte n’existaient pas encore. Donc, il vous donnait ses brouillons, et vous les tapiez à la machine…

Philippe – Oui, c’est moi qui ai tapé son mémoire à la machine. Mais en fait… Il ne m’a jamais vraiment donné de brouillon. En fait, c’est moi qui ai entièrement rédigé son mémoire à sa place.

Bruno – Vraiment ? On peut dire que par là, il vous a donné une grande marque de confiance, n’est-ce pas ?

Philippine – En échange, il m’a fait obtenir un titre de séjour provisoire par son père, qui était préfet.

Bruno – Et bien Mesdames et Messieurs, voilà qui nous montre que Charles peut aussi être un homme de cœur. Merci Philippine pour cet émouvant témoignage.

Philippine – D’ailleurs, Monsieur Charles, si vous pouviez encore faire quelque chose pour moi. Mon visa arrive à expiration à la fin du mois, et… Je ferai tout ce que vous voulez, je vous jure…

Bruno – Mon assistante va prendre vos coordonnées, et je suis sûr que Monsieur Dalencourt, quand il sera Ministre de l’Intérieur, étudiera votre dossier avec bienveillance… N’est-ce pas, Charles ?

Charles – Bien sûr…

Bruno – Quelqu’un peut raccompagner Mademoiselle Philippine à la frontière… Je veux dire dans les coulisses…

Gégé et Momo arrivent et entraînent de force Philippine vers les coulisses. Depuis le côté de la scène, Delphine montre au public la pancarte « applaudissements ».

Philippine – Mais lâchez-moi, bande de brutes…

Ils sortent.

Bruno – Eh bien Charles ? Un dernier commentaire avant que nous passions à l’invité suivant…

Charles – J’ai d’abord cru reconnaître cette personne, Bruno, mais je suis à peu près sûr maintenant qu’il s’agit d’une usurpatrice…

Bruno – C’est aussi mon avis, Charles. Et je suis vraiment désolé pour cet incident. Mais que voulez-vous ? Ce sont les aléas de la télévision ! Sûrement une intermittente du spectacle qui avait un message à nous faire passer…

On entend des bruits de luttes et d’altercations en coulisses. Moment de flottement.

Bruno – Une émission pleine de surprises, donc ! Que va nous apprendre encore sur vous notre troisième invité…? (Regardant sa liste) Qui n’est autre, si je ne m’abuse, que la baronne Cassandra Von Kronenbourg, votre belle-mère…

Depuis le côté de la scène, Delphine montre au public la pancarte « applaudissements ».

Bruno – Ah, on me dit dans l’oreillette que cela ne va pas être possible…

Une femme tente de pénétrer sur le plateau, mais elle est aussitôt embarquée par Gégé et Momo (si seul le premier acte est joué comme une comédie courte, ces bruits de lutte et le personnage de la baronne pourront rester off afin de ne pas ajouter une figuration inutile).

Cassandra – Mais enfin, laissez-moi passer ! J’ai des choses à dire…

Bruno – Hélas, nous sommes pris par le temps. Nous devons rendre l’antenne et nous ne pourrons pas recevoir notre dernier invité.

Charles – C’est dommage, celle-là figurait bien sur ma liste d’invités-surprise…

Bruno – Mesdames et Messieurs, le temps passe trop vite, et nous sommes malheureusement contraints de rendre l’antenne. Demain, nous recevrons sur ce plateau la Présidente de l’Association de Défense des Usagers des Réseaux Sociaux de France, en remplacement de Mark Zuckerberg qui s’est désisté au dernier moment à cause d’une grève des contrôleurs du ciel à Roissy. Merci de votre fidélité à Une Volonté, Un Destin, et très bonne soirée à vous…

Générique de l’émission. Sourire de circonstances.

Charles – Non mais quel calvaire… Il faut que je file aux toilettes… Ça doit être le stress pendant l’émission… Toi, je te retiens, Bruno !

Delphine – Un peu moins fort… Il reste encore quelque personnes dans la salle…

Charles – Vous, la dinde, on ne vous a rien demandé ! Si vous n’aviez pas changé la liste de mes invités au dernier moment sans m’en parler !

Bruno – Allez, on va tous se calmer… Après tout, ça ne s’est pas si mal passé que ça, non ?

Charles – Tu trouves ? Enfin, on coupera tout ça au montage…

Bruno – Au montage ? Mais Charles, c’était en direct…

Charles – En direct ? Je ne savais pas que c’était en direct…

Delphine – Allez, ce n’est pas si grave que ça.

Bruno – L’important, tu sais, c’est de passer à la télé.

Charles – Tu crois ?

Bruno – Et puis entre nous, si tu veux mon avis, en matière de politique, les Français préfèrent les tricheurs et les magouilleurs…

Charles – Tu crois ?

Bruno – Mais oui ! Les gens ont horreur des hommes politiques honnêtes. Ça leur fait peur. Quelqu’un d’honnête, qu’est-ce que tu veux, ils n’ont pas confiance.

Delphine – Ils préfèrent quelqu’un qui leur ressemble.

Bruno – Là ils vont se sentir plus proches de toi.

Delphine – Regardez Mitterrand, Sarkozy ou Chirac.

Charles – Ouais, évidemment.

Bruno – Mais bien sûr !

Delphine – C’est qui les gentils ? Rocard ? Chaban-Delmas ? Delors ? Pour un premier ministre, à la rigueur. Mais pour un président, ils veulent Super Menteur.

Delphine – Mais attention ! Avec un côté terroir, quand même. Corrézien de préférence.

Bruno – Les Français, ils votent au centre. Et au centre de la France, qu’est-ce qu’il y a ?

Delphine – Le Massif Central.

Bruno – Et au Centre du Massif Central ?

Delphine – La Corrèze

Bruno – Chirac et Hollande.

Delphine – Tous les deux anciens députés de la Corrèze.

Bruno – Moi je suis député des Français de l’Étranger…

Delphine – Mais vous êtes centriste !

Bruno – Et cette émission a bien fait ressortir ton côté auvergnat.

Charles – Tu es sûr que la Corrèze, c’est en Auvergne ?

Bruno – On ne va pas chipoter, non plus.

Delphine – Pour être président, dans ce pays, il faut montrer qu’on serait capable de vendre un cheval de trait pour un pur sang arabe.

Bruno – Les Français, pour l’Elysée, ils aiment bien ce côté maquignon.

Delphine – Sinon comment espérer vendre un Rafale au Qatar.

Bruno – Ou un paquebot à la Suisse.

Charles – Tu crois ?

Bruno – Mais bien sûr !

Charles – Donc à ton avis, on ne coupe rien.

Delphine – Il faudrait tout couper, sinon.

Bruno – Et puis de toute façon, c’était en direct.

Charles – Eh ben tu vois, tu m’as presque convaincu.

Bruno – Je te dis que c’était une bonne émission.

Charles – Dis donc, Bruno, ça te dirait de remplacer Pierre ?

Bruno – C’est qui Pierre ?

Charles – Mon conseil en communication !

Bruno – On déjeune, et on en parle ?

Ils sortent.

Pour les compagnies qui chercheraient un texte court (une petite demi-heure) avec sept personnages, la pièce peut s’arrêter là. Pour les autres, deuxième acte, avec l’introduction de cinq nouveaux personnages.

ACTE 2

Gégé et Momo, les deux techniciens, reviennent sur le plateau pour y mettre un peu d’ordre.

Gégé – C’est quoi, maintenant, sur le plateau numéro 2 ?

Momo – Téléachat.

Gégé – Qu’on nous vende des lessives ou des politiques, de toute façon… Ils nous promettent toujours de laver plus blanc… La télé, c’est toujours du téléachat, non ?

Ils passent un coup de balai par terre, nettoient la table et remettent en place les micros.

Momo – Alors, qu’est-ce que tu en as pensé du centriste ?

Gégé – Ben tu vois, il m’a plutôt déçu en bien.

Momo – Oui, moi aussi.

Gégé – On enlève les fauteuils ?

Momo – Il faut faire de la place pour les produits.

Gégé – Qu’est-ce que c’est comme produits ?

Momo – Des urnes.

Gégé – Non ? Après nous avoir vendu le candidat, ils nous vendent les urnes ?

Momo – Des urnes funéraires !

Gégé – Ah ouais…

Momo – L’après-midi, il n’y a plus que le quatrième âge qui regarde la télé. Il faut reconnaître, ce n’est pas toujours évident de trouver des produits qui les font encore rêver.

Gégé – Tu as raison, juste après la sieste, une bonne promo pour la crémation…

Momo – Vivement la retraite, tiens. Que nous aussi on se la coule douce devant la télé au lieu de bosser dedans.

Gégé – Qui est-ce qui va le présenter, ce téléachat ?

Momo – C’est Samantha, la stagiaire, qui va s’y coller. Je l’ai fait un peu répéter son rôle tout à l’heure. Rien que de la voir serrer une urne funéraire contre sa poitrine, ça donne envie de se faire incinérer.

Gégé – Ah ce point là ?

Momo – C’est de la bombe, je te dis. Tu ne l’as pas encore aperçue ?

Gégé – Je ne crois pas.

Momo – Tu t’en souviendrais, crois-moi… Tiens, la voilà justement…

Samantha, la stagiaire, arrive, paniquée.

Gégé – Ben qu’est-ce qui vous arrive, mon petit ?

Samantha – Oh mon Dieu ! Vous avez vu Delphine ?

Momo – Elle était là tout à l’heure… Qu’est-ce qui se passe ?

Samantha – Je viens de trouver Charles Dalencourt dans les toilettes pour hommes.

Gégé – Les toilettes pour hommes ? Et c’est si grave que ça ?

Delphine – Il est mort !

Samantha repart.

Momo – Dalencourt ? Mort ?

Gégé – Apparemment, ton centriste ne sera jamais Président de la République…

Momo – Oui, ça devient très improbable, en effet. On dirait que dans ce pays, le centre est frappé d’une malédiction. Tout de même, c’est bizarre…

Gégé – Quoi ?

Momo – Qu’est-ce qu’elle faisait dans les toilettes pour hommes…

Gégé – Qui ?

Momo – La stagiaire !

Gégé – Un candidat aux présidentielles est mort, et c’est tout ce qui te paraît bizarre dans cette histoire, toi ?

Momo – Tu crois qu’ils vont maintenir le programme de téléachat.

Gégé – Tu as raison, on ferait mieux d’aller se renseigner. Pas la peine de se fatiguer pour rien…

Ils sortent. Samantha arrive avec Delphine.

Delphine – Mort ? Vous êtes sûre ?

Samantha – J’ai déjà vu des morts à la télé, et croyez-moi, il a l’air très mort.

Delphine – Ce n’est pas vrai ! Il nous aura tout fait, celui-là ! Il faut prévenir Bruno tout de suite.

Samantha – Vous avez raison, je vais aller le chercher…

Mais Bruno arrive.

Bruno – Je suis déjà au courant… Bon sang, il ne manquait plus que ça ! Pour mon premier jour à l’antenne avec Une Volonté, Un Destin, mon invité qui meurt presqu’en direct ! Tu parles d’un baptême du feu. Plus personne ne va vouloir venir dans l’émission…

Delphine – D’un autre côté, l’audience était en chute libre. Ça pourrait relancer l’intérêt du public…

Bruno – Vous croyez ?

Delphine – Quoi qu’il en soit, pour l’instant, il faut appeler la police.

Bruno – C’est déjà fait. Ils seront là dans un instant.

Delphine (à Samantha) – Mais il est mort comment ?

Samantha – Je ne sais pas moi !

Bruno – Pas de vieillesse en tout cas. (À Delphine) Et si vous alliez voir ?

Delphine – Je ne sais pas si… Il vaudrait mieux que personne n’entre dans ces toilettes pour l’instant. C’est la scène de crime…

Samantha – Vous pensez qu’il s’agit d’un crime ?

Delphine – Non, je veux dire… Je n’en sais rien… Mais c’est là qu’on a retrouvé le corps. Il vaut mieux ne toucher à rien avant l’arrivée de la police, non ?

Bruno – Samantha, mon petit, allez mettre un panneau sur la porte des toilettes pour éviter que quelqu’un les utilise avant que ce petit problème ne soit résolu.

Samantha – Et qu’est-ce que je marque dessus ?

Bruno – Je ne sais pas, moi… Improvisez !

Samantha sort.

Bruno – Quelle gourde…

Delphine – C’est vous qui l’avez recrutée…

Bruno – Il faut bien donner sa chance à la jeunesse.

Delphine – Si c’est une œuvre humanitaire alors…

Le Commissaire Ramirez et son adjoint Sanchez (indifféremment hommes ou femmes) arrivent.

Ramirez (montrant sa carte) – Commissaire Ramirez, et voici mon adjoint, Sanchez.

Bruno – Ah, bonjour Commissaire, nous vous attendions. Bruno Cascaldi, présentateur de cette émission Une Volonté, Un Destin. Et voici mon assistante Delphine Lambal.

Ramirez – Très bien. Alors j’ai une première question à vous poser Monsieur Cascaldi.

Bruno – Je vous écoute.

Ramirez – Vous connaissez Michel Drucker ?

Delphine – Vous pensez qu’il a quelque chose à voir avec le décès de Charles Dalencourt ?

Ramirez – Rien ne permet de le supposer pour l’instant. Je voulais seulement savoir si vous étiez intime avec Michel Drucker. Ma belle-mère l’adore. Si vous pouviez m’avoir un autographe. C’est un de vos amis ?

Bruno – Ma foi… J’ai eu l’occasion de le rencontrer, oui… Dans le métier, vous savez, on se connaît tous. Et puis il a une maison en Provence pas très loin de la mienne.

Sanchez – Vous jouez aux boules avec Michel Drucker ?

Bruno – Euh… Non. Pas que je me souvienne… On a peut-être pris un pastis ensemble une fois ou deux…

Delphine – Le corps est dans les toilettes, Commissaire.

Ramirez – Ah oui, le corps… Sanchez, allez jeter un œil sur le cadavre, voulez-vous ?

Sanchez – Oui, Commissaire.

Delphine – C’est par là, je vais vous accompagner…

Ramirez – J’ai horreur de voir des cadavres. Je sais, dans mon métier, je devrais avoir l’habitude, mais non. Je n’arrive pas à m’y faire… Quand il n’y a pas de sang, ça va encore. Il est dans quel état ?

Bruno – Je ne l’ai pas vu non plus, à vrai dire. C’est la stagiaire qui a découvert le corps, et… je vous avoue que moi non plus, je ne suis pas fan de ce genre de spectacle.

Ramirez – Le pire, c’est l’odeur. Les corps en décomposition, c’est une horreur…

Bruno – Aucun risque de ce côté là, Commissaire, je parlais encore avec lui il y a à peine un quart d’heure. Son cadavre est encore chaud, je vous le garantis.

Ramirez – Vous me rassurez, Bruno… Donc il s’agit de Charles Dalencourt, c’est bien ça.

Bruno – Oui, tout à fait.

Ramirez – Son nom me dit quelque chose…

Bruno – Il est député, et on parle de lui pour le Ministère de l’Intérieur… Si vous ne l’aimiez pas, vous avez de la veine, a priori, il n’y plus guère de chance qu’il soit un jour votre patron…

Ramirez – Vous savez, nous, la politique… Depuis Pétain jusqu’à Mitterrand et encore aujourd’hui, les gouvernements passent, la police reste… Il était de gauche ou de droite, celui-là ?

Bruno – Centriste…

Ramirez – Qui pourrait bien en vouloir à un centriste… Enfin, je veux dire au point de le tuer…

Bruno – Vous pensez qu’il s’agit d’un meurtre, Commissaire ?

Ramirez – Tant qu’à faire, je préférerais. Au moins, je ne me serais pas déplacé pour rien… (Il jette un regard vers le public) Mais dites-moi, c’est qui tous ces gens qui nous regardent, là ?

Bruno – C’est… le public, Commissaire !

Ramirez – Le public ? Je pensais que la télé, on la regardait tout seul dans son salon…

Bruno – L’émission était diffusée en direct, et en public.

Ramirez – Je vois… Bon, et bien vous leur dites de rester à la disposition de la police, hein ?

Bruno – Vous voulez dire qu’ils ne peuvent pas rentrer chez eux ?

Ramirez – J’en ai peur, cher ami. Après tout, il y a peut-être là des gens qui depuis des années rêvent d’assassiner un centriste.

Bruno – Dans ce cas, Mesdames et Messieurs, je vais vous demander de rester assis à vos places jusqu’à nouvel ordre. Si cette situation venait à se prolonger trop longtemps, bien sûr, nous vous ferons apporter de l’eau minérale et des couvertures. Merci pour votre compréhension, et encore désolé pour cet incident aussi regrettable qu’imprévu.

Ramirez – Et oui, qu’est-ce que vous voulez. Il y a des jours comme ça. C’est la faute à pas de chance… C’est comme au théâtre. On ne peut pas se barrer avant la fin de la représentation. Vous allez au théâtre de temps en temps, vous ?

Bruno – Rarement, à vrai dire.

Ramirez – Vous avez bien raison. Dimanche dernier, ma femme m’a traîné voir une pièce en matinée. Croyez-moi, si j’avais pu m’échapper à l’entracte…

Bruno – On vous en a empêché…

Ramirez – Pire… Il n’y avait pas d’entracte !

Bruno – Les pièces sans entracte, ça devrait être interdit.

Ramirez – Bon, alors qui d’autres étaient présents dans ce studio lorsque la mort de Monsieur Dalencourt est survenue ?

Bruno – Voyons voir… Les témoins qu’on avaient invités à participer à cette émission pour parler de lui, les techniciens de plateau…

Ramirez – Dans ce cas, personne ne doit sortir d’ici, n’est-ce pas ?

Bruno – Très bien Commissaire.

Ramirez – Vous étiez intime avec la victime ?

Bruno – Charles ? Mon Dieu, pas plus qu’avec Michel Drucker.

Ramirez – Mais vous l’appelez quand même par son prénom.

Bruno – Vous savez, dans ce milieu, on s’appelle tous par son prénom et on se fait la bise. Parfois même on couche ensemble. Ça ne veut pas dire qu’on est intime pour autant… Enfin, nous avons étudié ensemble à HEC il y a quelques années…

Ramirez – Vraiment ? Quel genre d’étudiant était-il ? Bon élève ? Bon camarade ?

Bruno – Déjà un peu fayot, à vrai dire… Mais vous êtes sûr que cela peut faire avancer l’enquête ?

Ramirez – Probablement pas. D’ailleurs, il faudrait d’abord savoir si la mort de Monsieur Dalencourt n’est pas naturelle. Ah, voilà Sanchez qui revient justement…

Sanchez arrive avec Delphine.

Ramirez – Alors, ce cadavre, qu’est-ce qu’il dit ?

Sanchez – À première vue pas grand chose, Commissaire. Pas de sang. Pas de trace de coups. Pas de marques de strangulation. Mais bon, j’ai préféré ne toucher à rien avant l’arrivée du légiste.

Delphine (ravie) – C’est dingue ! J’ai l’impression d’être dans une série policière…

Ramirez – Apparemment, le décès de la victime ne vous perturbe pas plus que ça…

Delphine – C’était la première fois que je le voyais… et il est vrai qu’il n’était pas particulièrement sympathique. Je pense que notre stagiaire vous le confirmera…

Ramirez – Votre stagiaire… C’est elle qui a découvert le corps, je crois. J’aimerais l’entendre, en effet.

Bruno – Je vais la chercher, Commissaire…

Le portable de Sanchez sonne.

Sanchez – Oui… D’accord, j’arrive… Le légiste vient d’arriver, je m’en occupe.

Ramirez – Asseyez-vous là, Mademoiselle.

Delphine s’assied dans un des fauteuils et Ramirez dans l’autre.

Delphine – C’est amusant. J’ai l’impression d’être l’invitée de l’émission…

Ramirez – Ça tombe bien, j’ai toujours rêvé d’être animateur télé. Vous n’avez qu’à considérer qu’il s’agit d’une interview et que je suis Laurent Delahousse…

Delphine – Je peux vous offrir un café, Commissaire.

Ramirez – Non, merci, jamais de café. Après je n’arrive pas à dormir de toute la journée. (Il aperçoit la tasse encore à demi remplie laissée là par Charles) Mais ça qu’est-ce que c’est ?

Delphine – C’est… de la tisane. Celle que Monsieur Dalencourt avait demandé qu’on lui serve pour s’éclaircir la voix avant l’émission.

Ramirez – Je vois… Un truc du métier quand on passe à la télé…

Delphine – Apparemment il n’en a bu que la moitié. Mais ça doit être froid, maintenant…

Ramirez toussote un peu.

Ramirez – Ça ira très bien. Moi aussi, j’ai un chat dans la gorge.

Ramirez vide la tasse de tisane sous le regard interdit de Delphine. Bruno revient.

Bruno – Samantha arrive tout de suite…

Ramirez – Très bien. Alors à nous deux.

Delphine – Je suis prête à répondre à toutes vos questions, Commissaire.

Ramirez – Nom, prénom, âge, qualités…

Delphine – Lambal Delphine. Pour mon âge c’est une information que je ne vous révélerais qu’après avoir reçu quelques coups de bottin sur la tête. Quant à mes qualités, je dirais le courage et la ténacité.

Bruno – Par qualité, je crois que Monsieur le Commissaire pensait plutôt à votre état civil et votre métier.

Delphine – Je suis célibataire, sans enfants à charge, et je suis l’assistante personnelle de Monsieur Bruno Cascaldi.

Ramirez fait un geste vers la régie. Un projecteur est braqué vers Delphine.

Ramirez – Alors, Delphine ? Parlez-moi un peu de vos relations avec Monsieur Cascaldi. J’ai lu dans la presse que votre histoire avec lui n’était pas seulement professionnelle…

Delphine – Vous savez, on raconte tellement de choses dans les journaux…

Ramirez – Vous n’allez pas vous en tirer avec une telle pirouette, Delphine. Le public est là, il vous écoute. Et lui aussi, il a envie de savoir…

Delphine – Ah, le public, c’est vrai… On devrait peut-être les libérer, non ?

Ramirez – Ne vous occupez pas d’eux, ma chère. Ils n’avaient qu’à rester tranquillement chez eux à regarder la télé, comme tout le monde. Mais vous n’avez pas répondu à ma question… Alors, si vous deviez choisir un statut Facebook pour décrire votre relation avec Monsieur Cascaldi ? En couple ? En partenariat domestique ? Dans une relation libre ?

Delphine – Disons plutôt… C’est compliqué.

Ramirez – Je vois… Enfin non, je ne vois pas du tout, en fait…

Sanchez revient avec Samantha, la stagiaire. Elle porte un sac à main contenant quelque chose d’assez volumineux.

Sanchez – Je vous ramène la stagiaire, Commissaire. Elle s’apprêtait à partir, mais j’ai réussi à l’intercepter…

Ramirez – Alors Mademoiselle ? Vous ne vous plaisez pas avec nous ?

Samantha – Mais pas du tout ! J’allais juste…

Ramirez – Nous allons voir ça tout de suite. Des nouvelles du légiste ?

Sanchez – D’après lui, cela ressemblerait à une intoxication, Commissaire.

Ramirez – Une intoxication… volontaire, vous voulez dire ? Un empoisonnement ?

Bruno – Mais qui aurait bien pu vouloir empoisonner Charles Dalencourt ?

Sanchez – Le labo nous en dira sûrement un peu plus tout à l’heure.

Ramirez – Très bien, alors à nous, Samantha.

Samantha (involontairement provocante) – Je suis à l’entière disposition de la police, Commissaire…

Ramirez – Et croyez bien que nous sommes très sensibles à votre désir de coopérer. (Ramirez, cependant, se tortille un peu sur sa chaise) Sanchez, occupez-vous d’elle, je reviens tout de suite. J’ai un truc à faire aux toilettes.

Delphine – C’est à dire que… C’est là où se trouve le cadavre.

Ramirez – Bon, ben j’en profiterai pour jeter un coup d’œil sur le corps au passage.

Sanchez – Posez votre sac, et asseyez-vous là.

Delphine – Je vais vous accompagner, Commissaire.

Ramirez et Delphine sortent. Samantha pose son sac et s’assied.

Samantha – Merci…

Sanchez – Comment vous appelez-vous ?

Samantha – Samantha Roubiniac.

Sanchez – Alors, Samantha ? Que faisiez-vous dans les toilettes pour hommes quand vous avez découvert le corps sans vie de Monsieur Dalencourt ?

Samantha – Eh bien, je…

Sanchez – Convenez que la place d’une dame est plutôt dans les toilettes pour dames… Alors ?

Samantha semble très embarrassée.

Bruno – Elle était avec moi.

Sanchez – Ah oui ?

Bruno – Je suis un gentleman, je ne peux pas laisser Mademoiselle dans l’embarras.

