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Spéciale Dédicace

Special dedication – Dedicatoria especialDedicatória especial (português)

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

12 personnages :  7H/5F, 6H/6F, 5H/7F, 4H/8F 

Dans une petite librairie, une séance de dédicace se prépare.  Charles s’est enfin décidé à publier son premier roman. Tout laisse à penser que ce ne sera pas un best seller.  Mais à l’ère d’internet, un miracle est toujours possible…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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TEXTE INTÉGRAL

Spéciale Dédicace

Les 12 personnages

Charles : l’auteur
Marguerite : sa femme
Frédérique : sa fille
Vincent : son gendre
Kevin (ou Karla) : sa petit-fils (ou sa petite-fille)
Catherine : sa sœur
Alice : la libraire
Gérard : l’inconnu
Alain (ou Aline) : son ex-collègue
Flora (ou Florian) : la (ou le) journaliste
Jacques : l’adjoint au maire
Pauline : la cliente

Certains personnages pouvant indifféremment être masculins ou féminins, les distributions possibles sont :

Une librairie. Au fond des rayonnages. D’un côté une table garnie d’un buffet sommaire. De l’autre une table plus petite, sur laquelle trône une pile de livres. Charles, l’auteur, la soixantaine élégante, arrive avec dans les mains quelques flûtes à champagne. Il porte une chemise blanche et une veste.

Charles – Ça va peut-être suffire, pour les coupes, non ? On ne va pas être si nombreux que ça…

Alice, la libraire, la cinquantaine, entre à son tour avec à la main un jerricane d’essence. Elle est plutôt belle femme mais son style vestimentaire un peu sévère et son chignon ne la mettent pas vraiment en valeur.

Alice – D’abord ce ne sont pas des coupes, mais des flûtes à champagne. Je m’étonne qu’un homme de lettres comme vous ne soit pas plus rigoureux dans le choix de son vocabulaire…

Charles – Comme ce n’est sûrement pas du vrai champagne non plus…

Alice – Désolée, notre budget communication ne nous autorise pas encore la Veuve Clicquot.

Charles – Qu’importe le breuvage, pourvu qu’on ait l’ivresse… (Il avise alors le jerricane qu’elle tient à la main). Mais vous ne comptez quand même pas leur servir du super sans plomb ? Sinon, il faut absolument leur interdire de fumer, même dehors…

Alice – C’est du Champomy…

Charles – Du Champomy ?

Alice – C’est comme du champagne, mais c’est à base de pomme. Et bien entendu, sans alcool.

Charles – Ah oui… La dernière fois que j’en ai bu, c’était au goûter d’anniversaire de mon petit-fils, je crois.

Alice – Au moins, si quelqu’un se tue sur la route en repartant, on ne pourra pas nous reprocher de l’avoir saoulé.

Charles – Je reconnais bien là votre optimisme… Mais pourquoi dans un jerricane ?

Alice – Ce serait un peu trop compliqué à vous expliquer… (Il lui lance cependant un regard interrogateur) Disons que c’est une sous marque que j’ai achetée en vrac à un ami qui travaille le matin chez un épicier discount et l’après-midi dans une station service…

Charles – Ah oui… C’est en effet beaucoup plus clair pour moi, maintenant…

Alice – Il paraît que c’est aussi bon que le vrai Champomy… Et puis si ce n’est pas aussi bon, ils en boiront moins… Après tout, nous sommes là pour célébrer la parution de votre roman, pas pour picoler.

Charles – Je pense malgré tout qu’il vaudrait mieux ne pas laisser le jerricane directement sur le buffet…

Alice – Vous avez raison. Je dois avoir quelques bouteilles vides à la cuisine…

Alice repart vers la cuisine, et revient avec quelques bouteilles, qu’elle commence à remplir avec le contenu du jerricane.

Alice – Avec le bec verseur, c’est pratique.

Charles – Vous pensez vraiment à tout… J’espère que vous avez aussi pensé à bien rincer le jerricane… Le goût de l’essence, c’est très persistant, vous savez…

Alice – J’ai pris du sirop de cassis, pour faire des kirs.

Charles – C’est une très bonne idée. Ça passera mieux avec du sirop.

Alice – J’ai l’impression de préparer des cocktails Molotov… Ça me rappelle ma jeunesse…

Charles – Tiens donc… Je crois que c’est un épisode de votre vie que vous avez omis de me raconter jusque là…

Alice – Ce sera pour une autre fois. Nos invités ne vont pas tarder à arriver…

Charles – Vous croyez vraiment que quelqu’un va venir ?

Alice – Sinon, nous noierons notre chagrin dans le jus de pomme…

Charles – Je préfère boire du Champomy frelaté avec vous que du champagne millésimé avec n’importe qui d’autre.

Alice – Même avec votre femme, Charles ?

Petit moment de flottement, mais Charles préfère éluder, et picore une graine dans une coupelle.

Charles – Elles ont un drôle de goût, ces cacahuètes…

Alice – Des grains de maïs salés, c’était moins cher… Mais les Tucs sont absolument authentiques, je vous le garantis.

Charles – Dans ce cas… Que la fête commence !

Kevin, environ dix-huit ans, arrive.

Charles – Ah, bonjour Kevin !

Kevin – Salut Pépé. Ça biche ?

Charles – Alice, je vous présente mon petit-fils. C’est lui qui m’a initié au Champomy, il y a quelques années… Mais vous le connaissez peut-être déjà…

Alice – En tout cas, je n’ai jamais eu le privilège de le voir dans cette librairie…

Charles – Je crois que là, il y a un message subliminal, Kevin.

Kevin – Subliminal ?

Charles – J’emploie volontairement un gros mot par jour quand je lui parle, pour essayer d’enrichir son vocabulaire au-delà de deux cents mots… Ce que voulait dire Alice par ce sous-entendu à peine perceptible, Kevin, c’est que tu ne dois pas souvent ouvrir un livre…

Alice – Que voulez-vous ? Aujourd’hui, les jeunes n’entrent plus dans une librairie qu’une fois par an, en septembre, pour acheter les bouquins au programme. Alors si Proust n’apparaît pas sur la liste des fournitures scolaires avant le bac, ils arrivent à l’université en pensant que c’est un type qui fait du stand up.

Charles – Du stand up ?

Kevin – Vous ne devriez pas utiliser des mots si compliqués avec lui… Mais dis donc, Pépé, il n’y a pas foule pour ta séance de dédicace…

Alice – Ça va venir… Charles a quand même pas mal d’amis !

Kevin – Tu as créé un événement ?

Charles – Un événement ?

Kevin – Un événement Facebook !

Charles – Pour quoi faire ?

Kevin – Pour inviter tes amis !

Charles – Mes amis ?

Kevin – Tu as combien d’amis ?

Charles – Je ne sais pas, moi… De vrais amis ? Deux ou trois…

Kevin – Ah d’accord…

Alice – On a juste envoyé quelques faire-part…

Charles – À la famille aussi, bien sûr. Par courrier.

Kevin – Des faire-part à la famille, d’accord… Comme pour un enterrement, quoi…

Alice – Comme pour un baptême, plutôt ! C’est vrai, ce livre, c’est un peu votre bébé, Charles…

Kevin – Mais quand vous dites par courrier… Vous voulez dire par courrier électronique ?

Charles – Par la poste !

Kevin – D’accord… Ambiance vintage, alors.

Alice – Et puis on a mis une affiche sur le mur, évidemment.

Kevin – Le mur Facebook.

Charles – Le mur de la librairie !

Kevin – Bien sûr…

Le portable de Kevin sonne et il répond.

Kevin – Ouais ma poule ? (En s’éloignant) Non, j’étais avec mon pépé, là… Non pas celui-là. Celui que tu connais il est mort il y a trois mois. Mon autre grand-père, celui qui a écrit ses mémoires, tu sais…

Charles (levant les yeux au ciel) – Mes mémoires…

Alice – Heureusement, Charles, vous ne vous prenez pas encore pour le Général de Gaulle.

Kevin (à Charles) – Je repasse tout à l’heure, Pépé, ok ?

Charles – Il tient absolument à m’appeler Pépé, je ne sais pas pourquoi.

Alice – Ça vous va bien…

Kevin (à son interlocuteur téléphonique) – Qui ça, Karim ? Non ? Ah ouais ? C’est cool… Au fait, je t’ai parlé de ma nouvelle appli ?

Il sort. Charles et Alice échangent un regard désabusé.

Charles – Parfois, je me demande si on habite sur la même planète, mon petit-fils et moi…

Alice – Moi, parfois, je me demande si la planète sur laquelle on vit vous et moi existe encore.

Arrive Marguerite, la femme de Charles, quinquagénaire pimpante.

Alice – Ah, Marguerite…

Charles – Tu es la première, c’est gentil !

Marguerite – Bonjour Alice. Je passe en coup de vent, j’ai encore deux ou trois clientes à finir au salon. (À Charles) Je t’avais dit de faire un saut ce matin, toi aussi ! Regarde de quoi tu as l’air ! Je t’aurais fait un brushing ! Si la journaliste de La Gazette te prend en photo, tu imagines…

Charles – Désolé, je n’ai vraiment pas eu le temps. On vient à peine de finir. Et puis je ne suis pas sûr de vouloir ressembler à un présentateur télé…

Marguerite – Entre nous, vous aussi, Alice, vous auriez dû venir me voir…

Alice – Vous trouvez que je suis mal coiffée ?

Marguerite préfère ne pas répondre.

Marguerite – Alors ça y est, tout est prêt ?

Alice – À un moment, on a cru qu’on allait devoir tout annuler. On a été livré il y a une heure, vous vous rendez compte ?

Marguerite – Vous avez fait appel à quel traiteur ?

Alice – Euh, non… Je parlais de l’imprimeur… Une séance de dédicace, sans le livre de l’auteur…

Marguerite – Ah oui, bien sûr… Je pensais que vous parliez des petits fours…

Alice – Alors qu’est-ce que vous en pensez ?

Marguerite – Du buffet ?

Alice – Du roman de votre mari ! J’imagine que vous avez été sa première lectrice…

Marguerite – En fait, j’ai préféré avoir la surprise… Et puis il écrit tellement mal… Je veux dire, quand il écrit à la main… C’est comme mon médecin, tiens… Je n’arrive jamais à déchiffrer ce qu’il y a d’écrit sur mes ordonnances. Alors un manuscrit tout entier, vous imaginez un peu… Heureusement que les pharmaciens n’écrivent pas de romans ! Bon, désolée, il faut que j’y retourne. Je ferme le salon, et j’arrive, d’accord ?

Charles – Très bien, alors à tout à l’heure…

Elle sort.

Alice – Vous aussi vous trouvez que je suis mal coiffée ?

Charles – Vous êtes coiffée comme d’habitude, non ?

Alice – Je ne sais pas trop comment je dois interpréter ça… Mais je vais quand même aller me refaire une beauté avant que les premiers invités arrivent. Vous pouvez garder la boutique un moment ?

Charles – Bien sûr.

Alice – Profitez en pour réviser votre discours.

Charles – Mon discours ?

Alice – Vous avez bien préparé une petite intervention, non ?

Charles – Quel genre d’intervention ?

Alice – Comme pour les Oscars ! Je remercie ma femme, mon éditeur…

Charles – Je n’ai pas d’éditeur ! Vous vous fichez de moi, c’est ça ?

Alice – Vous avez entendu votre femme ? La journaliste de la Gazette sera là. Qu’est-ce qu’elle va mettre dans son article si vous ne prononcez pas une petite bafouille pour présenter votre livre ?

Alice s’apprête à sortir, mais Charles la rappelle en lui tendant le jerricane.

Charles – Vous pouvez poser ça à la cuisine en passant ?

Alice – Vous avez raison, ça fera de la place…

Elle prend le jerricane, et sort. Charles semble perturbé. Réfléchissant à son discours, il se met à marmonner quelques paroles inaudibles. Il est si concentré qu’il ne voit pas entrer Pauline, une cliente, la trentaine plutôt jolie.

Charles (à haute voix) – Chers amis, bonjour ! Non, ça fait un peu trop Jeu des Mille Francs… Chers amis, je vous remercie tout d’abord d’être venus si nombreux…

Pauline l’observe un instant parler tout seul, avec un air un peu inquiet. Charles se retourne enfin et sursaute en la voyant.

Charles – Excusez-moi, je répétais mon discours… Mais rassurez-vous, j’essaierai de ne pas être trop long.

Pauline – Ah, oui…

La cliente jette un regard circulaire dans la boutique, semblant chercher quelque chose.

Charles (désignant la pile de bouquins) – Les livres sont là.

Cliente – Très bien.

Charles – Je suis l’auteur.

Pauline – Parfait…

Charles – Voulez-vous que je vous en dédicace un exemplaire ? Vous serez ma première fois…

Pauline – C’est à dire que…

Charles – Vous venez pour la séance de signature, c’est bien ça ?

Pauline – Euh… Non, je cherche une cartouche d’encre pour mon imprimante. (Elle sort un papier qu’elle lui met sous le nez) Tenez, j’ai noté la référence ici. Vous auriez ça ?

Charles – Ah… Pour ça, il faudrait attendre que la libraire revienne…

Pauline – Pardon… J’avais cru que… Dans ce cas, il vaudrait mieux que je repasse tout à l’heure…

Charles – Elle ne devrait pas tarder… Je peux vous offrir un cocktail pour patienter ? Si vous me promettez de ne pas fumer juste après…

Pauline – Merci, mais ma coiffeuse m’a dit qu’elle pouvait me prendre dans cinq minutes…

Charles – Méfiez-vous des minutes de coiffeuse.

Pauline – Pardon ?

Charles – Elles vous disent cinq minutes, et pour vous ça a l’air de durer une heure… Avec les coiffeuses, le temps passe beaucoup moins vite, c’est un phénomène bien connu.

Pauline – Ah oui…

Charles – Croyez-moi, je vis avec une coiffeuse depuis trente ans et j’ai l’impression que ça fait une éternité…

Pauline (un peu embarrassée) – Très bien… À tout à l’heure, alors !

Elle sort.

Charles – Bon… Ben moi aussi, je vais aller me passer un coup de peigne…

Il sort. Entrent Frédérique, la fille de Charles, et Vincent, son gendre.

Vincent – Merde, je crois qu’on est les premiers, dis donc…

Frédérique – Tu crois ?

Vincent – Ben je ne sais pas… Comme on est les seuls…

Frédérique – Il y a quelqu’un ?

Vincent – Pas si fort ! Tu vois bien qu’il n’y a personne…

Frédérique – C’est pour signaler notre arrivée… C’est ce qu’on fait dans ces cas-là, non ?

Vincent – Dans ces cas-là, on peut aussi se barrer et revenir quand il y a un peu plus de monde. Je t’avais dit qu’il ne fallait pas arriver trop tôt.

Frédérique – C’est mon père, quand même… Pour une fois qu’il fait quelque chose…

Vincent – J’aurais préféré qu’il fasse un barbecue, comme tout le monde… Tu as vu la tronche du buffet ?

Frédérique – On ne vient pour manger…

Le regard de Vincent se tourne vers la pile de livres.

Vincent – Je me demande pourquoi on vient, d’ailleurs. Tu l’as lu ?

Frédérique – Quoi ?

Vincent – Son bouquin !

Frédérique – Ah… Euh… Non, pas encore… Il vient de le publier, non ?

Vincent – Au moins, on n’aura pas à lui dire ce qu’on en pense. (Vincent s’approche de la pile et regarde le titre) Ma Part d’Ombre… Oh, putain…

Frédérique – Quoi ?

Vincent – Quel titre à la con…

Frédérique – C’est vrai que ça ne donne pas tellement envie de le lire…

Vincent – Tu m’étonnes. À moins d’être déjà complètement dépressif.

Frédérique – Mmm… Ça ne sent pas trop le best seller de l’été qu’on lit sur la plage pour oublier ses problèmes.

Vincent – Parce que tu as des problèmes, toi ? (Elle ne répond pas) Tu sais que j’écrivais, moi aussi, quand j’étais gosse ?

Frédérique – Ah oui ? Et qu’est-ce que tu écrivais ?

Vincent – Différentes choses… Des poèmes, par exemple…

Frédérique – Tu écrivais des poèmes ? Toi ?

Vincent – Oui, bon, c’était il y a longtemps…

Frédérique – En tout cas, à moi, tu ne m’as jamais écrit de poèmes…

Vincent – Oui, oh… Moi, j’ai vite compris que ce n’était pas en devenant écrivain que je réussirai dans la vie…

Frédérique – C’est clair…

Vincent – Tu vas voir qu’ils vont nous servir du mousseux…

Frédérique – Tu crois ? Moi le mousseux, ça me donne des gaz…

Vincent – On se barre, je te dis… Justement, j’ai quelques coups de fil à passer en attendant…

Frédérique – On ne va pas laisser la boutique comme ça ?

Vincent – Comment ça comme ça ?

Frédérique – Sans surveillance ! N’importe qui pourrait entrer, se servir et partir sans payer…

Vincent – Qui pourrait bien voler des bouquins ? Surtout celui de ton père…

Frédérique – Je ne sais pas moi… Des gens qui aiment lire…

Vincent – Tu as déjà entendu parler d’un hold up dans une librairie ?

Frédérique – Non…

Vincent – On reviendra dans une demi-heure, je te dis.

Frédérique – Bon, d’accord.

Ils s’apprêtent à s’éclipser quand Charles revient.

Charles – Ah, Frédérique, ma chérie !

Vincent (en aparté à Frédérique) – Et merde…

Frédérique – Bonjour papa…

Il fait la bise à sa fille avant de serrer la main de son gendre.

Charles – Bonjour Vincent.

Vincent – Salut Charles, comment va ? Alors c’est le grand jour ?

Frédérique – Tu aurais pu mettre une cravate… Avec ta chemise blanche et ton col ouvert, comme ça, on t’imagine dans une charrette en route pour l’échafaud…

Charles – C’est un peu l’impression que j’ai, figure-toi… Même si avec cette apparente décontraction, je pensais plutôt la jouer BHL… C’est gentil d’être venus. Je crois que vous êtes les premiers…

Frédérique – Oui, c’est ce que me disait Vincent, justement…

Vincent – On ne voulait pas rater ça, tu penses bien. On en a profité pour feuilleter ton bouquin… Ça a l’air bien…

Frédérique – Le titre, en tout cas, c’est très accrocheur…

Vincent – Ça parle de quoi exactement ?

Charles – Oh… En fait, c’est l’histoire de…

Frédérique – Maman n’est pas là ?

Charles – Elle ferme le salon et elle arrive.

Vincent feuillette le livre.

Vincent – Cent vingt deux pages ! Et ben mon cochon, tu ne t’es pas foulé…

Charles – Pour un premier roman… Disons que je n’ai pas voulu abuser de la patience de mes éventuels lecteurs…

Frédérique – Tu as raison ! Moi, les bouquins trop longs, j’ai toujours peur de m’endormir avant la fin… Non, un petit livre comme ça, écrit gros en plus, je suis sûre ça peut bien se vendre…

Vincent – Si ce n’est pas trop cher… Tu as beaucoup de stock ?

