Les amis

Ils sont assis à une table, et prennent un café. Silence embarrassé.

Fred – Je ne savais pas qu’il était malade… Enfin… malade du cœur, je veux dire.

Max – Moi non plus.

Fred – Bien sûr. Sinon tu me l’aurais dit…

Un temps.

Max – Il n’en avait parlé à personne. Pas même à sa femme, apparemment.

Fred – Ça ne m’étonne pas. Vincent… il avait un tempérament de vainqueur. Tout lui réussissait.

Max – Le plus gros salaire, la plus grosse voiture… La plus belle femme…

Fred – Ce qu’il aimait, c’était qu’on l’admire. Il n’aurait pas supporté qu’on le plaigne.

Max – Mais il est mort quand même.

Fred – On ne peut pas gagner à tous les coups.

Max – Non… Je dirais même qu’à la fin, on est sûr de perdre. Tous. Même ceux qui ont… un tempérament de vainqueur.

Un temps.

Fred – Et toi, ça va ?

Max – Ça va.

Fred – Alors tu n’as pas quitté la région.

Max – Non. Je n’ai même pas quitté le lycée, tu vois. Puisque j’y suis devenu prof. J’y resterai sans doute jusqu’à l’âge de la retraite. Je ne dois pas avoir un tempérament de vainqueur, comme tu dis.

Fred – Je parlais de Vincent. Toujours aussi susceptible…

Un temps.

Max – Et toi ?

Fred – Ça va.

Max – Toujours dans l’immobilier ?

Fred – Toujours. Mais j’ai pas mal voyagé.

Max – Aux États-Unis ?

Fred – Aux États-Unis. En Asie. Maintenant j’habite dans le Sud.

Max – Le Sud de la France…?

Fred – Lyon.

Max – Marié ?

Fred – Marié. Et divorcé. Et toi ?

Max – Divorcé. Et remarié.

Un temps.

Fred – Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vus ?

Max – Je ne sais pas… Longtemps.

Fred – C’est dommage.

Max – Mmm…

Fred – On était très proches, pourtant. On était amis.

Max – Oui.

Fred – On l’est encore, non ?

Max – Bien sûr…

Fred – Mais on ne se voit plus.

Max – Tu l’as dit, tu habites dans le Sud.

Fred – Lyon, ce n’est pas le bout du monde.

Max – Non. Ce n’est même pas vraiment le Sud.

Fred – Je ne sais pas. Ça commence où, le Sud ?

Max – Exactement, je ne sais pas. Je dirais Montélimar.

Fred – Pourtant Lyon, ce n’est pas le Nord. Ce n’est pas le Centre, non plus. L’Est ?

Max – Pas vraiment.

Fred – Pas l’Ouest, en tout cas.

Max – Lyon est un défi lancé à tous les géographes dont je suis. Ce n’est pas une localisation, c’est une destination. La preuve, la Gare de Lyon est à Paris.

Fred – Tu as raison. Lyon est au milieu de nulle part. On y arrive par l’autoroute, et on la traverse par un tunnel. C’est sûrement pour ça que j’y habite. J’ai toujours eu du mal à me fixer quelque part…

Max – Moi je n’ai jamais réussi à bouger, tu vois. C’est sûrement pour ça que je suis devenu prof de géo. Pour voyager sans bouger de chez moi.

Un temps.

Fred – Le 13 avril 2010.

Max – Pardon ?

Fred – La dernière fois qu’on s’est vus, c’était le 13 avril 2010.

Max – Quelle mémoire…

Fred – C’était l’anniversaire de Vincent. Il avait organisé une grosse fête dans sa maison de campagne en Normandie.

Max – Ah oui, peut-être. En tout cas, ce n’était pas à son mariage. Tu n’étais pas là.

Fred – J’étais loin… À San Francisco, je crois. Je n’ai pas pu faire le voyage… C’est un reproche ?

Max – Non. Une constatation.