Sanchez – Une chose m’échappe, Monsieur Cascaldi… En quoi un gentleman tel que vous avait-il besoin de donner rendez-vous à sa stagiaire dans les toilettes pour homme ?

Bruno – Je ne vais pas vous faire un dessin…

Sanchez – Nous verrons plus tard si c’est nécessaire. Mais je peux vous poser une question, Monsieur Cascaldi ?

Bruno – Oui…

Sanchez – Entretenez-vous une relation amoureuse avec Mademoiselle Roubiniac ?

Bruno – Euh… C’est ce que je viens de vous dire, non ?

Sanchez – Ah, pardon, je n’avais pas compris… Ah, d’accord… Mais dans ce cas, Monsieur Cascaldi, pourquoi ne pas avoir dit tout de suite que vous étiez là lorsque votre stagiaire a découvert le corps de Monsieur Dalencourt ?

Bruno – Nous étions tous les deux enfermés dans une cabine des toilettes pour hommes ! Vous comprenez que c’était assez embarrassant…

Sanchez – Embarrassant pour qui ?

Ramirez revient avec Delphine.

Sanchez – Ah ! Du nouveau, Commissaire ?

Ramirez – Je n’ai pas pu utiliser les toilettes pour hommes, il y avait un panneau sur la porte indiquant qu’elles étaient momentanément inutilisables à cause d’un chantier de désamiantage.

Les regards de Bruno et Delphine se tournent vers Samantha.

Samantha – Je me suis dit que c’était l’argument le plus efficace pour éviter que quiconque pénètre dans ces toilettes pendant que le corps s’y trouve toujours…

Ramirez – Quoi qu’il en soit, d’après les premières analyses du légiste, Charles serait mort d’une overdose.

Bruno – Une overdose ? Je ne savais pas qu’il était toxicomane.

Sanchez – Une overdose de quoi, Commissaire ?

Ramirez – Une overdose de tisane, selon l’hypothèse la plus probable.

Bruno – Si c’est votre hypothèse la plus probable, commissaire, j’avoue que je serai assez curieux de savoir quelle serait pour vous la moins probable des hypothèses.

Delphine – Une overdose de tisane ? Je ne savais pas que la tisane pouvait être toxique à ce point…

Ramirez – D’après le légiste, à très haute concentration, si. Apparemment, Monsieur Dalencourt aurait absorbé en une seule tasse une dose massive de tisane Nuit Tranquille. Ce qui l’aurait plongé dans un sommeil profond, proche du coma.

Samantha – Il n’est donc pas mort ?

Ramirez – Pas encore, mais rien ne dit qu’il se réveillera un jour.

Sanchez saisit la tasse vide qui se trouve sur la table et l’examine, songeur.

Sanchez – Et quand vous dites tisane, Commissaire, il pourrait s’agir d’une tisane comme celle que cette tasse vide semble avoir contenu ?

Delphine – Oui, je vous le confirme, c’est bien la même tisane que Monsieur Dalencourt a bu avant son décès. Mais…

Ramirez se sent soudain plutôt mal.

Ramirez – On ne va donc pas tarder à connaître les effets toxiques de ce violent poison…

Sanchez – Mais qui aurait bien pu empoisonner ce breuvage, commissaire ?

Ramirez se tourne vers le public.

Ramirez – Et ceux-là, vous les avez interrogés ?

Sanchez – Euh… Non, pas encore…

Ramirez – Le coupable pourrait tout aussi bien se trouver parmi eux… Allez faire un tour dans le public Sanchez, et si vous en voyez un qui n’a pas l’air d’avoir la conscience tranquille… Et je ne parle pas de ceux qui ont réussi à se glisser dans la salle sans payer leur billet…

Sanchez descend dans la salle et passe en revue les spectateurs avec un regard soupçonneux. Il y aura place ici pour une petite improvisation selon la nature du public, ses réactions et selon l’inspiration du moment. Sanchez finit par s’arrêter devant un spectateur (ou une spectatrice) qui est en réalité un comédien.

Sanchez – Vous pouvez me suivre, s’il vous plaît ?

Spectateur – Pourquoi moi ?

Sanchez – Disons… contrôle au faciès. Mais rassurez-vous, on vous signera un récépissé après vous avoir tabassé et on vous tatouera sur les deux fesses nos numéros matricules, ça vous va ?

Le spectateur le suit à contrecœur.

Ramirez – Fouillez-le.

Sanchez fouille le spectateur façon palpation. Il semble toucher quelque chose de suspect, qu’il retire de la poche de l’imperméable du spectateur avant de l’exhiber sous les yeux de son collègue..

Sanchez – Bingo, Commissaire. Une boîte entière de tisane Nuit Tranquille.

Ramirez – Alors, qu’est-ce que vous avez à dire pour expliquer ça ?

Spectateur – C’est pour ma consommation personnelle, commissaire !

Sanchez – Ils disent tous ça…

Ramirez – Il faudra vérifier la provenance de cette saloperie. Pour éviter d’autres victimes innocentes. Même si c’est de la bonne à l’origine, elle a pu être coupée avec des substances beaucoup plus toxiques.

Sanchez (lisant sur la boîte) – Tilleul, verveine, camomille… Vous avez raison, commissaire, il y a aussi des colorants et des additifs…

Ramirez – Asseyez-vous là.

Le spectateur s’assied.

Ramirez – Vous avez de la chance, mon vieux. C’est votre quart d’heure de célébrité… On va vous interviewer !

Spectateur – Mais je n’ai rien fait, je vous jure !

Sanchez – C’est ça, vous allez au théâtre après avoir absorbé de la tisane Nuit Tranquille, alors que tout le monde se bourre de café pour ne pas s’endormir, et vous pensez qu’on va vous croire ?

Ramirez – Va chercher le bottin, Sanchez.

Le spectateur a l’air terrorisé.

Bruno – Tout de même, vous n’allez pas maltraiter un de nos spectateurs… On a déjà du mal à les faire venir… Imaginez les critiques désastreuses dans la presse et sur Billetreduc…

Ramirez – Rassurez-vous, c’est juste pour trouver les coordonnées d’un livreur de pizza. J’ai les crocs, moi, pas vous ?

Samantha – Je vais vous trouver ça, commissaire.

Samantha revient avec un bottin qu’elle tend à Sanchez.

Sanchez – Voyons voir… Pizza, pizza… Ça devrait faire l’affaire… (Il compose un numéro) Comme d’habitude, commissaire ?

Ramirez – On ne change pas une équipe qui gagne.

Sanchez – Oui, ce serait pour faire livrer deux pizzas… Une Margarita avec un supplément de fromage et une Napolitaine. L’adresse ? (Fièrement) Alors nous sommes actuellement en tournage dans les studios de Canal Direct Plus. Oui, la chaîne de télé, c’est ça… Ah, vous savez où c’est ? Très bien. Merci.

Il range son portable.

Ramirez – Bon alors où on en était, nous…

Sanchez – Qu’est-ce qu’on va boire avec ça ?

Ramirez – Tu n’as pas commandé nos bières ?

Sanchez – Ça m’est complètement sorti de l’idée, commissaire.

Ramirez s’adresse au spectateur.

Ramirez – Bon, va nous chercher deux canettes, toi.

Spectateur – Moi ?

Sanchez – Oui, toi !

Le spectateur sort.

Delphine – Vous n’avez pas peur qu’il ne revienne pas ?

Sanchez – Pas avec ça.

Bruno – Un bracelet électronique ?

Sanchez – Combiné avec un taser. On a bricolé ça nous même. C’est imparable.

Bruno – Ah, oui… J’ai un truc assez similaire pour dresser mon berger allemand…

Ramirez – Oui, c’est un peu de ça qu’on s’est inspiré, c’est vrai.

Il met à la cheville du spectateur un bracelet électronique.

Bruno – On devrait généraliser le système pour les spectateurs de théâtre. Ça limiterait les risques d’évasion pendant l’entracte.

Sanchez – Allez, va chercher, toi !

Le spectateur sort.

Ramirez – Revenons à nos moutons…

Sanchez – Donc la stagiaire se tape l’animateur dans les toilettes…

Delphine – Pardon ?

Sanchez – Désolé, si je comprends bien, vous n’étiez pas au courant…

Ramirez – Je crains qu’en ce qui concerne votre statut Facebook, vous ne deviez bientôt passer de la mention « c’est compliqué » à la mention « C’est très compliqué »…

Delphine jette un regard haineux vers la stagiaire.

Delphine – Traînée !

Samantha – Garce.

Sanchez – Allons, mesdames, un peu de tenue. Je vous rappelle que cet interrogatoire est enregistré en direct et en public…

Ramirez – Tentative d’assassinat par administration massive de tisane Nuit Tranquille… C’est curieux, ça me rappelle étrangement une autre affaire.

Sanchez – Vous pensez que nous pourrions avoir à faire à un serial killer ?

Ramirez – À moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’un crime crapuleux.

Delphine – Mais pourquoi ?

Ramirez – C’est vrai qu’on n’a pas le mobile…

Bruno – Il rêvait de devenir président, mais il faut bien avouer que ses chances étaient assez minces.

Samantha – Ce n’était pas Kennedy, c’est clair.

Delphine – Un centriste, ça ne dérange personne.

Sanchez – Un centriste dans le coma, encore moins.

Bruno – Même si la différence avec un centriste qui n’est pas dans le coma n’est pas toujours parfaitement perceptible à l’œil nu.

Silence perplexe.

Ramirez – Amenez-moi les invités, on va les cuisiner aussi.

Samantha – Je vais les chercher.

Sanchez – À propos de cuisine, je meurs de faim moi. Pas vous, commissaire ?

Ramirez – Je ne sais pas ce que j’ai, je n’ai pas d’appétit. J’espère que ce n’est pas les premiers effets de cette infusion toxique que je viens d’avaler.

Sanchez – C’est curieux… Moi quand je fume un pétard, ça me donne faim…

Samantha revient avec Claudine.

Ramirez – Alors la petite dame. Assez perdu de temps comme ça. Vous avouez tout de suite, ou vous préférez que je vous passe un peu à tabac avant ?

Claudine – C’est vrai, quand je l’avais pour élève à l’École Primaire Notre Dame de la Bonne Espérance, je le détestais. C’était ma tête de turc. Mais commissaire, vous imaginez bien que la charité chrétienne m’interdit de céder au désir de la vengeance.

Ramirez – C’est ça, mémé, à d’autres, hein ? Passe moi le taser, Sanchez, ça va lui rafraîchir un peu la mémoire à cette vieille bigote.

Claudine – D’accord, autrefois, j’ai pensé à le noyer pendant la récréation en lui maintenant la tête dans la cuvette des toilettes. Mais je n’ai pas eu le courage…

Sanchez – Ça a été la seule fois ?

Claudine – Je lui ai mis aussi un peu de mort au rat dans son goûter, mais ça n’a pas vraiment marché. Et puis c’était il y a des années, commissaire. Il y a prescription, n’est-ce pas ?

Sanchez – Mais bien sûr, mémé, ne vous inquiétez pas… Si une maîtresse d’école ne peut pas se débarrasser des gosses les plus bruyants de sa classe, comment faire régner un peu d’ordre dans l’école de la République ?

Ramirez – J’espère que personne dans la salle n’a confié ses enfants à une baby sitter du même genre pour venir assister au spectacle… Bon, qu’est-ce qu’il fout, lui, avec nos bières ?

Sanchez – Je vais accélérer un peu le mouvement, commissaire.

Il sort une sorte de télécommande et appuie dessus. Le spectateur apparaît aussitôt, les cheveux dressés sur la tête comme s’il venait de recevoir une décharge de haute tension. Il tend deux cartons de pizzas et deux canettes de bières aux policiers.

Ramirez – Eh ben voilà !

Spectateur – J’ai croisé le livreur de pizzas en revenant…

Ils ouvrent les cartons et Sanchez commence à manger assez salement.

Sanchez – Vous en voulez ?

Delphine – Non, merci…

Sanchez – Vous avez tort, elle est très bonne.

Ramirez – Bon allez, la vioque, tu peux te casser. Au suivant…

Delphine – À l’accueil, on vous remettra une urne en guise de dédommagement pour tous ces petits tracas.

Bruno – Histoire que vous ne gardiez pas un trop mauvais souvenir de votre passage dans notre émission.

Delphine – De toute façon, on a dû annuler notre session de téléachat et on ne sait pas quoi faire des produits.

Claudine – Une urne ? Merci, c’est très gentil…

Claudine s’en va. Philippine arrive.

Ramirez – Bon, alors vous aussi vous détestiez la victime, j’imagine ?

Philippine – Mais pas du tout, je l’adorais ! Je lui vouais même un véritable culte…

Ramirez – Fouille-la, elle a une tête qui ne m’inspire pas. Et tu sais qu’en terme de délit de faciès, je me trompe rarement.

Sanchez la fouille et sort de sa poche une figurine à l’image de Charles avec une écharpe tricolore, et des aiguilles plantées dedans.

Sanchez – Et vous aviez encore raison, commissaire…

Ramirez – Cette poupée avec des aiguilles plantées dans les yeux… Elle ressemble beaucoup à la victime, non ? Alors c’est ça, le culte que vous lui réserviez ?

Philippine – D’accord, j’ai essayé de lui lancer un sort. Mais ça n’a jamais marché, je vous jure !

Sanchez – Jusqu’à aujourd’hui, en tout cas…

Ramirez – Bon allez, qu’elle se barre aussi. On ne va pas se mettre à faire tourner les tables, non plus… On fait dans la police scientifique, nous. On n’est pas des exorcistes…

Philippine s’en va. On entend des bruits de lutte et la baronne Cassandra Von Kronenbourg débarque sur le plateau malgré les efforts de Gégé et Momo qui tentent de l’en empêcher.

Cassandra – Lâchez-moi, bande de brutes ! Moi aussi, j’ai des choses à dire !

Momo – Allons, soyez raisonnable…

La baronne se débat pour échapper aux deux gorilles.

Cassandra – Mais enfin, laissez-moi passer !

Ramirez – C’est qui cette folle ?

Delphine – C’est la belle-mère de la victime, commissaire.

Ramirez – La belle-doche ? Sachez Mademoiselle que dans 10% des affaires criminelles d’ordre familiale, c’est la belle-mère qui assassine son gendre. Ou l’inverse… Laissez-la passer, on va l’interroger.

Gégé et Momo lâchent la baronne.

Ramirez – Asseyez-vous, chère Madame.

Cassandra – Ah, quand même… Merci monsieur… Vous au moins, vous êtes un vrai gentleman…

Cassandra remet un peu d’ordre dans sa tenue et sa coiffure et s’assied avec coquetterie.

Cassandra – Alors ça y est ? On peut commencer ? (Comme si elle passait à la télé) Bonjour à tous. Je suis la Baronne Cassandra Von Kronenbourg.

Ramirez – Et donc, vous connaissez très bien Charles Dalencourt…

Cassandra – Si je le connais ? C’est mon gendre ! Et sans flagornerie, contrairement à tous les témoignages malveillants que j’ai pu entendre jusque là, je dois même dire que Charles est le gendre idéal !

Ramirez – Le gendre idéal ? Vous voulez dire, du fait de l’état où il se trouve en ce moment ?

Cassandra – Il est certain que pour moi, savoir que ma fille est mariée avec un homme qui fera peut-être d’elle la Première Dame de France… C’est une fierté. Car de ce fait, n’est-ce pas, je deviendrai automatiquement, si je puis dire, la première Belle-Mère de France. J’en profite d’ailleurs pour saluer ma fille, qui nous regarde sans doute en ce moment…

Elle fait un discret petit signe de la main.

Ramirez – Donc, selon vous, vous n’aviez aucune raison de vouloir l’assassiner ?

Cassandra – Assassiner mon gendre ? Mais enfin, c’est ridicule ! (À Delphine en aparté) Mademoiselle, vous pourriez m’indiquer où se trouve la caméra ? Je ne la vois pas…

Delphine – La caméra ? Mais il n’y a pas de caméra. Enfin, je veux dire…

Cassandra – Pas de caméra ? Mais enfin, je suis bien sur le plateau de l’émission Une Volonté, Un Destin, non ? Et ce monsieur qui me pose des questions, c’est bien le célèbre animateur Bruno Cascaldi ?

Ramirez – Qu’est-ce qu’elle dit ?

Delphine – Elle vous prend pour Cascaldi…

Bruno – Je crois que Madame a cru qu’elle était interviewée dans le cadre de l’émission…

Ramirez émet un soupir de lassitude.

Ramirez – Bon, allez, embarquez-moi ça.

Sanchez emmène Cassandra vers les coulisses.

Cassandra – Mais enfin, c’est insensé ! On veux me faire taire ! C’est un complot !

Ramirez – Faites venir les techniciens. Il n’y a qu’eux qu’on n’a pas encore interrogés.

Delphine fait entrer Gégé et Momo, toujours en bleus de travail. Sanchez revient.

Ramirez – Salut les siamois. Alors qu’est-ce que vous aviez à lui reprochez, vous, à Dalencourt ? Puisque tout le monde avait l’air de le détester…

Gégé – Lui reprocher ?

Momo – Rien du tout.

Ramirez – Il était homophobe, c’est ça ?

Gégé – Homophobe ? Non. Enfin, je n’en sais rien.

Sanchez – Il militait contre le mariage gay ?

Momo – Mais qu’est-ce que cela aurait à voir avec nous, de toute façon ?

Sanchez – Allez, les gars, on ne nous la fait pas. Ne me dites pas que vous deux…

Ramirez – La salopette, les moustaches, le look Super Mario…

Gégé et Momo approchent du commissaire, menaçants.

Momo – Qu’est-ce que vous voulez insinuer ?

Gégé – Non mais on va lui faire bouffer son micro…

Delphine s’interpose pour mettre fin à l’affrontement qui se prépare.

Delphine – Je vous en prie, messieurs, non ! Assez de violence pour aujourd’hui ! J’avoue, commissaire, c’est moi qui ai versé un sachet de laxatif dans la tisane de Monsieur Dalencourt.

Ramirez – De laxatif ? Mais pourquoi ?

Delphine – Pour lui donner une bonne leçon ! Il avait été désagréable avec tout le monde, ici… Mais je ne vois pas en quoi cela aurait pu le tuer…

Ramirez – Un laxatif ? Alors c’était seulement ça ? Vous me rassurez. Comme j’en ai bu moi aussi… Mais ça n’explique pas l’état dans lequel Monsieur Dalencourt se trouve actuellement, en effet…

Arrive Charles, titubant.

Sanchez – Ah, voilà qui va relancer l’enquête. Dans une affaire criminelle, il est très rare qu’on puisse avoir le témoignage de la victime.

Ramirez – Alors mon vieux ? Dites-nous tout. Qui a essayé de vous tuer ?

Charles – Me tuer ?

Sanchez – Vous ne vous souvenez plus de rien, c’est ça ?

Charles – Ah si, ça me revient. J’avais une envie pressante. Je suis entré dans les toilettes et… en ressortant j’ai vu Samantha. Je lui ai demandé ce qu’elle faisait dans les toilettes pour hommes, et c’est à partir de là où je perds le fil…

Samantha – Bruno venait de sortir. Monsieur Dalencourt a essayé d’abuser de la situation… Je lui ai donné un coup avec mon sac à main pour me dégager.

Ramirez – Puisque l’honneur d’une demoiselle est en jeu, alors…

Sanchez – Mais qu’est-ce que vous avez dans votre sac à main ? Une enclume ?

Sanchez prend le sac de Samantha et en sort une imprimante.

Ramirez – Qu’est-ce que vous faites avec une imprimante dans votre sac à main ?

Sanchez – C’est juste une sécurité, au cas où on viendrait à attenter à votre vertu ?

Ramirez – Vous savez qu’une bombe lacrymogène, c’est beaucoup plus léger…

Delphine – Oui, c’est d’autant plus curieux que cette imprimante ressemble furieusement à celle qui a disparu de mon bureau ce matin.

Samantha – J’avais besoin d’une imprimante, et ce n’est pas avec ce qu’on me paie ici…

Ramirez – C’est clair que de recevoir ça sur la tronche, c’est plus efficace qu’une dose de Nuit Tranquille…

Sanchez – Vous voulez porter plainte ?

Charles – Ce ne sera pas nécessaire… Dans ma position, je préférerais que cette affaire ne s’ébruite pas trop, vous comprenez. Je peux m’en aller maintenant ?

Ramirez – Mais je vous en prie…

Charles s’en va. Samantha et Delphine lui emboîtent le pas.

Bruno – Merci commissaire. Je vous suis très reconnaissant d’avoir conduit cette enquête avec une telle discrétion et une telle délicatesse.

Ramirez – À charge de revanche.

Bruno – Mais j’y pense, ça vous dirait de participer à l’émission ?

Ramirez – En tant qu’invité d’honneur ?

Delphine – Nous recevons aussi des personnes représentatives de la société civile. Et en tant que policier, vous êtes en quelque sorte un héros social…

Ramirez – Vraiment ?

Bruno – Avec tout ça, on a dû annuler le tournage du téléachat. On pourrait mettre en boîte cette interview maintenant. Puisque vous êtes là.

Ramirez – Pourquoi pas ? Alors je passerai à la télé ?

Bruno – Ce n’est que le câble, mais bon…

Ramirez – C’est ma femme qui va être contente. D’accord. Je m’assieds là ?

Bruno – Tout à fait. Et cette fois, c’est moi qui pose les questions…

Ramirez – Je n’ai pas tellement l’habitude d’y répondre, mais je ferai de mon mieux…

Bruno – On va faire une petite répétition à blanc avant de lancer la caméra, d’accord ? C’est parti… Alors Monsieur Ramirez, comme vous le savez, la police est assez mal aimée dans notre pays. À votre avis pourquoi ?

On entend des éclats de voix. Samantha et Delphine arrivent sur scène en se serrant mutuellement par le cou.

Bruno – Ah, je crois que nous allons devoir interrompre notre interview…

Ramirez – Qu’est-ce qui se passe encore ?

Bruno – Un petit différend domestique, apparemment…

Ramirez – C’est pas vrai ! Pour une fois que j’avais une chance de passer à la télé…

Il sort son taser et visent les deux filles qui se mettent à se tordre avant de s’écrouler.

Ramirez – Voilà, comme ça on va être tranquille cinq minutes. Croyez-moi, c’est plus radical que la tisane.

Bruno – Ouah… Vous pourriez me fournir un truc comme ça ? Je crois que ça m’aiderait beaucoup dans mes relations professionnelles.

Ramirez – Si vous arrivez à me trouver un autographe de Michel Drucker pour ma belle-doche…

Bruno – Je vais voir ce que je peux faire…

Bruno – Allez, on y retourne direct. Vous êtes prêts à la régie ? Générique.

Générique de l’émission.

Noir. Fin

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Janvier 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-52-9

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Sans Fleur Ni Couronne

In lieu of flowers –  Sin flores ni coronas –  Sem flores nem coroas –  Non fiori ma opere di bene 

Comédie de Jean-Pierre Martinez

5 personnages : 5 F  – 4 F/1H – 3F/2H – 2F/3H – 1F/4H – 5H

La crémation de Jean-Luc est prévue à 15H35 précises. Quelques proches assistent à la cérémonie, peu nombreux, car le cher disparu ne laisse pas que de bons souvenirs. Mais un auteur, dit-on, continue à vivre à travers ses œuvres. Et si ces funérailles étaient sa meilleure comédie? 


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Sans Fleur Ni Couronne

5 personnages :

Fred – Alex – Manu – Sacha – Justin(e)

Ici dans une version pour un homme et quatre femmes,
mais tous les rôles peuvent être interprétés
par des hommes ou des femmes.

Distributions possibles :5F, 1H/4F, 2H/3F, 3H/2F, 4H/1F, 5H

Une salle d’accueil dont les murs sont ornés de posters évoquant l’idée d’une sérénité intemporelle. Décor zen. Urnes de styles divers disposées sur une étagère. Musique planante. Arrive Justine, habillée dans un style futuriste (genre combinaison gris métal). On pourrait se croire dans un magasin de design ou dans l’antre d’une secte. Justine met un peu d’ordre dans la pièce et réarrange des fleurs disposées dans un vase façon ikebana. Son portable sonne. Elle coupe le son de la sono à l’aide d’une télécommande et répond.

Justine – Crématorium de Beaucon-le-Château, à votre service… Monsieur Jean-Luc Ramirez ? Attendez, je consulte mon planning… (Elle prend un agenda et tourne quelques pages) Oui Madame, je vous le confirme, c’est bien ici qu’aura lieu l’incinération. C’est cela, à 15 heures 35 précises. Très bien Madame… À votre service Madame… À bientôt Madame…

Justine range son portable.

Justine – Jean-Luc Ramirez… Tu parles d’un nom à la con… Enfin… Paix à ses cendres.

Elle sort une petite boîte de sa poche, verse un peu de coke sur la tranche de sa main gauche et sniffe le tout.