Charles – On a fait un premier tirage de 300 exemplaires.

Vincent – Ah d’accord… Faut avoir plus d’ambition que ça, mon vieux. Faut pas la jouer petits bras ! Faut croire en toi !

Alice revient dans une tenue beaucoup plus sexy, et sans chignon.

Alice – C’est ce que je lui dis toujours…

Charles marque sa surprise en la voyant ainsi transfigurée.

Charles – Je vous présente Alice. Une libraire comme on n’en fait plus…

Alice – Vous voulez dire que j’appartiens à une espèce en voie de disparition ? Malheureusement, ça n’est que trop vrai…

Charles – En tout cas, si Alice ne m’avait pas soutenu et encouragé depuis le début, jamais je n’aurais osé publier ce roman… Alice, je vous présente ma fille Frédérique, et son mari Vincent.

Alice – Votre père a beaucoup de talent… Vous êtes artiste, vous aussi ?

Frédérique – Non, je travaille avec mon mari.

Vincent – Je suis PDG d’une société de menuiserie industrielle. Je vends des portes et des fenêtres.

Alice – Un métier qui n’est pas si éloigné du mien. Les livres aussi sont des portes et des fenêtres ouvertes sur le monde…

Vincent – Les miennes sont en PVC.

Alice – Hélas, avec la concurrence d’internet, le métier de libraire est devenu très difficile.

Vincent – Il faut vivre avec son temps. Savoir s’adapter. Sinon on finit par disparaître, comme les dinosaures.

Charles – Mais les dinosaures n’ont disparu qu’après avoir dominé le monde pendant 160 millions d’années, il faut quand même le préciser…

Alice – Si cette librairie ferme, hélas, elle sera probablement remplacée par une banque, une agence immobilière ou un lavomatic…

Charles – Ou une succursale d’un groupe de menuiserie industrielle.

Vincent – Le livre en papier, c’est comme la fenêtre en bois. C’est un combat d’arrière-garde. Vous devriez vous mettre au numérique.

Alice – Ou changer de métier… Enfin, espérons que cette séance de signature ramènera quelques lecteurs dans cette librairie à l’ancienne !

Frédérique – Les jeunes d’aujourd’hui ne lisent plus… C’est ce que je dis toujours à Kevin. Moi à quinze ans, j’avais déjà lu tous les bouquins de la Bibliothèque Rose !

Vincent – D’ailleurs, elle s’est arrêtée à la Bibliothèque Verte !

Frédérique – Il faut dire qu’à l’époque, on n’avait pas Internet.

Alice – Je vais vous servir un verre… Un petit kir, ça vous dit ?

Frédérique – Avec plaisir…

Alice s’approche du buffet pour faire le service.

Vincent – Mais dis donc, Charles, je ne savais pas que tu étais écrivain ! Ça t’est venu sur le tard ?

Charles – Non, c’est une passion de jeunesse. J’ai même envoyé des manuscrits aux plus grands éditeurs. Mais personne n’a jamais voulu les publier…

Frédérique – Ah oui ?

Vincent – Qu’est-ce qu’ils t’ont répondu ?

Alice – Ça ne correspond pas à notre ligne éditoriale… C’est la formule consacrée.

Charles – Apparemment, ce que j’écris ne correspond à aucune ligne éditoriale répertoriée à ce jour… Alors sous la pression amicale de ma libraire préférée, je me suis décidé à publier mon premier roman moi-même. À compte d’auteur…

Vincent – Ah, d’accord…

Frédérique – Maintenant que tu es en préretraite, tu vas pouvoir en écrire d’autres.

Vincent – En préretraite… À ton âge ! Et on se demande pourquoi le budget de la France est en déficit… Des fois, moi aussi j’aimerais travailler à La Poste.

Alice – Pour un ancien facteur, devenir romancier, c’est une façon comme une autre de rester un homme de lettres…

Frédérique – Un homme de lettres ?

Vincent – Enfin, Frédérique… Un facteur, un homme de lettres…

Frédérique – Ah, oui, ça y est, j’ai compris ! Un hommes de lettres… C’est amusant, ça.

Vincent – Tu sais que j’écrivais, moi aussi, quand j’étais gosse ?

Marguerite revient accompagnée de Jacques, l’adjoint au maire.

Charles – Ah, voilà ta mère !

Marguerite – Bonjour Vincent… (À Frédérique) Bonjour ma chérie… Vous êtes déjà là ?

Frédérique – Oui, on est arrivés les premiers…

Marguerite – Charles, tu connais Jacques, l’adjoint au maire…

Charles – Très honoré, Jacques. Mais je ne savais pas que vous étiez en charge de la culture…

Jacques – L’adjoint à la culture n’était pas disponible malheureusement, mais je me fais un plaisir de le remplacer.

Alice – Ah oui… Et vous vous occupez de…?

Jacques – De la voirie.

Frédérique – La voirie ?

Jacques – Le ramassage des poubelles, le tri sélectif, le recyclage, tout ça…

Charles – Je vois… Et je suis d’autant plus honoré de votre présence ici, Jacques.

Jacques – En tout cas, vous avez une bien charmante épouse. Et toujours si bien coiffée…

Charles – Ma première dédicace sera pour toi, Marguerite. Qu’est-ce que je mets ?

Alice – Ah, ma muse ?

Moment de flottement.

Charles – Je vais mettre à ma femme…

Il signe un exemplaire du livre et le tend à Marguerite.

Marguerite – Merci… Comme ça, je vais pouvoir le lire…

Charles – Eh oui… Pourquoi pas ?

Jacques jette un regard à la couverture du livre.

Jacques – Ma Part d’Ombre… C’est très accrocheur, comme titre… Et ça parle de quoi ?

Charles – Eh bien…

Il est interrompu par le retour de Kevin.

Frédérique – Ah voilà Kevin ! On ne sait pas ce qu’on va faire de lui. On vient d’apprendre qu’il redouble, figurez-vous…

Alice – Et il est en quelle classe ce grand garçon ?

Frédérique – En seconde…

Jacques – À son âge ?

Vincent – Il doit croire que le lycée, c’est comme La Poste. Qu’on progresse à l’ancienneté…

Frédérique – Il passe son temps à développer des applications pour portables… Il croit que c’est comme ça qu’il va faire fortune…

Kevin – C’est déjà arrivé…

Vincent – Ben voyons… Arrête de rêver, Kevin !

Charles – C’est quoi cette appli ?

Kevin – Vous savez ce que c’est que la numérologie ?

Alice – Vaguement.

Kevin – Mon idée est très simple, vous allez voir… (À Charles) Tiens passe-moi ton portable, Pépé, je vais te charger l’appli…

Charles tend son portable à Kevin à contrecœur, et ce dernier pianote sur le clavier.

Kevin – Voilà le principe… Tu demandes son numéro de téléphone à une meuf. Ou une fille à un mec, évidemment, ça marche aussi. Tu le rentres dans ton portable, et l’appli t’indique le degré de compatibilité amoureuse entre vous en fonction de vos numéros de téléphone respectifs…

Alice – Le degré de compatibilité amoureuse ?

Charles – Je ne l’ai jamais entendu employer des termes aussi sophistiqués…

Kevin – Bref, ça te dit si tu as des chances de pécho, si tu préfères.

Alice – D’après les numéros de téléphone ?

Charles – Ah, oui, en effet, c’est très simple. Mais je ne savais que tu étais spécialiste en numérologie.

Kevin – J’ai inventé le programme moi-même. Le logiciel additionne tous les chiffres composant ton numéro de téléphone, et tous ceux du numéro de la meuf. Si la somme obtenue est la même, bingo ! C’est le coup de foudre assuré. Sinon, moins l’écart est important plus tu as tes chances de ken…

Charles – De ken ?

Alice – Enfin, Charles, de niquer en verlan.

Jacques – Ah oui, il suffisait d’y penser.

Kevin – Évidemment, il faut croire en la numérologie…

Frédérique – Ce n’est pas Françoise Hardy qui a écrit un bouquin sur la numérologie ?

Marguerite – Non, Françoise Hardy, c’est l’astrologie. La numérologie, c’est Lara Fabian, je crois.

Vincent – S’il n’est pas doué pour les études, on l’enverra à l’École Hôtelière…

Alice – Je vous en prie, servez-vous ! Le buffet est ici…

Ils se déplacent vers le buffet. Jacques en profite pour mettre subrepticement une main aux fesses à Marguerite.

Marguerite (en aparté) – Je t’en prie, Jacques, pas ici…

Vincent – Charles, tu viens boire un coup ? C’est toi le héros du jour, non ?

Charles – Oui, oui, j’arrive tout de suite ! (À Kevin) C’est curieux, je n’avais jamais remarqué que ton père me tutoyait…

Kevin – Moi non plus.

Charles – Je ne suis pas sûr que ça me plaise beaucoup, d’ailleurs. C’est vrai, ce n’est pas parce qu’il couche avec ma fille que ça lui donne le droit d’être aussi familier avec moi.

Kevin – Tu parles bien de ma mère, là ?

Charles – C’est de ma faute… Je n’aurais pas dû laisser ta grand-mère s’occuper de son éducation.

Kevin – Tu sais que j’ai mis ton bouquin sur Amazon ?

Charles – Amazon ? Ne prononce pas ce mot-là ici, malheureux ! On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu…

Kevin – Pourquoi ça ?

Charles – Amazon, c’est la mort des petites librairies de quartier !

Kevin – Ouais, mais le bouquin en papier, ce n’est pas fun… Et puis aujourd’hui, si tu ne fais pas le buzz sur Internet !

Charles – Tu l’as lu ?

Kevin – Quoi ?

Charles – Mon bouquin ! Avant de le mettre en ligne…

Kevin – Pas encore… Mais comme tu m’avais envoyé le fichier… J’ai fait un ebook vite fait, et je l’ai mis en vente sur Amazon.

Charles – En vente ? (Ironique) Et ça se vend bien, dis-moi ?

Kevin – Je n’ai pas encore eu le temps de regarder les statistiques…

Charles (soupirant) – C’est toi qui as raison, Kevin. Tu sais ce qu’a dit Einstein ? Un homme qui n’est plus capable de s’émerveiller a déjà cessé de vivre… Pour moi, c’est trop tard. Mais toi… Si à ton âge tu ne rêvais déjà plus…

Kevin – Tu viens quand même de publier ton premier roman… À près de soixante-dix balais…

Charles – Soixante, Kevin… Soixante-dix, c’était ton autre grand-père. Celui qui est mort de vieillesse il y a trois mois, tu sais ?

Alice revient.

Alice – C’est quoi ces messes basses ?

Charles (embarrassé) – On parlait de son appli pour téléphone mobile… C’est marrant, non ?

Kevin – Je vais boire un petit coup de champe moi, tiens…

Charles – Ne force pas trop quand même… C’est du brutal…

Kevin s’éloigne vers le buffet.

Alice – Et moi, vous me le dédicacez aussi ce livre ou pas ?

Charles – Bien sûr… Ce roman, c’est un peu notre bébé à tous les deux, non ?

Charles griffonne quelque chose sur le livre. Alice regarde.

Alice – C’est gentil… Je suis très touchée…

Séquence émotion. Trouble entre eux. Arrive Flora, la journaliste de La Gazette, un appareil photo suspendu à son cou.

Alice – Ah voilà Flora !

Charles – Flora ?

Alice – La journaliste de La Gazette…

Flora – Je ne suis pas trop en retard, j’espère.

Alice – Mais pas du tout ! Vous voulez boire quelque chose ? On a du kir…

Flora – Ça ira pour l’instant, merci…

Charles – Merci d’être venue, je me doute que ce n’est pas avec ce reportage sur mon premier roman que vous remporterez le Prix Pulitzer…

Flora – Ça dépend…

Charles – Ah oui ? Et de quoi ?

Flora – Si avec ce premier roman vous remportez le Prix Nobel…

Alice semble désireuse de rompre cette aimable conversation.

Alice – Charles, ce serait peut-être le moment de dire un mot…

Charles – Vous croyez ? Mais tout le monde n’est pas encore là, non ?

Alice – La presse est là, c’est le principal ! On ne va pas faire attendre Madame…

Flora – Surtout que je ne pourrais pas rester très longtemps. J’ai encore le banquet annuel du Club Senior de Danse de Salon, et l’inauguration du nouveau rond-point.

Charles – Dans ce cas…

Alain arrive, en costume cravate étriqué de petit employé de bureau.

Alain – Excuse-moi, Charles… Je suis un peu en retard…

Charles – Ah, Alain ! On n’attendait plus que toi…

Alain – Je n’allais pas rater ça, tu penses bien.

Charles – Je vous présente Alain, un ancien collègue de La Poste qui n’a pas encore eu la chance d’être licencié comme moi…

Alice – Enchanté Alain…

Charles – Tu arrives bien… Tu as failli rater mon discours…

Alain – Je profite de ma pause déjeuner.

Charles – La pause déjeuner est à l’employé de bureau, ce que la promenade dans la cour est au prisonnier de droit commun.

Alain – Tu ne crois pas si bien dire.

Charles – C’est pourquoi je suis heureux qu’on m’ait accordé une libération anticipée…

Alain – Tu sais que c’est de pire en pire depuis ton départ ?

Alice frappe quelques coups sur une flûte avec une petite cuillère pour réclamer l’attention.

Charles – Excuse-moi un instant, il faut que je dise quelques mots à la presse…

Kevin reçoit un message texto et s’éloigne un peu.

Kevin – Pardon…

Charles – Chers amis, je voudrais tout d’abord…

Kevin (à voix haute) – Google veut me racheter mon appli !

Charles est coupé dans son élan.

Vincent – Quoi ?

Kevin – Mon appli numérologique ! Je viens d’avoir un texto du PDG !

Stupéfaction générale.

Frédérique – Le PDG de Google ?

Vincent – Mais quand tu dis racheter… Ça peut vraiment rapporter gros, la vente d’une application pour téléphone mobile ?

Jacques – J’ai entendu parler d’une histoire comme ça il n’y a pas très longtemps. Un ado de 17 ans, en Angleterre. Il a revendu une application à Yahoo pour 30 millions de dollars.

Vincent – 30 millions !

Frédérique – C’est encore mieux que de gagner au loto !

Ses parents le regardent sous un nouveau jour.

Vincent – J’étais sûr que mon fils était un génie méconnu…

Frédérique – Tu te souviens, quand il a redoublé sa cinquième, on lui avait fait passer un test pour savoir s’il n’était pas surdoué.

Vincent – On se demandait si ce n’était pas pour ça qu’il était aussi nul à l’école.

Frédérique – Mais le test n’avait rien décelé d’anormal.

Jacques – Leurs tests, ce n’est pas fiable à 100%. C’est comme pour la trisomie 21. Des fois, ils passent à côté.

Frédérique – Il est à combien, le dollar ?

Jacques – Un peu moins d’un euro, je crois.

Kevin – Il me propose 10 millions.

Frédérique – D’euros ?

Kevin – De dollars.

Vincent – On lui dira que ce n’est pas assez…

Frédérique – Tu crois ?

Vincent – Si tu veux, je négocierai ça pour toi… Mais on va le faire mariner un peu avant… Eh ! Tu pourrais investir tes gains dans l’entreprise de ton père, pour les faire fructifier…

Kevin – Oui, on verra…

Vincent – Les nouvelles technologies, l’Internet, tout ça, c’est bien pour faire un coup… Mais pour placer son capital, crois-moi… La menuiserie industrielle, c’est du solide…

Kevin – Ouais, faut voir…

Frédérique – Et puis après tout, tu es mineur… Tu n’es pas encore en âge de gérer ton argent tout seul…

Kevin – Je vais avoir 18 ans dans un mois…

Vincent – Je suis ton père, quand même !

Jacques – Mais c’est signé de qui, ce message ?

Kevin regarde son écran.

Kevin – Steve Jobs…

Alain – Steve Jobs, c’est le PDG de Google ?

Jacques – Steve Jobs, c’est Apple, non ?

Alain – Oui… Et surtout, il est mort…

Jacques – Peut-être qu’il a remonté une start up là haut…

Kevin regarde à nouveau son écran.

Kevin – Et merde, c’est le numéro de mon pote Karim. C’est lui qui m’a envoyé le texto. C’est une blague…

Déception des parents.

Frédérique – On t’avait dit de ne pas rêver, Kevin…

Vincent – Un génie, tu parles… On va le mettre à l’École Hôtelière, oui. On manque de bras dans la restauration…

Charles – Bon, je crois que mon petit discours, ce sera pour plus tard… Je vous propose qu’on passe directement au buffet…

Alice tend une flûte de champagne à Alain.

Alice – Tenez, Alain, buvez quelque chose.

Alain – Merci.

Flora – Vous êtes facteur, vous aussi ?

Alain – Non, malheureusement. Au moins je serai au grand air, et j’aurais l’impression de servir à quelque chose. Je suis conseiller bancaire.

Alice – Ah, oui…

Alain – Conseiller… Comme si on était là pour conseiller les clients.

Alice – Et vous, Charles ? Vous ne regrettez ne pas trop votre boulot de facteur ?

Charles – Un peu, si. Le contact avec tous ces gens, pendant ma tournée. Leur apporter les bonnes comme les mauvaises nouvelles. Un facteur, c’est un peu comme un pigeon voyageur…

Alain – Autrefois, peut-être… Maintenant on est juste des pigeons…

Alice – Hélas, les lettres écrites à la main et acheminées par la poste, c’est bien fini… De nos jours, Madame de Sévigné écrirait des textos…

Alain – La Poste est devenue une banque comme une autre. J’ai été embauché dans un service public. Et aujourd’hui, j’en suis réduit à fourguer des crédits à la consommation à des smicars déjà surendettés.

Charles – Allez, il n’y a pas que le boulot, dans la vie… Tu joues toujours à la pétanque ?

Alain – Je vais très mal, Charles… Je te jure. J’ai vraiment les boules…

Flora prend Charles en photo, avant de s’adresser à lui.

Flora – Je peux vous poser quelques questions, pour mon article ? Puisque vous n’avez pas voulu nous gratifier d’un discours…

Charles – Bien sûr… (À Alain) Pardon, je reviens tout de suite…

Alain semble complètement déprimé. Il s’adresse à Vincent.

Alain – Vous avez déjà pensé au suicide ?

Le téléphone de Vincent sonne.

Vincent (à Alain) – Excusez-moi un instant, je suis à vous tout de suite… (À son interlocuteur téléphonique) Oui ? Non, non, vous ne me dérangez pas. Je voulais vous joindre moi-même pour discuter de ce petit découvert…

Il quitte la pièce pour répondre.

Alice – Je vais rechercher quelques bouteilles…

Jacques – Je peux vous aider pour le service ?

Alice – Pourquoi pas ?

Alice et Jacques sortent.

Flora – Vous êtes le seul écrivain que nous ayons dans la commune…

Charles – Je m’en doute, sinon vous auriez certainement choisi d’en interviewer un autre…

Flora – Alors, Charles ? De quoi ça parle, ce bouquin ?

Charles – Je vais vous en dédicacer un exemplaire, comme ça vous pourrez le lire avant d’écrire votre article…

Flora – C’est gentil, mais je préférerais que vous me fassiez un petit topo… Mon article doit paraître demain matin…

Charles – Je vois… Eh bien disons que… C’est un peu autobiographique, en fait…

Flora – Ma Part d’Ombre…

Charles – C’est à prendre au deuxième degré, évidemment…

Flora – Je vois…

Charles – Vraiment ?

Flora – Nous avons tous notre part d’ombre, j’imagine…

Charles – Quelle est la vôtre, Flora ?

Flora – J’ai tué mon père et ma mère et je les garde empaillés dans mon grenier depuis une dizaine d’années. J’écrirai sûrement un bouquin là dessus, un jour. Mais nous sommes là pour parler de vous, non ?

Charles – Ma part d’ombre, je la vois plutôt sous un parasol… Je déteste être en pleine lumière…

Flora – C’est assez paradoxal… Tous les auteurs cherchent une certaine reconnaissance, je suppose…

Charles – C’est le sujet de mon roman, justement.

Alain s’approche de Kevin.

Alain – Tu as déjà travaillé, mon garçon ?

Kevin – Non…

Alain – Tu verras, quand on t’attribue ton numéro de sécurité sociale pour ton premier emploi, tu prends perpète. Avec une peine de sûreté incompressible de 42 annuités et demie.

Kevin a l’air un peu décontenancé. Mais son téléphone sonne et il répond.

Kevin – Oui Karim… Tu es vraiment con, hein ?

Il s’éloigne pour poursuivre sa conversation. Alain quitte la pièce. Vincent revient, apparemment soucieux.

Charles – Un souci ?

Vincent – Juste un petit problème de trésorerie passager. Mais tu sais quoi ? Je crois que je vais revendre la moitié de la boîte aux Chinois, pour booster mes perspectives de développement. C’est en Chine que tu aurais dû le faire paraître ton bouquin. Tu imagines, plus d’un milliard de lecteurs potentiels. Les Chinois, crois-moi, c’est l’avenir…

Charles – Quand j’étais jeune, on imaginait déjà les chinois défiler au pas de l’oie sur les Champs Élysées. Aujourd’hui, c’est une armée de touristes chinois qui défilent sur les Champs chargés de sacs Vuitton. Finalement, on ne sait plus très bien qui a gagné la guerre froide…

Alice revient, le vêtement un peu en désordre et passablement troublée, suivi par Jacques, la mine réjouie.

Alice – Enfin, je vous en prie…

Jacques – On peut bien rigoler un peu, non ?

Alice se réfugie auprès de Charles. Marguerite lance un regard méfiant en direction de Jacques.

Marguerite – C’est le coup de feu en cuisine ?

Jacques – Je donnais juste un coup de main…

Charles – Tout va bien, Alice ?

Alice – Oui, oui, ça va…

Arrivée de Catherine, belle femme entre deux âges drapé dans un imperméable à la Colombo.

Catherine – Bonjour Charles.

Charles – Bonjour ma sœur.

Il lui fait la bise, puis Catherine se tourne vers Alice.

Alice (toujours un peu perturbée) – Bonjour ma sœur.

Charles – Ah, non, mais c’est… C’est ma sœur, quoi. La fille de mes parents, si vous préférez…

Alice – Ah, d’accord, excusez-moi… C’est vrai que vous n’avez pas vraiment l’air de…

Catherine – L’habit ne fait pas le moine.

Alice – Donc, vous n’êtes pas dans les ordres.

Catherine – Pas encore. Mais je commence à y songer sérieusement…

Alice – Tant mieux, tant mieux…

Catherine – Alors mon cher frère, j’ai hâte de lire ton livre…

Charles – C’est mon premier roman, tu sais… J’ai l’impression de me mettre un peu à nu…

Catherine – Je suis ta sœur, après tout, je t’ai déjà vu tout nu. (À Alice) C’était il y a très longtemps, rassurez-vous.

Charles – Et toi, qu’est-ce que tu deviens ?

Catherine – J’aimerais te dire que ma vie est passionnante, mais je t’aime trop pour te mentir. Et contrairement à toi, je ne peux pas me réfugier dans la littérature pour m’en inventer une autre.

Charles – Mon talent d’auteur reste très limité. Je ne m’invente aucune autre vie, tu sais. Je me contente, à travers mes livres, de rire de la mienne. Cela m’aide à la trouver un peu plus supportable.

Gérard entre. Il est vêtu d’une façon plutôt élégante, et a un air un peu mystérieux. Il tient à la main une mallette.

Alice – Et lui, c’est qui ?

Charles – Aucune idée. Après tout, une séance de signature, c’est comme une représentation de théâtre. Contre toute attente, il peut se glisser par erreur dans la salle quelqu’un que l’auteur ne connaît pas…

Alice – Qu’est-ce qu’il peut bien avoir dans cette mallette ?

Charles – Vous n’avez qu’à lui demander…

Alice s’approche de Gérard.

Alice (à Gérard) – Bonjour, je peux vous offrir un verre ?

Gérard – Pourquoi pas ?

Alice – Voulez-vous que je prenne votre vestiaire ?

Il lui tend son manteau, et elle attend qu’il lui donne aussi sa mallette.

Gérard – Merci, mais je préfère garder ma mallette avec moi.

Alice – Je reviens tout de suite…

Alice va ranger le manteau en coulisse.

Catherine – Vous venez pour la signature ?

Gérard – Ça a l’air de vous étonner.

Catherine – Non, non, pas du tout…

Gérard – À vrai dire, je suis là un peu par hasard.

Alice revient et tend un verre à Gérard.

Gérard – Merci.

Catherine – Vous êtes un ami de Charles ?

Gérard boit un gorgée.

Gérard – Très particulier, ce champagne. Vous me donnerez les coordonnées de votre fournisseur.

Alice – Oui, j’ai une bonne adresse sur la route de Reims.

Gérard – Un petit producteur, j’imagine.

Alice – Une station service, plutôt.

Kevin – Tiens je vais regarder si tu as réussi à vendre un ou deux exemplaires sur Amazon…

Il pianote sur son portable. Alain s’approche de Flora.

Alain – Vous êtes journaliste, n’est-ce pas ?

Flora – Oui…

Alain – Vous ne pouvez pas imaginer quel enfer on vit maintenant, quand on travaille comme conseiller bancaire…

Kevin – Ce n’est pas vrai !

Charles – Quoi encore ?

Kevin – 2.700 exemplaires !

Charles – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Kevin – Ça veut dire que tu as fait le buzz ! Et grave encore !

Charles – C’est encore une blague, c’est ça ?

Kevin – Pas du tout, regarde ! (Il tend vers il l’écran de son portable) 2.700 exemplaires vendus ! Tu es devenu une vedette, Pépé ! Enfin, sous un pseudo…

Jacques – Une vedette, il ne faut rien exagérer, quand même… (Inquiet) Quel pseudo ?

Kevin – Jérôme Quézac…

Charles – Jérôme Quézac ?

Kevin – Je trouvais que ça sonnait bien pour un romancier… Ma part d’Ombre de Jérôme Quézac… Ça le fait, non ?

Charles – Ah, oui, c’est…

Alice – Alors vous êtes passé à l’ennemi ? Vous avez mis votre livre en vente sur Amazon ?

Charles – Ce n’est pas moi, c’est mon petit-fils ! Je ne savais même pas que…

Frédérique – 2.700 exemplaires ? Tu dois avoir gagné une petite fortune, alors !

Vincent – À combien l’exemplaire ?

Kevin – 1 centime d’euro. Gratuit, on n’a pas le droit.

Vincent – Ah, d’accord.

Vincent sort une calculette de sa poche.

Vincent – Voyons voir… 2.700 exemplaires multiplié par 0,01 euro… Ça fait 27 euros…

Frédérique – Ça paiera au moins ce somptueux buffet…

Kevin – Ce n’est peut-être qu’un début…

Alice – Ça veut quand même dire que votre livre est susceptible de susciter l’intérêt des lecteurs.

Vincent – Ouais… Mais à 1 centime le bouquin…

Kevin – On peut toujours essayer d’augmenter le prix.

Frédérique – Mais est-ce que ça se vendrait encore…

Catherine retrouve Gérard près du buffet.

Catherine – Vous êtes un amoureux de la littérature, vous aussi ?

Gérard – J’aime les livres, en effet. Mais je ne suis amoureux que des lectrices. Quand elles sont aussi charmantes que vous, en tout cas…

Catherine – Jolie formule pour éviter de répondre.

Gérard – Quelle était la question ?

Sourire amusé de Catherine.

Catherine – J’imagine que c’était quelque chose comme : Vous faites quoi dans la vie et qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de si précieux dans cette mallette pour que vous ne vouliez pas la déposer au vestiaire avec votre manteau ?

Gérard – Laissez-moi cultiver encore un peu ma part d’ombre, moi aussi.

Catherine – Vous êtes espion, c’est ça ? Ou détective privé ? Vous enquêtez sur une affaire d’adultère ?

Jacques vient s’incruster dans la conversation.

Jacques (pour plaisanter) – Ce n’est pas ma femme qui vous envoie au moins ?

Silence embarrassé.

Gérard – Excusez-moi un instant.

Gérard sort. Catherine semble déçue.

Jacques – Alors comme ça, vous êtes la sœur de l’auteur.

Catherine – Oui, c’est ce qu’on dit…

Jacques – Et vous faites quoi dans la vie ?

Catherine – Je travaille à l’horloge parlante. C’est moi qui répond au téléphone.

Jacques – Ça doit être passionnant… Et vous êtes mariée ?

Catherine – Pas encore… Mais si je me marie un jour, je vous promets de vous prendre comme garçon d’honneur. Excusez-moi, mais si je ne passe aux toilettes tout de suite, je risque de vous vomir dessus. (Elle s’apprête à s’éloigner) Non, mais rassurez-vous, ça n’a aucun rapport avec votre aspect physique. J’ai dû un peu abuser de cet excellent kir…

Elle sort.

Jacques (à Charles) – C’est vrai qu’il a un drôle de goût, ce kir. Qu’est-ce que c’est exactement ?

Charles – C’est un cocktail dont je tiens absolument à garder la recette secrète. Mais son nom vous donnera déjà un indice sur sa composition. J’ai appelé ça le Kirosène.

Le téléphone fixe de la librairie sonne. Alice répond.

Alice – Oui ? Oui… Oui, bien sûr. Un instant, je vous prie…

Alain (à Charles) – Je peux te parler une minute ? J’ai vraiment peur de faire une bêtise, tu sais…

Alice (à Charles) – C’est pour vous… Un éditeur…

Elle lui tend le combiné.

Charles (à Alain) – Je suis à toi tout de suite…

Charles prend le combiné. Alain sort, l’air désespéré.

Charles – Allo ? Oui… Vraiment ? Si, si, je suis très honoré… Bon… Très bien… Je vous rappellerai prochainement pour vous faire part de ma décision… D’accord…

Il raccroche. Catherine revient, avec Gérard.

Alice – Je rêve ou c’était bien… le plus grand éditeur français.

Charles – C’était bien eux. La NRF.

Frédérique – NRF… Ça veut dire norme française, non ?

Vincent – Je ne savais pas que ça existait aussi pour les romans.

Alice – Ce n’est pas encore une blague, au moins ?

Charles – Je ne crois pas, non.

Alice – Alors ?

Charles – Ils veulent publier mon roman…

Alice – C’est merveilleux ! Mais comment…?

Kevin – Le buzz ! Sur Amazon ! (Regardant son portable) Les ventes sont montées à 53.000 exemplaires en quelques heures à peine ! Visiblement, les éditeurs à l’ancienne suivent aussi les statistiques…

Marguerite – Mon mari va publier un livre ?

Catherine – Il en avait déjà publié un, non ?

Marguerite – Oui, enfin, je veux dire… Là il pourrait même avoir le Goncourt… Vous imaginez la tête des clientes au salon s’il faisait la couverture de Paris Match ? (À Flora) Vous croyez que mon mari pourrait faire la une de Paris Match ?

Flora – S’il a le Prix Goncourt, certainement.

Marguerite – On dirait que ça ne te fait pas plaisir ?

Charles – Ils veulent les droits exclusifs sur ce roman et me proposent une avance sur le prochain…

Frédérique – Combien ?

Charles – 50.

Vincent – 50 euros ?

Charles – 50.000.

Alice – 50.000 euros ?

Marguerite – Et tu n’as pas dit oui tout de suite ?

Charles – On ne cède pas les droits d’un roman comme on vend une voiture d’occasion… Disons que je préférerais rester maître de mon œuvre.

Marguerite – Ton œuvre ?

Charles – Et puis cet éditeur a refusé trois de mes manuscrits dans les dix dernières années, dont celui-ci d’ailleurs… Et maintenant, parce que j’ai vendu quelques milliers d’exemplaires sur Amazon…

Alice – Ils volent au secours du succès…

Marguerite – L’important, c’est que tu sois publié, non ? Tu pourrais peut-être même passer à la télé…

Charles – Oui… Sur France 3 Région, peut-être…

Alice – Réfléchissez, Charles… C’est une proposition qui pourrait changer votre vie…

Charles – Justement… Je ne sais pas trop… Je ne suis pas sûr de vouloir tout ce battage maintenant.

Marguerite – Mais aujourd’hui, les gens tueraient père et mère pour passer à la télé !

Charles – À quoi bon changer de vie à mon âge. Je préfère rester tranquille. Faire lire mes œuvres à mon entourage. À mes amis. Aux gens qui me connaissent vraiment et qui m’apprécient…

Marguerite – Mais ton entourage, il s’en fout de tes romans ! Tu racontes ta vie, et ta vie ils la connaissent !

Vincent – Elle n’a aucun intérêt, ta vie !

Alice – Ça dépend de la façon dont on la raconte…

Marguerite – Réfléchis une minute, Charles ! Là au moins, ça peut nous rapporter de l’argent.

Charles – Nous ?

Alice juge bon de détendre l’atmosphère.

Alice – Quelqu’un veut boire autre chose ? Pour fêter le succès virtuel de ce roman…

Marguerite – Je vais prendre ta carrière en main, moi, tu vas voir.

Gérard (à Catherine) – La famille… C’est important, la famille…

Catherine – Mmm…

Gérard – Et vous ?

Catherine – Moi ?

Gérard – Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

Catherine – Quand vous saurez ce que je fais, vous risquez d’être horriblement déçu… Vous avez raison, mieux vaut faire durer le suspens le plus longtemps possible…

Gérard – C’est vrai. Nous vivons en ce moment le plus beau moment de notre amour. Ce moment magique où on ne sait encore rien l’un de l’autre.

Catherine – Dans vingt ans, peut-être, sur notre canapé en regardant la télé, nous nous souviendrons avec émotion de cet instant merveilleux où nous ne savions pas encore qui était vraiment l’autre.

Gérard – Et c’est le souvenir de cette part d’ombre qui fera durer notre couple.

Pauline, la cliente, revient.

Pauline – Excusez-moi de vous déranger, je cherche une cartouche d’imprimante… Tenez, voilà la référence…

Alice – Je vous donne ça tout de suite… Voilà, 47 euros 50…

Pauline – Ah oui, quand même…

Alice – Oui, c’est cher. Et encore, ce n’est qu’un compatible. L’original de la cartouche est plus cher que l’imprimante.

Pauline – C’est pour imprimer un ebook.

Alice – À ce prix-là, ça revient moins cher d’acheter un exemplaire papier en librairie, non ?

Pauline – C’est vrai… En tout cas, merci…

Elle s’en va.

Alice – Alors, qu’est-ce que vous allez faire ?

Marguerite – Mais il va signer avec cet éditeur, bien sûr ! Et empocher ce chèque de 50.000 euros !

Alice – C’est vrai que pour la librairie, ce serait bien aussi…

Alain revient avec le jerricane à la main. On ne prête pas attention à lui. Il se déverse le contenu du jerricane sur la tête. Tout le monde le regarde, interloqué.

Flora – Je crois que là, je tiens un scoop.

Catherine – Mais il faut l’arrêter !

Charles – C’est du Champomy…

Alain sort un briquet et tente de mettre le feu à ses vêtements, évidemment sans succès.

Flora – C’est la première fois que je vois quelqu’un essayer de s’immoler par le feu avec du Champomy… C’est un happening que vous avez organisé spécialement pour le lancement de ce livre, afin d’alerter le public sur la mort programmée des librairies de quartier ?

Charles – Allez viens, Alain…

Charles le prend par le bras et l’emmène. Stupeur générale.

Alice – Tout va bien. Ce n’était qu’un conseiller bancaire dépressif à la recherche de son quart d’heure de célébrité.

Frédérique – C’est dingue, quand même. Il aurait pu mettre le feu. Avec tout ce papier autour de nous.

Vincent – Les livres numériques, au moins, c’est comme les fenêtres en PVC. C’est ininflammable.

Gérard traverse alors la scène pour se diriger vers le bar, tenant toujours sa mallette à la main. Au beau milieu, il se fait bousculer par Jacques qui marche sans regarder devant lui.

Jacques – Oh pardon…

La mallette s’ouvre et des liasses de billets s’en échappent, sous le regard interloqué de presque tous les présents.

Gérard – Excusez-moi…

Sans se démonter, Gérard ramasse les billets, et dans le silence général, les remet dans la mallette qu’il referme.

Flora – C’est la première fois que je couvre une séance de dédicace dans une librairie de quartier. Je ne pensais pas que c’était aussi mouvementé…

Alice – Et encore, ce soir, c’est plutôt calme… Vous ne voulez vraiment pas boire quelque chose ?

Flora – Si, je veux bien maintenant…

Alice lui tend une coupe, que Flora vide machinalement.

Flora – C’est même étonnant qu’après s’être arrosé avec ça, il n’ait pas vraiment flambé…

Charles revient.

Marguerite – Alors ?

Charles – Ça va, il va se reposer un peu…

Marguerite – Je parlais de ton bouquin !

Charles – J’ai décidé de ne pas signer.

Gérard – C’est un esprit d’indépendance qui vous honore…

Marguerite – On ne vous a rien demandé, à vous !

Consternation générale

Frédérique – Tu plaisantes, papa ?

Charles – Il y a encore dix ans, peut-être. Cela m’arrive au moment où je n’en ai plus envie. Je préfère rester libre. Le système n’a pas voulu de moi. Maintenant c’est moi qui ne veux plus de ce système. J’ai près de soixante ans, je ne cours plus après l’argent ou la gloire.

Marguerite – En ce qui concerne l’argent, parle pour toi…

Charles – Je ne confierai pas mon livre à ces éditeurs poussiéreux qui m’ont toujours ignoré jusque là parce que je ne faisais pas partie du club germanopratin.

Frédérique – Germanopratin ?

Vincent – Du Paris Saint Germain, si tu préfères…

Charles – Et puis ne veux pas que l’écriture devienne pour moi un métier, même si c’est un métier bien payé.

Marguerite – Tu me déçois, Charles…

Vincent – Tu nous déçois beaucoup…

Frédérique – Tu nous as toujours tous beaucoup déçus.

Marguerite – Tu préfères rester un raté, c’est ça ?