Justine – Ouah, ça réveillerait un mort !

Ragaillardie, elle quitte la pièce. Entre Fred, look show biz, un portable dans une main et une rose dans l’autre.

Fred – Non, apparemment je suis le premier, et ça ne m’étonnerait pas que je sois le seul. Vu son immense notoriété en tant qu’auteur, à moins que tous ses créanciers se soient donné rendez-vous ici… Oh non, pas dans l’espoir d’être remboursés. Il y a peu de chance qu’il laisse derrière lui autre chose que des ardoises un peu partout. Non, juste pour le plaisir de le voir disparaître une bonne fois pour toutes… Et moi pourquoi je suis là ? Franchement, je commence à me le demander… Un vieux relent d’éducation judéo-chrétienne, j’imagine. On ne laisse pas partir un proche en fumée sans lui dire un dernier adieu. En fait, je voulais surtout vérifier moi aussi que cette fois, il était bien mort. Il a tellement souvent promis de se suicider… J’ai dit promis ? Oui menacé de se suicider, si tu préfères… (Il regarde sa montre) Mais il ne faudrait pas non plus que ça s’éternise, cette histoire. J’ai un TGV dans deux heures à la Gare de Lyon. Ce genre de trucs, ça doit être plié en une demi-heure, non ? Ce n’est pas comme si il y avait une messe, et tout le tralala… Oui, au moins, il nous aura épargné ça… Euh… Sinon, qu’est-ce que je veux dire… Tu as réfléchi à ma proposition de casting pour ta pièce ? Oui, je sais, il n’est pas encore très connu en tant que comédien, mais il est très connu en tant que footballeur. Je suis sûr que c’est une pièce pour lui. Oui, je sais, c’est pour le rôle de Hamlet. Justement ! Déjà quand il était en Équipe de France, ce type avait quelque chose de shakespearien dans sa façon de jouer au foot, tu ne trouves pas ? Ok, tu réfléchis et on se rappelle ? Là j’ai une crémation sur le feu, de toute façon… D’accord, on fait comme ça. Allez je t’embrasse, ma poule…

Il range son portable en soupirant.

Fred – Quelque chose de shakespearien dans sa façon de jouer au foot… Qu’est-ce qu’il ne faut pas raconter comme conneries…

Il examine la pièce avec un air circonspect.

Fred – Oh putain, c’est quoi ça ? Je ne voyais pas ça comme ça, un crématorium. J’espère que je ne me suis pas trompé d’adresse. J’ai l’impression d’être dans la quatrième dimension…

Il saisit une urne de style moderne assez surprenant et d’assez mauvais goût, et l’examine.

Fred – On dirait un pot de chambre dessiné par Philippe Starck… Ou une poubelle de table de chez Ikea… Si c’est pour finir là dedans… Ça ne donne pas envie de se faire incinérer…

Justine revient sans un bruit pendant que Fred lui tourne le dos.

Justine – Bonjour Monsieur.

Surpris, il sursaute et se retourne vers elle en manquant de laisser tomber l’urne.

Fred – Vous m’avez fait peur…

Justine – Monsieur…?

Fred – Bitaudeau.

Justine – Pardon.

Fred – Frédéric Bitaudeau, c’est mon nom.

Justine – Ah oui…

Elle lui reprend l’urne de crainte qu’il ne la casse.

Justine – Zénitude. C’est un modèle de notre toute dernière collection. Il nous est déjà très demandé…

Fred – Ah oui, ça ne m’étonne pas… Donc, vous êtes de la maison, j’imagine…

Justine – Justine… Je peux vous renseigner…

Fred – Oui… C’est-à-dire que… J’ai un ami qui se fait incinérer chez vous et… Je veux dire, il est déjà mort, évidemment… Enfin je suppose… C’est bien un crématorium, ici, non ?

Justine – Tout à fait, Monsieur. Et si je peux me permettre, un des meilleurs de la région.

Fred – Un des meilleurs de… Sans blague… Ne me dites pas que pour les crématoriums aussi, il y a un Guide Michelin, avec un système de notation par étoiles… Ou avec des épis, comme pour les chambres d’hôtes.

Justine – Nous nous efforçons seulement d’offrir le meilleur service possible aux clients qui nous font confiance…

Fred – Remarquez, en ce moment, avec tous ces accidents d’avions en série, on se demande si à partir d’un certain nombre de miles, ils ne devraient pas offrir en promo un cercueil gratuit… Moi-même, je prends l’avion souvent, et je vous avoue que…

Justine (l’interrompant) – Votre cher défunt a fait le bon choix, croyez-moi. Comment s’appelle-t-il ?

Fred – Jean-Luc. Jean-Luc Ramirez. Oui, je sais, on devrait pouvoir faire un procès à ses parents pour vous avoir appelé Jean-Luc. Surtout quand on s’appelle déjà Ramirez… Je lui ai demandé plusieurs fois de prendre un pseudo, mais il n’a jamais voulu. En fait, je me demande si ce n’était pas déjà un pseudo…

Justine – Vous êtes de la famille, j’imagine…

Fred – Je suis son agent. Enfin je veux dire, j’étais… Vous savez qu’à une certaine époque, c’était un auteur de théâtre assez connu… Enfin, autant qu’on puisse être connu en tant qu’auteur de théâtre… Vous le connaissiez de réputation ?

Justine – Je vais très peu au théâtre…

Fred – Malheureusement, plus personne ne va au théâtre. Et il faut bien avouer que Jean-Luc Ramirez n’est sans doute pas complètement étranger à cette baisse générale de fréquentation qui affecte le spectacle vivant… Entre nous, ses pièces étaient très mauvaises. Et selon la formule bien connue : Il n’y a rien de plus dramatique qu’une comédie pas drôle…

Justine – Pour la rose, il ne fallait…

Fred – Ah non ?

Justine – Le faire-part précisait « sans fleurs et sans couronnes »…

Fred – Oui, Jean-Luc était quelqu’un de très modeste… Il avait quelques bonnes raisons de l’être, d’ailleurs… Mais après tout… ce n’est qu’une rose.

Justine – Sa fleur préférée, sans doute.

Fred – Oui… Sans doute… Mais dites-moi, il n’y a pas grand monde.

Justine – Le faire part disait aussi « dans la plus stricte intimité ».

Fred – En tant qu’auteur de théâtre, il n’a fait que des fours. J’ai l’impression que celui-là sera son dernier. J’espère quand même que je ne vais pas être le seul dans la salle. Ça doit quand même être assez flippant, une crémation, non ?

Justine – D’autres personnes vont sûrement arriver, ne vous inquiétez pas. Et puis nous avons encore un peu le temps. La crémation est à 15H35 précises.

Fred – Ah oui, en effet, c’est… C’est très précis… Enfin, j’imagine que vous êtes obligés d’enchaîner. C’est comme pour les mariages à la mairie… Non, je veux dire, la crémation… c’est un peu comme le mariage à la mairie, par rapport au mariage à l’église. Le résultat est tout aussi définitif, mais la cérémonie dure moins longtemps. Moins longtemps qu’un enterrement à l’église, je veux dire. C’est vrai, c’est incroyable, non ? Quand on voit tous ces couples en train de faire la queue à l’hôtel de ville pour passer devant Monsieur le Maire. Et après, c’est expédié en cinq minutes. Je veux dire… Donc là ça ne va pas durer très longtemps ?

Justine – Vous savez, à présent, votre ami a toute l’éternité devant lui.

Fred – Il a bien de la chance. Moi pas, malheureusement. J’ai une boîte à faire tourner…

Justine – À 15H45 ça devrait être terminé. Nous avons un autre défunt à 15H50.

Fred – Dix minutes, nickel… Très bien, alors je vais attendre…

Justine – Je peux vous proposer un café pour patienter ?

Fred – Merci, ça ira. J’ai déjà pris une ligne de coke. Je plaisante…

Justine – Dans ce cas, je vous abandonne un petit instant. Nous sommes un peu débordés en ce moment. C’est la haute saison…

Fred – Ah oui ? Ah non, je ne savais qu’il y avait des variations saisonnières dans votre activité aussi. Au théâtre, c’est pareil, mais nous c’est le contraire… L’hiver, ça va encore… Mais pour le spectacle vivant, l’été c’est la saison morte…

Justine – Excusez-moi…

Fred – Mais je vous en prie, allez-y… Je ne voudrais pas vous retarder…

Elle sort.

Fred – Plutôt baisable… Pour un croque-mort…

Ne sachant pas quoi faire de sa rose, Fred la place dans une des urnes en exposition. Arrive Alex, habillée de façon plutôt excentrique et l’air survoltée. Elle tient elle aussi une rose à la main.

Alex – Oh mon Dieu ! Ne me dites pas que j’arrive trop tard…

Fred – Trop tard ? C’est à dire que… Monsieur Ramirez est déjà décédé, vous ne le saviez pas ?

Alex – Pour la crémation !

Fred – Ah, pardon ! Non, non, rassurez-vous. Ça commence à 15H35.

Alex – Vous êtes tout seul ?

Fred – Il faut croire que la presse people n’a pas encore eu vent de la disparition de Jean-Luc Ramirez…

Alex flanque sa rose avec celle de Fred dans l’urne et regarde sa montre.

Alex – Il y a peut-être encore un moyen d’arrêter ça…

Fred – Arrêter quoi ?

Alex – La crémation de mon frère !

Fred – Ah vous êtes sa sœur… Je ne savais pas qu’il avait une sœur…

Alex – Alexandra Smirnoff, mais on m’appelle Alex.

Fred – Smirnoff ? Et vous êtes apparentée avec…

Alex – Je vous ai dit que c’était mon frère.

Fred – Ah, non, je pensais plutôt à… Smirnoff, c’est une marque de Vodka, non ?

Alex – C’est le nom de mon mari. Il faut croire que nous étions faits l’un pour l’autre… Et vous vous êtes qui ?

Fred – Frédéric Bitaudeau, mais vous pouvez m’appelez Fred.

Alex – Bitaudeau ? Ne me dites pas que pour vous aussi, c’était un nom prédestiné ?

Fred – En ce qui concerne mes relations avec votre frère, j’en arrive parfois à me le demander… Je suis… Enfin, j’étais son agent.

Alex – Je ne savais pas qu’il avait un agent.

Fred – Oui, c’est vrai que c’est assez étonnant qu’un agent ait accepté de s’occuper d’un auteur comme lui, mais qu’est-ce que vous voulez ? Moi non plus, à l’époque, je n’avais pas trop le choix… En tout cas, je vous présente toutes mes condoléances.

Alex – Bon, il faudrait que je vois un responsable d’urgence…

Fred – Je ne suis pas sûr qu’il y ait un service d’urgence dans ce genre d’établissement, vous savez…

Fred fait le tour de la salle d’accueil en essayant différentes portes.

Alex – C’est dingue. Toutes les portes sont fermées à clefs.

Fred – Ils n’ont sûrement pas envie que les visiteurs aillent traîner dans l’arrière cuisine… Ce n’est peut-être pas toujours beau à voir…

Alex – Vous avez vu quelqu’un ?

Fred – Oui j’ai… Une jeune femme, dans une sorte de combinaison spatiale hyper moulante… Elle avait l’air de sortir d’un épisode de Star Trek…

Alex – Je ne vous demande pas comment elle était habillée ! Elle est où maintenant ?

Fred – Je pense qu’elle ne va pas tarder à revenir… Et puis on ne sait jamais. Si elle a des super pouvoirs, elle va peut-être réussir à ressusciter Jean-Luc…

Alex lui lance un regard interloqué.

Fred – Vous avez raison, je ne suis pas sûr que ce soit vraiment souhaitable… Donc vous êtes contre la crémation… Pour des raisons confessionnelles, peut-être ?

Alex – Non pourquoi ça ?

Fred – Vous disiez que vous vouliez arrêter ça…

Alex – Ah non, mais je m’en fous, moi, de la crémation en général. C’est juste qu’il avait promis de me donner son foie…

Fred – Son foie ?

Alex – Oui enfin… Un morceau… Et quand je dis donner…

Fred – Vous voulez dire vendre, j’imagine ?

Alex – Comment le savez-vous ?

Fred – J’étais son agent, mais il me considérait aussi comme un ami sur qui on peut compter…

Alex – Je vois… Il vous devait quelque chose, à vous aussi…

Fred – Il vous en avait parlé ?

Alex – Non. Mais sinon pourquoi est-ce que vous seriez là ?

Fred – Cela m’embarrasse un peu de vous demander ça, mais… Avant de nous quitter pour… rejoindre sa dernière demeure, votre frère ne vous aurait pas chargée de rembourser tous ses créanciers, par hasard ? Histoire qu’il puisse partir l’âme en paix, je veux dire…

Alex – Je vous dis qu’il m’a vendu un morceau de foie, et qu’il est parti sans honorer ma commande.

Fred – Je vois, c’était juste pour vérifier au cas où… (Un temps) Mais pour le foie… C’est un peu tard, non ?

Alex – Vous croyez qu’il est déjà dans…

Fred – Je ne sais pas, mais un foie… Si on ne le conserve pas au frigo… Jean-Luc… Je veux dire votre cher défunt… Il ne doit déjà plus être très frais, non ?

Alex – Le salopard…

Fred – Personnellement, j’ai toujours ma petite carte sur moi… En cas d’accident et de mort cérébrale… Si mes organes peuvent sauver la vie de quelqu’un d’autre… Vous souffrez d’une maladie de foie ?

Alex sort une bouteille de Vodka de son sac et en prend une rasade au goulot.

Alex – Cirrhose… Mon médecin m’a dit : soit vous arrêtez de boire, soit c’est la greffe de foie… Je me suis dit que la greffe, ce serait moins dur…

Fred – Je comprends ça… J’essaie d’arrêter de fumer, moi aussi. (Il sort un paquet de cigarettes) J’aurais peut-être dû demander à votre frère de me léguer ses poumons en dédommagement… (Il s’apprête à allumer une cigarette, mais se ravise en voyant le regard qu’elle lui lance) Euh… J’imagine qu’ici aussi, c’est interdit de fumer…

Alex – Oui, probablement…

Fred – C’est incroyable… Même dans les crématoriums, on n’a plus le droit de fumer, maintenant… Vous croyez qu’ils ont installé aussi un pot catalytique à la sortie du…

Alex – La sortie de quoi ?

Fred (embarrassé) – Ben à la sortie de…

Alex à la tête ailleurs.

Alex – Alors vous pensez que pour mon foie, c’est mort ?

Fred – Je ne sais pas… À moins qu’ils les gardent au frigo avant de…

Alex – Quel enfoiré ! Ça lui aurait coûté quoi de me léguer son foie avant de se suicider ?

Fred – Donc Jean-Luc a mis fin à ses jours… C’est bien ce que je pensais, mais je n’osais pas vous le demander… C’est très courant chez les écrivains… Encore que chez les auteurs de comédies un peu moins…

Alex – Ah non, mais je n’en sais rien en fait… J’imagine… Il avait quand même pas mal de raisons de se suicider, non ? Déjà quand on s’appelle Jean-Luc…

Fred – C’est vrai qu’à sa place, c’est sans doute ce que j’aurais fait depuis longtemps… Moi-même, je vous avoue que j’y songe, parfois…

Alex – Pourquoi ne le faites-vous pas ? Avec votre carte de donneur d’organes, vous pourriez faire un heureux…

Fred – Disons que passé un certain âge et une certaine somme d’emmerdements, l’optimisme reprend le dessus. On se dit qu’après tout, on sera sûrement mort avant d’avoir fini de payer la note…

Alex – C’est vrai que vu comme ça, c’est nettement plus encourageant…

Arrive Manu, tenue sexy plutôt vulgaire façon prostituée, et en tout cas pas vraiment adaptée pour des funérailles. Cela peut également être un homme travesti. Elle a elle aussi une rose à la main.

Manu – J’espère que je n’ai pas manqué le début ! Je suis venue dès que j’ai su. Je reviens d’un petit voyage en Arabie Saoudite… J’ai trouvé le faire-part en ouvrant ma boîte.

Fred – Non, non, rassurez-vous, vous n’avez rien raté. C’est à 15H35…

Manu – Ah d’accord… En fait, je venais surtout pour récupérer un certificat de décès… Mais bon, puisque je suis là, je vais attendre la fin de la cérémonie…

Alex – Hun, hun…

Manu – J’espère quand même que ça ne va pas durer trop longtemps, je suis garée en double file…

Alex sort de son sac sa bouteille de Vodka dont elle prend une autre rasade, sous le regard un peu interloqué des deux autres.

Alex – À la vôtre…

Manu – Merci…

Fred – Alors vous aussi, vous êtes venue avec une rose… Pourtant c’était bien précisé sur le faire-part : « sans fleurs ni couronnes ».

Alex (avec un regard vers Manu ) – Ils auraient dû aussi mentionner « tenue correcte exigée »…

Fred juge préférable d’enchaîner.

Fred – Oui, pour la rose, on dirait que tout le monde s’est passé le mot… Ça doit être de la transmission de pensée…

Manu pose sa rose dans l’urne avec les deux autres.

Manu – Même s’il ne m’en a jamais offert, je sais que c’était sa fleur préférée.

Fred – C’est sûrement pour ça qu’on est tous venus avec une rose…

Alex – C’est peut-être aussi à cause du vendeur Pakistanais qui est installé devant le tabac d’en face et qui les brade à un euro la pièce… (À Fred) C’est qui celle-là, au fait ?

Manu – Pardon… Je suis Manu… La veuve…

Alex – La veuve ? Je ne savais pas que j’avais une belle-sœur.

Manu – Je vous avoue que moi non plus.

Fred – Eh oui… On perd un être cher et on se découvre une famille…

Alex – Remarquez, il n’est pas venu à mon mariage. Il n’a pas dû juger utile de m’inviter au sien.

Manu – Vous êtes mariée ?

Alex – Ça vous étonne ?

Manu – Comme vous êtes venue seule… Mais votre mari n’est peut-être pas amateur de crémation…

Alex – Le vendredi, mon mari mange un couscous avec sa mère, ce n’est pas négociable. En contrepartie, il me laisse boire tous les jours de la semaine.

Fred – Pour qu’un mariage dure, il faut savoir faire des concessions réciproques.

Manu – Vous avez raison… Un mariage qui dure, ça commence par des concessions provisoires, et ça finit par une concession perpétuelle.

Fred (à Alex) – Bon, il ne vous a pas invitée à son mariage, mais au moins, il vous a invitée à sa crémaillère… Je veux dire à sa crémation… (À Manu) Alors comme ça, vous êtes la femme de Jean-Luc ?

Manu – Oui, même si apparemment, il l’avait un peu oublié…

Fred – Les hommes sont parfois assez distraits pour ce genre de choses…

Manu – À sa décharge, il faut dire qu’on s’est marié très rapidement après notre première rencontre, et qu’on n’a jamais vraiment vécu ensemble. En fait, ce n’était pas vraiment un mariage en blanc, mais plutôt…

Fred – Un mariage blanc, je vois très bien…

Alex – Donc c’est comme ça que Jean-Luc a acquis la nationalité française…

Fred – Mais il était de quelle origine, au départ, exactement ?

Alex – Jean-Luc avait la nationalité Guatémaltèque. Je n’ai jamais trop compris pourquoi. Pourtant j’étais sa sœur jumelle…

Manu – Il m’avait promis trois mille euros… en cadeau de mariage.

Fred – Et il ne vous a jamais payée…

Manu – Non…

Fred – Et quand vous avez voulu obtenir le divorce, c’est lui qui vous a réclamé trois mille euros.

Manu – Six mille, pour être exact. Mais comment le savez-vous ?

Fred – Je crois pouvoir dire que j’étais un fin connaisseur de la psychologie de Jean-Luc…

Manu – Bref, dès qu’il a obtenu son titre de séjour, j’ai voulu reprendre ma liberté.

Fred – Et c’est alors qu’il vous a fait cet odieux chantage au divorce…

Manu – Comme je n’avais pas l’argent qu’il me demandait, je me suis dit que j’allais attendre un peu. Et puis quand j’ai réussi à réunir la somme, à la sueur de mes fesses, il avait déménagé.

Fred – C’est quelqu’un qui déménageait beaucoup.

Alex – Plus déménageur que lui, il n’y a que les gens du voyage.

Manu – Ça ne m’arrangeait pas du tout de ne plus avoir de nouvelles de Jean-Luc, parce que j’avais prévu de me remarier avec un homme un peu plus âgé que moi…

Fred – Je vois… Un vieux bourré de tunes atteint d’un cancer de la prostate…

Alex – À qui vous aviez omis de préciser que vous étiez déjà mariée.

Manu – Alors vous pensez bien, quand j’ai reçu ce faire-part, je me suis dit…

Fred – Que vous alliez économiser six mille euros.

Alex – Et pas mal de tracasseries administratives.

Manu – À condition que je puisse obtenir très rapidement un certificat de décès. Vous savez de quoi il est mort, au fait, Jean-Luc ?

Fred – On espérait un peu que vous nous le disiez…

Alex – Mais alors si aucun de nous trois ne s’est occupé d’organiser ses funérailles, qui s’en est chargé ? Je ne vois personne d’autre…

Manu – Un mystère de plus…

Fred – Jean-Luc était un maître du suspens… Sauf dans ses pièces, malheureusement…

Arrive Sacha, femme d’un âge incertain, en tenue de deuil, un crucifix autour du cou, et le visage partiellement caché par un voile. Elle se dirige d’abord vers Alex.

Sacha – Bonjour Madame. Vous devez être Alexandra, la sœur de Jean-Luc ?

Alex – Ça dépend… Qu’est-ce qui vous fait penser que je pourrais être sa sœur ?

Sacha – La ressemblance physique, j’imagine. Vous êtes tout le portrait de ce pauvre Jean-Luc.

Manu – Je ne sais pas si vous devez le prendre comme un compliment…

Alex – Et pourquoi est-ce vous tenez tant que ça à ce que je sois sa sœur, au juste ? Vous espérez que je vous rembourse ce qu’il vous doit, vous aussi.

Sacha – Jean-Luc ? C’est moi qui lui dois beaucoup, croyez-moi.

Fred – Sans blague ?

Manu – Combien, à peu près ?

Sacha – Ce que je dois à Jean-Luc a trop de valeur pour pouvoir être mesuré en euros…

Fred – Ah oui… Ça m’étonnait aussi…

Alex – Mais dites-moi, vous avez l’air très en deuil… Vous êtes sûre que vous n’en faites pas un peu trop ?

Fred – C’est vrai, vous êtes qui au juste, par rapport à Jean-Luc, pour être en deuil à ce point-là ?

Sacha – En fait je suis… Enfin, j’étais…

Manu – Ne me dites pas que vous êtes sa veuve… Ou alors c’est que cet escroc était aussi polygame…

Sacha – Pas devant la loi, malheureusement. Nous avions le projet de faire consacrer notre union prochainement, mais le destin en a décidé autrement.

Fred – C’est beau ce que vous dites. Vous parlez comme dans les Feux de l’Amour.

Sacha – Quoi qu’il en soit, c’est moi qu’il a chargé d’organiser ses funérailles. Et de régler sa succession…

Fred – Sa succession ?

Alex – C’est une plaisanterie…

Fred – Je pencherais plutôt pour une arnaque post mortem.

Manu (à Sacha) – En tout cas, si dans un grand élan de générosité posthume Jean-Luc vous a couchée sur son testament, je vous conseille de ne rien accepter que sous bénéfice d’inventaire.

Sacha – Manu, sans doute… Vous êtes sa première épouse, n’est-ce pas ?

Manu – Pourquoi, il en avait tant que ça ?

Sacha – Il m’a beaucoup parlé de vous.

Manu – C’était un mariage blanc !

Sacha – Tout de même, je crois pouvoir dire qu’il vous aimait beaucoup.

Fred – Bien, et en quoi consiste exactement ces… dispositions testamentaires ?

Alex – Il ne m’aurait pas légué son foie, par hasard ?

Le portable de Fred sonne.

Fred – Je vous prie de m’excuser… Je reviens tout de suite… (En sortant) Oui, Christelle… Qui ? Non ? Et qu’est-ce qu’il a dit au juste ?

Fred sort.

Sacha – Tout d’abord, je tiens à vous rassurer, Jean-Luc n’a pas souffert.

Alex – Bon…

Manu – Bien…

Alex – Nous voilà rassurées.

Manu – On n’était pas vraiment inquiètes, mais bon… Et il est mort de quoi, exactement à peu près ?

Sacha – Ah vous n’êtes pas au courant ?

Alex – Si on vous le demande…

Manu – Et comme vous dites que vous étiez très proche de lui…

Sacha – Jean-Luc a été écrasé par un camion de déménagement.

Alex – C’est le risque quand on déménage beaucoup.

Manu – Et vous dites qu’il n’a pas souffert ?

Sacha – C’était un gros camion. Il est mort sur le coup.