Charles – Oui, je crois que c’est ça en fait. Avec le temps, j’ai fini par découvrir qu’il y avait une certaine grandeur à vouloir rester un raté.

Frédérique – C’est un égoïste…

Marguerite – Je divorce, Charles… J’en ai assez de tes grands airs et de tes petites phrases… (Désignant Gérard) Et pas la peine de te ruiner en détective privé. Tout le monde sait bien ici que je couche avec l’adjoint au maire…

Frédérique – Tu couches avec l’adjoint au maire ?

Vincent – Qui ne couche pas avec l’adjoint à la culture…

Flora – Mais c’est l’adjoint à la voirie…

Jacques – Je le remplace…

Kevin – Moi je trouve que c’est très tendance l’open data. Hadopi, tout ça, c’est has been…

Charles – Tu as raison Kevin. Je te prends comme webmaster. On va faire notre propre site, et je proposerai tous mes romans en téléchargement gratuit ! Comme ça, même les Chinois pourront connaître ma part d’ombre ! Hein, Vincent ?

Vincent – Mais alors ça ne va rien te rapporter !

Charles – Ça me rapportera la gloire !

Kevin – On va niquer le système, Pépé !

Flora – Si vous cherchez une attachée de presse…

Gérard – Il a un petit gaz de schiste, ce champagne, je me trompe ?

Jacques – Il paraît que le sous-sol de la Champagne en regorge.

Vincent s’approche de Gérard .

Vincent – J’ai cru comprendre que vous aviez des économies à placer. Je peux vous recommander un bon investissement ? Le marché de la fenêtre en PVC explose complètement en Chine en ce moment…

Gérard – Désolé, mais je préfère le bois exotique… Vous m’excusez un instant ? (Il se dirige vers Charles) Alors c’est votre premier roman ?

Charles – Oui. J’imagine que vous ne l’avez pas lu non plus.

Gérard – Non, mais ça me donne envie de le faire.

Charles lui tend un livre.

Charles – Tenez, voilà un exemplaire. Je vous en fais cadeau si vous acceptez de le prendre sans dédicace. Je me rends compte que je ne suis pas du tout fait pour ce genre d’exercice…

Gérard – Merci… Je pensais croiser ici l’adjoint à la culture…

Charles – Oui, en effet. Mais apparemment il a été remplacé au pied levé par l’adjoint aux poubelles. Excusez-moi…

Il se dirige vers Alice. Gérard sort.

Charles – Je peux vous demander votre numéro de téléphone ?

Alice – Pourquoi faire, puisque je suis à vos côtés ?

Charles lui tend son portable.

Charles – Allez-y !

Alice entre son numéro sur le portable de Charles. Charles regarde l’écran.

Charles – 13% de compatibilité…

Alice – Ce n’est pas très encourageant ?

Charles – Alors pourquoi est-ce que j’ai quand même envie de tenter ma chance ?

Alice – Nous pourrions partager le même portable. Ce qui fait que la somme de nos numéros respectifs serait strictement identique…

Sourires complices. Alain revient. Flora s’approche de lui.

Flora – Alors mon brave ? Qu’est-ce qui vous a poussé à commettre ce geste désespéré ? Ça ferait peut-être un bon article pour mon journal…

Alain – Je vais tout vous expliquer…

Le portable de Flora sonne.

Flora – Excusez-moi un instant… Oui, oui, j’arrive… Ok, à tout de suite… (À Alain) Je suis désolée, mais là je ne vais pas avoir le temps là… Je vous recontacte ?

Flora s’apprête à partir. Pauline, la cliente, revient.

Pauline – Je suis vraiment désolée, mais le compatible que vous m’avez vendu ne marche pas avec mon imprimante…

Alice – Ah… La compatibilité, ce n’est pas une science exacte.

Pauline – Contrairement à la comptabilité.

Alice – Nous allons voir ça…

Le portable de Charles sonne.

Charles – Allo ? Oui… Attendez une minute, je vous prie… (À Alice) C’est un producteur qui veut adapter mon roman pour en faire un film. Il pense à Gérard Depardieu pour le rôle principal… (À son interlocuteur téléphonique) Je vous passe mon agent…

Il passe le téléphone à Alice, surprise et flattée.

Alice – Oui… Oui, je suis l’agent de Jérôme Quézac… Oui, bien sûr mais… Je ne vous cacherais pas que nous avons déjà une autre proposition assez alléchante. D’accord… Très bien… Merci… Alors à bientôt… (Elle raccroche) Il propose le double de ce que nous propose l’autre producteur.

Kevin – Quel autre producteur ?

Charles – Et alors ?

Alice – J’ai accepté…

Charles – Quelle aventure…

Les autres sont sidérés.

Alice – Le double c’est génial !

Charles – Mais le double de quoi ?

Pauline s’approche de Charles mais elle est interceptée par Jacques.

Jacques – Vous permettez que je vous offre un verre ?

Pauline – Pourquoi ? Le buffet est payant ?

Pauline poursuit son chemin vers Charles.

Pauline – J’ai entendu votre conversation… Alors c’est vous Jérôme Quézac ? Justement, j’avais téléchargé votre roman sur Amazon parce que j’ai vu qu’il était en tête des ventes…

Charles – Vous l’avez lu ?

Pauline – Pas encore. Je déteste lire sur écran. Mais je ne savais pas qu’il était édité sur papier… Sinon je ne me serait pas ruinée en cartouche d’encre pour mon imprimante. Vous pouvez me dédicacer un exemplaire ?

Charles – Mais bien sûr… Quel est votre prénom.

Pauline – Pauline.

Il prend un livre sur la pile, griffonne une dédicace sur la page de garde, et lui tend le roman.

Charles – Et voilà Pauline. Vous pourrez le lire sur la plage…

Pauline – Merci…

Charles – Votre coiffeuse ne vous a pas fait trop attendre ?

Pauline – Les coiffeuses, vous savez… Elles sont tellement bavardes. Avec tout ce qu’on entend chez le coiffeur, je vous assure qu’on pourrait écrire un roman.

Charles – Il faudrait que j’y aille plus souvent alors…

Pauline – Tenez, par exemple, à ce qu’on m’a raconté tout à l’heure, la patronne du salon aurait un amant…

Charles – Non ?

Pauline – En tout cas bravo pour votre roman !

Marguerite approche.

Marguerite – C’est mon mari…

Charles – C’était, Marguerite… C’était mon mari…

Charles se détourne de Marguerite.

Kevin – Je suis son manager… Je peux vous aider ?

La mère de Kevin semble offusquée.

Pauline – M’aider ?

Kevin – Vous pourriez commencer par me donner votre numéro de téléphone, au cas où ?

Pauline – Ah oui, bien sûr…

Kevin – Je vous écoute.

Pauline – 01 47 20 00 01.

Kevin – 84% ! Excellent…

Pauline – C’est le numéro de Jean Mineur.

Kevin – Jean Mineur… Ah mais moi, je suis majeur, je vous assure… Enfin, je le serai dans quelques mois…

Sourire amusé de Pauline.

Catherine – C’est une application qu’a inventée mon neveu. Le degré de compatibilité amoureuse basée sur l’analyse comparée des numéros de téléphone de chacun.

Gérard – Je ne sais pas si ça marche, mais c’est marrant.

Catherine – De toute façon, l’amour, on ne sait jamais trop à quoi ça tient, alors pourquoi pas la numérologie.

Gérard – Vous me laisserez votre numéro de portable ?

Catherine – Vous allez rire, mais je n’en ai pas…

Échange de sourires.

Charles – Alors Alice, heureuse ?

Alice – Très…

On sent l’auteur très proche de la libraire. Alain s’approche, remis à neuf dans son costume cravate.

Alain – Désolé, mais c’est la fin de ma pause déjeuner. Si je ne veux pas être en retard. Mais je crois que ça m’a fait du bien de pouvoir discuter un peu avec vous tous…

Alice – Tant mieux, tant mieux…

Charles – Moi aussi, ça m’a fait plaisir de te voir, Alain… Tu m’appelles si tu as un coup de mou, promis ?

Alain – Promis.

Charles – Au fait, je ne t’ai même pas dédicacé mon livre !

Charles prend un livre sur la pile, griffonne quelques mots en première page et le tend à Alain qui lit la dédicace

Alain – À mon ami Alain… Merci, c’est gentil…

Alain s’en va. Charles n’ose même pas regarder Alice.

Charles – Eh oui… Ce n’est pas toujours évident de trouver un petit mot original pour chacun…

Catherine (à Gérard) – Vous êtes vraiment détective privé ?

Gérard – Non.

Catherine – Ne me faites pas languir plus longtemps, je pourrais me lasser.

Gérard – Disons que je suis dans les affaires.

Catherine – Et les affaires marchent plutôt bien apparemment.

Gérard – Quand on sait prendre des risques et qu’on a un peu d’imagination… D’ailleurs, il ne le sait pas encore, mais je vais racheter son application à Kevin.

Catherine – Alors il va vraiment devenir millionnaire ?

Gérard – Je lui en donnerai quelques centaines d’euros. En revanche, je lui proposerai un poste recherche et développement dans la start up que je viens de créer aux îles Caïmans. Son idée est complètement idiote, mais au moins il a des idées.

Catherine – Les îles Caïmans… Alors c’était ça, votre part d’ombre…

Gérard – Je vous avais dit que vous seriez déçue quand vous sauriez qui j’étais…

Catherine – Je n’ai pas dit que j’étais déçue.

Gérard – Ça vous dirait une place à l’ombre sous mon parasol ?

Catherine – Aux îles Caïmans ? J’ai un peu peur des vieux crocodiles…

Gérard – Dans mon paradis fiscal, il y a juste quelques requins. Mais personne ne va aux îles Caïmans pour ses plages, n’est-ce pas ? Et j’ai ma propre piscine… Alors c’est oui ?

Catherine – Pourquoi pas ? J’entrerai au couvent juste après… Mais qu’est-ce qui vous a amené dans cette librairie aujourd’hui ?

Gérard – Le destin, sans doute. Et une valise de billets que je devais remettre à l’adjoint à la culture de votre charmante ville. Mais apparemment, il n’a pas pu venir…

Catherine – Il a dû avoir un empêchement… Je vous savais ami des arts et des lettres. Je vous découvre aussi mécène. Vous seriez un bon candidat pour la Légion d’Honneur.

Gérard – Ne le répétez à personne, mais il s’agit plutôt en l’occurrence d’une obscure affaire de financement occulte, de fraude fiscale et de blanchiment d’argent.

Catherine – Oui, c’est bien ce que je disais.

Gérard – Mais vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous faisiez.

Catherine – Je suis inspectrice à la brigade financière. On est payé une misère, vous savez… Mais moi aussi j’allais vous proposer une place à l’ombre…

Gérard – Vous cachez bien votre jeu.

Catherine – Je vous passe les menottes tout de suite, ou on attend d’être dehors ?

Gérard – Les menottes, c’est juste le symbole de l’amour qui va nous unir pour la vie, n’est-ce pas ?

Catherine – Laissez-moi garder encore quelques minutes ma part de mystère…

Ils sortent tous les deux. Noir.

 

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Mai 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-47-5

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Come Back

Back to stage – Regreso a la escenaDe volta aos palcos

Titre alternatif : Les copains d’avant… et leurs copines

Comédie de Jean-Pierre Martinez

3 hommes – 1 femme

Dix ans après le bac, elle fait son come-back… En conviant chez lui ses deux ex « meilleurs potes » qu’il n’a pas revus depuis le bac, un comédien au bout du rouleau provoque leurs improbables retrouvailles avec une ex « bonne copine » de lycée à qui ils ont laissé un mauvais souvenir…

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Les copains d’avant… et leurs copines

Back to stage – Regreso a la escenaDe volta aos palcos

Titre alternatif : Come Back

Comédie de Jean-Pierre Martinez

3 hommes et 1 femme OU 2 hommes et 2 femmes

Il y a de vieux amis qu’il vaudrait mieux ne jamais revoir… Vous connaissez tous ce fameux site permettant de retrouver d’anciens amis d’école perdus de vue… Hélas, les soirées nostalgie peuvent aussi tourner au cauchemar. Ayant invité chez lui un couple d’ex-camarades de lycée qu’il n’a pas revus depuis dix ans, un looser sympathique provoque leurs retrouvailles inattendues avec une « bonne copine » qui a des comptes à régler avec eux…


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Le mot de l’auteur sur la pièce

 

 

 

 

 

 

 


SSS

TEXTE INTEGRAL DE LA PIÈCE

Les copains d’avant… et leurs copines

Personnages : Nicolas – Antoine – Estelle – Brigitte

 ACTE 1

Un appartement sentant la vie de bohème, meublé principalement de cartons, apparemment en prévision d’un déménagement. Nicolas, la trentaine, look de looser sympathique, fait les cent pas, pensif. Il se décide, décroche le téléphone, et attend nerveusement pendant que ça sonne à l’autre bout du fil.

Nicolas (avec une amabilité surjouée) – Allo, Brigitte Paradis ? Vous avez bien fréquenté l’École Saint-Sulpice de Villiers-sur-Marne dans les années 90…? (Se laissant aller petit à petit) Vous êtes brune, avec des yeux noisette, et une poitrine plutôt…? (Brusquement) Excusez-moi, j’ai dû faire un faux numéro. Je cherche une rousse aux yeux gris avec des petits seins…

Il raccroche et pousse un soupir de soulagement satisfait, interrompu par la sonnerie de la porte d’entrée. Nicolas va ouvrir. Antoine arrive, la trentaine aussi, look de professeur d’éducation physique en civil.

Nicolas – Salut Antoine ! Entre… Estelle n’est pas avec toi ?

Antoine – Si, si, elle est en train de garer la bagnole. Pas facile de trouver une place, dans ton quartier, hein ? Ça fait trois fois qu’on fait le tour. Alors je lui ai dit de me déposer, pour que j’ai le temps d’acheter une bouteille, histoire de pas arriver les mains vides…

Nicolas (ne voyant pas la bouteille) – Ah, ok…

Antoine (regardant Nicolas) – Nicolas ! Eh ben… Si je t’avais croisé dans la rue, je ne t’aurais pas reconnu… Ça fait au moins dix ans, non ?

Nicolas – Neuf.

Antoine – Eh oui ! L’année du bac… Tu te souviens ? Les grèves ! On avait passé tout le mois de mai à draguer sur les pelouses… Ce n’était pas soixante-huit… ni même soixante-neuf, mais bon… On n’avait rien foutu, et ils ont donné le bac à tout le monde…

Nicolas – Oui… Je dois être le seul à l’avoir raté, cette année-là…

Antoine – Je suis désolé, je n’ai rien amené, du coup… Je voulais prendre une bouteille de mousseux en passant, mais la supérette d’en bas était déjà fermée…

Nicolas – Ah ouais…? Normalement, ils ferment à huit heures…

Antoine jette un coup d’oeil sur l’appartement sordide de Nicolas.

Antoine (faux-cul) – Tu es bien installé, dis donc…

Nicolas – C’est un pote qui me prête son appart pendant qu’il n’est pas là, pour me dépanner… L’avantage, c’est qu’il n’y a même pas de loyer à payer. Ça vient d’être classé logement insalubre.

Antoine (ne relevant pas) – Toujours célibataire ?

Nicolas – Ouais…

Antoine – Veinard ! Tu ne sais pas la chance que t’as… Et tu fais quoi, maintenant ?

Nicolas – Je suis comédien…

Antoine – Ce n’est pas vrai ? T’as continué, alors ?

Nicolas – Quand on a le virus… Et toi ? Tu as laissé tomber ?

Antoine (emphatique) – Errare humanum est, perseverare diabolicum !

Nicolas – T’es prof de latin ?

Antoine – De gym… J’ai deux gosses, mon vieux. Alors le théâtre, tu penses bien… Et toi, ça marche ?

Nicolas – Tu as vu le dernier épisode de Navarro ?

Tête d’Antoine signifiant qu’il ne sait pas trop.

Nicolas – Dans la scène avec le légiste, là, c’est moi…

Antoine – Le légiste de Navarro, c’est toi ?

Nicolas – Pas le légiste… Le cadavre…

Antoine – Ah ouais, d’accord… Je ne t’aurais pas reconnu, dis donc… Je me suis toujours demandé comment ils faisaient pour ne pas bouger, comme ça… Ça ne doit pas être évident, hein ?

Nicolas – C’est un métier… Enfin, c’est surtout le maquillage, qui prend beaucoup de temps…

Antoine – Et Navarro, il est sympa… Enfin, je veux dire Roger Hanin…

Nicolas – Tu sais, je ne l’ai pas beaucoup vu, hein… Comme j’avais les yeux fermés…

Antoine – Ah, ouais… Et sinon, tu as d’autres projets…?

Nicolas – Pour l’instant, je suis en arrêt maladie…

Antoine – Ah… (Tentant de plaisanter) Ce n’est pas contagieux, au moins…?

Nicolas (sinistre) – Non, non, rassure-toi… C’est mortel, mais c’est pas contagieux…

Antoine prend évidemment cela comme une blague à froid. Il jette un regard intrigué autour de lui et constate l’absence de tout autre invité et de tout préparatif de fête. Il remarque aussi les cartons…

Antoine (inquiet) – Tu déménages…?

Nicolas – Euh… Non… Enfin, pas tout de suite… Mais comme on risque d’être expulsés à tout moment, je préfère ne pas déballer les cartons…

Antoine – J’ai eu peur… J’ai cru que tu nous avais fait venir pour charger le camion…

Nicolas ne dit rien et semble préoccupé. Antoine commence à se demander ce qu’il fait là. Il regarde Nicolas en essayant de faire bonne figure, mais ne sait plus très bien quoi dire.

Antoine – Ça sent le fauve, ici, non…? Tu as un chat ?

Nicolas – Un iguane.

Antoine – Ah, ouais…

Nicolas – C’est mon pote qui me l’a laissé en partant. Il me prête son appart, et en échange, je nourris son iguane…

Silence embarrassé.

Antoine – Dis-moi, c’est vraiment très sympa de nous avoir invités, mais on fête quelque chose, là…? C’est ton anniversaire, ou…? On est peut-être un peu en avance…?

Nicolas (ailleurs) – Euh… Non, non… On n’attend personne d’autre… Enfin, à part Estelle…

Antoine – Bon…

Nicolas – Ça me fera plaisir de la revoir… On s’est croisé, une fois ou deux… Qu’est-ce qu’elle fait, maintenant…?

Antoine – Elle est dans la communication…

Silence embarrassé.

Antoine – Et c’est sympa, un iguane ?

Nicolas – Quand c’est petit, c’est très affectueux… Enfin, ça ne bouge pas. Mais en grandissant, il paraît que ça peut devenir agressif.

Antoine – En grandissant…

Nicolas – Ça peut atteindre dans les deux mètres. Non, mais rassure-toi, je l’ai enfermé dans la salle de bain…

Nouveau silence.

Antoine – Alors, comme ça, tu as eu l’idée de nous réunir tous les trois ? Pour se rappeler le bon vieux temps…

Nicolas – En fait, j’avais quelque chose à vous demander. Mais je préfère attendre qu’Estelle soit là…

La sonnette de la porte se fait à nouveau entendre.