Alex – Et bien entendu, j’imagine que le corps est en très mauvais état. Sans parler du foie…

Manu – C’est sans doute pour ça que Madame a opté pour l’incinération. Il y avait trop de travail pour rassembler les morceaux et lui redonner figure humaine.

Fred revient, tout sourire.

Fred – C’est incroyable !

Manu – Madame vient de nous dire que Jean-Luc était passé sous un quinze tonnes.

Fred – Ah merde…

Alex – Mais il paraît qu’il n’a pas souffert.

Fred – Tant mieux…

Manu – Et vous, qu’est-ce qui vous rend si hilare ? Vous avez une autre bonne nouvelle à nous apprendre ?

Fred – Euh… Oui, vu l’état de mes finances, on peut dire ça comme ça. Mon assistante vient de me prévenir qu’un producteur de théâtre avait essayé de me joindre. Il veut monter la dernière pièce que Jean-Luc a écrite…

Alex – Je ne savais pas qu’il avait écrit une pièce récemment…

Fred – Moi non plus… Il n’a rien écrit depuis des années malgré toutes les avances qu’il m’a demandées…

Justine revient.

Justine – Bonjour à tous, et encore une fois, toutes nos condoléances. Je n’ai pas eu le privilège de connaître personnellement votre cher défunt, mais d’après les témoignages de tous ceux qui l’ont connu, je sais que c’était un être rare…

Manu – Oui…

Alex – Ce n’est pas le premier mot qui me serait venu à la bouche pour le décrire, mais on peut dire en effet que c’était un être rare.

Manu – C’est vrai que ces derniers temps, il se faisait même de plus en plus rare… Personnellement, ça fait des mois que j’essaie de mettre la main dessus.

Sacha – En tout cas, aujourd’hui, Jean-Luc n’a pas manqué le dernier rendez-vous qu’il avait avec vous.

Fred – Bon… Donc on va pouvoir commencer, alors ?

Justine – Justement, c’est de ça dont je voulais vous parler…

Alex – Je crains le pire…

Sacha – En ce qui concerne Jean-Luc, le pire est déjà arrivé, non ? Il est mort…

Manu – Croyez-moi, avec Jean-Luc, on n’est jamais sûr d’avoir touché le fond…

Sacha – Alors qu’est-ce qui se passe, Mademoiselle ?

Justine – Je préfère ne pas entrer dans des détails techniques qui seraient ici totalement déplacés vu les circonstances, mais nous avons un petit problème qui risque d’entraîner un léger différé en ce qui concerne cette émouvante cérémonie d’adieux.

Alex – Un léger différé ? Ne me dites pas que la cérémonie est transmise en direct sur le câble avec un commentaire de Frédéric Mitterrand.

Manu – S’il ne s’agit que de la cérémonie, on pourrait peut-être simplifier un peu non ?

Manu – Oui, tout à fait.

Fred – C’est que j’ai un TGV à prendre, moi… Je n’avais pas prévu…

Justine – Hélas, il ne s’agit pas seulement de la cérémonie, c’est pourquoi j’ai évoqué avec le plus de délicatesse possible la survenue inopinée d’un petit problème technique néanmoins très contrariant.

Sacha – Allez-y, avec le soutien de la foi, nous sommes prêts à tout entendre…

Manu – Oui, au point où on en est.

Justine – La porte est bloquée.

Fred – La porte ?

Alex – Quelle porte ?

Justine – La porte de notre appareil de crémation…

Manu – Vous voulez dire la porte du four ?

Fred – Oh putain, c’est un cauchemar…

Alex – Et on ne peut pas la débloquer ?

Justine – Nous avons appelé le service après vente. Le technicien ne devrait pas tarder à arriver…

Fred – Le service après vente ? Ne me dites pas que vous avez acheté votre four chez Darty, parce que je les connais…

Alex – Vous n’avez qu’à la défoncer, cette porte !

Justine – Ça ne devrait pas être trop long, je vous assure…

Manu – Oh non, il ne manquait plus que ça… J’ai un client dans trois quarts d’heure, moi…

Alex – C’est pour ça que vous êtes venue en tenue de travail…

Fred – Un crématorium trois épis, tu parles…

Justine – Cela vous donnera un peu plus de temps pour vous retrouver en famille… Nous faisons au mieux, je vous le promets. Je reviens vers vous le plus rapidement possible…

Justine sort.

Fred – Un problème technique, je rêve…

Alex – Mon frère a toujours été un dur à cuire.

Manu – Décidément… Il nous aura emmerdé jusqu’au bout.

Sacha – Allons, je vous en prie… Il faut savoir pardonner, comme nous l’enseigne Jésus-Christ… Jean-Luc a commis beaucoup d’erreurs dans sa vie, c’est vrai… Mais je vous assure, il a beaucoup changé.

Alex – Passer sous un poids lourd, ça vous change un homme, c’est sûr.

Sacha – Je veux dire… Il avait beaucoup changé. C’est pourquoi sa disparition soudaine semble tellement injuste.

Fred – Oui, enfin…

Sacha – Ma plus grande fierté est d’avoir réussi à le ramener à Dieu…

Alex – Vous voulez dire que c’est vous qui l’avez poussé sous ce camion ?

Sacha – Non, mais je l’avais ramené à la foi chrétienne. C’était un autre homme, je peux en témoigner. Malheureusement, cet homme nous a quitté sitôt après que Notre Seigneur l’a remis dans le droit chemin….

Fred – Comme quoi… Ce ne sont pas toujours les meilleurs qui partent en premier.

Sacha (écrasant un sanglot) – Dieu l’a rappelé à lui.

Manu – Peut-être qu’il lui devait de l’argent à lui aussi.

Alex – Petit, déjà, il pillait les troncs dans les églises avec une ficelle et un chewing-gum.

Sacha – Si vous l’aviez connu pendant les derniers mois de sa vie… Il avait renoncé à la sodomie. Il allait à la messe tous les jours. Il avait même arrêté les mots croisés et il s’était remis à écrire.

Moment de stupeur. Le portable de Fred sonne à nouveau.

Fred – Oui ? Oui, c’est bien moi… Pardon, je ne vous entends pas bien… (Aux autres) Excusez-moi encore une minute… Oui, je vous écoute…

Il sort.

Manu – Bon, je ne suis pas venue pour entendre le récit de la rédemption présumée de Jean-Luc, moi. Je voulais juste m’assurer que ce fils de pute était bien mort…

Alex – Vous êtes tellement pressée d’être veuve ? J’espère que vous ne comptez pas sur une pension de réversion…

Manu – Je dois me marier, je vous l’ai dit. Vous savez comment il faut faire pour obtenir un certificat de décès ?

Sacha – Je m’en occuperai, si vous voulez. Vous n’aurez qu’à me laisser votre adresse… Mais je dois vous préciser que Jean-Luc avait signé les papiers du divorce que vous lui aviez fait parvenir il y a longtemps déjà. Il était prêt à vous les envoyer lorsqu’il a eu ce terrible accident.

Manu – Ah bon ? Mais alors qu’est-ce que je fais, moi ? Je suis veuve ou divorcée ?

Sacha – Les papiers du divorce sont antérieurs au décès, mais c’est un peu à vous de choisir.

Manu – Ben je ne sais pas, moi… Veuve, divorcée… Qu’est-ce que vous me conseillez ?

Sacha – Le divorce, ça ira plus vite, même si ce n’est pas ce que préfère l’Église…

Alex – L’Église dit quelque chose à propos de divorcer d’un homme mort ?

Manu – Bon, si ça va plus vite, alors. Parce que je suis un peu prise par le temps…

Alex – Votre voyage de noces est déjà programmé ? Où est-ce que vous allez, cette fois ? À La Mecque ?

Manu – Eh ben oui, figurez-vous ! Enfin, pas à La Mecque, mais… Et puis qu’est-ce que ça peut vous foutre ? Vous tout ce qui vous intéresse, c’est son foie !

Sacha – À ce propos, Alex, il faudra aussi que je vous parle…

Alex – Ah oui ?

Fred revient enthousiaste.

Fred – C’est dingue !

Manu – Quoi encore ?

Fred – Je viens d’avoir un appel d’un producteur de théâtre du Guatemala. Il est prêt à me signer un gros chèque pour obtenir les droits exclusifs de la dernière pièce de Jean-Luc !

Alex – Vous croyez qu’on pourrait en tirer un peu de fric…

Fred – Jean-Luc est totalement inconnu en France, mais il paraît que c’est une véritable vedette au Guatemala.

Manu – C’est vrai qu’il avait la nationalité guatémaltèque… Avant son mariage blanc avec moi…

Fred – Bon, mais pour les droits, ça dépend…

Alex – De quoi ?

Fred – Ben… De qui est l’ayant droit, justement.

Manu – L’ayant droit ?

Fred – Celui ou celle à qui revient ses droits d’auteur après son décès.

Alex – Bon… Et c’est qui ?

Fred – Ça peut être sa sœur. Sa veuve. Dans certains cas son agent…

Manu – Sa veuve, vous croyez ?

Alex – C’était un mariage blanc, et vous vouliez divorcer !

Manu – Oui, et bien je ne l’ai pas fait. Et vous avez entendu Madame ? Jean-Luc avait beaucoup de tendresse pour moi…

Alex – Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre… Madame vous l’a dit. Il avait signé les papiers du divorce, alors ses droits reviennent à sa sœur, c’est évident ! Il n’avait pas d’autre famille…

Manu – Combien, le chèque ?

Fred – 50.000 euros… Et il paraît que ça ne serait qu’une avance… Apparemment, c’est un producteur qui a le bras très long au Guatemala…

Manu – En même temps, ce n’est que le Guatemala… Vu la dimension du pays, avec le bras très long, on doit vite se retrouver avec une main à l’international…

Alex – Le Guatemala, ce n’est pas très loin du Panama, non?

Manu – Il a dû faire fortune dans le trafic de coke.

Fred – C’est vrai que blanchir l’argent de la drogue en investissant dans le spectacle vivant, c’est une idée assez baroque, mais bon… En tout cas, il envisage aussi de tourner un film sur la vie de Jean-Luc… À Hollywood…

Alex – À Hollywood ?

Moment de stupeur.

Manu – Les papiers du divorce, je peux aussi faire comme si je ne les avais jamais reçus… Madame m’a dit que j’avais le choix…

Alex – Mais c’est de l’escroquerie ! D’abord ils sont où, ces papiers ?

Sacha – C’est moi qui les ai.

Alex – Donnez-les moi.

Sacha – Ils sont dans mon sac, mais je ne sais pas si…

Manu – Mais ça ne va pas, non ! Si quelqu’un doit les avoir, ces papiers, c’est moi. Et j’en ferai ce que j’en voudrai !

Alex – Salope !

Manu – Je l’aimais bien, moi, Jean-Luc…

Alex – Nécrophile !

Elles sont sur le point d’en venir aux mains.

Fred – Je vous en prie, mesdames… Un peu de dignité…

Manu – Vampire ! Tout ce que tu veux, c’est son foie !

Sacha – Et rassurez-vous, Alex, vous allez l’avoir.

Alex se fige.

Alex – Pardon ?

Sacha – Jean-Luc m’avait avertie de son projet de vous léguer ses organes en cas de décès. Et il m’avait remis un papier signé pour l’hôpital, au cas où…

Manu – Ah oui ?

Sacha – Juste après l’accident, les médecins ont donc prélevé son foie. Par miracle, c’est à peu près le seul de ses organes qui restait intact…

Alex – Non ? Dieu existe !

Manu – Eh ben vous voyez… Jean-Luc va vous laisser quelque chose, à vous aussi…

Fred – Et vous savez ce qu’on dit ? Tant qu’on a la santé…

Alex – Mais il est où, ce foie ?

Sacha – Sur la banquette arrière de ma voiture. Dans une glacière. Comme je n’étais pas sûre de vous revoir après…

Justine revient avec un grand sourire avec une sorte d’urne.

Fred – Alors ça y est, c’est fait, finalement ?

Alex – Vous avez réussi à débloquer la porte ?

Fred – Et vous avez préféré nous épargner le temps de cuisson, pour essayer de recoller à votre planning.

Sacha – Vous avez bien fait. Je ne sais pas si j’aurais pu supporter ce spectacle…

Justine – Ah non, pardon, je suis désolée… Il ne s’agit pas des cendres de votre cher défunt…

Alex – Qu’est-ce que vous voulez qu’on en fasse, alors ? Si c’est les cendres de quelqu’un d’autre ?

Justine – En fait, ce n’est pas une urne funéraire, mais un tronc.

Fred – Un tronc ?

Sacha – Monsieur Ramirez a demandé à ce qu’une collecte soit effectuée au profit des auteurs de théâtre nécessiteux…

Alex – Les auteurs de théâtre nécessiteux ? Je pensais qu’ils l’étaient tous, non ?

Justine – Vous pouvez glisser vos dons dans cette boîte, elle sera remise à l’Association des Écrivains Assistés du Théâtre…

Manu – C’est à dire que…

Fred – Je ne suis pas sûr d’avoir de la monnaie…

Justine – Rassurez-vous, nous pouvons vous en faire, si vous le souhaitez. Nous prenons aussi la Carte Bleue. Votre don sera reversé automatiquement en liquide à l’association.

Fred – Ça ira merci.

Ils glissent chacun à regret un billet ou quelques pièces dans le tronc.

Justine – Merci pour eux… Ah, j’ai quand même une bonne nouvelle à vous annoncer…

Alex – Une bonne nouvelle ? C’est curieux comment une expression aussi banale peut résonner bizarrement dans un crématorium…

Justine – Le dépanneur du service après-vente vient de repartir. La cérémonie va pouvoir commencer tout bientôt…

Fred – Pourquoi pas tout de suite ?

Justine – Juste le temps de remettre tout ça en ordre. En fait il y a eu un petit incident lors de la précédente incinération. Notre dernier client a explosé dans le four…

Fred – Un attentat suicide ? Dans un crematorium ?

Justine – On demande pourtant aux gens de nous prévenir quand leur cher défunt porte un pace maker… Mais il arrive de temps en temps que submergés par l’émotion, ils oublient de nous le dire… Les piles au lithium, à partir d’une certaine température, ça ne pardonne pas…

Fred – Bon, ben on va attendre…

Justine – Pardon de vous demander ça, mais Jean-Luc n’avait pas de pacemaker ?

Alex – Je n’en sais rien, c’est son foie qui m’intéressait…

Justine – Ne vous inquiétez pas, nous vérifierons.

Justine s’apprête à partir.

Alex – Excusez-moi, il y a du café, ici ?

Justine – Une machine Nespresso est à votre disposition, là derrière.

Alex – Merci…

Justine – Ça marche avec des pièces de deux euros…

Alex – Ça m’aurait étonnée…

Justine sort.

Fred – Deux euros… Ce n’est pas donné…

Alex – Vous avez de la monnaie ?

Sacha – J’ai tout mis dans le tronc…

Alex – Bon ben je vais rester à la Vodka, alors.

Alex ressort sa bouteille et en prend une rasade.

Manu (à Fred) – Avec tout ce qu’elle s’enfile, si on ne veut pas risquer une autre explosion, il vaudrait mieux qu’elle ne s’approche pas trop du four, non ?

Fred – Bon, si on revenait à nos moutons ? Alors ? Qui est l’ayant droit de Jean-Luc? J’ai un contrat à signer, moi. Il va quand même falloir se décider…

Manu – Alors vous aussi, vous êtes pressé…

Fred – Jean-Luc m’a laissé sur la paille ! Ce montage au Guatemala, ça pourrait me sauver de la ruine !

Sacha – Je vous rassure, Jean-Luc avait aussi pris des dispositions concernant la gestion de ses œuvres après sa mort.

Fred – Des dispositions ? Décidément… En effet, il avait beaucoup changé…

Sacha – Monsieur Ramirez a confié la gestion de ses droits à une Fondation : la Fondation Jean-Luc Ramirez.

Alex – Sans blague ?

Sacha – Jean-Luc m’a fait l’honneur de me nommer Présidente de la Fondation qui porte son nom ? Cette noble institution perpétuera sa mémoire et contribuera au rayonnement de ses œuvres après sa mort…

Fred – En clair ?

Sacha – La moitié de ses droits iront à ses héritiers légitimes, et l’autre moitié à sa Fondation.

Fred – Dans l’intérêt de tous, il faudrait quand même arriver rapidement à un arrangement.

Alex – Ok, je suis d’accord pour partager avec la veuve joyeuse… Et maintenant, je peux récupérer mon foie ?

Sacha – Bien sûr, je vais le chercher tout de suite…

Sacha sort.

Fred – C’est curieux, j’ai l’impression de l’avoir déjà vue quelque part, la veuve noire. Pas vous ?

Manu – Oui… Quelque chose dans la voix, peut-être.

Un temps.

Alex – Je me demande comment ils vont vérifier…

Manu – Vérifier quoi ?

Alex – Pour le pace maker…

Manu – Maintenant, ils sont équipés, j’imagine. Ils vont lui faire une échographie…

Fred – Je pensais que les échographies, c’était pour les femmes enceintes.

Manu – Ça doit marcher aussi sur les cadavres.

Alex – En tout cas, c’est bien compliqué, tout ça. J’espère qu’ils vont réussir à le faire marcher, leur four. On ne va pas y passer la nuit, non plus.

Manu – Sinon, on le fait nous-mêmes. J’ai toujours un bidon d’essence dans mon coffre au cas où.

Fred – C’est vrai qu’en Inde, c’est beaucoup plus simple. J’ai vu un reportage là-dessus sur Arte. Ils font ça en famille, le dimanche au bord du Gange, façon barbecue. Quelques fagots, et c’est parti.

Manu – Eh oui… Comme pour Jeanne d’Arc.

Alex – Ça limite le risque de panne, c’est sûr. À moins que les allumettes soient mouillées.

Fred – Enfin, Jeanne d’Arc, elle était vivante, elle.

Manu – Mmm… Vous ne m’avez pas cru, vous m’aurez cuite…

Un temps.

Manu – Vous savez comment marche la crémation, exactement ?

Alex – Comment ça, comment ça marche ?

Manu – Ben oui… C’est vrai que ça reste un peu mystérieux, tout ça. Ce n’est pas comme en Inde, justement. On n’assiste pas à l’opération, quoi… Ils emmènent le cercueil, ils nous ramènent un tas de cendre qu’on ne voit même pas dans un pot. Techniquement, je veux dire…

Fred – Tiens, je vais regarder sur Wikipedia… On n’a rien d’autre à foutre de toutes façons… Alors, crémation…

Il pianote sur son portable.

Fred (lisant) – Dans la pratique, la crémation se déroule dans un four à une température de 850 degrés…

Alex – Ah oui, quand même…

Manu – Et pendant combien de temps ?

Fred (lisant) – La durée d’une crémation est d’environ 90 minutes pour une personne moyenne. Oh non, putain, une heure et demie !

Manu – Pour une personne moyenne… Vous croyez qu’on peut dire que Jean-Luc était une personne moyenne ?

Alex – Ils parlent de la corpulence, j’imagine. C’est au poids, comme pour les gigots.

Fred – Jean-Luc, c’était plutôt le genre gringalet, non ?

Manu – Oui… Limite efféminé, je dirais…

Alex – C’est vrai que petit, déjà, il adorait s’habiller en fille…

Fred – Disons une cinquantaine de kilos, tout mouillé… Avec un peu de chance, en une demi-heure, ce sera plié…

Manu – Une demi-heure… Faut pas trop rêver, quand même…

Un temps.

Manu – Et qu’est-ce qui reste, alors ? Après tout ça…

Fred – Après la mort, vous voulez dire ? Ben rien… Il ne reste rien…

Alex – Ne me dites pas que vous croyez à la résurrection des corps, vous aussi ?

Manu – Après l’incinération !

Fred (regardant à nouveau l’écran de son portable) – Alors… Le bois du cercueil, les vêtements, les chairs, tout est transformé en gaz ou en poussières évacués avec les fumées.

Manu – Donc, il ne reste rien non plus. Alors qu’est-ce qu’ils nous refilent, dans l’urne ? C’est une arnaque, en fait. Il ne reste que du vent…

Alex – Déjà quand il s’agit d’urnes… C’est toujours un peu du vent et ça sent l’arnaque, non ?

Fred (lisant) – Pour les adultes, ce que l’on retrouve dans l’appareil est constitué des restes calcinés des os.

Manu – Pour les adultes ?

Fred (lisant) – Lors de la crémation d’un bébé, la calcification n’étant pas encore complète, il n’y a pas de résidus…

Un temps.

Manu – Si je comprends bien, la crémation est déconseillée pour les enfants de moins d’un an…

Alex – Je me demande comment on faisait quand Wikipedia n’existait pas encore…

Sacha revient en portant une glacière.

Sacha – Voici votre foie.

Alex – Merci… Croyez-moi, j’en prendrai soin comme s’il s’agissait du Saint Sacrement…

Sacha – C’est le plus beau cadeau qu’un frère puisse faire à sa sœur, non ?

Alex – En tout cas, c’est bien le seul cadeau qu’il m’aura fait de sa vie…

Elle se ravise avant de lui donner la glacière.

Sacha – Mais votre frère a tenu à ce que cet acte de générosité en entraîne un aussi de votre part…

Alex – Ça m’aurait étonnée…

Sacha – Il vous demande de faire un don symbolique à une association des greffés du foie…

Alex – C’est obligatoire ?

Sacha – Ce sont les dernières volontés de Monsieur Ramirez…

Alex – Combien ?

Sacha – Disons 5000…

Alex – On ne doit pas avoir la même notion du symbolique…

Manu – Ah oui, ça fait cher du kilo… Et dire que dans les boucheries, le foie, c’est seulement pour les chats…

Alex fait le chèque et le tend à Sacha, qui lui donne la glacière en échange.

Sacha – Je vous conseille de le garder au frais et de ne pas trop tarder à joindre l’hôpital…

Justine revient.

Manu – Alors ?

Justine – Cette fois on va pouvoir y aller. Mais j’ai une dernière question à vous poser…

Alex – Ouais ?

Justine – Qui a prévu de s’occuper de la petite note ?

Manu – Quelle note ?

Justine – Il y a des frais, comme vous pouvez l’imaginer. J’ai préparé la facture. Qui va la régler ?

Fred prend la facture.

Fred – Vous êtes sûre de ne pas vous être trompée d’un zéro ?

Alex lui prend la facture des mains et y jette également un regard.

Alex – Quoi ? Ah non, pas question !

Manu – Il nous a déjà coûté assez cher comme ça, non ?

Justine – Ah, je suis vraiment désolée, mais dans ce cas, on ne va pas pouvoir procéder à…

Manu – Mais c’est du chantage !

Sacha – Sinon, il n’y a qu’à partager…

Moment de flottement.

Alex – Au point où on en est…

Manu – Bon, allons-y… Sinon, on ne va jamais s’en sortir…

Fred – C’est bien parce que j’ai un TGV à prendre…

Sacha – Divisé en trois, ça fait…

Manu – En trois ?

Sacha – Je n’étais pas officiellement sa femme… Je ne fais pas vraiment partie de la famille…

Fred – Et moi donc ?

Sacha – Il vous considérait comme son meilleur ami… Il me l’a dit souvent… C’est un immense honneur, qui comporte certaines obligations…

Alex – Allez, qu’on en finisse une bonne fois pour toutes.

Sacha – Après tout ce qu’il a fait pour vous, je crois que vous lui devez bien ça…

Manu – Un mot de plus et je vous étrangle…

Ils sortent chacun leur carnet de chèque.

Justine – Allez, je ramasse les copies…

Justine prend les chèque et sort.

Sacha – J’ai préparé un petit discours en hommage à Jean-Luc… Je voulais vous le soumettre…

Manu – Oh non, pas le discours…

Sacha – Vous ne voulez vraiment pas que je vous lise le début ?

Alex – On préfère avoir la surprise…

Fred – Bon, et pour avoir les droits de la dernière comédie de Jean-Luc, combien ?

Sacha – Vous me faites un chèque de 10.000 euros, à l’ordre de la Fondation Jean-Luc Ramirez, et vous pourrez avoir le manuscrit de la pièce et ses droits exclusifs.

Fred – Est-ce que j’ai le choix ?

Il sort son carnet de chèque.

Sacha – Je mettrai l’ordre. Nous avons un tampon…

Elle veut prend le chèque, mais il l’éloigne de sa main.

Fred – Et le texte ?

Sacha – Le voici.

Elle sort de son sac un manuscrit qu’elle lui donne. Il lui donne le chèque.

Fred – Merci… (Lisant le titre) Sans Fleur Ni Couronne…

Sacha – C’est le titre qu’il a choisi…

Alex – C’était prémonitoire…

Fred – Et vous êtes sûre que c’est une comédie ?

Sacha – C’est très drôle, vous verrez…

Fred – Venant de vous, je ne sais pas si ça doit me rassurer.

Justine revient.