Antoine – Ah… Quand on parle du loup…

Nicolas va ouvrir.

Nicolas – Salut Estelle…! Entre…

Nicolas revient, suivi d’Estelle, la trentaine également, et plutôt belle fille. À son absence de maquillage et à son look soigné mais un peu sévère, on devine cependant qu’elle a désormais d’autres priorités que de séduire… même son mari. Estelle a une bouteille de Champagne Moët et Chandon à la main.

Antoine – Ben qu’est-ce que t’as foutu ? Ça fait un quart d’heure qu’on t’attend…

Estelle lance un regard agacé à Antoine, avant de l’ignorer pour s’adresser à Nicolas.

Estelle – Je n’arrivais pas à trouver une place… (Elle tend à Nicolas sa bouteille de Champagne) Tiens, j’ai pris ça à la supérette d’en bas…

Nicolas – C’était pas fermé, finalement…?

Embarras d’Antoine.

Estelle (pas très enthousiaste) Alors c’est une réunion nostalgie, c’est ça ? Les Trois Mousquetaires du Lycée Saint Sulpice, dix ans après…

Nicolas – Neuf… Je vais sortir des coupes…

Nicolas pose la bouteille sur la table et farfouille dans divers cartons à la recherche de coupes, pendant qu’Antoine et Estelle échangent un regard perplexe, se demandant visiblement pourquoi ils sont là.

Nicolas – Je ne sais plus dans quel carton c’est… (À Estelle) Tu as dû en faire du chemin, toi aussi, depuis qu’on a quitté le lycée… Tu es dans quoi, exactement ?

Estelle – Dans la pub… Je suis assistante de direction…

Antoine (ironique) – C’est le nom qu’on donne aux secrétaires, maintenant.

Air renfrogné de Estelle.

Antoine – Remarque, c’est peut-être ce que j’aurais dû faire, moi, secrétaire bilingue, parce que prof, tu sais… On n’est pas payé lourd… Non, et puis il n’y a plus aucune discipline… Tu ne peux pas savoir ce que les jeunes de maintenant peuvent être violents… Remarquez, nous, on était pas mal non plus, hein ? (À Nicolas, en se marrant) Tu te souviens de ce gamin, en sixième, qu’on avait accroché par le col au portemanteau ? On appelait ça jouer au pendu. Si un autre élève n’était pas passé par là et ne l’avait pas décroché… Il était déjà tout bleu…

Nicolas – Oui, je m’en souviens très bien… C’était moi…

Antoine – C’est toi qui l’a décroché…?

Nicolas – Non le… le pendu… C’était moi…

Antoine (gêné) – Ah ouais… Ah je ne me souvenais plus du tout que c’était toi, dis donc, c’est marrant… Je crois que c’est comme ça qu’on a fait connaissance, d’ailleurs…

Nicolas – Ouais…

Antoine – Ah, la, la… C’était le bon temps…

Nicolas préfère changer de sujet.

Nicolas – Alors comme ça, c’est toi qui a fini par épouser la belle Estelle ? Petit veinard… Après avoir brisé les coeurs de tous les autres garçons du lycée…

Estelle élude modestement.

Antoine – On n’est pas encore mariés, en fait.

Estelle (piquée) – Mais on a quand même deux enfants ensemble. Ça crée des liens…

Nicolas – Et tu es retourné enseigner au Lycée Saint-Sulpice ? Tu ne milites plus à la Ligue Communiste Révolutionnaire, alors…

Antoine – Je suis chez les Verts, maintenant… Qu’est-ce que tu veux… Il faut voir la réalité en face… Je reviendrai enseigner dans le public quand on aura réformé l’école…

Nicolas pose sur la table les seuls verres qu’il a trouvés : des verres à moutarde genre Disney.

Nicolas – Désolé, c’est tout ce que j’ai trouvé… Les coupes doivent être dans un autre carton (À Estelle, sinistre) Je te laisse déboucher la bouteille… Je ne sais pas si j’ai encore la force…

Antoine et Estelle échangent un regard inquiet, un peu interloqués par cette dernière remarque. Antoine laisse peu élégamment Estelle prendre la bouteille pour l’ouvrir. Antoine tente de relancer la conversation.

Antoine – Alors, petit cachottier… Pourquoi tu nous as fait venir ? Tu te maries, c’est ça ? Tu as besoin de deux témoins, alors tu t’es souvenu de tes vieux amis du lycée…?

Estelle commence à enlever les fils de fer qui retiennent le bouchon de la bouteille.

Nicolas – Euh… Non… Malheureusement, ce n’est pas ma vie de garçon que j’enterre…

Antoine et Estelle sont à nouveau surpris par le ton grave de cet aveu.

Antoine – Attends, ce n’est pas si grave, hein… Tu sais la vie à deux, ça n’a pas que des avantages…

Air offusqué de Estelle.

Nicolas – Vous vous souvenez de cette pièce que j’avais écrite, en terminale ?

Les deux autres, pensant qu’il a changé de sujet, se détendent un peu.

Antoine (hilare) – Ah, oui ! Qu’est-ce qu’on a rigolé, avec ça ! Comment ça s’appelait, déjà ?

Nicolas (très sérieusement) – Premier Amour…

Antoine (se marrant) – C’est ça ! Premier Amour… Quel daube c’était… Heureusement qu’on n’a jamais pu la jouer… Tu l’as toujours ? Ça me ferait marrer de relire ça maintenant…

Nicolas – Évidemment, je l’ai un peu adaptée… Maintenant, ça s’appelle Premier Amour… et Dernière Volonté.

Estelle – Dernière Volonté…?

Un temps.

Nicolas – Je ne savais pas trop comment vous annoncer ça mais… Je n’en ai plus que pour six mois…

Le bouchon de la bouteille saute et Estelle, pétrifiée, laisse le Champagne s’écouler par terre. Antoine aussi s’est figé. Seul Nicolas a le réflexe de placer un verre sous le goulot pour éviter que la bouteille ne se vide complètement. Il récupère la bouteille et termine le service en poursuivant ses explications.

Nicolas – J’ai appris la semaine dernière que j’étais atteint d’une maladie incurable.

Malaise.

Antoine – Et pourtant à te voir, comme ça…

Estelle – T’as l’air en pleine forme… Hein Antoine ?

Antoine – Enfin, t’as l’air comme d’habitude, quoi…

Nicolas – Il n’y a presqu’aucun symptôme, mais ça perturbe les flux électriques qui circulent dans le cerveau. Et un beau jour, c’est comme si les plombs sautaient… Ça disjoncte… (Pour signifier ce court-circuit il fait un grand geste avec les bras en envoyant ainsi gicler sans s’en rendre compte le contenu du verre qu’il tient à la main). Il n’y a plus de réseau… Ça peut arriver à n’importe quel moment…

Les deux autres se regardent, ne sachant pas quoi dire.

Nicolas – Eh oui… Je n’ai jamais réussi à décrocher mon bac, mais je suis quand même au stade terminal… (Un temps) L’avantage, c’est que je ne souffrirai pas.

Estelle – Désolée pour le Champagne…

Nicolas – Tu ne pouvais pas savoir… Mais la prochaine fois, amène plutôt des fleurs… (Levant son verre pour trinquer) Allez, à la vôtre… On ne va pas le laisser perdre…

Ils trinquent dans une ambiance sinistre.

Estelle – Mais c’est quoi, cette maladie, exactement…

Nicolas se lève et revient avec une grande enveloppe dont il sort une radio.

Nicolas – C’est une anomalie très rare. Les médecins appellent ça une maladie orpheline…

Antoine – Au moins, toi, tu ne laisseras pas d’orphelins derrière toi… À part ton iguane…

Estelle lance à Antoine un regard étonné à la mention de l’iguane.

Nicolas – On n’est que trois dans le monde à être frappés de cette maladie génétique. Et encore, sur les deux autres, il y a un Malgache et un Srilankais. Vous pensez bien que les labos n’ont pas très envie d’investir dans la recherche… (Désignant un endroit sur la photo) Vous voyez, les deux taches, là…?

Les autres regardent, ne voient rien, mais acquiescent poliment.

Antoine – Ah, oui, c’est moche…

Estelle – Et il n’y a vraiment aucun espoir…?

Nicolas – Un grand chirurgien de Los Angeles a déjà tenté ce genre d’opération… Mais évidemment, ça coûte très cher… Vous imaginez bien que je n’ai pas les moyens… Je n’arrive déjà pas à payer un loyer…

Antoine et Estelle échangent un regard inquiet.

Nicolas – Je crois qu’il me reste des cacahuètes, quelque part. Je vais aller les chercher…

Nicolas sorti, Antoine et Estelle échangent un regard consterné.

Antoine – Le pauvre…! Il n’aura jamais eu de chance… Trois malades dans le monde, et il fallait que ça tombe sur lui…

Estelle – Bon d’accord, c’est triste, mais… On ne va pas non plus faire le Téléthon à nous deux… On ne le voit pas pendant dix ans, et comme ça, tout d’un coup…

Antoine – Surtout qu’entre nous, Nicolas… Même à l’époque… On n’était pas si copains que ça, non ?

Estelle – C’est pour ça que je n’ai pas très bien compris quand il nous a téléphoné…

Nicolas revient avec un énorme sac de cacahuètes non décortiquées, qu’il dépose sur la table. Antoine et Estelle sont évidemment étonnés.

Antoine – Eh, ben…

Estelle – Je crois que je n’ai jamais vu autant de cacahuètes en même temps…

Nicolas – Ah, ouais… Non, c’est parce que… J’avais tourné une pub il y trois ans, pour des cacahuètes, justement. Et on nous avait laissé emmener un sac, à la fin…

Antoine (hilare) – C’est vraiment ce qui s’appelle être payé des cacahuètes…

Estelle lui lance un regard pour le rappeler à la décence en présence d’un grand malade.

Nicolas – Le pire, c’est que je ne peux même pas en manger. Je suis allergique.

Estelle – T’es allergique aux cacahuètes ?

Nicolas – À l’arachide en général… Mais allez-y, servez-vous…

Estelle et Antoine se mettent à décortiquer et à bouffer les cacahuètes, pour meubler un silence embarrassé.

Antoine – Écoute, Nicolas, ça nous aurait fait plaisir de t’aider pour ton opération, mais tu sais… Avec mon salaire de prof… et le salaire de secrétaire d’Estelle…

Estelle – Assistante.

Nicolas – Ah, non, c’est très gentil de votre part, mais je ne vous demande pas d’argent, hein…

Têtes des deux autres, soulagés, mais qui se demandent alors où il veut en venir.

Nicolas – Non… J’ai renoncé à me faire opérer. C’est trop risqué… Je suis allergique à la pénicilline…

Estelle – En plus des cacahuètes…!

Nicolas – Je risquerais de ne pas supporter l’anesthésie et de finir dans le coma…

Antoine – Ah, oui, si c’est pour finir dans le coma…

Nicolas – Non, je sais que je n’en ai plus pour longtemps… Quelques mois, peut-être… Et je voulais juste réaliser un dernier rêve… C’est pour ça que je vous ai demandé de venir…

Estelle (incrédule) – Ton rêve, c’était de nous revoir une dernière fois avant de mourir ?

Nicolas – Pas seulement… Je vous ressers ?

Antoine et Estelle, qui ont bien besoin d’un petit remontant, ne disent pas non. Nicolas les ressert, et ils vident leurs verres en silence.

Antoine – Ah, c’est du bon, hein ?

Approbation générale, donnant le temps à chacun de reprendre ses esprits.

Nicolas – Prenez des cacahuètes…

Antoine se sert, tandis que Estelle reste prudemment sur la défensive.

Nicolas – Non, c’est à propos de ma pièce. Celle qu’on n’a jamais pu jouer…

Antoine – Eh, oui, vous vous souvenez ? Le second rôle féminin avait disparu à une semaine de la générale… (Nostalgique) Brigitte Paradis…

Nicolas – Et si je vous proposais de m’aider à la monter… Dix ans après…?

Antoine (mort de rire) – De monter Brigitte Paradis ?

Estelle (méfiante) – De t’aider…? Financièrement, tu veux dire ?

Nicolas – Non, qu’on la joue ensemble ! Comme on voulait le faire il y a dix ans. Qu’est-ce que vous diriez…?

Blanc.

Antoine (anéanti) – Eh oui… Qu’est-ce qu’on dirait…?

Estelle – Tu plaisantes, là…

Nicolas (pathétique) – Je voudrais absolument jouer cette pièce avant de mourir… Après, je pourrai partir en paix… Avec un peu de chance, je mourrai sur scène…

Antoine – Eh oui… Comme Molière…

Estelle – Oui, mais… Tu n’es pas Molière…

Nicolas – J’ai complètement réécrit la pièce, vous verrez… Quand vous l’aurez lue, vous serez emballés !

Antoine – Mais… On n’est pas comédiens… Enfin, on ne l’est plus…

Estelle – On ne l’a jamais vraiment été…

Nicolas – Je ne suis pas vraiment auteur non plus… Je vous demande seulement de m’aider à réaliser ce dernier rêve. Au nom de notre amitié…

Les deux autres se regardent, se demandant comment ils vont s’en sortir.

Estelle – Notre amitié…?

Nicolas se prend la tête entre les mains, comme s’il était en proie à un soudain mal de tête.

Nicolas – Excusez-moi, c’est l’heure de mes cachets. Malheureusement, en tant que comédien, c’est les seuls que je prenne régulièrement…

Nicolas quitte la pièce.

Antoine – Oh, putain…!

Estelle – Comme tu dis…

Antoine – Et si on essayait de le convaincre de se faire opérer quand même…

Estelle – Tu l’as entendu… Il a peur de finir comme un légume… Remarque, il n’en était déjà pas très loin… Je ne suis pas sûre qu’on verrait la différence…

Antoine – Qu’est-ce qu’on fait, alors ?

Estelle – Tu nous vois monter sur scène pour jouer sa pièce à l’eau de rose d’adolescents boutonneux ?

Antoine – Avec un peu de chance, il clabotera avant la première.

Estelle – On n’est jamais à l’abri d’une rémission…

Nicolas revient en pleine forme, avec deux textes, qu’il leur distribue.

Nicolas – Je vous en ai fait un exemplaire chacun. J’ai changé la fin, vous verrez… La pièce y gagne beaucoup… Bon, vous n’êtes pas obligés de lire ça tout de suite, hein… Je vous laisse le temps de réfléchir… Enfin, pas trop longtemps quand même… Je vous ressers ?

Nicolas prend la bouteille de Champagne pour une dernière tournée. Se servant en dernier, il vide la dernière goutte dans son verre.

Antoine – Ah, marié dans l’année…

Estelle lui lance un regard consterné.

Estelle – Écoute, Nicolas, on aimerait bien t’aider, mais tu sais… Antoine et moi, on a deux enfants, maintenant. Et puis on a chacun notre boulot… Comédien, c’est un métier… C’est le tien, mais ce n’est pas le nôtre… Et puis il faudrait trouver un théâtre… Avec des têtes d’affiches comme nous…

Nicolas – Non, mais attendez, je ne demande pas la Comédie Française, hein… Toi, Antoine, avec ton lycée, tu pourrais nous trouver une salle… Et toi Estelle, qui est dans la pub, tu pourrais nous faire les affiches…

Les deux autres commencent à être à court d’arguments.

Estelle – Mais il y avait un deuxième rôle féminin, dans ta pièce, non…?

Antoine (se souvenant, grivois) – Eh, eh, eh… Eh oui…! La pulpeuse Brigitte…

Estelle lui lance un nouveau regard pour le rappeler à plus de mesure.

Estelle – Tu avais même écrit la pièce pour elle…

Antoine – Dans le seul but de lui rouler un patin dans la dernière scène…

Estelle – On ne peut pas la jouer sans elle, cette pièce… Ça n’aurait pas de sens…

Antoine – Eh oui… Malheureusement, elle a complètement disparu de la circulation à quelques semaines du bac… C’est même pour ça qu’on n’a jamais pu la jouer, ta pièce… Heureusement, dans un sens… Vous vous souvenez… On n’a plus jamais entendu parler d’elle…

Nicolas (ravi) – Eh ben justement…

Les deux autres le regardent, inquiets.

Estelle – Justement quoi…?

Nicolas (triomphant) – Je l’ai retrouvée !

Estelle – Tu as retrouvé Brigitte Paradis ?

Antoine – La Brigitte Paradis ?

Nicolas – Elle-même !

Estelle – Mais comment tu as fait…?

Nicolas – Les Copains d’Avant ! Vous savez…

Antoine – Les Copains d’Avant…?

Nicolas – Sur Internet ! Ce site qui permet de retrouver la trace des gens avec qui on était à l’école.

Estelle – Ah, ouais… Il suffisait d’y penser…

Nicolas – De temps en temps, je faisais une recherche en tapant son nom… Sans résultat… Et puis la semaine dernière, Bingo ! Elle habite dans le Quinzième…

Estelle – Et tu es sûr que c’est elle ? Il ne doit pas y avoir qu’une Brigitte Paradis, à Paris…

Antoine (se souvenant) – Pas des Brigittes avec des roberts comme ça…

Estelle – Tu l’as appelée ?

Nicolas – Non… Pas vraiment…

Regards perplexes des deux autres.

Nicolas – Enfin suffisamment pour être sûr que c’est bien elle…

Estelle – Et tu crois qu’elle va accepter de jouer dans ta pièce ? Je ne sais pas, moi… Elle a dans les 30 ans, maintenant… Elle est peut-être mariée…

Antoine – Enfin, vu son physique, ce n’est pas le plus probable, mais bon… On ne sait jamais… Elle a pu tomber sur un pervers…

Nicolas – Elle porte toujours son nom de jeune fille…

Estelle – Ça, ça ne veut rien dire, hein ? Moi aussi…

Antoine – Et au sujet de… ta maladie, tu comptes lui dire aussi…?

Nicolas – Non, je ne préfère pas… Enfin pas tout de suite… Je ne voudrais pas qu’elle accepte le rôle par pitié…

Estelle – À nous, tu nous l’as bien dit…

Nicolas – Vous, je savais que sinon, vous n’accepteriez jamais.

Silence embarrassé.

Estelle – Alors qu’est-ce que tu vas lui raconter ? J’ai retrouvé la pièce que j’avais écrite pour toi quand on avait dix-sept ans… On recommence les répétitions ce soir, après un petit intermède de dix ans ?

Antoine – Neuf…

Nicolas – C’est-à-dire que… Je comptais un peu sur vous pour essayer de la convaincre… Elle vous aimait bien, vous aussi… On était très proches, tous les quatre, non…?

Embarras des deux autres.

Nicolas (à Antoine) – Tu ferais ça pour moi…?

Antoine – Tu sais, on ne se connaissait pas tant que ça… (À Estelle) Tu ne veux pas l’appeler, toi ?

Estelle (outrée) – Moi ? Pourquoi moi ?

Nicolas – Tu es une fille, elle se méfiera moins… Et puis tu bosses dans la pub… Le baratin, ça doit te connaître, non ?

Tête renfrognée de Estelle.

Estelle – Non, excuse-moi Nicolas, mais je ne peux vraiment pas faire ça… Qu’est-ce que je pourrais bien lui raconter, à cette pauvre fille ?

Antoine – Elle ne doit même plus se souvenir de nous. Enfin, j’espère…

Nicolas se lève.

Nicolas – Bon…

Pensant qu’il renonce, les autres paraissent un peu soulagés.

Nicolas – Ben c’est moi qui vais l’appeler, alors… Je vais téléphoner de la chambre, je serai plus tranquille.

Nicolas sort vers la chambre. Les deux autres se regardent, perplexes.

Estelle – Eh ben on est mal barrés, hein…

Antoine – Elle va lui raccrocher au nez, c’est évident. Et après, il nous foutra la paix, avec sa pièce à la noix…

Estelle – Je ne sais pas… Je le sens mal… J’ai l’impression d’être tombée dans un traquenard…On ferait mieux de se barrer pendant qu’il est au téléphone…

Estelle se lève déjà.

Antoine – Attends, on ne peut pas lui faire ça. Dans son état… Et puis qu’est-ce que tu veux qui nous arrive…? Si par miracle, elle acceptait, le temps que tout ça s’organise… On jouera la montre…

Silence.

Antoine (se souvenant) – Brigitte Paradis…

Un temps.

Estelle – C’était un thon, non ?

Nicolas revient, la mine soucieuse. Les deux autres se réjouissent déjà.

Estelle – Alors ?

Nicolas – Elle monte dans un taxi, et elle arrive.

Têtes des deux autres.

Estelle – Elle a accepté de venir ? Comme ça ?

Antoine – Mais qu’est-ce que tu lui as raconté ?

Nicolas – Je lui ai dit que Estelle se mariait avec toi, qu’elle enterrait sa vie de jeune fille, et que ça lui ferait plaisir de la revoir…

Estelle (horrifiée) – T’as pas fait ça ?

Nicolas – Désolé, c’est tout ce qui m’est venu à l’esprit…

Antoine – Brigitte « Paradis »… La bien nommée… (À Nicolas avec un geste suggestif) Tu te souviens de cette paire qu’elle avait…

Nicolas est partagé entre la révolte devant la vulgarité d’Antoine en présence de Estelle… et le souvenir ému des roberts de Brigitte.

Nicolas – Et dire qu’aucun de nous deux ne se l’est faite, à l’époque…

Le sourire d’Antoine se fige un peu.

Antoine – Eh oui… Allez, avoue… Ta dernière volonté, ce ne serait pas de sauter Brigitte Paradis, plutôt…?

Estelle est consternée par la balourdise d’Antoine.

Nicolas – Ce n’est pas pour me vanter, mais je crois que j’étais en pole position… Si seulement elle n’avait pas disparu à deux mois de la première.

Estelle – La terminale, tu veux dire. On allait passer le bac…

Nicolas – La première de ma pièce…

Estelle – Ah, oui, la pièce… J’avais oublié… Et tu lui en as parlé, de ta pièce ? En plus de mon mariage…

Nicolas – Ben, non… Je n’ai pas osé…

Estelle (ironique) – Oui, je comprends… Tandis que mon enterrement de vie de jeune fille…

Antoine (toujours rêveur) – Brigitte Paradis…

Estelle – Oui, bon, ça va… Tu ne vas pas répéter ça toute la soirée…

Antoine – Elle est peut-être devenue énorme, hein ? Elle était déjà un peu boulotte à l’époque…

Nicolas – Boulotte…? Elle était bien en chair, c’est tout…

Estelle – Elle n’avait pas des lunettes ?

Nicolas, embarrassé, sort d’un carton une photo agrandie et encadrée.

Nicolas – Tenez, j’ai retrouvé une photo d’elle, par hasard, en faisant mes cartons…

Nicolas regarde un instant la photo, ému, avant de la tendre à Antoine qui la prend, un peu inquiet.

Antoine (regardant la photo) – Ah, oui, quand même… Je ne me souvenais pas que c’était à ce point-là…

Antoine tend la photo à Estelle, qui la regarde avec des yeux effarés.

Estelle – Non, mais vous vous rendez compte…? S’il elle était déjà comme ça il y a dix ans… Maintenant, elle a peut-être de la cellulite, des varices et des double-foyer…

Antoine (se marrant, à Antoine) – Ça expliquerait son empressement à se précipiter dans ce traquenard tendu par un jeune et beau garçon en pleine santé comme toi…

Estelle fait un signe à Antoine pour le ramener à plus de décence.

Antoine – Excuse-moi, Nicolas, j’avais oublié, pour ta maladie…

Nicolas récupère la photo encadrée de Brigitte.

Nicolas – Ce n’est pas grave…

On sonne à la porte.

Antoine – Déjà ?

Nicolas reste sans bouger, comme tétanisé, la photo de Brigitte à la main.

Estelle – Bon ben va ouvrir…!

Nicolas – J’y vais…

Nicolas planque à nouveau la photo dans le tiroir, et va ouvrir la porte.

Nicolas – Oui…? Ah, oui, merci…

Nicolas revient, la mine soucieuse, avec un papier officiel entre les mains, qu’il pose quelque part.

Estelle – Quelque chose de grave ?

Nicolas – Non, non… Un avis d’expulsion…

Antoine – Ah, quand même…

Nicolas – L’immeuble est complètement fissuré… C’est pour ça que je dois déménager…

Têtes des deux autres, qui regardent les cartons.

Estelle (inquiète) – Mais fissuré, euh…?

Nicolas – Ce n’est plus réparable… Ça risque de s’écrouler à tout moment… Surtout avec le métro qui passe en dessous… Vous ne sentez pas les vibrations, toutes les trois minutes ?

Un métro passe. Silence…

Nicolas – Je me suis toujours demandé pourquoi elle était partie comme ça, sans prévenir personne, un mois avant le bac…

Silence embarrassé des deux autres.

Nicolas – Prenez des cacahuètes…

Estelle (pour changer de sujet) – Et toi, ton bac, tu ne l’as jamais repassé…?

Nicolas – Non… Après je me suis attaqué au permis de conduire… Mais je l’ai raté aussi…

Estelle – Mais tu l’as repassé…

Nicolas – Ah oui, évidemment… Tous les ans… Mais au bout de huit fois, j’ai laissé tomber… (Plaisantant) Au moins, le bac, je l’ai raté du premier coup.

Un temps.

Nicolas (soupirant) – Qu’est-ce qu’on a pu s’emmerder, dans cette putain de boîte à bac, vous vous souvenez ?

Estelle – Saint-Sulpice… On appelait ça Saint-Supplice…

Antoine – 98 % de réussite au bac, d’accord, mais à quel prix. C’était même pas mixte, à l’époque… Pour éviter qu’on pense à autre chose qu’à nos études…

Nicolas – Ouais… Brigitte et toi, vous étiez les seules filles du bahut. (À Estelle) Ils avaient fait une exception pour toi parce que tu étais la fille du prof de latin et de la prof de grec. Et pour Brigitte parce que c’était la fille du prof d’allemand et de la prof d’anglais…

Antoine – Les profs, on ne devrait pas les laisser se reproduire entre eux. Ça affaiblit la race. Au bout de trois générations, avec la consanguinité, ça peut engendrer des monstres.

Regard furibard de Estelle.

Antoine – Je ne dis pas ça pour toi, chérie, évidemment… Remarquez, pour Brigitte, ça n’avait pas que des inconvénients, hein ? (Se marrant) Vu comment elle était gaulée, dans un lycée mixte, elle aurait sûrement été beaucoup moins sollicitée…

Regard désapprobateur de Nicolas.

Antoine (à Nicolas) – Attends, tu t’imagines, tout seul dans une classe de 30 filles au milieu d’une école qui en accueillerait 300 ? Même avec ton physique ingrat ?

Nicolas – C’est sûr qu’elle n’avait pas beaucoup de concurrence…

Antoine – Et nous pas tellement le choix…

Nicolas – À part Estelle, bien sûr… Mais Estelle, à l’époque, on ne pouvait qu’en rêver, hein…? C’était l’inaccessible étoile…

Estelle – Etre la seule fille pour faire fantasmer toute une école de garçons en plein rut adolescent… Ce n’était pas forcément facile tous les jours, crois-moi…

On sonne à nouveau à la porte.

Nicolas – Cette fois, ça doit être elle…

Antoine – Brigitte Paradis…

Estelle – N’oublie pas qu’elle pèse peut-être cent kilos de plus…

Nicolas va ouvrir.

 

ACTE 2

Nicolas – Brigitte ! Eh ben… Je ne t’aurais pas reconnue…

Antoine et Estelle échangent un regard inquiet.

Brigitte entre dans la pièce. Elle a en effet changé. En mieux… Physique de top model et look de star : talons hauts, minijupe, lunettes noires et air éthéré. Antoine et Estelle en restent bouche bée en l’apercevant à leur tour.

Brigitte (aguicheuse) – Salut…

Antoine (estomaqué) – Brigitte Paradis…

Brigitte traverse la pièce en roulant des hanches comme si elle défilait sur un podium.

Brigitte – C’est bien moi, je t’assure… En chair et en os…

Elle se tourne vers Estelle.

Brigitte – Eh ben félicitations, Estelle…

Antoine – Félicitations…?

Brigitte – Pour votre mariage… (À Estelle) Vous vous mariez, non ?

Estelle – Ah, oui, enfin… Oui, oui, bien sûr…

Antoine – La date n’est pas encore fixée, mais bon…

Nicolas (à Brigitte) – Assieds-toi, je t’en prie… Tu veux une coupe de champagne ? Pour trinquer aux mariés…

Brigitte s’assied en croisant des jambes interminables. Silence. Les deux mecs avalent difficilement leur salive. Du coup, Estelle, reléguée au second rôle, semble un peu jalouse.

Brigitte (ironique) – Arrêtez de tirer la langue comme ça… Si vous aviez soif à ce point-là, il ne fallait pas m’attendre…

Antoine – C’est-à-dire que… Mais qu’est-ce qui t’est arrivé…?

Tête de Brigitte.

Antoine – Enfin, je veux dire… Ça fait vraiment bizarre de se revoir, comme ça… Après tout ce temps… C’est incroyable ce que tu as changé…

Brigitte – Je ne sais pas trop comment je dois le prendre…

Estelle (ironique) – Oh…! En bien, je t’assure…

Brigitte – Ça non plus, je ne sais pas comment je dois le prendre…

Embarras des trois autres.

Brigitte (levant son verre) – Au bon vieux temps, alors ?

Ils trinquent.

Nicolas – Prenez des cacahuètes…

Antoine – Tu habites à Paris depuis longtemps ?

Brigitte – Non… J’ai vécu aux States, ces dernières années…

Estelle – Aux States…?

Brigitte – Oui… En France, c’était vraiment trop difficile de percer dans le show-biz…

Antoine – Dans le show-biz…?

Brigitte – Et puis aux US, ma grande soeur a pu me donner un coup de main…

Nicolas – Ta grande soeur ?

Brigitte – Vous comptez répéter systématiquement le dernier mot que je dis ? C’est une sorte de jeu ? (Un temps) Oui, ma grande soeur. Vanessa.

Estelle – Vanessa ?

Brigitte – Vanessa Paradis !

Stupéfaction des trois autres.

Nicolas – Vanessa Paradis ? C’est ta soeur ?

Brigitte – Ben, oui… Vous savez qu’elle vit aux US… Évidemment, elle connaît beaucoup de monde là-bas. Surtout depuis qu’elle est mariée avec Johnny…

Antoine – Vanessa Paradis s’est marié avec Johnny ?

Brigitte – Johnny Depp ! Vous n’allez jamais chez le coiffeur, ou quoi ?

Mesurant leur stupéfaction.

Brigitte – Vous ne saviez pas que Vanessa était ma soeur ? Ça se voit un peu, pourtant, non ?

Les deux mecs en profitent pour la détailler des pieds à la tête. Le charme plutôt charnu de Brigitte est loin du style lolita de Vanessa, mais bon…

Nicolas – Ah, oui, c’est vrai… Maintenant que tu nous le dis… Il y a un petit air de famille… (Aux deux autres) Vous ne trouvez pas ?

Estelle – Je ne savais pas que Vanessa Paradis avait une soeur…

Brigitte – Ça n’a rien de très extraordinaire, tu sais. Beaucoup de gens ont des soeurs…

Estelle – Non, je veux dire, euh… Je ne savais pas que sa soeur, c’était toi, Brigitte…

Brigitte – Qu’est-ce que tu veux… Malheureusement, être parent avec quelqu’un de célèbre, ce n’est pas forcément une garantie de notoriété… C’est comme pour ma copine Monica… Tout le monde connaît sa soeur, mais elle…

Estelle – Monica…?

Brigitte – Monica Cruz ! La soeur de Pénélope ! Tu vois, qu’est-ce que je disais…? Vous la connaissez à peine… Et pourtant, ça ne l’empêche pas de faire une belle carrière.

Nicolas – Eh, oui, ce n’est pas évident de se faire un prénom dans le show-biz, hein…? Alors vous imaginez un peu, quand on n’a même pas de nom, comme moi…

Brigitte – Moi, je fais surtout du théâtre, alors bien sûr, on est un peu moins exposée… Évidemment, je suis plus connue aux États-Unis qu’en France…

Nicolas – C’est comme pour David Hallyday. Ici, personne ne sait qui c’est, mais aux Etats-unis, c’est une énorme star… Il paraît… Alors comme ça, tu as continué dans le théâtre ?

Brigitte – Ben oui… Je viens de terminer une pièce à Broadway. Plus de mille représentations… C’était génial, mais épuisant… Alors j’ai décidé de rentrer en France, pour me mettre un peu au vert… Et puis je crois que j’avais un peu le mal du pays. (Un temps) J’attends qu’on me fasse des propositions…

Nicolas – Des propositions…?

Brigitte – Pour une nouvelle pièce ! Je vous trouve un peu ramollis du bocal, là… À l’époque, vous étiez plus vifs, non ? (À Antoine et Estelle) Alors comme ça, vous vous mariez ?

Estelle (embarrassée) – Il paraît…

Brigitte – Et vous vouliez que je vienne à la noce avec ma grande soeur, c’est ça ? Vous savez, chanter dans les mariages, ce n’est plus trop son truc, à Vanessa… Et puis elle est très occupée, maintenant…

Nicolas – Surtout depuis qu’elle est maman, hein…?

Antoine – Comment elle s’appelle, ta nièce, déjà ?

Brigitte – Lily Rose…

Estelle – Ah oui, ce n’est pas banal… Elle, au moins, elle n’aura pas de problème à se faire un prénom.

Brigitte – C’est moins courant que Brigitte, c’est sûr… Mais dites-moi, vous ne m’avez pas invitée seulement pour choisir un prénom pour vos futurs enfants, si…?

Estelle – Mes futurs enfants… J’en ai déjà deux.

Brigitte – Ah, oui… Avec qui ?

Estelle – Ben avec Antoine !

Brigitte sourit ironiquement. Moment d’embarras.

Brigitte – Si vous me disiez vraiment pourquoi vous m’avez demandé de venir…?

Antoine – En fait, c’est plutôt une idée de Nicolas…

Antoine et Estelle se tournent vers Nicolas pour l’encourager.

Nicolas – Je… Eh ben maintenant, je ne sais pas si je vais oser t’en parler…

Brigitte – Allez, vas-y… On est entre vieux amis, non…?

Nicolas – Bon… Tu te souviens de cette pièce, qu’on avait failli jouer, l’année du bac ?

Brigitte – Premier Amour…

Nicolas – Je voulais la monter… Enfin, qu’on la remonte ensemble… Évidemment, c’était avant de savoir que tu étais devenue une star…

Brigitte (avec un soupçon, amusée) – Tu es vraiment sûr que tu ne savais pas…?

Nicolas – Je te jure… Pour moi, tu étais toujours la petite Brigitte que j’ai connue il y a dix ans au lycée…

Brigitte – Pourquoi maintenant…?

Nicolas hésite à nouveau.

Estelle (avec un air de circonstance) – Allez, dis-lui…

Nicolas – Cette pièce, c’est un peu mon bébé, et…

Brigitte – Ton bébé… C’est vrai que c’est long, pour monter une pièce, mais là… Dix ans de gestation… Ce ne sera pas un prématuré… Pourquoi tu es si pressé d’accoucher, tout d’un coup ?

Nicolas – Parce que… Je n’en ai plus pour longtemps…

Brigitte – Tu n’en as plus pour longtemps… à finir de l’écrire, tu veux dire ?

En guise de réponse, Nicolas lui sort ses radios. Brigitte les prend et les examine attentivement à la lumière de la lampe.

Nicolas – Tu vois, au milieu, ces deux taches là ?

Brigitte – Oui…

Nicolas – C’est des tumeurs au cerveau…

Brigitte le regarde interloquée.

Nicolas – Je suis atteint d’une maladie incurable, Brigitte… Je vais mourir…

Silence. Brigitte le regarde, interloquée.

Brigitte (très sérieuse) – Passe-moi ta pièce. Je vais la lire…

Nicolas – Maintenant ?

Brigitte – J’ai cru comprendre que c’était urgent, non ?

Nicolas – Oui, oui… Je vais la chercher…

Nicolas va chercher le texte dans la chambre, pendant que Antoine et Estelle gardent un silence embarrassé.

Estelle – Eh oui, on est bien peu de chose…

Antoine – Surtout lui…

Estelle – Remarque, il paraît qu’il ne souffrira pas…

Antoine – Si tu pouvais faire quelque chose pour sa pièce… J’imagine que tu dois connaître beaucoup de monde dans le show-biz… Mais il ne faut pas te sentir obligée, non plus, hein… Par pitié… Je crois que ce n’est pas ce qu’il voudrait… (Un temps). Premier Amour… (Se marrant) Vous vous souvenez de la daube que c’était…?

Nicolas revenant, Antoine reprend immédiatement une mine de circonstance. Nicolas tend la pièce à Brigitte.

Nicolas – Je l’ai complètement réécrite, tu sais… Ça fait dix ans que j’y travaille…

Brigitte – Rassure-toi, je ne mettrai pas dix ans de plus pour la lire…

Elle se lève pour partir.

Brigitte – Bon… Ça m’a fait plaisir de vous revoir… (Les toisant du regard) Je vois qu’au fond, vous, vous n’avez pas tellement changé… Mais là, je ne suis pas sûre que ce soit un compliment… (À Nicolas) Pas la peine de me raccompagner, je connais le chemin…

Elle s’en va. Les trois autres restent seuls avec leur malaise. Long silence. Un ange est passé. Et ils se demandent s’ils n’ont pas rêvé.

Antoine – Brigitte Paradis… La soeur de Vanessa Paradis… Alors, là…

Nouveau silence.

Estelle – Elle se fout de nous, là, c’est évident…

Nicolas – Pas sûr, hein… Regardez Mitterrand, ils nous avaient bien caché sa fille… Pourquoi Vanessa Paradis ne nous aurait pas caché sa soeur…?

Les deux autres le regardent, cherchant le rapport.

Nicolas (plein d’espoir) – Vous vous rendez compte ? Pour moi, ce serait génial ! Si elle aime la pièce, et qu’elle décide de reprendre le rôle féminin, on n’aura aucun mal à trouver un producteur. Avec une tête d’affiche pareille !