Justine – Et voilà, nous allons pouvoir procéder… Quelqu’un veut-il dire un petit mot d’adieu. Pas trop long si cela ne vous dérange pas, parce que nous avons déjà pris pas mal de retard sur notre planning…

Sacha se tourne vers les trois autres.

Sacha – Non ? Alors je me lance… (Elle sort un papier de sa poche qu’elle déplie avant de commencer à lire) Jean-Luc Ramirez naquit dans un petit village de la banlieue de Guatemala City en mille neuf cent…

Fred – Excusez-moi, mais si on pouvait passer la bio… J’ai un TGV à prendre, et comme l’a fait remarquer notre hôtesse, on est déjà à la bourre…

Alex – C’est vrai que j’aurais été curieuse de savoir dans quelles circonstances mon frère jumeau a pu naître au Guatemala alors que je suis née en Suisse, mais moi aussi je suis un peu pressée. J’ai un foie dans une glacière, et la glace ne va pas tarder à fondre…

Sacha range son papier.

Sacha – Vous avez raison, parfois il vaut mieux laisser parler son cœur…

Alex – Je ne sais pas ce que lui dirait mon cœur, mais mon foie lui déjà dit merci…

Sacha s’éclaircit la voix.

Sacha – Je ferai donc bref… Non, Jean-Luc n’a pas vécu une existence exemplaire. Mais qui d’entre nous peut prétendre avoir toujours vécu selon les préceptes de notre Seigneur ?

Manu – Que celui qui n’a jamais péché lui lance la première pierre… Bon, on va peut-être abréger…

Sacha – En tout cas, avant de mourir, Jean-Luc aurait pu dire comme nous tous, si ce camion lui en avait laissé le temps : J’ai fait de mon mieux…

Fred – Hun, hun…

Manu – Voilà une épitaphe qui ne mange pas de pain.

Alex – Et qui a le mérite de la concision.

Justine – Et voilà, le moment est venu… Adieu Jean-Luc…

Moment d’émotion. Justine ouvre un rideau côté jardin ou côté cour (si on veut que la scène reste off) ou encore côté fond de scène (si on veut projeter une vidéo) .

Justine – Le moment de dire adieu à votre cher disparu, et de lui souhaiter bon vent pour son dernier voyage.

Elle appuie sur une télécommande et on entend un bruit de mécanique se mettant en marche. Moment de recueillement.

Fred – Je ne savais pas que ça se passait comme ça…

Alex – Ah oui, c’est impressionnant, tout de même…

Manu – Alors on voit ça à travers une vitre ? Comme à la télé…

Alex – On ne voit pas grand chose en fait…

Manu – On voit quand même une flamme.

Fred – Ça doit être les feux de l’enfer…

Manu – Ce n’est pas les Feux de l’Amour, en tout cas…

Alex – Qu’est-ce que vous vous attendiez à voir ? Une lumière au bout d’un tunnel ?

Résonne une petite sonnerie comme celle des timers de fours.

Manu – Je crois que cette fois, pour Jean-Luc, les carottes sont cuites.

Fred – C’est la même sonnerie que sur mon micro-ondes.

Justine ferme le rideau.

Justine – Voilà… Jean-Luc Ramirez a été rappelé au ciel… Mais il est mort entouré de l’amour des siens…

Alex – Il est mort écrasé par un poids lourd. Et je n’ai pas le souvenir que quelqu’un de la famille ait assisté à la scène…

Justine – Je voulais dire que l’amour des siens l’a accompagné dans ses derniers instants…

Sacha – Paix à ses cendres…

Justine – D’ailleurs, je vous confirme que vous pourrez les récupérer dans un instant.

Justine sort.

Sacha – Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés…

Tous (en chœur) – Amen…

Sacha (se signant) – Jean-Luc aura réparé en mourant la plupart de ses fautes. Manu est enfin libre de refaire sa vie… Alex a un foie tout neuf… Fred signe un gros contrat…

Manu – Oui, finalement, sa mort n’aura fait que des heureux…

Alex – J’espère qu’au moins vous nous enverrez un faire-part pour votre mariage.

Manu – Vous pourrez toujours nous offrir en cadeau votre foie usagé.

Fred – En tout cas, je ne manquerai pas de vous envoyer une invitation pour la première de sa pièce.

Alex – Au Guatemala… Vous ne prenez pas beaucoup de risques.

Moment de flottement.

Fred – Allez… Au fond, il avait aussi des côtés sympathiques.

Alex – C’est vrai, c’était un être attachant malgré tous ses défauts.

Sacha – Sinon, nous ne serions pas tous rassemblés ici pour saluer sa mémoire.

Silence de circonstances.

Manu – Bon maintenant que c’est fait, je vais peut-être y aller quand même, moi. Si je ne veux pas avoir un PV.

Fred (regardant l’écran de son portable) – Moi aussi, mon TGV est annoncé avec un quart d’heure de retard au départ. J’ai encore le temps de sauter dedans…

Sacha – Vous n’attendez pas qu’on nous ramène ses cendres ?

Alex – Ah oui, merde, les cendres, c’est vrai.

Sacha – Ça ne devrait pas tarder, rassurez-vous.

Alex avale une nouvelle rasade de sa bouteille de Vodka, sous le regard étonné des autres.

Alex – Maintenant que je sais que je vais avoir un nouveau foie, je n’ai pas de raison de ménager celui-là.

Justine revient avec l’urne.

Fred – Ah le verdict des urnes…

Manu – On va pouvoir procéder au dépouillement.

Alex – Wikipedia disait une heure et demie… Au moins, c’est rapide…

Fred (en aparté) – Ils doivent un four ultra moderne à cuisson rapide. La fille m’a dit que c’était un crématorium trois étoiles…

Alex – Elle vous a dit ça ?

Justine – À qui dois-je confier les cendres du défunt ?

Alex – Moi je ne suis pas trop fan… Et puis je n’ai pas de jardin…

Fred – Je n’étais que son argent. Je veux dire son agent…

Justine – La veuve peut-être ? À moins que vous ne vouliez partager… Comme pour la petite note…

Alex – C’est bon, je vais les prendre.

Sacha – Dans ce cas, le moment est venu de nous séparer.

Fred – Oui, ce n’est pas que je m’ennuie, mais…

Sacha – Mais avant de nous dire adieu, j’ai une dernière chose à vous donner…

Manu – Nous donner ? Vous êtes sûre ?

Sacha – Jean-Luc avait préparé une petit mot pour chacun de vous.

Alex – Je croyais qu’il était mort sur le coup ?

Sacha – Oui… mais il devait avoir un mauvais pressentiment…

Fred – C’était peut-être un suicide déguisé. Pour ne pas faire de peine à ses proches…

Sacha – Allez savoir… Les voies du Seigneur sont impénétrables…

Sacha leur distribue à chacun une enveloppe.

Alex (lisant) – À ma sœur bienaimée.

Manu – À ma fidèle épouse.

Fred – À mon agent dévoué. C’est peut-être un chèque…

Ils ouvrent l’enveloppe.

Alex – C’est un ticket de Tacotac…

Fred – Moi aussi…

Manu – Pareil. Il y a un petit mot avec…

Alex (lisant) – Bonne chance…

Sacha – Ce n’est pas grand chose, mais je crois que c’est tout ce qu’il pouvait vous offrir.

Manu – Quelle attention délicate…

Alex – Oui… Au moins, le fait de rencontrer Dieu ne lui avait pas fait perdre son sens de l’humour…

Sacha – Je vous laisse… Et encore une fois… Merci pour lui d’être venus aujourd’hui… Là où il est, je suis sûre que ça le touche beaucoup… Adieu, donc…

Sacha s’en va, après avoir étreint chacun avec émotion. Les trois autres s’apprêtent à partir à leur tour. Alex s’approche de l’urne pour la prendre.

Alex – Tiens, on dirait qu’il y a quelque chose de gravé dessus.

Manu – C’est peut-être consigné…

Alex se rapproche et lit.

Alex – Pardon.

Manu – Pardon ?

Fred – Il nous demande pardon…

Manu – Vous vous rendez compte ? Il est là-dedans et il nous demande pardon…

Alex – C’est vrai que ça fait quelque chose, quand même…

Fred – Oui… J’ai l’impression qu’un génie va sortir de ce pot de chambre et nous demander d’exaucer trois vœux…

Moment d’émotion.

Alex – C’était mon frère après tout… Enfin, je crois… J’en aurais presque des remords d’avoir été aussi dure avec lui.

Fred – Oui, moi aussi…

Manu – On peut rester encore un moment pour lui rendre hommage…

Fred – Tant pis, je prendrai le TGV suivant.

Manu – Et moi j’aurais une contravention.

Alex – Mon vieux foie peut bien tenir encore quelques heures.

Fred – Et si cette Sacha disait vrai ? Il avait peut-être vraiment changé…

Ils se recueillent un instant devant l’urne.

Fred – Pardon… C’est étrange, tout de même…

Un temps.

Alex – Oui… Ça paraît trop beau, non ?

Manu – C’est aussi ce que j’étais en train de me dire…

Fred – C’est vrai… Pardon pour quoi ?

Alex – Pour tout ce qu’il nous doit ? Et tout ce qu’il nous a fait ?

Fred – Mais il ne savait pas qu’il allait mourir. Et ça ne peut pas être lui qui a gravé ça là dessus.

Manu – Encore que…

Alex – Et si c’était sa dernière arnaque ?

Fred – Jean-Luc ne serait pas vraiment mort ?

Manu – Quand même, un crematorium ne se prêterait pas à une telle farce…

Un temps.

Alex – Mais sommes-nous bien dans un crématorium ?

Manu – Non ?

Fred – Au festival d’Avignon, on transforme une boucherie chevaline en théâtre d’avant-garde avec quelques planches et une pancarte au dessus de la porte…

Manu – Mais ce n’est pas possible ! Et mon certificat de décès ?

Alex – S’il n’est plus mort, vous n’êtes plus veuve, c’est clair…

Alex – Et mon foie ?

Manu – Ça pourrait aussi bien être un foie de veau. Il faudrait le montrer à un vétérinaire… ou un boucher.

Fred – Et la pièce dont je viens d’acheter les droits ?

Alex – Vous ne l’avez même pas regardée. Ça peut être aussi bien être le texte de Hamlet.

Fred – Etre ou ne pas être Jean-Luc, telle est la question…

Manu – Il y a quand même les cendres ?

Alex – On n’a même pas regardé dans le pot. C’est peut-être de la litière pour chat.

Manu – Vous pourrez toujours lui donner le foie à boulotter…

Fred – Je vais vérifier l’adresse sur internet…

Fred regarde son portable.

Fred – C’est l’adresse d’un garde-meuble…

Moment de stupeur.

Fred – Alors là, chapeau l’artiste…

Manu – Monter une escroquerie autour de sa propre mort. C’est vrai qu’il fallait y penser…

Alex – Remarquez, si on y réfléchit bien… C’est l’idée de la mort qui a engendré toutes les religions, et autres enfumages intellectuels en tous genres…

Fred – Sans parler du prix exorbitant des pompes funèbres, on en sait quelque chose.

Manu – C’est vrai… On peut dire que la mort est la plus grande escroquerie de tous les temps.

Fred – Finalement, Jean-Luc n’a fait que surfer sur la vague.

Manu – Sacré Jean-Luc… Je comprends mieux maintenant pourquoi il y avait précisé sur le faire-part « sans fleurs ni couronnes »…

Alex – Il préférait qu’on ne gaspille pas notre argent chez le fleuriste pour mieux nous rincer après.

Ils restent tous un moment accablés. Fred jette un regard au manuscrit que lui a vendu Sacha.

Fred – Sans Fleur Ni Couronne… Finalement, ce sera sa meilleure pièce…

Ils reprennent chacun leur rose et, passant à tour de rôle devant l’urne supposée contenir les cendres de Jean-Luc, ils glissent leur rose dedans.

Fred – Je vous offre un verre ?

Manu – Je vous rappelle que finalement, je suis encore une femme mariée.

Alex – Moi je ne suis pas sûre que mon foie supporte un verre de plus. Et malheureusement, je n’ai plus l’espoir d’en avoir un de rechange dans un avenir proche…

Fred – C’est vrai, j’avais oublié… Moi-même, après ce que vient encore de m’escroquer Jean-Luc, je ne suis même pas sûr d’avoir encore de quoi vous offrir un verre…

Manu – Ah, il nous reste encore une chance…

Les deux autres la regardent avec un air interrogateur. Elle sort son Tacotac et gratte.

Manu – Perdu…

Alex en fait de même.

Alex – Perdu aussi…

Fred gratte à son tour.

Fred – C’est mon jour de chance…

Alex – Combien ?

Fred – Trois euros. Finalement, j’ai de quoi vous offrir un café.

Ils sortent. Un temps. Musique funèbre. Justine revient, avec une valise, qu’elle pose par terre. Elle se fait un autre rail de coke.

Justine – Ouf ! Ça dégage les sinus. Jean-Luc !

Sacha revient.

Sacha – Je t’ai dit de ne plus m’appeler Jean-Luc. Je m’appelle Sacha, maintenant…

Justine – En tout cas, on ferait mieux de ne pas traîner ici…

Sacha – Notre avion décolle à quelle heure ?

Justine – 17H35 précises. C’est beau le Guatemala ?

Sacha – Je ne sais pas, je n’y suis jamais allée.

Justine – Je croyais tu étais née là-bas ?

Sacha – Tu croyais aussi que je m’appelais Jean-Luc…

Justine – Tu ne t’appelles pas Jean-Luc ?

Sacha – C’est une longue histoire, je t’expliquerai ça dans l’avion.

Justine – J’ai hâte d’écouter ça…

Sacha – Tu as mis tout le fric dans la valise ?

Justine – Oui, oui, tout est là…

Sacha – Alors on fait comme on a dit, on se retrouve à Orly en zone d’embarquement. Il vaut mieux qu’on nous voit pas ensemble, tu comprends…

Justine – Ça baigne, à tout à l’heure…

Justine se refait une ligne de coke et s’apprête à prendre la valise. Sacha l’arrête d’un geste.

Sacha – Je m’occupe de la valise…

Justine – Ah, ok. Alors à tout à l’heure…

Justine sort. Sacha saisit son portable.

Sacha – Roissy ? Je voudrais savoir à quelle heure est votre prochain vol pour Bruxelles…

Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Août 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-59-8

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Bed & Breakfast

Bed and Breakfast (english) –  Cama y desayuno

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes et 2 femmes OU 1 homme et 3 femmes

Fuyant le stress de la vie parisienne, Alban et Eve se sont installés dans une ancienne ferme où, pour rompre un peu l’isolement et arrondir leurs fins de mois, ils ont aménagé une chambre d’hôtes. Mais leur premier couple de clients arrive, et ils vont bientôt découvrir que dans ce petit coin de paradis, l’enfer, c’est les hôtes…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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BED & BREAKFAST
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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Bed & Breakfast

Personnages : Alban – Eve – Jacques – Bernadette

APRÈS-MIDI

Une terrasse servant de pièce à vivre à cette ferme de montagne restaurée proposant une chambre d’hôte. Alban et Eve sont assis côte à côte sur des chaises longues.

Eve – Quelle tranquillité… Le matin, c’est le chant des oiseaux qui me tire du lit, au lieu de la sonnerie de mon portable… Ça fait déjà presque trois mois qu’on est là, et je n’arrive pas encore à y croire… J’ai l’impression d’être au paradis.

Alban – Le calme avant la tempête…

Eve – Ça n’est que le paradis sur terre. Il faut bien continuer à gagner sa vie à la sueur de son front. Toi, évidemment, tu peux peindre n’importe tout : c’est moi ton modèle…

Alban – Ma muse…

Eve – Moi, que voulais-tu que je fasse, ici, à part ouvrir des chambres d’hôtes et vendre des fromages de chèvre ?

Alban – Mmm…

Eve (songeuse) – Nos premiers clients…

Alban – Le baptême du feu.

Eve – Va falloir être à la hauteur. Je compte sur toi. Ton amabilité naturelle… Ton sens de l’accueil…

Alban – Et eux, tu crois qu’ils seront à la hauteur ? (Un temps) Tu te rends compte ? On a quitté Paris pour échapper à tous ces cons, et maintenant, tous les week-ends, on va les avoir à dormir chez nous…

Eve – Et à dîner…

Alban – Oh, non… Ne me dis pas qu’ils ont pris aussi la table d’hôtes ?

Eve – Ils sont peut-être très sympas ! Tu n’as qu’à considérer que c’est des amis que j’ai invités…

Alban – Mes amis, je ne les fais pas payer.

Eve – Non. D’ailleurs, tu ne les invites jamais…

Alban – Tu as peut-être raison. Au moins, ceux-là, si c’est des cons, quand ils nous feront un chèque avant de partir, on saura pourquoi on a perdu notre journée à leur faire à bouffer, et notre soirée à leur faire la conversation.

Eve – Après, tout dépend où tu mets la barre pour distinguer les cons du reste de l’humanité. On est peut-être des cons, nous aussi. C’est quoi, un couple de cons, pour toi ?

Alban – Je ne sais pas… La connerie, ça ne se définit pas. Ça se constate. Tu connais la formule : il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Eh ben pour la connerie, c’est pareil…

Eve – Mmm…

Alban – On ne les a pas quittés il y a si longtemps, souviens-toi. Le couple de cons, tu le reconnais même dans le noir ! (Eve lui lance un regard distrait.) Quand ils arrivent en retard au cinéma, par exemple ! Au lieu de s’asseoir en bout de rang, ils enjambent dix personnes pour s’asseoir au milieu. Sur ton chapeau. Après ils consultent l’écran lumineux de leurs portables pendant dix minutes pour s’assurer que le monde pourra tourner sans eux pendant ce qui reste du film.

Eve – Quand Madame ne ressort pas de la salle un quart d’heure après pour répondre à un appel urgent. Histoire de ne déranger personne.

Alban – Alors là, tu peux être sûre que tu as affaire à un couple de cons de classe internationale.

Eve – On ne risque plus d’avoir ce genre de problèmes ici. Le cinéma le plus proche est à cinquante kilomètres.

Alban – Ah, ouais…? Malheureusement, le con est très mobile, figure-toi.

Eve – Même à la campagne ?

Alban – Pourquoi tu crois qu’il a un quatre-quatre et un GPS ? Il se déplace, le con. Jusque dans les chemins mal carrossés conduisant aux petits coins de paradis dont les adresses ont imprudemment été postées sur le site des Gîtes de France… (On entend un bruit de moteur, et le bêlement des chèvres dérangées par l’engin (ce bêlement de chèvre récurrent dans la pièce pourra être produit avec une de ces boîtes gadget qu’on renverse pour produire ce son). Tiens, d’ailleurs les voilà…

Eve – Déjà ! Tu crois ? Oh, mon Dieu ! Je n’ai même pas encore fini de faire leur chambre…

Le bruit de moteur s’éloigne.

Alban – Ah, non. Ceux-là ne font que passer. Ils doivent être en transhumance vers le sud. C’est la saison.

Alban entreprend consciencieusement de rouler un pétard.

Eve – Et si j’allais cueillir des fraises des bois ? Elles sont tellement parfumées. Je pourrais leur faire une tarte. Ce n’est pas tous les jours qu’ils doivent manger des fraises des bois, à Paris. Tu viens avec moi ?

Alban – Où ça ?

Eve – Ben dans les bois !

Alban – Attends, c’est microscopique, une fraise des bois. Il doit en falloir un bon millier pour faire une tarte !

Eve – Même une petite ?

Alban – Rien que d’y penser, j’ai déjà mal au dos…

Eve – Je les ramasserai, moi. Tu me tiendras compagnie. Tiens, tu pourrais en profiter pour faire quelque croquis, ça t’aérerait un peu…

Alban – Des paysages ? C’est les impressionnistes, qui peignaient dehors. Moi je suis un peintre d’intérieur. Et puis j’ai l’impression que le temps va se couvrir, non ?

Eve – C’était bien la peine de venir s’installer à la montagne, si tu ne peins toujours que des nus dans ton atelier… Alors, tu viens avec moi ?

Alban – Non, franchement, je ne supporterais pas de te voir t’éreinter pour des gens qu’on ne connaît même pas. Et qui sont sûrement tout à fait incapables de faire la différence entre tes minuscules fraises des bois et une fraise d’Espagne grosse comme un melon, directement livrée dans ton assiette par avion depuis sa serre en plastique à arrosage automatique.

Eve – Je reconnais que l’avantage, c’est qu’il en suffit de trois ou quatre pour faire une tarte. Il doit m’en rester quelques-unes au congélo…

Alban – Parfois, je me demande ce qu’on est venu foutre ici.

Eve – C’est moi qui ai eu l’idée de partir, mais c’est toi qui as choisi cet endroit…

Alban – C’est vrai. (Aux anges) C’est le paradis… (Se reprenant) Mais au paradis, il n’y avait qu’Adam et Eve… Ils n’ont pas eu l’idée saugrenue d’ouvrir des chambres d’hôtes. Ouais… On a bien profité du paradis pendant trois mois, mais maintenant tu vas voir : l’enfer, c’est les hôtes…

Eve (ironique) – Là tu t’es surpassé…

Alban – Celle-là, elle est faite. (Soupir) Enfin, heureusement que c’est une chambre pour deux personnes seulement. Au moins, on échappe aux enfants. Je ne supporte pas les enfants des autres.

Eve – Comme nous on n’en a pas…

Alban – Oui, ben si on en avait eu, je crois que je les aurais supportés plus facilement que ceux des autres… (Il allume son pétard et le tend à Eve). Tu en veux ?

Eve – Non, merci…

Alban – C’est du bio… Récolte de la propriété…

Eve – Il faut que je reste un peu lucide pour accueillir nos hôtes… (Se levant) Allez, tu as raison, les fraises des bois, ce sera pour plus tard. Je vais commencer par faire leur lit, c’est plus raisonnable. Et toi ? Ton programme pour ce qui reste de la journée ?

Alban – Je crois que je vais commencer par faire une petite sieste. Histoire d’être au mieux de ma forme ce soir. Pour faire l’animateur avec nos hôtes, comme au Club Med…

Eve – Pas trop en forme quand même… (Eve s’apprête à entrer dans la maison). Bon, j’aimerais autant qu’ils ne te trouvent pas en train de tirer sur un pétard quand ils vont arriver…

Alban – Ça y est. Adieu la liberté. Il va falloir que je me cache pour fumer, maintenant… Mais non, ne t’inquiète pas. Je les entendrai bien arriver, avec leur quatre-quatre diesel pétaradant…

Eve disparaît. Resté seul, Alban tire quelques bouffées de son joint, puis ferme les yeux et commence à somnoler. Au bout d’un instant, une femme apparaît sur la terrasse. Elle est en tenue de randonnée, avec éventuellement une croix autour du cou, et elle porte un sac à dos. Bref, le look boy-scout, béret y compris. N’apercevant pas d’abord Alban, elle avance sans rien dire en découvrant les lieux, et en cherchant un moyen de s’annoncer. Alerté par ses pas, Alban sort de sa torpeur mais garde les yeux fermés.

Alban – Je t’imaginais en train de faire les poussières dans leur chambre, avec ton petit tablier blanc et ton plumeau.

Bernadette aperçoit Alban et, surprise, ne sait pas quoi dire.

Alban (ouvrant les yeux) – Alors tu as changé d’avis ? Tu veux pas qu’on la fasse ensemble, cette sieste, finalement…?

Alban à son tour voit Bernadette et se rend compte de sa méprise. Comme un enfant pris en faute, il écrase son joint à la hâte, et tente de dissiper un peu la fumée. Elle est encore plus gênée que lui.

Bernadette – Bonjour… Excusez-moi… Je ne voulais pas vous réveiller.

Alban – Non, non… Je ne dormais pas vraiment… Vous… Vous faites la quête pour les Scouts de France…? Je pensais qu’en venant m’exiler ici, je serai aussi à l’abri de ça…

Bernadette (souriant) – Je suis Bernadette… C’est moi qui vous ai appelé… Au sujet de la réservation…

Alban (apercevant le sac à dos) – Ah, d’accord… Mais vous savez, ce n’était pas la peine d’amener un sac de couchage. Ma femme est train de préparer votre chambre. Maintenant, si vous préférez planter votre tente dans le jardin…

Bernadette – Non, non… Ce sont juste nos affaires de voyage…

Alban – Ne me dites pas que vous êtes venus de Paris à pied…

Bernadette – De la gare, seulement. Nous commencerons à marcher demain. Nous faisons le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Un petit bout chaque année…

Alban – En chambres d’hôtes…?

Bernadette – Rassurez-vous, nous ne sommes pas des intégristes.

Alban – Ah, mais je n’étais pas inquiet. Nous n’avons rien contre la religion… D’ailleurs, ma femme est abonnée à Télérama, alors qu’on n’a même pas la télé, c’est vous dire…

Bernadette – En fait, nous sommes à peine croyants…

Alban (impressionné) – Dans ma vie, j’ai vu beaucoup de choses à peine croyables, mais c’est la première fois que je rencontre des pèlerins à peine croyants… Ça nous fera au moins un sujet de conversation pour ce soir…

Bernadette – Autrefois, nous passions nos vacances en Provence, mais c’est devenu tellement surfait… Et surtout hors de prix !

Alban – Vous avez essayé la Drôme Provençale ? Il paraît que c’est moins chère…

Bernadette – C’était… Maintenant, si vous saviez… C’est devenu complètement inabordable aussi.

Alban – Et comme on n’a pas encore inventé le Limousin Provençal… vous avez opté pour un pèlerinage. Mais je vous en prie, posez votre sac. Vous voulez boire quelque chose ?

Bernadette pose son sac.

Bernadette – Je veux bien un verre d’eau. (Alban lui sert un verre d’eau) Non, pour nous, ce pèlerinage, c’est plutôt… une démarche spirituelle très personnelle.

Alban – Sans se ruiner, vous avez tout à fait raison.

Bernadette – C’est aussi l’occasion de faire un peu d’exercice, de perdre quelques kilos et de découvrir la France autrement.

Alban – Je comprends très bien. Moi-même, je vais à la messe de minuit tous les ans à pied. Et c’est surtout pour l’ambiance…

Bernadette – De nous retrouver un peu, aussi. Je veux dire… avec mon mari.

Alban – Ah, oui… Et il est où…?

Bernadette (légèrement inquiète) – Je commence à me demander si je ne l’ai pas déjà perdu… Il a insisté pour prendre un raccourci… (Avec un air entendu) Vous savez comment sont les hommes… On s’est un peu disputé pour savoir où passait le GR… Rien de grave…

Bernadette trempe ses lèvres dans son verre.

Alban – Et vous faites combien de kilomètres par an, comme ça ?

Bernadette – Ça dépend des années. Mais on a calculé qu’à ce rythme là, on en avait encore pour dix ans.

Alban – D’ici là, vous aurez peut-être retrouvé la foi.

Bernadette – Votre maison est vraiment magnifique. Encore plus belle que sur le site internet. Vous êtes originaire de la région ?

Alban – Non… Nous aussi, on est des bobos parisiens en quête de spiritualité. Mais on a choisi l’option sédentaire. On a racheté ça il y a six mois à un couple d’agriculteurs étranglés par les dettes. Ils n’arrivaient plus à payer le crédit sur leurs vaches.

Bernadette – Ah, oui, avec la crise de la filière laitière.

Alban – Alors on a racheté la ferme à la veuve pour une bouchée de pain…

Bernadette – La veuve…

Alban (avec un air de circonstances) – Son mari s’est pendu. Tenez, à la poutre qui est dans votre chambre, justement. Mais on a tout rénové depuis, hein ? J’ai tout fait moi-même, y compris les peintures. Je suis un peu de la partie. En gardant le style rustique, bien sûr. Vous verrez, c’est très chaleureux…

Bernadette semble un peu interloquée. Eve revient, intriguée par les bruits de conversation.

Eve – Bonjour…

Bernadette (se levant pour la saluer) – Vous devez être Eve ?

Eve – Bonjour Bernadette. Vous avez fait connaissance avec Alban ?

Bernadette – Alban et Eve… C’est amusant.

Eve – Oui…

Bernadette – En tout cas, vous habitez un coin paradisiaque… Mais Alban me racontait l’histoire de la maison… Le drame qui s’y est déroulé… Tout ça…

Moment de flottement. Eve jette un regard suspicieux vers Alban.

Bernadette – Et les travaux, ça n’a pas été trop pénibles…?

Eve – Pensez-vous, on a rien fait. On n’est pas du tout bricoleurs ni l’un ni l’autre. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a choisi cette maison. Alban a dû vous dire. Elle appartenait à un couple d’anglais. Mais avec la chute de la livre sterling…

Bernadette lance un regard vers Alban qui prend un air innocent.

Eve – Votre mari n’est pas avec vous ?

Bernadette – Il devrait arriver dans un instant…

Alban – Ces messieur-dame font la route de Saint-Jacques. Comme ce curé dans cette série à la télé. Mais en couple…

Eve – Mon mari vous a proposé à boire ?

Bernadette – Oui, merci. Mais je ne voudrais pas vous déranger…

Eve – Vous savez, ici, on ne voit pas grand monde. Alors pour nous, c’est plutôt une distraction. Mais je vais peut-être vous montrer votre chambre ?

Bernadette – Oui, je vais aller poser mon sac, et me rafraîchir un peu. Si vous permettez…

Eve – Je vous en prie, suivez-moi. Vous visiterez la maison au passage.

Bernadette – Merci.

Elles sortent vers l’intérieur de la maison.

Eve – Il faut monter quelques marches… La chambre est mansardée, mais il y a une belle hauteur de plafond. Avec des poutres apparentes…

Alban sourit et s’apprête à s’assoupir à nouveau quand il aperçoit un homme arriver au loin. Il se lève de sa chaise longue.

Alban – Bon, je crois que c’est râpé pour la sieste.

Il regarde l’homme approcher et hausse la voix pour s’adresser à lui.

Alban – Bonjour ! Restez bien dans l’allée centrale, on a mis des mines antipersonnelles sur les côtés pour éviter que les enfants piétinent la pelouse.

Jacques arrive, un peu essoufflé, avec la même tenue façon scout, et lui aussi un sac sur le dos.

Jacques – Vous pouvez être rassuré de ce côté-là. On a laissé notre fille à Paris. Mais vous n’avez pas peur pour les vôtres…?

Alban – Moi je n’en voulais pas et ma femme ne pouvait pas en avoir. Ou l’inverse, je ne sais plus. Comme quoi la vie est bien faite. Du coup, au lieu de mettre de l’argent de côté pour leur payer des études jusqu’à trente ans, on a acheté une villa avec piscine.

Jacques – En tout cas, c’est vraiment magnifique… Tout ce vert… (On entend un bêlement de chèvre) Bernadette est arrivée…?

Alban – Ma femme lui fait visiter la maison. (Affirmatif) Vous n’avez pas soif ?

Jacques (poliment) – Non, pas trop…

Alban – Tant mieux.

Jacques – Je ne vais pas vous déranger…

Alban – Vous ne me dérangez pas. J’essayais de faire la sieste. Je ne sais pas pourquoi je m’entête à essayer de faire la sieste, d’ailleurs. Je n’ai jamais réussi de ma vie à m’endormir l’après-midi. Mais vous savez ce que c’est, les préjugés. On se dit, maintenant que j’habite à la campagne, il faudrait quand même que j’essaie de faire la sieste. Vous faites la sieste, vous ?

Jacques – En vacances, parfois… (S’épongeant le front) Il fait chaud, hein ? Je me suis un peu perdu. Et puis ça monte pas mal, pour venir jusqu’à chez vous…

Alban – Allez, je vous sers quand même un verre d’eau fraîche, sinon je vais me faire engueuler par ma femme. Vous n’êtes pas obligé de le boire, hein ? C’est juste pour me couvrir…

Jacques – Dans ce cas…

Alban lui sert un verre d’eau.

Jacques – Merci.

Jacques vide son verre d’un trait. Il était visiblement mort de soif.

Alban – Votre femme m’a raconté que vous faisiez le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Je ne savais pas qu’il passait par les Alpes. Depuis Paris, ce n’est pas le plus direct, non…?

Jacques – Disons que c’est une variante… On avait envie de visiter la région…

Alban – Vous me rassurez. Je craignais un peu qu’on soit envahi par les pèlerins. Ils ne sont peut-être pas tous aussi marrants que vous.

Jacques boit son verre d’eau.

Jacques – J’ai essayé d’appeler Bernadette tout à l’heure sur son portable, mais il n’y avait pas de réseau…

Alban – Les charmes de la campagne… C’est un des derniers endroits de France qui n’est toujours pas couvert par le réseau. Même pour capter internet, on est obligé de monter sur la montagne là-bas. Comme Moïse pour télécharger les Tables de la Loi. Lui aussi, il devait faire un peu d’escalade pour accéder au réseau.

Jacques – Ah, oui, c’est… C’est très tranquille.

Alban – On est dans une sorte de trou noir des nouvelles technologies de la communication. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai choisi cette maison. Pas de réseau, ça veut dire pas d’emmerdeurs. En principe…

Bernadette revient, et aperçoit son mari.

Bernadette – Ah, tu es là. On commençait à se demander si tu ne t’étais pas perdu.

Jacques – Non, non… Je bavardais un peu avec Alban…

Bernadette – Je t’avais dit qu’il fallait prendre gauche… (Prenant Alban à témoin) Mais il ne m’a pas écoutée, comme d’habitude… Bon ben tu viens ? Je te montre la chambre. Tu vas voir, c’est magnifique…

Jacques (à Alban) – Eh bien à tout à l’heure, alors…

Alban – Prenez votre temps, hein ? On n’est pas pressé…

Ils entrent tous les deux dans la maison. Eve revient par un autre côté. Elle a l’air préoccupé.

Eve – Son mari est arrivé ?

Alban – Ils sont dans la chambre… Tu ne les as pas croisés ?

Eve – J’étais à la cuisine…

Alban – Ça va, ce n’est pas la peine de te mettre dans cet état là, non plus, ce n’est pas si grave… Je leur ai même proposé à boire, alors tu vois.

Eve – Elle a un flingue.

Alban – Pardon ?

Eve – Bernadette… Elle a un flingue… Je suis revenue dans la chambre pour leur donner des serviettes. J’ai frappé, mais elle n’a pas entendu. Elle était dans la salle de bain. Son sac à dos était posé sur une chaise. Je l’ai fait tomber sans faire exprès, et j’ai nettement vu un revolver qui dépassait…

Alban – Et après ?

Eve – Après ? J’ai remis le sac sur la chaise, et je suis partie.

Alban – Ça commence à devenir intéressant… Mais tu es sûre que c’était un revolver ?

Eve – Je n’allais pas fouiller dans son sac, non plus. Mais j’ai déjà vu un revolver, quand même.

Alban – Ah, oui ? Où ça ?

Eve – Je ne sais pas… À la télé…

Alban – Ce n’était peut-être pas un vrai…?

Eve – Comment ça ?

Alban – C’est peut-être un jouet…

Eve – Mais qu’est-ce que tu veux que des pèlerins fassent avec un pistolet en jouet dans leur sac à dos ?

Alban – Je ne sais pas moi… C’est long, la Route de Saint-Jacques-de-Compostelle. Peut-être que chemin faisant, ils jouent un peu aux cow-boys et aux Indiens. Pour passer le temps. Il faudrait pouvoir fouiller aussi dans son sac à lui, pour voir s’il n’a pas un arc et des flèches…

Eve – Je suis sérieuse, Alban.

Alban – C’est peut-être un souvenir qu’ils ont acheté pour leur fille !

Eve – Tu crois ?

Alban – Je ne sais pas… Les filles ne jouent pas tellement avec ce genre de pistolets, à moins d’avoir des parents très perturbés… Et puis un revolver, même en jouet… C’est assez rare, ce genre de produits dérivés, dans les boutiques-souvenirs des monastères…

Eve – Écoute, Alban, ils vont passer la nuit chez nous… On devrait peut-être prévenir la police…

Alban – À moins que la police, ce soit eux…

Eve lui lance un regard intrigué.

Alban – Tu as vu leurs tenues ? Il n’y a rien qui ressemble plus à un scout qu’un flic habillé en civil. Ils sont en planque ici. Ils surveillent des terroristes. Et le coup du pèlerinage en chambre d’hôtes, c’est juste une couverture. Pas très crédible, d’ailleurs, si tu veux mon avis…

Eve – Une couverture…? Ça me fait penser que j’ai oublié de leur en donner une…

Alban – Tu as leurs coordonnées à Paris ?

Eve – J’ai un numéro de portable, et une adresse. Mais ça peut être une fausse… Quels terroristes ? (Angoissée) Al Qaida…?

Alban – Je pense plutôt à l’E.T.A.

Eve – Pourquoi l’E.T.A. ?

Alban – Ben la Route de Compostelle, ça passe par le Pays Basque, non…?

Eve – On est en plein milieu des Alpes !

Alban – Ou alors, les Etarras, c’est eux…

Eve le regarde terrifiée.

Alban – En même temps, comment distinguer un basque d’un arabe avec un béret sur la tête…?

Bernadette revient.

Bernadette – Merci pour les serviettes. Je vous dérange ?

Eve – Pas du tout.

Alban – On était en train de parler de vous, justement. C’est pour ça qu’on s’est arrêté quand vous êtes arrivée. Ma femme s’inquiétait pour votre couverture.

Bernadette – Ça ira très bien, merci. Nous ne sommes pas frileux. Et puis on est au mois de juillet…

Alban – Ah, les nuits peuvent être encore fraîches, par ici, vous savez. On est à la montagne. On a vu geler la nuit en plein mois de juillet. Et on a même eu de la neige pour le 15 août il y a dix ans de ça.

Eve – Bon, on n’était pas encore là, mais c’est ce que nous ont raconté les paysans du coin.

Alban – En même temps, vous savez comment sont les paysans…

Eve lui lance un regard agacée.

Bernadette – Quelle tranquillité… On n’entend pas un bruit… Quand on vient de Paris, ça fait presque mal aux oreilles, ce silence. Mais on va s’habituer…

Alban – Oui… Nous, c’est le contraire. On venait à peine de s’habituer au silence…

Eve – Le premier voisin qui parle autrement que par onomatopée est à cinq kilomètres d’ici. Et encore, il n’est là que pendant les vacances scolaires de la zone C.

Alban – Vous connaissez l’origine de l’expression « crétin des Alpes » ?

Bernadette – Non.

Alban – C’est parce que l’air d’ici est très pauvre en iode. Une substance absolument nécessaire au bon fonctionnement du cerveau. On parle toujours du bon air de la montagne… En réalité, il vaut mieux ne pas y rester trop longtemps. Nous mêmes, on n’est là que depuis trois mois, et on sent déjà qu’on se ramollit un peu du bocal. Hein, chérie ?

Eve lui lance un regard furibard.

Bernadette – C’est vrai que vous êtes bien isolés, ici…

Alban – Ça fout presque les jetons, parfois. Surtout la nuit. Quand on sait ce qui s’est passé dans cette maison… Heureusement que vous êtes là pour nous tenir compagnie, sinon on aurait que le bétail…

Bernadette regarde du côté des spectateurs qui figurent la vue qu’on a depuis la terrasse.

Bernadette – Ah, oui, les moutons… Là aussi, ça change de Paris…

Alban – Encore que… Plus j’observe les moutons, plus je leur trouve de points communs avec les Parisiens. Ils vivent en troupeaux. On leur tond la laine sur le dos, et avec le peu d’avoine qu’on leur donne en échange, ils n’ont même pas les moyens de se payer un manteau en synthétique pendant les soldes…

Bernadette – On leur donne de l’avoine, aux moutons ?

Alban – C’était juste pour filer la métaphore de la laine…

Eve – D’ailleurs, ce ne sont pas des moutons, mais des chèvres.

Bernadette sourit poliment.

Bernadette – Et tout ce vert… C’est quoi, ces plantations, là bas ?

Alban – Ah, ça ? C’est notre plantation personnelle de cannabis. L’isolement, ça a quand même certains avantages. Et croyez-moi, c’est de la bonne. Si ça vous tente…

Eve le fusille du regard.

Eve – Vous mangez avec nous, n’est-ce pas ? C’est ce que vous m’aviez dit quand vous avez réservé. Mais il n’y a pas d’obligation, hein ? Si vous préférez vous reposer…

Bernadette – Non, non, ce sera avec plaisir. C’est aussi pour ça que nous voyageons en chambres d’hôtes…

Alban – Pour échanger avec les autochtones…

Eve – Malheureusement, avec nous, vous êtes mal tombés. On est un peu comme les ours des Pyrénées. On a été réintroduits dans le coin pour éviter l’extinction de la race…

Alban – On leur bouffe un mouton de temps en temps. Et on n’est même pas foutu de se reproduire. J’espère qu’on ne finira pas nous aussi sous les balles d’un chasseur dégénéré qui nous aura pris pour des ours slovènes…

Eve – J’ai prévu du jambon de Bayonne en entrée. Mais si vous ne mangez pas de porc…

Bernadette – J’adore le jambon de Bayonne.

Eve – Ah… Alors au moins, vous n’êtes pas musulmans…

Alban – En même temps, il ne doit pas y avoir beaucoup de musulmans qui font le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, non ?

Eve – Basques, peut-être ?

Bernadette – Non plus… Pourquoi…?

Eve – Non, non, comme ça… Comme vous aimez le jambon de Bayonne…

Silence gêné.

Bernadette (à Alban) – C’est vous qui avez peint ces tableaux que j’ai vus à l’intérieur.

Alban – Oui.

Bernadette – Vous avez vraiment du talent.

Eve – Oui… C’est un génie qui gagnerait à être reconnu…

Alban – Pas évident de croire en soi sans se prendre au sérieux. Le plus souvent, les gens se contentent de ne pas vous prendre au sérieux.

Bernadette – Et vous ?

Eve – Moi ?

Bernadette – J’imagine que de tenir ces chambres d’hôtes, ça doit vous prendre pas mal d’énergie. Vous avez le temps de faire autre chose ?

Eve – Je ne sais pas encore. Vous êtes nos premiers clients…

Bernadette – Vraiment ? Il va falloir qu’on soit à la hauteur, alors.

Alban – Oui, c’est ce que je disais à ma femme ce matin, justement.

Eve – Ce qu’on disait, c’est qu’il fallait que nous, on soit à la hauteur…

Bernadette – Et vous faisiez quoi, avant de venir vous installer ici ?

Eve – J’étais professeur de français. Mais l’enseignement, maintenant… C’est devenu vraiment trop dur… J’avais l’impression qu’avec mes élèves, on ne parlait plus le même langage… Non, tant qu’on aura pas traduit Chateaubriand et Proust en langage texto… Alors il y a deux ans, on a acheté cette maison pour essayer de changer de vie. On verra bien… Et vous ? Vous faites quoi ?

Jacques revient.

Jacques – Bonjour…

Eve – Bonjour.

Bernadette – Vous n’avez pas encore fait la connaissance de mon mari, je crois… Jacques… Eve… et Alban.

Jacques – Alban et Eve… C’est amusant…

Eve – Oui… Vous voulez boire quelque chose ?

Jacques – Alban m’a déjà proposé un verre d’eau.

Eve – Eh bien on va pouvoir passer à l’apéritif, alors, qu’est-ce que vous en dites ?

Jacques – Pourquoi pas ?

Eve – Mon mari va vous déposer une couverture sur le lit. Vous verrez bien si vous en avez besoin ou pas. Hein, chéri ?

Alban – Tu crois vraiment que c’est nécessaire ?

Eve (fermement) – Tu nous as bien dit qu’il pouvait geler cette nuit, non ?

Alban se lève enfin de sa chaise longue à regret.

Alban – Bon, ben j’y vais alors…

Eve – Je vais chercher les bouteilles.

Bernadette – Vous voulez que mon mari vous aide ?

Eve – Non, non, merci, ça ira très bien.

Alban et Eve sortent ensemble.

Eve (en aparté à Alban) – Profites-en qu’ils sont là tous les deux pour aller fouiller dans leurs sacs… Elle a un revolver, je te dis… (À voix haute) Tu prends une couverture dans le placard de l’entrée, chéri ?

Jacques et Bernadette restent donc en tête-à-tête. Ils échangent un regard préoccupé.

Bernadette – Ils sont un peu spéciaux, non ?

Jacques (distraitement) – Ah, oui ?

Bernadette – Tu as vu ses peintures, à l’intérieur ?

Jacques (appréciatif) – Ah, oui !

Bernadette – Quelle horreur…

Jacques – C’est un peu olé olé… Mais bon…

Bernadette – Un peu ? C’est un véritable obsédé, oui…

Jacques (rêveur) – Tu crois que c’est elle qui lui sert de modèle ?

Bernadette (sèchement) – Pourquoi…?

Jacques – Comme ça… C’est vrai que c’est plutôt une belle femme…

Bernadette – Oui, oh…

Jacques – Ben si, quand même.

Bernadette – Bon, ça va ! Non, mais franchement ! Tu te vois me peindre toute nue et accrocher le tableau au dessus de la cheminée dans notre salle à manger…

Jacques (la regardant) – Non…

Blanc.

Bernadette – Et la chambre, tu trouves qu’elle vaut les trois épis ?

Jacques – Ce n’est pas très grand, et un peu bas de plafond, mais ça a du cachet. Avec ces poutres apparentes…

Bernadette – Le type qui s’est pendu dans ce placard à balais devait être contorsionniste…

Jacques – On verra bien ce qu’ils nous servent à dîner.

Bernadette regarde du côté des chèvres (c’est à dire des spectateurs).

Bernadette – Elles sont bizarres, ces chèvres, non ?

Jacques – Ah, oui…?

Bernadette – Tu ne vois pas ?

Jacques regarde aussi.

Bernadette – Elles nous regardent, et on dirait qu’elles se marrent…

Jacques – Ah, oui, peut-être…

Bernadette – Enfin, il faut reconnaître que le paysage est magnifique. Tiens, j’ai envie de prendre une photo. Pour notre rapport… (Jacques ne bronche pas) Ben tu vas chercher l’appareil !

Jacques – Oui, oui, j’y vais…

Jacques sort. Eve revient un instant après avec un chariot chargé de bouteilles.

Eve – Voilà… Qu’est-ce que je vous sers ? (Constatant l’absence de Jacques) Mais vous avez encore perdu votre mari ?

Bernadette – Il est parti chercher l’appareil photo dans la chambre.

Eve – Et merde…

Bernadette (interloquée) – Pardon ?

Eve – Non, non, j’ai renversé les cacahuètes, mais ce n’est rien… Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

Bernadette – Il y a une spécialité du coin ?

Eve – Le vin de pissenlit ?

Bernadette – Ah, oui ?

Eve – Je ne sais pas si c’est vraiment une spécialité du coin. En tout cas, c’est ce que nous a raconté le fermier d’à côté. On se fournit chez lui. Je vous préviens, c’est un peu spécial. (Pour elle-même) D’ailleurs, le fermier aussi est un peu spécial…

Bernadette – Oh, vous n’allez pas m’empoisonner…

Eve – Ah… Le poison, c’est une arme de femme… Plus que le revolver, je veux dire…

Bernadette semble un peu interloquée, mais se reprend rapidement.

Bernadette – Ça ne fait rien, je prends le risque.

Alban revient.

Alban – Tu as réussi à leur refourguer ton vin de pissenlit ?

Eve – Qu’est-ce que tu prends ?

Alban – Pas ça, en tout cas, la seule fois où j’en ai bu, j’ai failli mourir…

Eve – Mon mari plaisante…

Alban – Je vais plutôt prendre une absinthe.

Eve – De l’absinthe ? Je croyais que c’était interdit en France ?

Alban se sert.

Alban – Je me fournis en Suisse, la frontière est juste à côté. C’est vrai que depuis que j’en bois, je commence à perdre mes cheveux, il m’arrive d’avoir des hallucinations, et j’ai parfois des envies de meurtre. Mais si je veux arriver à peindre comme Van Gogh… L’absinthe l’a rendu fou, et il a fini par se suicider, d’accord. Mais quel talent !

Jacques revient.

Eve – Et vous, Jacques ? Qu’est-ce que je vous sers ?

Jacques – Oh… Je prendrai un porto, si vous en avez…

Eve – Ah, j’ai oublié le porto.

Bernadette – Ne vous dérangez pas, mon mari va prendre autre chose ! Hein, Jacques ? Tu vas prendre une absinthe, avec Alban…

Jacques – Oui, oui, bien sûr… Une absinthe, ce sera très bien?

Eve – Non, non, j’y vais. Alban, tu peux t’occuper des glaçons ? Excusez-nous un instant…

Eve et Alban sortent. Bernadette remarque que Jacques a l’air un peu perturbé.

Bernadette – On dirait que tu viens voir un fantôme. Ne me dis pas que c’est celui du type qui s’est pendu dans notre chambre…

Jacques – Quand je suis arrivé pour prendre l’appareil photo, il était en train de fouiller dans ton sac…

Bernadette – Non…?

Jacques – Il faudra qu’on vérifie avant de partir s’ils ne nous ont rien volé…

Bernadette – Je te dis qu’ils ont l’air bizarre… Et si on inventait un prétexte pour s’en aller ?

Jacques – Un prétexte ?

Bernadette – Je ne sais pas, moi. On peut toujours trouver quelque chose. Un cas de force majeur. La mort d’un proche… Une fuite de gaz…

Jacques – On a une chaudière au fioul.

Bernadette – C’est pour ça que j’ai parlé de prétexte…

Jacques – Tu crois…?