Estelle – Attends, ne t’emballe pas trop vite… Même si elle ne nous a pas raconté des craques, ce n’est quand même que la soeur de Vanessa Paradis…

Nicolas – Tu plaisantes ! Un metteur en scène que je connais vient de monter une pièce avec la petite fille de Michèle Morgan, l’ex-femme de Johnny Hallyday et la fille du Commissaire Navarro, c’est un énorme succès !

Estelle – La fille du Commissaire Navarro ?

Nicolas – Bon, évidemment, il n’y a pas de secret, non plus. L’auteur de la pièce, c’est la fille cachée du beau-frère de Roger Hanin…

Le temps pour les deux autres de décoder.

Antoine – En tout cas, Brigitte, elle a drôlement changé, hein ? C’est la classe, non ?

Estelle – Oui, bon, ça va… Elle n’est pas non plus…

Nicolas – Ah, quand même…

Antoine – Si j’avais su, à l’époque… Ça, on peut dire que la grosse chenille est devenue un beau papillon…

Estelle – Un peu vulgaire, peut-être…

Antoine – Tu ne serais pas un peu jalouse, toi ? Non, franchement, c’est dingue, ce qu’on peut changer en dix ans…

Estelle – Oui… Remarque, vu d’où elle partait, ça ne pouvait que s’améliorer…

Antoine – C’est vrai que quand on part de plus haut, on ne peut que redescendre…

Estelle – C’est pour moi que tu dis ça…

Nicolas juge bon de changer de sujet.

Nicolas – Bon, ben… Puisqu’on est là, on va quand même enterrer ta vie de jeune fille, hein, Estelle…?

Il se lève pour farfouiller dans ses cartons.

Antoine – Euh… Je te rappelle qu’on ne se marie pas vraiment, hein ?

Estelle (pincée) – Merci, c’est très délicat de ta part de le rappeler.

Antoine – C’est mon côté anti-conformiste.

Estelle – Celui qui t’a conduit à retourner enseigner dans le lycée privé catholique où tu as fait toute ta scolarité… après un détour par la Ligue Communiste Révolutionnaire.

Nicolas – On n’a plus de Champagne, mais il doit me rester une ou deux bouteilles de Joyeux Vendangeur, quelque part…

Nicolas revient avec une bouteille du dit breuvage, qu’il sert généreusement.

Antoine – En tout cas, je ne pensais pas voir la soeur de Vanessa Paradis aujourd’hui…

Estelle – Moi non plus…

Ils trinquent.

Antoine – Allez… À ta santé, Nicolas ! (Se rendant compte de sa gaffe). Excuse-moi, j’oublie tout le temps…

Nicolas – Ne t’excuse pas, va… Et puis tu sais, ce n’est peut-être pas si grave que ça…

Estelle – Ah bon…?

Nicolas – Enfin, je veux dire… Un miracle est toujours possible…

Ils trinquent à nouveau.

Estelle – Saint-Sulpice, priez pour nous…

Antoine et Estelle font la grimace.

Antoine – Je ne pensais pas non plus boire du Joyeux Vendangeur, ce soir. Ça existe encore, ce truc… Ça n’a pas été interdit…

Nicolas – Ah ouais, c’est vrai que c’est plutôt une boisson d’hommes…

Estelle – Tu ne devrais peut-être pas boire ça… Dans ton état…

Nicolas – Oh, comme ça au moins, demain matin, je saurai pourquoi j’ai mal à la tête. Et puis il faut bien mourir de quelque chose, hein…?

Silence. Nicolas leur resert à boire. Ils vident leurs verres d’un trait.

Estelle – Quand on avale vite, on n’a pas le temps de sentir le goût…

Un temps, pour méditer cette pensée.

Antoine – Brigitte Paradis… (À Nicolas) Qu’est-ce qu’on a été cons…

Regard intrigué et réprobateur de Estelle.

Antoine – On avait cette fille sous la main… Si j’ose dire… Et dix ans après, on se rend compte qu’on est peut-être passé à côté de quelque chose… Enfin, je veux dire, de quelqu’un…

Estelle – Ouais… Tu n’as pas su voir sa beauté intérieure…

Nicolas – C’est vrai qu’elle ressemble un peu à Vanessa Paradis, en grandissant…

Estelle – Ce qui est sûr c’est que vous, en vieillissant, vous ressemblez de moins en moins à Johnny Depp…

Antoine – Allez, ressers-nous un coup de ton élixir, pour oublier cette cruelle vérité…

Nicolas ouvre la deuxième bouteille, et les ressert. Ils boivent en silence.

Nicolas – On dirait que la deuxième bouteille est meilleure que la première…

Antoine – Ça ne doit pas venir de la même vigne…

Estelle – Tu crois vraiment que c’est fait avec du raisin ?

Silence.

Estelle – C’est incroyable, qu’elle ait continué dans le théâtre…

Nicolas – Pourquoi ? J’ai bien continué, moi aussi…

Estelle – Oui, enfin, je veux dire…

Nicolas – Laisse tomber, je sais…

Antoine – On aurait peut-être dû continuer, nous aussi… Je veux dire Estelle et moi…

Estelle – C’est vrai, on n’était pas si mauvais que ça.

Antoine – Aujourd’hui, on serait peut-être des stars… Même sans avoir de famille dans le show-biz… Regardez Luchini. Ses parents tenaient une quincaillerie…

Estelle – Les parents de Luchini tenaient une quincaillerie ?

Antoine – Tu ne savais pas ?

Estelle – Non… (Pensive) Et puis ta pièce, au fond, elle n’était pas si nulle, hein…?

Antoine – C’est vrai. On voit tellement de conneries au théâtre… Je te jure que ta pièce, ce n’est pas beaucoup plus con… De toute façon, je n’y vais plus, moi, au théâtre… Je ne sais pas où mettre mes genoux… Et en plus, je suis allergique à la poussière…

Un temps.

Estelle – Vous vous souvenez de son père ? Monsieur Paradis ?

Antoine – Le prof d’allemand… Avec sa petite moustache et sa grande mèche… On l’appelait Adolphe… Ah, il nous a fait vivre l’enfer, celui-là… Il voulait sûrement nous faire expier nos turpitudes avec sa fille…

Nicolas (étonné) – Quelles turpitudes ?

Antoine, gêné, ne répond pas.

Estelle – Et sa mère, c’était qui, déjà ?

Antoine – Madame « Paradise » (prononcer à l’anglaise)

Estelle – Ah ouais, c’est vrai… La prof d’anglais… (Ironique) C’est pour ça que sa fille était bonne en langue. Ça lui a permis de faire une carrière internationale…

Antoine – Il faut reconnaître qu’à l’époque, la mère était plutôt mieux gaulée que la fille, hein ? Vous vous souvenez ? Pendant les cours d’anglais, quand elle circulait dans la classe, on passait notre temps allongés par terre, à rattraper les gommes qu’on lançait derrière elle… Histoire de savoir de quelle couleur était sa petite culotte…

Estelle – Comme quoi les jeunes peuvent aussi se donner du mal, à l’école, quand ils sont motivés…

Antoine – Ouais… À la fin, c’était plus des gommes, c’était des miroirs, qu’on lui balançait entre les jambes… Elle a dû nous en confisquer une bonne vingtaine… Elle devait se demander ce que tous ces mecs foutaient avec des miroirs de poche dans leur sac…

Estelle – Tu crois qu’elle était naïve à ce point-là ? Peut-être que ça lui plaisait, au fond… Parce qu’avec son adjudant de mari, elle ne devait pas grimper au rideau tous les jours…

Silence.

Estelle (à Nicolas) – Tu as internet, non ?

Tête étonné de Nicolas.

Estelle – Tu nous as dit que tu avais retrouvé le numéro de téléphone de Brigitte sur internet…

Nicolas – Ben oui, pourquoi…?

Estelle – Je voudrai vérifier quelque chose…

Nicolas – C’est là…

Estelle se connecte. Bruits de connexion bizarres, façon modem à l’ancienne…

Estelle – Une petite recherche sur Gogole…

Ils attendent.

Estelle – Eh ben… Ce n’est pas le haut débit, dis donc… Remarque, vu la tronche de ton ordinateur, ça m’étonne même que tu arrives à te connecter… On dirait une vieille console Atari… C’est un héritage familial ? Tu as trouvé ça où ?

Nicolas – Dans une brocante, pourquoi…?

Estelle – Ah, quand même ! Alors… Vanessa Paradis… Biographie express… Ah, voilà… Vanessa Paradis, née le 22 décembre 1972… À Saint-Mandé, Val de Marne…

Antoine – Putain, c’est à côté d’ici…!

Estelle – Deux ans plus tard, installation à Villiers-sur-Marne…!

Antoine – Là où on a fait nos études à l’école Saint-Sulpice ! C’est peut-être là qu’elle est allée, elle aussi, quelques années avant nous !

Estelle – Bizarre qu’on en ait jamais entendu parler…

Antoine – Peut-être qu’à l’époque, elle n’était pas encore connue…

Nicolas – Lis la suite, pour voir…

Estelle – Ah, ça y est… On a été déconnecté ! Ça m’étonnait, aussi…

Antoine – Bon, ben recommence…

Estelle pianote à nouveau… Les deux autres attendent, tendus. Bruits de connexion encore plus bizarres.

Antoine – Ça ne risque pas d’exploser, au moins ?

Estelle – Ah, ça y est, ça remarche… Alors, « aller à »… J’y suis… Première apparition à sept ans dans l’émission de Jacques Martin l’École des Fans…

Antoine – Elle était déjà connue, alors…

Nicolas – Peut-être pas tant que ça… Moi aussi, je suis déjà passé à la télé…

Antoine – Oui, mais pas dans l’École des Fans…

Estelle (continuant) – Quatre ans plus tard, naissance de sa petite soeur Alison…

Déception des deux autres.

Antoine – Alison…

Estelle (poursuivant) – Les parents de Vanessa n’étaient pas du tout profs… Ils tenaient une miroiterie…

Nicolas – Une miroiterie ?

Estelle – Ils vendaient des miroirs, quoi !

Nicolas – Remarque, avec tous ceux que la mère de Brigitte nous a confisqués, ses parents auraient pu ouvrir un magasin…

Estelle – Ouais… En tout cas, les parents de Vanessa Paradis n’ont jamais été profs… Et la soeur de Vanessa ne s’appelle pas Brigitte.

Ils digèrent tous trois cette information.

Antoine – Mais alors pourquoi elle nous a monté cette baraque…

Estelle – Tu ne t’en doutes pas un peu…?

Air penaud de Antoine… et air intrigué de Nicolas. On sonne à la porte.

Antoine – Si c’est pour la redevance, tu dis qu’on vient de jeter la télé. On préfère aller au théâtre…

Nicolas va ouvrir.

Nicolas – Brigitte…?

Tête des deux autres.

 

ACTE 3

Brigitte revient dans la pièce. Elle a l’air beaucoup moins gaie, et a abandonné son numéro de star précédent. Les trois autres la regardent, attendant qu’elle dise quelque chose.

Brigitte – Je me suis arrêtée au café d’en bas…

Nicolas (anxieux) – Tu as lu ma pièce ?

Brigitte – Je l’ai feuilletée…

Nicolas – Tu trouves ça nul…

Brigitte – Je te dirai ça tout à l’heure. Mais ce n’est pas pour parler de ta pièce que je suis revenue…

Nicolas – Ah bon…?

Antoine a l’air un peu mal à l’aise.

Brigitte – Sers-moi un verre, d’abord…

Nicolas lui sert avec empressement un verre de Joyeux Vendangeur. Silence embarrassé. Brigitte trempe ses lèvres dans le breuvage et fait la grimace.

Brigitte – Eh ben… Vous êtes passés aux drogues dures…

Un temps.

Nicolas – Alors tu n’es pas la soeur de Vanessa Paradis…

Brigitte – Eh ben non… Tu es déçu ?

Nicolas – Soulagé, plutôt…

Brigitte (ironique) – Tu te sens mieux, alors ?

Nicolas, sur le qui vive, ne répond pas. Silence embarrassé.

Estelle – Pourquoi tu es partie si vite, l’année de terminale ? Sans dire au revoir à personne…

Brigitte (ironique) – Je vous ai manqué à ce point ? Je pensais que personne ne se rendrait compte de ma disparition… (Avec un sourire à Nicolas) Sauf Nicolas, peut-être…

Un temps.

Brigitte – Si je suis partie si vite, c’est que j’étais enceinte…

Blanc. Antoine a l’air mal.

Nicolas – Enceinte…?

Brigitte – Quand j’ai annoncé ça à mes parents, mon père m’a foutue dehors. Vous vous souvenez…? Le prof d’allemand… Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelait Adolphe… C’était un vrai facho… Alors j’ai d’abord pris le maquis, et puis je suis partie pour Londres… Comme le Général De Gaulle…

Malaise des trois autres.

Estelle – Et tu es restée longtemps, en Angleterre…?

Brigitte – En principe, c’était juste le temps de me faire avorter… Et puis je suis restée plus longtemps que prévu…

Silence embarrassé.

Nicolas – Enceinte… Dire qu’Antoine et moi, on rêvait de coucher avec toi, et que c’est avec un autre que…

Surprise d’Estelle. Nouveau malaise d’Antoine.

Antoine – Euh… Quelqu’un veut des cacahuètes…?

Nicolas – Alors c’était qui ? Je veux dire… le père ?

Brigitte – Je ne suis pas très sûre, en fait, parce que ça se bousculait un peu au portillon, à l’époque, mais… Ça pourrait être Antoine…

Estelle (sidérée) – Antoine…?

Nicolas, sidéré aussi, dirige son regard vers Antoine.

Nicolas – Ah, d’accord… Sympa… Tu aurais pu me prévenir… Tu ne voulais pas me faire de peine, c’est ça ?

Brigitte – Ou alors, il ne voulait pas se coller la honte auprès de ses copains, et se griller avec Estelle… dont il était vraiment amoureux. Moi j’étais une fille facile, puisque j’avais accepté de coucher avec lui…

Antoine – Je ne savais pas que tu étais enceinte, je te jure…

Estelle – Moi non plus… En tout cas pas d’Antoine. J’ai bien fait de venir, finalement… C’est une soirée très instructive… (À Antoine) Alors pendant que tu m’écrivais des poèmes en cours, à la récré, tu te tapais Brigitte dans les toilettes, c’est ça…?

Antoine – Ouais, bon, c’était il y a longtemps…

Estelle – Je te découvre sous un nouveau jour, tu vois. Tu partais de pas très haut, toi aussi, mais tu viens de me prouver que tu pouvais descendre encore plus bas…

Brigitte – Merci, c’est gentil de vous inquiéter de ce que j’ai pu traverser comme épreuve à l’époque…

Estelle – Tu as raison, excuse-moi… Si j’avais su que tu étais enceinte…

Brigitte (ironique) – Ah oui ? Qu’est-ce que tu aurais fait ? Tu aurais organisé une quête, au lycée, pour financer mon voyage à Londres ? Si tu avais su, Estelle, tu aurais fait exactement la même chose qu’Antoine et les autres. Tu aurais tourné la tête de l’autre côté… Brigitte, c’était la petite grosse à lunettes… Je crois même qu’entre vous, vous disiez la grosse truie, non ?

Antoine et Estelle regardent leurs chaussures.

Nicolas – Je te trouvais très jolie, moi…

Brigitte – C’est gentil, Nicolas… Mais pour Antoine et les autres, j’étais la salope qu’on se repassait entre copains… Brigitte, il n’y a que le train qui ne soit pas passé dessus… Ce n’est pas ce que vous disiez, entre vous ?

Antoine (tentant mollement de réagir) – Ça va, on ne t’a pas violée, non plus… Tu étais consentante, non ?

Brigitte (ébranlée) – Qu’est-ce que tu veux… Avec le physique que j’avais à l’époque, je n’aurais même pas eu ma chance dans un lycée mixte… Alors c’est vrai, j’ai bien profité du quasi-monopole. J’ai dépucelé presque tout le lycée…

Nicolas – Sauf moi.

Brigitte est au bord des larmes.

Brigitte – Et vous qui vous preniez pour des petits coqs, dans cette basse-cour catho où j’étais la seule poule. À part la belle et inaccessible Estelle, bien sûr… Oh, je savais bien que c’était à elle que vous pensiez quand vous couchiez avec moi… Il vous arrivait même de m’appeler Estelle en fermant les yeux au moment du plaisir…

Silence embarrassé.

Brigitte – Si tu savais, mon pauvre Antoine… T’étais vraiment pas un bon coup…

Profil bas de Antoine.

Brigitte (à Estelle) – J’espère au moins que tu as pu bénéficier de tout ce que je lui ai appris… (À Antoine) Moi, le plaisir, je l’ai découvert bien après celui que je vous ai donné à tous… D’ailleurs, ce que je cherchais, à dix-sept ans, ce n’était pas le grand amour… C’était juste un peu de tendresse. Celle que je ne trouvais pas à la maison… Juste un peu de tendresse.

Elle se tourne vers Estelle.

Brigitte – Même ton amitié, ça m’aurait suffit… Je t’admirais Estelle. J’aurais voulu être ton amie. Qu’est-ce que j’ai pu t’envier à l’époque… Mais même pour toi, je n’étais pas assez bien comme copine… Alors je mangeais toute la journée, pour compenser… Je mangeais… et je baisais. Boulimique et nymphomane. Le profil idéal quand on est la seule fille moche dans une école de garçon…

Silence.

Brigitte – Enfin, heureusement, je n’ai pas que de mauvais souvenirs. Il me reste ma fille…

Blanc.

Nicolas – Tu as un enfant ?

Brigitte – Ben oui…

Antoine – Je croyais que…

Brigitte – J’ai dit que j’étais allée à Londres pour avorter. Je n’ai pas dit que je l’avais fait…

Estelle – Et donc, tu ne l’as pas fait…

Brigitte confirme par son silence. Antoine mesure toutes les implications de cette information.

Estelle – Antoine est le père de ta fille…?

Brigitte – Disons que c’est une sérieuse possibilité…

Tête consternée d’Antoine. Brigitte savoure la situation. Estelle préfère s’éclipser un moment.

Estelle – Tu peux me dire où se trouve la salle de bain, Nicolas ? Je ne me sens pas très bien…

Nicolas – Euh, ouais… Au fond du couloir…

Antoine est accablé.

Antoine – Des enfants, j’en ai déjà deux qui m’attendent à la maison… Sans parler de Estelle… qui n’a pas trop le sens de l’humour…

Le portable d’Antoine sonne. Il répond.

Antoine – Oui, ma chérie… Non, on est encore chez Nicolas… On échange des souvenirs du bon vieux temps… Non, je ne peux pas te passer maman pour l’instant, mais on ne va pas tarder à rentrer, d’accord…? Bisous, bisous…

Il raccroche. Estelle revient.

Estelle (à Nicolas) – Tu as un iguane empaillé dans ta salle de bain ? Ça m’a fait bizarre, j’avais l’impression qu’il me regardait pendant que… je me lavais les mains.