Bernadette – Je ne le sens pas… (Avec un air inquiétant) Et tu sais comment ça se termine, en général, quand je ne le sens pas…

Eve revient avec la bouteille de porto et sert Jacques.

Eve (à Jacques) – Et c’est du porto qui vient directement de Portugal. C’est notre femme de ménage qui nous l’a ramené de là-bas en revenant de vacances.

Bernadette – Parce que vous croyez que le porto qu’on achète en France ne vient pas forcément du Portugal ?

Eve a l’air un peu décontenancée.

Jacques – Ma femme plaisante…

Eve (à Bernadette) – Je vais vous accompagner pour le vin de pissenlit, si ça peut vous rassurer. C’est promis, je boirai en premier. Si je ne meurs pas immédiatement dans d’atroces convulsions, vous pourrez en boire vous aussi…

Alban revient.

Alban – Et voilà les glaçons. (À Bernadette) Bien frais, ça passe mieux, vous verrez. On ne sent presque pas le goût du pissenlit…

Chacun lève son verre.

Alban – Allez, à aujourd’hui qui demain ne sera plus !

Bernadette boit prudemment une gorgée, à la suite d’Eve et des autres.

Alban – Je ne voudrais pas être indiscret, mais vous m’intriguez… Je n’ai toujours pas compris le principe du pèlerinage laïque…

Bernadette – Vous croyez aux miracles ?

Alban – Vous voulez dire… quand il y a un tremblement de terre qui fait deux cent mille morts, qu’après des semaines de recherches, des sauveteurs bénévoles retrouvent par hasard un ou deux survivants sous les décombres au péril de leur vie, et qu’on en attribue tout le mérite à Dieu en le remerciant pour ses bienfaits ?

Bernadette – Eh bien nous aussi, nous sommes des miraculés… Je dirais même des polymiraculés.

Jacques – Ma femme veut dire que nous avons déjà plusieurs fois échappé à la mort.

Eve – Tiens donc…?

Jacques – Tenez, par exemple, ce Concorde qui s’est écrasé sur un hôtel à Roissy en 2000, vous vous souvenez ?

Eve – Ah, oui, bien sûr.

Bernadette – Mon mari avait prévu de le prendre. Il était déjà en salle d’embarquement. Mais il s’est cassé le coccyx en dévalant l’escalier des toilettes après avoir glissé sur un Mars. Alors il n’a pas pu partir…

Jacques – Vous vous rendez compte. Mes valises étaient déjà enregistrées. D’ailleurs, je ne les ai jamais revues…

Alban – C’est curieux… Je n’avais jamais entendu parler de cette histoire de valises… (Avec un regard entendu à Eve) Et dire qu’on n’a jamais vraiment su comment cet avion avait pu exploser en vol…

Eve (à Bernadette) – Et vous n’étiez pas avec votre mari…?

Bernadette – J’étais juste venue l’accompagner… On avait passé la nuit dans un hôtel de l’aéroport. Quand j’y suis retournée pour payer la note, ce n’était plus qu’un brasier.

Jacques – Le Concorde que je devais prendre s’était écrasé dessus.

Bernadette – À cinq minutes près, j’y passais, moi aussi… Autant vous dire que moi non plus, je n’ai jamais revu mes bagages…

Jacques – C’est à ce moment-là qu’on a décidé de faire le pèlerinage de Saint-Jacques.

Alban – Pour qu’il vous ramène vos valises ?

Bernadette – Pour remercier… disons la Providence.

Silence embarrassé.

Jacques (sur un ton grave) – Vous croyez en l’au-delà, Eve ?

Eve est un peu prise de court.

Eve (plaisantant pour dédramatiser) – Vous voulez dire… la Quatrième Dimension, ce genre de trucs…?

Alban – Moi, j’aurais plutôt tendance à penser que le paradis et l’enfer sont ici bas, et qu’on peut passer de l’un à l’autre dans la même journée… C’est d’ailleurs ce que je disais à ma femme pas plus tard que ce matin. Hein, chérie ?

Blanc.

Bernadette – En tout cas, la vue est magnifique… Tout ce vert… (À Jacques) Tu n’as pas ramené l’appareil photo, Jacques ?

Jacques – Zut, avec tout ça, j’ai oublié…

Alban – L’avantage, quand on n’a plus de mémoire, c’est qu’on ne s’ennuie jamais. Ma mère a fini Alzheimer. Quand j’allais lui rendre visite, à chaque fois qu’elle me quittait des yeux une seconde, elle avait l’impression que je venais d’arriver. Elle était toujours contente de me voir…

Jacques – Je retourne chercher l’appareil.

Bernadette – Je t’accompagne, je vais prendre un châle. C’est vrai que ça se rafraîchit un peu, non…?

Jacques et Bernadette sortent.

Eve – Alors ?

Alban – Ben… Je n’ai pas eu trop le temps de fouiller, le mari m’a pris la main dans le sac…

Eve – Mais c’était sur le dessus ! Un pistolet avec une crosse noire et un canon argenté.

Alban – La seule chose noire et argentée que j’ai vue dans ce sac, c’est un séchoir à cheveux… (Il lui lance un regard méfiant) Rassure-moi, tu n’aurais pas pu confondre un séchoir à cheveux avec un pistolet…?

Eve hausse les épaules, mais on la sent pas très sûre d’elle.

Alban – Dis-moi, les pistolets que tu as déjà vus à la télé, c’était pas dans Star Trek ou dans la Guerre des Étoiles…? Genre pistolet à laser désintégrateur… pouvant accessoirement servir de sèche-cheveux de voyage ?

Bernadette revient, avec un châle, accompagnée de Jacques, un appareil photo à la main.

Jacques – Voilà, comme ça on pourra au moins garder un souvenir éternel de cette vue merveilleuse. Au cas où les choses viendraient à dégénérer subitement…

Eve (inquiète) – Vous avez des raisons de penser que les choses pourraient subitement dégénérer…?

Bernadette – Nul part on n’est à l’abri d’une chute de météorite…

Jacques – Ou d’un bloc de glace qui se détache de la cuvette des toilettes d’un Airbus…

Alban et Eve échangent un regard préoccupé. Jacques prend une photo de la salle, pendant que Bernadette prend un air de circonstances.

Bernadette – D’ailleurs je suis vraiment désolée, mais nous n’allons pas pouvoir rester.

Eve – Ah, bon ?

Alban – Quel dommage…

Bernadette – Je viens de recevoir un appel sur mon portable. Ma mère vient de mourir…

Jacques, semblant surpris, lui lance un regard interloqué.

Alban – Tiens, ça c’est marrant… (Têtes des trois autres) Non, je veux dire… Pas pour votre mère… Mais d’habitude, on n’a pas de réseau, ici. C’est ce que j’expliquais tout à l’heure à votre mari. Ça doit encore être un miracle.

Eve lui lance un regard offusqué.

Eve – Nous sommes vraiment très peinés pour vous. Toutes nos condoléances…

Bernadette – Bien entendu, nous vous réglerons la nuit…

Eve – Mais il n’en est pas question, voyons…

Alban – Sauf si vous insistez, bien sûr…

Eve – Je vous en prie, asseyez-vous un moment.

Bernadette se rassied.

Jacques – Et elle est morte de quoi ?

Bernadette lance à son mari un regard agacé.

Bernadette (à tous) – Oh, vous savez, elle était déjà très malade… Mais bon, même quand on s’y attend, ça fait quelque chose…

Jacques – Et dire qu’à son âge, elle faisait encore du vélo.

Eve – Moi, j’ai dû faire piquer mon hamster il y a six mois. Il était couvert de tumeurs et il ne pouvait même plus pédaler dans sa cage. Déjà, ça m’a fait un choc. Alors une maman, j’imagine…

Semblant se prendre au jeu, Bernadette se met à pleurer. Eve lui tend un mouchoir en papier.

Eve – Tenez…

Bernadette – Merci… Ça me touche beaucoup…

Alban (à Eve) – Mais avant le hamster, il y a eu ton père… Il est mort quelques semaines avant…

Eve – Je sais, mais… Ça va vous paraître monstrueux, mais ça ne m’a pas fait le même effet que pour mon hamster…

Bernadette – Je comprends… Quand on n’a jamais eu d’enfant…

Bernadette sèche ses larmes, et se mouche bruyamment. Elle semble se reprendre un peu, et trempe les lèvres dans son verre.

Bernadette – C’est vraiment délicieux, ce vin de pissenlit. Très léger. Et avec un petit goût inhabituel… Qu’est-ce que c’est ?

Eve – Le pissenlit, probablement…

Bernadette – Ah, oui… On… On sent bien le goût… C’est très délicat…

Eve – Il paraît que c’est fait avec les racines.

Alban – C’est ce qui s’appelle boire le pissenlit par la racine.

Eve – Prenez des cacahuètes…

Bernadette se sert.

Eve – Et vous, Jacques, vous avez encore vos parents ?

Jacques – Eh bien… Je suis un enfant de la DASS… Ma mère est morte en couches, et mon père s’est tué en voiture en allant me déclarer à la mairie…

Alban – Un animal domestique, peut-être…?

Soudain, Bernadette se lève de son siège et se met à suffoquer d’une façon impressionnante.

Jacques – Qu’est-ce qui t’arrive, chérie ?

Eve – Ça doit être l’émotion…

Jacques – Ou les pissenlits…

Alban – Je crois plutôt que c’est les cacahuètes… Elle a dû en avaler une de travers…

Alban se lève, se place derrière Bernadette, lui passe les bras autour de la poitrine, et lui donne une forte pression par derrière, dans un geste un peu ambigu. Jacques le regarde faire avec stupéfaction, mais Bernadette ne tarde pas à cracher la cacahuète et à reprendre peu à peu sa respiration, avec difficulté.

Alban – C’est la méthode de Heimlich. J’ai vu faire ça dans Urgence, à la télé, du temps où on l’avait encore… Et après, on va dire qu’il n’y a que des conneries sur France 2.

Bernadette – Je ne sais pas comment vous remercier… J’ai bien cru que j’allais m’étouffer…

Alban – Ah, mais on peut en mourir, hein ! Ça s’appelle une fausse route. Au lieu de passer directement dans l’oesophage, la cacahuète décide de faire un pèlerinage dans la trachée artère… Ça arrive souvent en cas d’émotion forte…

Bernadette (les yeux bordés de reconnaissance) – Alors vous m’avez sauvé la vie…!

Alban la regarde, un peu embarrassé.

Alban – C’est le côté Docteur House qui sommeille en moi sous mes dehors de Mister Jekyll.

Bernadette s’avance vers Alban, et le serre chaleureusement dans ses bras avec une ferveur un peu ambiguë.

Bernadette – Merci… (Elle se dégage et s’adresse à Jacques) Et toi, tu ne faisais rien ! Tu m’aurais laissé m’étouffer ! Heureusement qu’Alban était là…

Jacques ne répond rien.

Alban – Mais dites-moi, il vous en arrive des malheurs. Un décès dans la famille. Maintenant une fausse route. Ce n’est plus un pèlerinage, c’est un chemin de croix. Vous êtes sûrs que vous allez tenir jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle…?

Eve – Vous allez quand même rester dîner avec nous ? Alban vous raccompagnera à la gare après. De toute façon, le prochain train pour Paris n’est que dans trois heures, alors…

Bernadette – Pourquoi pas… Merci de votre accueil, vraiment…

Eve – On va vous laisser respirer un moment…

Alban – Le bon air des Alpes…

Eve – De toute façon, il faut qu’on finisse de préparer le repas. Il n’y a pas grand chose à faire, mais bon. Vous pourrez vous reposer un peu.

Alban – Et commencer à faire votre deuil…

Jacques – Je vais au moins vous aider à mettre la table…

Eve – Non, vraiment, ce n’est pas la peine… Tu viens Alban…

Eve et Alban sortent.

Bernadette – Ils sont vraiment adorables…

Jacques – Tout à l’heure, tu les trouvais bizarres…

Bernadette – Ce qu’elle m’a dit à propos de la mort de ma mère… Ça m’a beaucoup touchée…

Jacques – Mais… ta mère n’est pas morte, si ?

Bernadette – Peut-être, mais elle n’est pas supposée le savoir… Et puis il m’a quand même sauvé la vie ! Je ne le connais que depuis une heure, et il m’a déjà sauvé la vie ! Tu m’as déjà sauvé la vie, toi ? Depuis le temps qu’on est marié !

Jacques – Alors on ne part plus ?

Bernadette – On est bien ici, non ?

Jacques – Mais, c’est toi qui disais que…

Bernadette – Oui ben il n’y a que les imbéciles qui ne changent jamais d’avis… Et toi, il faut au moins te reconnaître une chose, c’est une certaine constance dans tes opinions…

Bêlement de chèvres.

Jacques – C’est vrai qu’elles bêlent d’une drôle de façon, ces chèvres… Tu as raison, on dirait que c’est de nous qu’elles rigolent…

Alban revient.

Alban – Excusez-moi, je ne fais que passer… Je vais à la ferme d’à côté chercher le lait pour le petit déjeuner. Directement au pis de la vache…

Jacques – Ah, oui… Moi aussi, je faisais ça quand j’étais gamin.

Bernadette – Tes parents habitaient à Montmartre !

Jacques – Pendant les vacances chez ma tante, en Normandie.

Alban – Ça fait partie du folklore local pour les hôtes de passage…

Jacques – Le lait des vaches, c’est quand même autre chose que le lait du supermarché.

Bernadette – Oui, remarque, c’est comme pour le porto, hein ? Je pense que le lait du supermarché vient aussi des vaches, non ? Il est pasteurisé, c’est tout…

Alban – C’est sûr que celui-là, il faut bien le faire bouillir. Parce que si on n’a jamais bu que du lait U.H.T., on peut vite attraper la typhoïde…

Jacques – Le lait du supermarché… Ils retirent le beurre et la crème, ils vous la vendent à part, et ils vous facturent ce qui reste vingt fois plus cher que le lait de ferme, qu’ils payent aux paysans une misère.

Bernadette – Oh, non, moi, le lait entier, je ne le digère pas bien…

Jacques – Ma femme boit du lait écrémé garanti sans lactose. Je me suis toujours demandé ce qui restait dans le lait quand on retire la crème et le lactose. Autant boire directement de l’eau minérale, non ?

Alban – Remarquez, comme ils nous vendent l’eau minérale au prix du lait. Bon, ben ce n’est pas que je m’ennuie, mais il va falloir que j’y aille. Si je ne veux pas rater la traite…

Bernadette (enjouée) – Je peux venir avec vous ? (Feignant l’abattement) Ça me changera un peu les idées…

Alban – Ok…

Bernadette – Ça ne te dérange pas que je te laisse tout seul, chéri ?

Jacques – Non, non, vas-y… (Ironique) Si ça peut adoucir un peu ton chagrin.

Alban (à Bernadette) – Moi aussi, dans les moments difficiles, j’ai toujours trouvé beaucoup de réconfort auprès des vaches…

Alban et Bernadette s’en vont. Jacques soupire.

Eve revient avec quelque chose dans un panier.

Eve – Vous voulez éplucher les oignons avec moi ? Ça vous distraira…

Jacques – Bien sûr…

Ils se mettent à éplucher les oignons en silence.

Jacques – Ça va vous paraître affreux, mais… Ça m’est arrivé d’avoir envie de la tuer…

Eve – Votre belle-mère ? Oh, ça arrive à tout le monde, hein. Il ne faut pas culpabiliser pour ça, c’est tout à fait normal. Et puis vous n’êtes pour rien dans son décès, non ? Si…?

Jacques – Ma belle-mère…? Ah, non, je… Je parlais de ma femme…

Eve – Ah… Remarquez, ça m’arrive aussi, vous savez, d’avoir envie de tuer mon mari… (Soudain inquiète) Mais on ne parle que d’une vague intention vite refoulée, là, hein ? Pas d’un début de passage à l’acte ? Je veux dire on ne parle pas d’arme à feu cachée dans un sac à dos, ou de choses de ce genre…

Jacques – Tout à l’heure, quand elle s’est étouffée, c’est vrai, je n’ai pas bougé. Qui sait…? Je me suis peut-être dit l’espace d’un instant…

Eve – Et si cette cacahuète était la solution à tous mes problèmes…? Mais non… Je vous assure. Ne vous en faites pas pour ça. Vous savez ce qu’on dit ? L’amour, la haine… Ce sont des sentiments parfois très proches l’un de l’autre. Voyons, Jacques ! Tous les psychanalystes vous le diront. La haine, c’est le ciment du couple !

Jacques la regarde en se demandant si elle parle sérieusement. Puis il soupire, et regarde le paysage.

Jacques – Je crois que c’est vous qui avez raison… Nous aussi, on devrait peut-être venir s’installer à la campagne. Pour retrouver un peu de sérénité. Un peu d’harmonie dans notre couple… Vous savez s’il y a des fermes à vendre, dans le coin. On serait voisins…

Eve lui lance un regard inquiet.

Eve – Ça… Je ne saurais pas vous dire… Et puis vous savez, on est quand même très isolé, ici. Il faut être rentier. Ou avoir un métier que vous pouvez exercer n’importe où. On n’a même pas internet…

Jacques pose sa main sur celle de Eve et la regarde avec un air langoureux.

Jacques – En tout cas, merci de m’avoir écouté, Eve. Ça m’a beaucoup touché, vraiment. J’en ai presque les larmes aux yeux…

Eve (interloquée) – Ça doit être les oignons…

Eve retire sa main et cherche à changer de sujet.

Eve – Et vous, Jacques, vous faites quoi, dans la vie ?

Jacques – Eh bien, je… Je fais le même métier que ma femme.

Eve – Comme ça, au moins, le soir, on a quelque chose à se raconter. Je veux dire… On peut toujours parler de son travail… Mais elle fait quoi, comme travail, votre femme…?

Alban et Bernadette reviennent.

Eve – Déjà !

Alban – On n’a pas pu avoir de lait, la vache était en dérangement.

Bernadette – C’est incroyable ! On a assisté à la naissance d’un petit veau… Vous ne pouvez pas savoir ce que ça m’a fait…

Eve – Ah, si, si, je comprends… Le décès d’une mère… La naissance d’un veau… Tout ça dans la même journée… Ça fait beaucoup d’émotions…

Bernadette – Ce sont des choses qu’on n’a plus l’habitude de voir à Paris.

Alban – Encore que… Vous avez assisté à l’accouchement de votre femme, Jacques ?

Jacques n’a pas le temps de répondre, car Bernadette lui coupe la parole.

Bernadette – La nature, c’est vraiment quelque chose de fort… Quand ça vous revient comme ça en pleine figure… (Elle craque) Oh, mon Dieu. Elle était debout, et il y avait les deux pieds fourchus qui dépassait de… C’était vraiment atroce. Les paysans avaient attaché une corde aux sabots du veau, et ils étaient trois à tirer dessus…

Alban – Je confirme. Trois crétins des Alpes. On se serait cru dans Intervilles.

Bernadette (fondant en larme) – Et dire que moi aussi, j’ai donné naissance à un veau…

Les trois autres se regardent interloqués, ne sachant pas très bien s’il s’agit d’un lapsus.

Eve – Bon ben on va peut-être passer à table. Si vous ne voulez pas rater votre train…

Alban – Qu’est-ce que tu nous as fait de bon, chérie ?

Eve – Du veau…

Jacques – On va vous aider à mettre la table.

Bernadette – C’est tout ce que tu trouves à dire ?

Jacques reste interloqué. Eve sort suivie de Jacques. Bernadette et Alban s’apprêtent à leur emboîter le pas.

Bernadette (en aparté à Alban) – Je ne le supporte plus… Des fois je me dis : si seulement il avait pu prendre ce Concorde au lieu de se casser le coccyx. Vous vous rendez compte ? Il me l’aurait indemnisé plus d’un million d’euros…

Air un peu décontenancé de Alban. Noir.

SOIRÉE

Alban, Eve, Jacques et Bernadette sont à table et finissent de dîner. Alban et Eve ont fait un effort de toilette. Jacques et Bernadette sont toujours habillés en scouts.

Bernadette – C’était vraiment délicieux ! Hein, Jacques ?

Jacques – Ah, oui ! Pour la chambre, je ne sais pas, mais pour la table d’hôte, là je crois que vous méritez votre troisième épi.

Alban et Eve échangent un regard intrigué.

Bernadette – Il faudra que vous donniez la recette à mon mari, Eve.

Jacques – Quand on a de bons produits.

Eve – Ah, là, c’est vraiment du producteur au consommateur. On prend le veau à la ferme d’à côté…

Malaise de Bernadette.

Alban – Mais ce n’est pas le veau que vous avez vu naître tout à l’heure, hein ! Remarquez, je pense que celui-là est venu au monde à peu près de la même façon, mais bon…

Eve – J’en prends un entier tous les deux mois. Ils me le débitent en morceaux, et ils me le livrent congelé dans des sachets en plastiques.

Bernadette – Ah, oui, c’est pratique.

Eve – Malheureusement, je ne sais pas si le fermier va pouvoir continuer. Maintenant que sa femme n’est plus là…

Jacques – Elle s’est pendue, elle aussi ?

Eve – Elle est en prison…

Alban – On a retrouvé une demi-douzaine de bébés dans son congélateur, justement…

Eve – J’espère que les sachets étaient bien étiquetés…

Malaise. Eve préfère changer de sujet.

Eve – En tout cas, ça nous fait plaisir que votre mère ne soit pas morte, finalement. Ça nous permet de passer la soirée ensemble…

Alban – Mais qu’est-ce qui s’est passé exactement ?

Bernadette – Eh bien…

Bernadette jette un regard vers son mari pour qu’il vienne à son secours.

Jacques – Une tragique méprise… Un cambrioleur venait de lui voler tous ses papiers.

Bernadette – Un Polonais, à ce qu’on nous a dit.

Jacques – Un sans papier, justement.

Bernadette – Complètement saoul.

Jacques – Vous savez comment sont les Polonais.

Bernadette – Alors maintenant qu’ils n’ont même plus besoin de passeport pour venir en France.

Jacques – Bref, en sortant de chez ma belle-mère, paf ! Le type se fait écraser par une voiture de police.

Bernadette – Tué sur le coup.

Jacques – Une vraie boucherie.

Bernadette – Vous savez ce que c’est, ils roulent comme des fous.

Jacques – Quand ils mettent leur sirène.

Bernadette – Alors que le plus souvent, ils vont au PMU du coin pour faire leur tiercé…

Jacques – Donc, comme le voleur avait les papiers de ma belle-mère sur lui, les gendarmes ont cru que c’était elle qui était morte.

Bernadette – Et ils nous ont prévenus.

Jacques – Entre-temps, heureusement, ma fille est allée à la morgue pour reconnaître le corps.

Bernadette – Et elle a bien vu que ça n’était pas sa grand-mère…

Jacques – Ben, oui, un Polonais…

Bernadette – Complètement saoul.

Jacques – Et mort, en plus.

Alban et Eve sont un peu sonnés par ce récit alambiqué.

Eve – Comme quoi la réalité dépasse souvent la fiction.

Alban – Ah, oui… On nous raconterait ça dans un feuilleton à la télé, on dirait, quand même, ils exagèrent…

Jacques – Et puis ce n’était pas le moment de prendre la route ce soir, de toute façon. Vous aviez raison, dites donc. Vous avez vu, il neige ?

Bernadette – Tu es sûr ?

Jacques – Ah, oui, c’est bizarre… Les flocons sont roses…

Alban (jetant un coup d’oeil) – Ah, non, ça c’est les pétales du cerisier qui est juste au-dessus de la maison.

Eve – La floraison touche à sa fin. Dès qu’il y a un coup de vent…

Jacques – Ah, mais c’est vrai. Il y a un de ces vents…

Bernadette – Ça me rappelle notre dernier séjour dans les Landes… Tu te souviens, Jacques ? Ça a commencé comme ça en 99, à Biscarosse. Juste avant la tempête qui a emporté le toit de notre Hôtel Ibis et qui a rasé 250.000 hectares de forêt.

Bruit de tonnerre. Alban et Eve échangent un regard inquiet.

Eve – Reprenez du fromage. Je le fais moi-même. Avec le lait des chèvres que vous voyez brouter devant vous. Enfin, là, ça commence à s’assombrir, on ne les voit plus très bien…

Bernadette – Mais on les entend.

Bêlement des chèvres.

Jacques – Et elles ont l’air de bien se marrer…

Jacques et Bernadette échangent un regard et sont pris d’un fou rire vite contrôlé.

Eve – Je revends le surplus sur les marchés du coin. C’est vrai que les clients ont l’air plutôt contents. Ils ont toujours le sourire…

Jacques – Allez, je reprends un peu de fromage qui fait rire…

Bernadette se ressert elle aussi.

Bernadette – Ah, oui… Il est délicieux…

Jacques – Mmm… Il a petit arrière-goût… Je ne sais pas ce que c’est…

Bernadette – Oui… On sent que c’est du bio…

Eve se lève.