Nicolas – Ah… Euh… Non, non, il n’est pas empaillé…

Air surpris de Estelle.

Brigitte – Quand Nicolas m’a appelée, en me disant que Estelle enterrait sa vie de jeune fille, je me suis dit que c’était l’occasion ou jamais… Maintenant, c’est à toi de savoir ce que tu veux faire de cette paternité, Antoine…

Estelle – Mais tu dis que tu n’es même pas sûre de savoir qui est le père ?

Nicolas – Il y a des tests génétiques, maintenant… On peut être fixés rapidement…

Brigitte – Eh, oui… On organise une réunion des anciens élèves de Saint-Sulpice. Vous prenez chacun votre ticket, on procède au tirage, et on saura qui est l’heureux gagnant de la tombola…

Nicolas – Je n’ai jamais eu de chance au jeu, moi… D’ailleurs, cette fois-là, je n’ai même pas pu jouer… Ça ne peut pas être moi le père…

Antoine – Heureusement… La pauvre gamine…

Les autres le regardent.

Antoine – Non, je veux dire, euh… À cause de ta maladie… Ce serait con qu’elle retrouve son père au bout de dix ans, pour qu’il lui annonce qu’elle va bientôt être orpheline…

Silence.

Estelle – Et elle s’appelle comment ?

Brigitte – Antoinette…

Antoine (interloqué) – Alors tu sais qu’elle est de moi ?

Brigitte – Il y avait une chance sur trois à peu près… Et Antoinette, c’est un joli prénom… Vous ne trouvez pas ?

Estelle – Si… D’ailleurs, on a déjà une fille qui s’appelle comme ça…

Antoine – Tu lui as dit…?

Brigitte – Qu’est-ce que j’aurais pu lui dire ? Je t’ai menti… Je ne suis pas la vierge Marie… Je me suis tapé tous les rois mages de Galilée, et je ne sais pas lequel est le père…

Nicolas (décidé) – Je vais l’adopter…

Les trois autres sont pris de court par cette déclaration d’intention.

Nicolas – Moi, j’ai toujours été amoureux de toi, Brigitte. Je t’épouse, et j’adopte Antoinette. Je me lèverai la nuit pour lui donner le biberon…

Estelle – Je te rappelle qu’elle a presque dix ans…

Antoine – Et puis si Antoinette est ma fille, je ne peux pas te laisser l’adopter… Tu es con ou quoi ? Je ne peux pas te laisser adopter ma fille !

Le portable de Estelle sonne, et elle répond.

Estelle – Oui, maman… Ça y est, ils sont couchés…? Si, si Tout va bien… On va rentrer d’ici une heure ou deux… On est à un baptême, là… Ben oui, ils font ça le soir… C’est… C’est un baptême républicain… Bon, écoute, je te rappelle, d’accord… Oui, moi aussi, je t’embrasse… Et tu les mets au lit, ok…

Elle raccroche.

Antoine – Mais je ne sais pas, moi… Tu n’as pas une petite idée, quand même…

Estelle – Elle ressemble à quoi ? Je veux dire à qui…

Brigitte – À moi… Quand j’avais son âge…

Têtes d’Antoine, inquiet.

Brigitte (enfonçant le clou) – Vous vous souvenez ? La petite grosse à lunettes…

Antoine – Écoute, Brigitte, si cette enfant est de moi, je suis prêt à l’assumer, je te jure… Évidemment, avec mon salaire de prof, pour la pension alimentaire, ça ne va pas être évident, mais bon…

Estelle (anéantie) – Antoinette…

Brigitte – Remarque, j’aurais peut-être dû l’appeler Sainte-Sulpice, finalement, ou Saint-Esprit… Ç’aurait été plus prudent… C’est vrai, vous étiez quand même 300 dans ce bahut…

Nicolas – Ah, oui… On est loin de l’immaculée conception…

Silence.

Brigitte – Elle est en bas…

Surprise des trois autres.

Antoine – Pardon…?

Brigitte – Ma fille…! Je lui ai dit d’attendre en bas, à la terrasse du café… Le temps de voir quelle serait la réaction d’Antoine… Elle attend que je lui fasse un signe, par la fenêtre, pour savoir si elle doit monter ou non…

Nicolas – C’est génial !

Les deux autres n’ont pas l’air aussi enthousiastes.

Brigitte (surjouant) – Je suis sûre qu’en la voyant, son père la reconnaîtra. L’instinct paternel, ça ne trompe pas…

Antoine est au bord de l’apoplexie. Nicolas s’approche de la fenêtre.

Nicolas – Je vais lui dire de monter…

Estelle l’arrête.

Estelle – Attends, on est plus à cinq minutes près…!

Antoine – Et puis il faut la ménager, cette gosse… C’est vrai, ça va être un choc, pour elle…

Brigitte (ironique) – Pour elle…?

Antoine – Pour elle… Pour moi… (Inquiet) Et tu crois vraiment que je vais la reconnaître, comme ça…

Brigitte – Souviens-toi… Quand Estelle a accouché, à la maternité. Quand tu as pris ton bébé dans tes bras. Tu n’as pas ressenti quelque chose ? Tu n’aurais pas pu te tromper de bébé, non ?

Antoine (dubitatif) – Ouais mais… À la maternité, ils ont un petit bracelet…

Brigitte – Elle aussi.

Nicolas – Tu lui as laissé son petit bracelet ? Pendant toutes ces années…

Brigitte – Mais non, je veux dire… Elle a une petite gourmette… Avec son nom gravé d’un côté, et de l’autre…

Brigitte, ayant de plus en plus de mal à se retenir de rire, a l’air à court d’imagination. Mais les trois autres attendent la suite avec anxiété.

Estelle – Qu’est-ce qu’il y a, gravé de l’autre côté…

Brigitte feint l’embarras, le temps d’inventer autre chose.

Nicolas – Le nom de son père…? Et son adresse…?

Antoine – Attends, ce n’est pas un chien…

Brigitte – Non… Il y a marqué… (Avec l’accent anglais) « Mon coeur est à papa… ».

Les trois autres la regardent interloqués.

Brigitte – Vous savez, comme dans la chanson de Marylin…

Brigitte se met à chanter en faisant un show sexy façon Marylin Monroe.

Brigitte – My name is… Lolita. And… I’m not supposed to… play with boys !

Mon coeur est à Papa. You know… le propriétaire

Visiblement, Estelle et Antoine, estomaqués, commencent à douter. Brigitte éclate enfin d’un rire libérateur. Elle se tord dans tous les sens, visiblement pour ne pas pisser dans sa culotte. Tête des trois autres. Brigitte reprend un peu son calme.

Brigitte – Ah, non… Vous allez me faire regretter de ne pas l’avoir gardé, ce cadeau souvenir du petit soldat inconnu…

Stupeur des deux garçons.

Antoine – Tu veux dire que… Tu as vraiment avorté ?

Le silence de Brigitte est un aveu.

Nicolas – Alors il n’y a personne en bas… Oh, non… Tu n’as pas fait ça ?

Tête des deux autres.

Brigitte – Vous avez l’air presque déçus ?

Estelle – Pourquoi tu nous as raconté des bobards pareils ?

Brigitte (reprenant tout à fait son sérieux, outrée) – Des bobards ? C’est vous qui me demandez ça ? Pourquoi je n’aurais pas le droit de m’amuser un peu, moi aussi ?

Air étonné de Antoine et Estelle.

Brigitte (sèchement, à Nicolas) – Je peux revoir tes radios…

Nicolas, méfiant, lui repasse les radios.

Brigitte (lui montrant sur la radio) – Ces deux tâches sombres, comme tu dis, ce sont tes fosses nasales… Même un jeune interne très myope ne peut pas prendre tes trous de nez pour des tumeurs au cerveau…

Stupeur de Antoine et Estelle.

Nicolas – C’est gentil de vouloir me rassurer, Brigitte, mais tu n’es pas médecin…

Brigitte – Je suis vétérinaire, Nicolas…

Tête de Nicolas.

Brigitte – Et ce que je vois sur cette radio, c’est une sinusite chronique. C’est à peu près incurable aussi, mais heureusement c’est beaucoup moins grave…

Antoine et Estelle comprennent, et se tournent vers Nicolas.

Estelle – Tu t’es bien foutu de nous, hein ?

Brigitte est d’abord étonnée… puis amusée.

Brigitte (à Antoine et Estelle) – Ne me dites pas que vous n’étiez pas au courant ?

Nicolas – Je suis désolé… C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour essayer de vous convaincre de monter cette pièce… C’est tellement vital, pour moi… Oui, on peut presque dire que c’est une question de vie ou de mort… Et puis j’avais tellement envie de revoir Brigitte…

Estelle se lève pour s’en aller. Antoine, lui, se marrerait plutôt. Il rattrape Estelle par le bras.

Antoine – Reste, Estelle… Ça fait dix ans qu’on ne s’est pas vus… Et puis ce n’est pas tous les jours qu’on passe la soirée avec la soeur cachée de Vanessa Paradis…

Estelle renonce à partir.

Nicolas – Alors comme ça, tu es vétérinaire…?

Brigitte – Eh, oui… (Ironique) Pas de chance…

Antoine – Bravo… Il paraît que pour devenir vétérinaire, c’est encore plus difficile que pour devenir médecin…

Brigitte – Oui… D’ailleurs je ne sais pas pourquoi, mais plus je connais les hommes, plus j’aime les animaux…

Nicolas – Moi qui pensais que tu n’avais même pas ton bac, toi non plus…

Brigitte – Je l’ai repassé l’année d’après. Et j’ai même décroché une mention…

Estelle – Et tu n’as pas d’enfant ?

Brigitte – Si, j’ai bien une fille. Mais celle-là, elle n’est pas née par l’opération du Saint-Esprit… Et rassure-toi, Antoine, elle n’a que cinq ans…

Nicolas – Cinq ans ? Mais il faut aller la chercher, alors ?

Les autres le regardent sans comprendre.

Nicolas – On ne peut pas laisser une petite fille de cinq ans toute seule à la terrasse d’un café…

Brigitte – Elle n’est pas au café, Nicolas, ne t’inquiète pas… Elle est avec son père. Son vrai père…

Silence à nouveau embarrassé.

Antoine (philosophe) – Vous vous rendez compte ? Si Marie était partie faire un petit tour à Londres en Eurostar, elle aussi, au lieu de raconter une histoire pareille à son mec… Ça aurait quand même changé pas mal de choses…

Brigitte – Eh oui… La loi sur l’IVG aurait été adoptée plus tôt…

Estelle – Et la chanson de Sheila n’aurait jamais été écrite… (Devant l’incompréhension des autres, fredonnant) Comme les rois mages…

Nicolas (largué) – C’est qui, Marie…? Elle était avec nous en terminale…

Estelle – Laisse tomber… Et dire que tu as passé toute ta scolarité dans une école catholique…

Un temps.

Antoine – Alors tu as cru qu’on était de mèche avec Nicolas ?

Brigitte – Oui, Antoine… J’ai voulu me venger… Je sais, ce n’est pas très charitable, pour quelqu’un comme moi, qui a reçu une éducation chrétienne, mais bon… Ça soulage… Même dix ans après…

Air penaud de Antoine et Estelle.

Estelle – Excuse-nous, Brigitte. Mais tu sais… On est un peu con, quand on a dix-sept ans…

Antoine – Il n’y a pas un poète, qui a dit quelque chose comme ça…?

Brigitte – Vous étiez des petits cons, c’est vrai… Essayez au moins de ne pas devenir des vieux cons…

Brigitte s’apprête à s’en aller.

Brigitte – La grosse truie à lunettes vous salue bien…

Antoine (presque déçu) – En tout cas, tu es une sacrée comédienne, hein ? On y a vraiment cru à tes histoires…

Brigitte lui lance un regard peu amène.

Antoine – Je veux dire, euh… Vanessa… Ensuite Antoinette…

Brigitte se détend un peu et se laisse aller à sourire.

Brigitte – Remarquez, Nicolas n’était pas mal non plus, avec sa maladie incurable… Ou alors, c’est vous qui êtes bon public…

Nicolas (timidement) – Et à propos pour ma pièce, euh…?

Brigitte – Elle est formidable, ta pièce. J’ai lu quelques passages… Je me suis marrée comme une baleine…

Nicolas – C’est supposé être une tragédie…

Brigitte – Bon, en tout cas, je suis d’accord pour la jouer. Si les deux autres sont partants…

Antoine et Estelle sont pris au dépourvu.

Antoine – Pourquoi pas… Hein, Estelle ? On avait envie de se remettre au théâtre, justement… Ce serait notre grand come-back…

Estelle n’a pas vraiment l’air emballée, mais ne dit rien.

Nicolas – Génial ! Et puis cette pièce, ce sera notre bébé à tous les quatre !

Estelle – Écoute, Brigitte… On te demande pardon, voilà, et…

Brigitte ne semble pas vraiment prête à pardonner.

Antoine – Tiens, on est même prêts à être les parrains et marraine de ta fille, si la place n’est pas déjà prise…

Brigitte – C’est bon, allez… Au bout de dix ans, il y a prescription…

L’atmosphère se détend.

Nicolas – Prenez des cacahuètes…

Brigitte en prend.

Antoine – Mais… quand tu as dis que je n’étais pas un bon coup, c’était aussi pour te venger, ou…?

Brigitte sourit, mais ne répond pas.

Nicolas – Alors tu ne m’en veux pas trop, à moi non plus ?

Elle se rapproche de lui.

Brigitte – Tu es le seul qui ait été sincère finalement… Mais il ne faut pas te laisser faire, Nicolas. Faut pas accepter d’être le faire-valoir de ces deux-là… Parce que tu les vaux bien…

Antoine (à Estelle, en aparté) – Ce n’est pas une pub, ça…?

Brigitte (poursuivant) – Il faut que tu aies un peu plus confiance en toi, Nicolas, c’est tout. Tu sais pourquoi tu es le seul du lycée avec qui je n’ai pas couché ?

Nicolas – Je ne suis pas sûr de vouloir le savoir…

Brigitte – Parce que tu étais le seul à être amoureux de moi, dans cette école de 300 garçons qui me sont presque tous passés dessus. Je ne voulais pas te décevoir…

Nicolas – Je ne suis pas sûr que ça me remonte vraiment le moral, hein… Je me sens comme un vieux spermatozoïde abandonné qui serait le seul à avoir raté sa cible…

Brigitte – Ne désespère pas, va… Je suis toujours sur le marché… Je suis divorcée… Et maintenant qu’Antoine est marié…

Antoine – Je ne suis pas encore marié, hein ?

Regard furibard de Estelle.

Nicolas prend le manuscrit de sa pièce à la main.

Nicolas – Et dire que j’avais écrit cette pièce rien que pour te rouler un patin à la fin… Pendant que ce petit salaud…

Antoine – Oh, ça va… Tu veux qu’on reparle de tes radios…?

Brigitte s’approche de Nicolas, comme pour lui parler de son manuscrit qu’il tient toujours à la main.

Brigitte – Écoute Nicolas, je crois que là… 120 pages… Et 10 ans de réécriture… Tu l’as bien mérité.

Elle lui roule un long méga-patin sous le regard ahuri des deux autres.

Un dernier métro passe avec un vacarme effroyable.

Brigitte met fin à l’étreinte, et laisse un Nicolas au bord de l’asphyxie.

Brigitte – Faudra quand même que tu vois un médecin. On dirait que tu as un peu de mal à respirer…

Sur ces mots, Nicolas s’effondre inanimé. Brigitte est surprise. Antoine et Estelle se marrent.

Antoine – Allez, arrête de faire le con, Nicolas…

Estelle s’approche et regarde le corps inanimé de Nicolas en se marrant aussi.

Estelle – En tout cas, il fait vachement bien le mort, hein… Quel talent !

Brigitte se penche sur Nicolas et l’ausculte rapidement, en lui prenant notamment le pouls.

Brigitte – Merde, il est en arrêt cardiaque…

Elle lui fait un massage cardiaque rapide, et se penche sur sa poitrine pour écouter son coeur.

Brigitte – Ça repart, mais il est dans le coma…

Antoine et Estelle commencent à rire jaune, se demandant si c’est du lard ou du cochon.

Estelle – Allez, c’est bon, maintenant… Vous êtes lourds, là…

Brigitte, toujours penchée sur le corps.

Brigitte – Vous savez s’il est allergique à quelque chose ?

Antoine et Estelle réfléchissent.

Antoine – Il nous a dit qu’il était allergique à la pénicilline…

Estelle – Et à l’arachide…

Antoine – Les cacahuètes !

Estelle – Il n’en a pas mangé…

Brigitte – Mais moi si ! Parfois, une goutte d’huile d’arachide suffit à provoquer un choc allergique… Et comme je l’ai embrassé tout de suite après…

Antoine (sidéré) – T’as mis la langue ?

Brigitte, affairée sur le corps, ne répond pas.

Estelle – Le baiser qui tue… J’y crois pas…

Brigitte – Il faut l’emmener d’urgence à l’hôpital…

Elle sort son portable et compose un numéro.

Brigitte – Allô, les pompiers ? Docteur Paradis à l’appareil… Vous pouvez nous envoyer une ambulance au (elle hésite un instant)… 337 rue de Belleville (ou l’adresse du théâtre où se joue la pièce)…

Antoine – Oh, putain ! Lui qui voulait mourir sur scène…

Brigitte – C’est ça… Choc allergique à l’arachide… On vous attend au pied de l’immeuble, ça ira plus vite… Ok…

Brigitte range son portable et examine une dernière fois Nicolas.

Estelle – Je crois que pour notre grand Come Back, c’est râpé…

Brigitte – Allez, prenez-le par les pieds, il faut le descendre jusqu’en bas…

Les deux autres rechignent devant l’ampleur de la tâche.

Estelle – Septième sans ascenseur ! Il avait raison, c’est une tragédie…

Ils essaient avec difficulté de soulever le corps.

Antoine – Oh, nom de dieu, il pèse comme un âne mort…

Estelle (pris d’un dernier doute) – Euh… Vous êtes pas encore en train de nous monter une baraque, là…

On entend au loin une sirène de pompier qui se rapproche.

Ils sortent vers le couloir. Pendant le reste de la scène, une partie du dialogue peut être off depuis les coulisses.

Brigitte – Qu’est-ce qu’il fout là, cet iguane ?

Estelle – Merde, j’ai dû oublier de fermer la porte de la salle de bain en sortant…

Le bruit de sirène atteint son paroxysme, avant de s’arrêter brusquement.

Antoine – Il a l’air de revenir à lui…

Estelle – Mais il est dans le cirage.

Brigitte – On va voir ça… Quel est le nom du président de la République, Nicolas ?

Antoine – Il vaudrait mieux éviter de le traumatiser dès son réveil, non…?

Nicolas ne répond pas.

Brigitte – Tu es où, Nicolas ? Regarde-moi bien dans les yeux, et réponds ! T’es où ?

Nicolas – Au théâtre ?

Estelle – Vous voyez bien, il délire.

Lumière sur la scène vide.

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-12-3

Ouvrage téléchargeable gratuitement.

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Les copains d’avant… et leurs copines Lire la suite »