Eve – Je vais aller chercher le dessert… (Avant de sortir, en aparté, à Alban) Tu les as fait fumer, ou quoi ?

Alban – Non, je t’assure… Et ils n’ont presque rien bu…

Eve – Ça doit être leur état naturel…

Alban – Ou alors c’est le vin de pissenlit, combiné avec cet air pauvre en iode…

Eve sort.

Alban – Mais dites-moi, nous ne savons toujours pas ce que vous faites dans la vie ? Ça commence à m’intriguer…

Jacques – Ah… On leur dit Bernadette ?

Bernadette – Allez… De toute façon, maintenant… Les dés sont jetés…

Jacques – Nous sommes les clients-mystère…

Alban – Ah, oui, ça… Ça répond tout à fait à ma question…

Eve revient avec une tarte aux fraises d’Espagne.

Jacques – Les clients-mystère ! Vous ne savez pas ce que c’est ?

Alban – Non.

Bernadette – Eh bien, par exemple, une chaîne d’hôtels fait appel à nous pour séjourner incognito dans un de leurs palaces…

Jacques – Ou un de leur Formule 1, ça dépend.

Bernadette – Aux frais de la princesse, évidemment…

Jacques – Et à l’issue de notre séjour, nous faisons un rapport circonstancié sur la qualité du service.

Bernadette – Suite à quoi, bien entendu, les employés incompétents sont immédiatement licenciés sans indemnités…

Jacques – Les grands chefs qui se relâchent perdent leur troisième étoile au Michelin…

Bernadette – Et les chambres d’hôtes où on est obligé de se mettre à genoux pour se pendre perdent leur troisième épi.

Eve semble atterrée.

Eve – Et vous êtes payés pour ça ?

Jacques – C’est un métier…

Alban – Et là… Vous êtes en vacances, ou bien…

Bernadette (mystérieuse) – Ah…

Jacques – Trois épis, ça se mérite…

Le temps pour Alban et Eve de digérer tout ça.

Alban – Et à Saint-Jacques, vous y allez en pèlerins-mystère, aussi ?

Eve – Ou c’est juste une couverture…?

Jacques – L’année dernière, le Vatican nous a envoyés à Lourdes.

Bernadette – Ils se demandaient si la réputation de Bernadette n’était pas un peu surfaite.

Jacques – C’est vrai que ça fait un moment qu’elle n’a pas fait de miracle…

Léger malaise.

Bernadette – Et si on goûtait à cette tarte ?

Jacques – Voyons voir si elle aussi mérite son troisième épi !

Eve (sur la défensive) – C’est une tarte aux fraises des bois…

Jacques – Mais dites-moi, elles sont énormes dans le coin.

Alban – Et encore, vous n’avez pas vu les truffes. La plus grosse qui a été trouvée dans la région, il a fallu un tractopelle pour la déterrer.

Eve sert la tarte.

Eve – Remarquez, c’est plutôt sympa, comme métier, non ?

Alban – Etre payé pour faire de la délation, alors qu’il y a tellement de gens qui seraient ravis de faire ça gratuitement… Regardez ce qui s’est passé pendant l’occupation…

Eve – Alors vous passez votre temps en vacances ou à faire du shopping ?

Bernadette – Oh, vous savez, à la longue… C’est fatiguant. Même dangereux, parfois. On vous a raconté. Pour le Concorde…

Eve – Ah, parce que là aussi, vous étiez en mission ?

Jacques – Vous savez ce que c’est, dans les avions, le service laisse parfois à désirer…

Bernadette – Dans les hôtels aussi… Et pour ce qui est des chambres chez l’habitant, je ne vous en parle même pas. Aujourd’hui, n’importe qui peut transformer son grenier sans fenêtre en chambres d’hôtes de charme… Je ne dis pas ça pour vous, bien sûr…

Jacques – Quand même… Je me demande si on ne nous a pas jeté un sort, parfois…

Eve – C’est bizarre, je commence à avoir cette impression, moi aussi…

Jacques – On dirait que partout où on passe, l’herbe ne repousse plus.

Alban – L’herbe ?

Jacques – On était en mission en Thaïlande juste avant le tsunami. Et on devait partir à Haïti juste avant le tremblement de terre…

Alban et Eve échangent un regard consterné.

Bernadette – J’espère qu’on ne va pas vous porter la poisse à vous aussi…

Bernadette (revenant à la tarte) – Je n’ai jamais vu des fraises aussi grosses… Vous êtes sûre que c’est des fraises ? On dirait deux moitiés de pastèques…

Jacques – À propos, Eve, je ne résiste pas à vous poser la question. C’est vous qui servez de modèle à Alban, pour ses tableaux ?

Eve – Ne me dites pas qu’on envoie aussi des clients-mystère dans les ateliers des peintres…?

Jacques – Pas encore… C’est pure curiosité de ma part…

Eve – Dans ce cas… Il faut bien que je conserve ma part de mystère, moi aussi…

Jacques – Et votre peinture… vous arrivez à en vivre ?

Alban – Les nus, aujourd’hui, ça se vend très mal. Moi, quand j’étais gamin, j’allais au Louvre rien que pour voir des femmes à poil. Mais maintenant, avec internet… Vous savez ce que c’est.

Bernadette (à Alban) – Vous avez essayé, les chèvres ?

Alban – Pardon ?

Bernadette – Au lieu de votre femme… Vous avez essayé de peindre des chèvres ? C’est jolie aussi, une chèvre.

Jacques – Et c’est très gai. Écoutez-les se marrer…

Bernadette – Et en plus, ça fait du fromage !

Eve – Vous ne voulez pas en reprendre un peu ?

Jacques – Allez, on ne va pas en laisser pour si peu…

Moment de flottement. Jacques et Bernadette finissent le fromage avec un sourire idiot.

Eve – Je peux vous poser une question indiscrète, moi aussi ?

Bernadette – Allez-y…

Eve – Vous vous êtes rencontrés comment, avec votre mari ?

Jacques – Vous ne devinerez jamais…

Alban – Chez les Scouts ?

Bernadette – Comment vous avez deviné ?

Alban – Ça m’est venu comme ça.

Bernadette – La vie sous la tente, ça crée des liens.

Jacques – Ce n’était pas des tentes mixtes, évidemment, mais bon…

Bernadette – Les nôtres ont été emportées par un orage pendant la nuit alors qu’on campait en pleine forêt de Fontainebleau.

Jacques – On s’est tous retrouvés dehors à trois heures du matin en petite tenue.

Bernadette – Et la nature a fait le reste… Et vous, où est-ce que vous avez fait connaissance ?

Alban – Dans un club échangiste.

Jacques – Ah, oui…?

Alban – En fait c’était un club de vacances. Mais ça revient un peu au même. J’étais venu avec un ami. Et chacun est reparti avec la femme de l’autre…

Jacques (philosophe) – Finalement, le monde entier est une gigantesque partouze.

Bernadette le regarde un peu interloquée.

Bernadette – Et si on faisait un Trivial Pursuit, pour clore la soirée en beauté ?

Eve – Ah, désolée, mais nous n’avons pas de jeu…

Bernadette – Mauvais point pour votre troisième épi… Les jeux de société, c’est un incontournable de la chambre d’hôte. Heureusement, nous avons toujours le nôtre avec nous.

Nouvelle consternation de Alban et Eve.

Bernadette (à Jacques) – Tu vas le chercher, chéri ? Il est dans mon sac à dos ?

Jacques sort.

Bernadette – En dessous du revolver…

Alban et Eve se figent.

Bernadette – Je veux dire, au dessous du séchoir à cheveux.

Blanc.

Bernadette – Vous allez voir, Jacques et moi, nous faisons un couple redoutable.

Eve – Ah, non, mais ça ne m’étonne pas…

Jacques revient avec un minuscule Trivial Pursuit qu’il pose sur la table.

Bernadette – C’est un format de voyage, évidemment.

Eve – Ah, oui, il faut avoir de bons yeux pour lire les cartes…

Bernadette commence à disposer le jeu, avant de se retourner vers Jacques.

Bernadette – Tu as oublié les dés…

Jacques – Excusez-moi.

Il repart.

Bernadette – On fait ça par équipe, ça ira plus vite ? Vous prenez quel pion ?

Alban – Je ne sais pas… Le rouge…

Alban tend la main pour prendre le pion, mais Bernadette lui saisit le poignet pour arrêter son geste et l’interpelle sur un ton sans appel.

Bernadette – Touche pas à ça connard !

Alban et Eve se figent, surpris par ce ton meurtrier.

Bernadette (se radoucissant) – Le rouge, c’est notre pion porte-bonheur. Prenez le orange…

Alban – Ok…

Jacques revient avec deux énormes dés, dont on comprendra plus tard que l’un comporte principalement des 7, et l’autre principalement des 1.

Surprise de Alban et Eve, se demandant sans doute comment leurs hôtes ont pu transporter ces énormes dés dans leurs sacs à dos.

Jacques tend à Eve le dé comportant des petits chiffres.

Jacques – À vous l’honneur. Pour savoir qui commence…

Eve lance le dé.

Eve – Un.

Bernadette – À nous…

Bernadette lance un autre dé.

Bernadette – Sept !

Air interloqué de Alban et Eve.

Jacques – C’est nous qui commençons… Et c’est parti pour un premier camembert. Géographie. Vous nous posez une question ?

Bernadette – Tenez, prenez cette boîte là.

Eve tire une carte et lit.

Eve – Laquelle de ces trois villes n’est pas traversée par la Loire : Tours, Blois ou Lille…?

Jacques et Bernadette se consultent avant de donner leur réponse.

Bernadette – Lille…?

Alban – Bravo…

Bernadette – En parcourant la France à pied, on apprend aussi la géographie…

Jacques – Encore à nous.

Bernadette lance le dé.

Bernadette – Encore un sept. Camembert jaune. Histoire.

Eve – Laquelle de ces trois villes ne se trouve pas en Allemagne : Lisbonne, Berlin ou Munich.

Jacques et Bernadette se consultent à nouveau avant de donner leur réponse.

Bernadette – Lisbonne ?

Alban – Vous êtes sûr que c’était une question histoire…?

Bernadette – Et encore un camembert. Tu veux lancer le dé, chéri ?

Jacques lance le dé.

Jacques – Et encore un sept !

Bernadette – Camembert orange. Sport.

Eve – À quelle vitesse a-t-on chronométré la balle de service de Boris Becker à Rolland Garros en 1986, à deux kilomètres heure près ?

Bernadette (contrariée) – C’est toi qui as rangé les cartes, la dernière fois, Jacques ?

Jacques – Oui, peut-être…

Bernadette – Je dirais… 52 kilomètres heure…?

Jacques – Tant que ça ? C’est presque la vitesse d’une mobylette…

Bernadette – Bon, on va dire 48, alors.

Eve – Désolé, c’était 269.

Bernadette (à Jacques) – Tu vois, tu nous as fait nous tromper… Enfin, c’est le jeu. On ne peut pas gagner à tous les coups. Allez, à vous. Tenez, prenez ce dé.

Alban lance le dé.

Alban – Un.

Bernadette – Quel est le nom du plus connu des médicaments à base de chloroquine ? Attention, il y a un piège…

Eve – Aucune idée…

Alban – La Nivaquine.

Eve – Bravo…

Bernadette (lisant) – La sangria.

Eve – La sangria…?

Bernadette (relisant) – C’est vrai que c’est étonnant, mais bon… C’est ce qu’il y a marqué sur la fiche…

Jacques – C’est comme au foot ! Si on commence à contester les erreurs d’arbitrage…

Bernadette – Désolée, c’est à nous ! Allez… (Bernadette lance le dé) Sept encore ! Eh ben… On est verni…

Jacques – Alors… Vert, nous aussi.

Eve – Combien de bosses a un chameau ?

Jacques – Ah, je confonds toujours avec le dromadaire… (Réfléchissant) Je dirais deux quand même.

Alban – Là, vous m’épatez…

Bernadette – Et encore un camembert ! Allez, un petit sept… (Elle lance le dé) Sept ! Camembert marron. Littérature.

Eve tire une carte.

Eve – Dans Lucky Luke, quel animal est Rantanplan ?

Bernadette (à Jacques) – Là il faut bien réfléchir. Tu sais que la littérature, ce n’est pas notre point fort… Attends voir… Son cheval, c’est Jolly Jumper, ça j’en suis sûr… (Se lançant) Un chien ?

Alban – Vous nous aviez prévenu que vous faisiez un couple redoutable, mais là…

Bernadette (à Jacques) – Allez, à toi de lancer le dé.

Jacques lance le dé.

Jacques – Deux…

Bernadette – Tu l’as lancé trop fort ! Bon, enfin, ce sont les aléas du jeu…

Eve – Combien de temps un plant de carotte peut-il vivre ?

Bernadette (furieuse à Jacques) – Cette fois, c’est moi qui rangerai le jeu à la fin de la partie…

Jacques – Vous voulez dire, s’il meurt de sa belle mort ?

Bernadette – Je ne sais pas, moi…

Jacques – Moins qu’un lapin, non…

Bernadette – Le lapin mange la carotte…

Jacques – Je dirais… cinq ans ?

Eve – Deux.

Bernadette – Oui, oh…

Eve – C’est une moyenne.

Bernadette – Bon, ben à vous…

Eve lance le dé.

Eve – Encore un…

Alban – Je sens qu’on ne va pas se coucher tard.

Eve – Question orange.

Bernadette – Ah, là vous avez une chance de rattraper votre retard. Une question facile. Quel a été le premier club vainqueur de la coupe d’Europe des Clubs Champions ?

Alban reste sans voix.

Bernadette – Évidemment, il faut être amateur de foot…

Alban – Aucune idée.

Eve – Le Real Madrid ?

Bernadette – Comment vous savez ça…?

Eve – J’ai dit ça comme ça.

Bernadette (contrariée) – Bon… Alors encore à vous…

Eve lance le dé.

Eve – Deux.

Alban – Ah, on progresse…

Bernadette – Quelle région française est réputée pour ses quiches…? (Elle se décompose) Ah, non, celle-là on l’a déjà eu il n’y a pas longtemps…

Jacques – Elle devrait être dans l’autre paquet…

Bernadette – Je vais vous en poser une autre.

Jacques – On ne saura jamais si vous connaissiez la bonne réponse. C’est le jeu…

Bernadette farfouille dans les cartes pour trouver celle qui lui convient.

Bernadette – Ah, voilà… Question orange. Sport. Désolée, j’ai cru comprendre que le football n’était pas votre spécialité… Combien de buts le footballeur français Just Fontaine a-t-il marqués pendant la Coupe du monde de 1958 ?

Alban (à Eve) – Vas-y, toi…

Eve – 9…?

Bernadette – 13 ! Ah, on ne peut pas avoir de la chance à tous les coups… À nous ! (À Jacques) Cette fois, c’est moi qui lance le dé…

Elle lance le dé.

Bernadette – Sept ! (À Jacques) Tu vois, quand on ne le lance pas trop fort… Alors, question rose. Pour le dernier camembert…

Eve – Dans quel musée conserve-t-on le crâne de Napoléon enfant ?

Bernadette (se concertant avec Jacques) – Il est né à Ajaccio…

Alban – Attention, vous n’avez droit qu’à une seule réponse…

Bernadette – Je dirais quand même… Au Musée des Invalides, à Paris ?

Eve retourne la carte et, n’en croyant pas ses yeux, lit la réponse.

Eve – Et c’est vrai !

Jacques et Bernadette exultent et se congratulent.

Jacques s’apprête à ranger le jeu. Bernadette se saisit d’un couteau qui traîne sur la table et le brandit sous la gorge de Jacques.

Bernadette (sur un ton meurtrier) – C’est moi qui range les cartes, cette fois, d’accord ?

Jacques fait profil bas. Bernadette range le jeu, sous le regard consterné d’Alban et Eve.

Bernadette (à nouveau sur un ton doucereux) – Un petit Monopoly, maintenant ?

Alban et Eve sont visiblement peu enthousiastes.

Jacque – Un Mille Bornes ?

Eve – Un Cluedo ?

Jacques – Un strip poker ?

Eve – On va peut-être vous laisser aller vous coucher, non…? Demain, vous avez de la marche à faire…

Bernadette – Bon… Vous voulez que mon mari fasse la vaisselle ?

Eve – Non, non… Il n’en est pas question…

Jacques – Alors à demain, pour le petit déjeuner ?

Eve – Thé ou café ?

Jacques – Oh, ne vous embêtez pas.

Bernadette – Faites les deux, et on se débrouillera…

Alban – Bonne nuit.

Jacques et Bernadette font un petit geste d’adieux et disparaissent.

Alban et Eve restent seuls, anéantis.

Alban – Tu fais la vaisselle ou j’essuie…?

Eve – Et si on laissait tout ça pour demain et qu’on se prenait une petite tisane ? Je crois que j’en ai besoin…

Alban – Nuit tranquille ?

NUIT

Dans une lumière onirique, sur une musique du style Il Était Une Fois Dans l’Ouest, Jacques et Bernadette apparaissent chacun d’un côté de la scène, toujours habillés en scouts. Ils se tournent le dos. Ils tiennent chacun à la main ce qui semble être une arme. Au ralenti, ils font volte face, et chacun braque vers l’autre ce qui apparaît maintenant être un sèche-cheveux. Bruit de sèche-cheveux très puissant. Toujours au ralenti, chacun semble être emporté par un vent de tempête…

Noir.

LENDEMAIN MATIN

La lumière se fait progressivement sur une scène vide. Alban arrive le premier en pyjama, une tasse à la main, et sirote son café en observant le paysage. Puis il s’assied et regarde le journal. Eve arrive à son tour, en chemise de nuit, visiblement pas très réveillée, un verre de lait à la main.

Eve – Ils ne sont pas encore levés, au moins…?

Alban – Ils sont en vacances, eux. Ils font la grasse matinée. (Regardant le journal) Tu savais que les Alpes se trouvaient sur une ligne de faille sismique ?

Eve – Non.

Alban – Il y a même eu un tremblement de terre cette nuit.

Eve – Ah, ouais…

Alban – C’est dans le journal. Un degré sur l’Échelle de Richter. Ok, on n’a rien senti, mais ce n’est peut-être qu’un signe avant-coureur… Tu te souviens de ce qu’ils ont dit ?

Eve – Qui ?

Alban – Tes hôtes ! Attila et sa femme : là où on passe, l’herbe ne repousse pas. À chaque fois qu’ils partent d’un endroit, il se produit une catastrophe.

Eve – Ils ne sont pas encore partis…

Alban – Je ne sais pas. J’ai un mauvais pressentiment. Je sens que le Big One, c’est pour aujourd’hui.

Mais Eve ne l’écoute pas vraiment.

Eve – J’espère quand même qu’ils ne vont pas se pointer à midi. (Elle boit son verre de lait et grimace) Je vais t’avouer un truc : le lait de la voisine, j’ai vraiment du mal…

Alban – Maintenant qu’elle est prison…

Eve – Tu as raison, on dirait du lait maternisé…

Blanc.

Eve – Je vais quand même aller voir discrètement ce qu’ils font… Ils se sont peut-être massacrés pendant la nuit à coup de hache après une partie de Master Mind. Ils avaient l’air bien remontés, hier soir…

Alban – Tu veux que j’y aille ?

Eve – C’est bon, si je vois une flaque rouge qui coule sous la porte, je t’appelle…

Alban reprend son journal et se replonge dans sa lecture. Il semble intrigué par un autre article.

Eve revient.

Alban – Écoute ça (lisant) : Les autorités sanitaires ne sont toujours pas en mesure d’expliquer le vent de folie qui souffle depuis peu sur les habitants d’une paisible vallée des Alpes située près de la frontière suisse. Hallucinations collectives, exhibitionnisme, orgies… Soirées fondues dans les cas les plus graves. Une première piste, peut-être : toutes les personnes concernées auraient consommé un fromage de chèvre artisanal fabriqué dans la région…

Alban se tourne vers Eve.

Alban – Ben tu en fais une tête…

Eve – Ils se sont barrés.

Alban – Non…?

Eve – Leur lit n’est pas défait. Je ne sais même pas s’ils ont dormi là.

Alban – Ou alors, ils ont refait le lit avant de partir.

Eve – C’est délicat de leur part…

Alban – Une bonne habitude héritée des scouts, sûrement. Ils n’ont pas laissé de mot ?

Eve – En tout cas, ils n’ont pas laissé de chèque…

Alban – Ils n’ont rien volé, au moins…? (Elle lui lance un regard pas vraiment rassurant, et il comprend le message) Non…?

Eve – Le nu que tu avais fait moi… Il ne reste plus que le cadre… Apparemment, la toile a été découpée avec un cutter…

Ils digèrent cette information.

Alban – Je ne voudrais pas te paraître trop pessimiste, mais je crois que c’est mal barré pour ton troisième épi…

Silence.

Eve – Des clients-mystère…

Alban – Je commence à me demander s’ils ne se sont pas foutu de notre gueule…

Eve – À moins qu’on ait rêvé.

Alban – Un cauchemar, tu veux dire…

Eve – Je ne sais pas si c’était une si bonne idée que ça, cette chambre d’hôtes, finalement…

Alban – Moi, en tout cas, je n’ai pas peint une seule toile depuis que je suis arrivé ici… La verdure et les chèvres, ça ne m’inspire pas…

Eve – Et moi entre le lait de la voisine et le fromage de chèvre, j’ai pris cinq kilos.

Alban – Oui, j’avais remarqué…

Elle lui lance un regard las.

Eve – Alors qu’est-ce qu’on va faire ?

Alban – Il faut se rendre à l’évidence, le paradis, c’est comme le Club Med. C’est bien pour une semaine ou deux. Mais qui voudrait prendre une concession perpétuelle au Club Med…?

Eve – On peut toujours essayer de revendre la ferme à des Anglais et retourner à Paris.

Alban – Il paraît que la livre sterling est en train de remonter.

Ils regardent le paysage un moment, comme dans un état second.

Eve – Tu avais déjà remarqué qu’en tendant un peu le cou, les chèvres qui sont dans l’enclos pouvaient brouter ton cannabis de l’autre côté de la clôture…?

Alban – Et elles ont l’air d’aimer ça, dis donc…

Bêlements des chèvres ressemblant à un ricanement.

Eve – Tu crois que c’est hallucinogène, le fromage de chèvre qui a brouté du cannabis.

Alban – Je ne sais pas…

Eve – Ça doit faire le même effet qu’un space cake.

Alban – Tu te rends compte ? On a inventé sans le savoir le space crottin de chavignol.

Eve – Ouais… Il faudrait peut-être déposer un brevet…

Alban – Une appellation d’origine contrôlée, en tout cas… On pourrait appeler ça Le Crétin de Chavignol… Pour rappeler discrètement les Alpes…

Eve – En tout cas, ce n’est pas mauvais. Nos hôtes en ont repris trois fois, hier soir.

Alban – Ça expliquerait leur comportement un peu étrange…

Eve – Ouais… (Pensif) Nous, ça fait trois mois qu’on en mange.

Nouveau silence contemplatif. Éventuellement sur une musique indienne planante façon années soixante-dix.

Alban – C’est qui, ces deux cons qui arrivent par ici en piétinant ce qui reste de mes plantations ce cannabis ?

Eve – Ben c’est ceux de ce soir… (Il la regarde sans comprendre) Les nouveaux hôtes… (Ils se rasseyent tous les deux à la table du petit déjeuner, visiblement abattus). Je repense à ce que tu me disais hier.

Alban – Quoi ?

Eve – Au cinéma, quand la lumière s’éteint et que le film va commencer, pourquoi c’est toujours devant nous que le mystérieux couple de grands cons qui arrive toujours en retard vient s’asseoir systématiquement, pour nous empêcher de voir les sous-titres ?

Alban – Ça va te paraître affreux, ce que je vais te dire, mais je me demande si on ne les attire pas. D’ailleurs tu vois, ils viennent nous persécuter jusqu’ici…

Bêlement de chèvres.

Eve – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Alban – On ne va pas se laisser envahir sans rien faire. Il faut défendre notre territoire, et vendre chèvrement notre peau.

Eve – Tu veux dire chèrement…? Vendre chèrement notre peau ?

Ils échangent un regard. Brusquement, à l’unisson, ils retournent la table du petit déjeuner afin de s’en faire un rempart, et prenne chacun un des deux pistolets (en jouet, bien sûr) qui étaient collés dessous avec du scotch.

Alban – Souviens-toi de Fort Alamo !

Noir. On entend des coups de feu en rafale. Nouveaux bêlements de chèvres affolées…

Alban – Je crois que j’en ai descendu un.

Eve – Moi aussi.

Les bêlements de chèvres cessent aussitôt.

Alban – On n’entend plus rien.

Eve – Tu es sûr que ce n’était pas les chèvres ?

Fin

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-10-9

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