Fred – Je n’ai jamais trop aimé les cérémonies.

Max – Tu es quand même venu à son enterrement.

Fred – Oui… (Un temps) Qu’est-ce qui s’est passé ce soir-là, pour qu’on ne se soit jamais revu après ?

Max – On se revoit aujourd’hui.

Fred – Oui… Plus de dix ans après. Et il a fallu que Vincent meurt…

Max – On ne se voyait déjà plus beaucoup avant cette fête en Normandie, non ? C’est la vie. On a pris des directions différentes. Et nos chemins ne se sont plus croisés…

Un temps.

Fred – Alors tu ne m’as jamais pardonné ?

Max – Pardonné quoi ?

Fred – Tu le sais très bien.

Max – Je t’assure que non.

Fred – Et tu ne me pardonneras jamais.

Max – Mais quoi ?

Fred – D’être sorti avec Cécile ! Le jour de l’anniversaire de Vincent.

Max – Pourquoi je t’en voudrais ?

Fred – Parce que tu étais amoureux d’elle, j’imagine.

Max – N’importe quoi.

Fred – Tu n’étais pas amoureux d’elle ?

Max – Si peut-être un peu…

Fred – Tu avais toujours été amoureux d’elle. Moi j’arrive ce soir-là, je ne l’avais pas vue depuis… et elle me tombe dans les bras.

Max – Je ne sortais pas avec elle. Ce n’est pas comme si elle m’avait trompé avec mon meilleur ami.

Fred – Donc tu t’en souviens. Et tu m’en as voulu.

Max – Oui.

Fred – C’est elle qui est venue vers moi.

Max – Bien sûr. Et tu t’es laissé faire, comme d’habitude.

Fred – Je ne l’ai jamais revue après. Et elle n’a pas cherché à me revoir

Max – Pourquoi tu me racontes ça ? C’est moins grave si c’est un coup d’un soir, c’est ça ?

Fred – Finalement, quelques mois après, c’est avec Vincent qu’elle sortait. Et tu ne lui en as jamais voulu, à lui.

Max – Lui, il s’est mariée avec elle.

Un temps.

Fred – Tu continuais à les voir ?

Max – Oui. De temps en temps. La ville n’est pas bien grande, tu sais.

Fred – Mais nous, on ne se voit plus.

Max – C’est compliqué de rester ami avec quelqu’un qui habite à cinq cents bornes de chez toi, mais c’est encore plus compliqué de rester fâché avec un pote qui habite juste en face.

Un temps.

Fred – Alors c’est moi le méchant, c’est ça ?

Max – Je n’ai pas dit ça.

Fred – Tu viendras à mon enterrement, au moins ?

Max – Tu dis n’importe quoi. Et puis je mourrai peut-être avant toi.

Fred – J’étais bourré, ce soir-là. Comme tout le monde. C’est elle qui est venue me chercher. Je me suis laissé faire, comme tu dis. Elle avait envie de se faire un mec. Je ne sais pas pourquoi, c’est moi qu’elle a choisi.

Max – Parce qu’elle savait que pour toi, ça n’avait pas d’importance, probablement. Que tu ne chercherais même pas à la revoir après.

Fred – Sûrement, oui.

Max – C’est sans doute pour ça que toutes les filles te tombent dans les bras.

Fred – Oui. Et que je ne peux en garder aucune.

Max – C’est vrai, j’étais jaloux. Jaloux de ton succès. Moi je suis celui avec qui on pourrait se marier. Du coup je leur fais peur. J’enviais ta légèreté…

Fred – Et moi j’enviais ta rigueur.

Max – Tu veux dire ma rigidité, j’imagine.

Fred – Je pensais que toi, tu ferais quelque chose de ta vie. Je veux dire quelque chose qui a du sens.

Max – Mais finalement, on n’aura rien fait d’important, tu vois. Ni les uns ni les autres.

Fred – En tout cas, aucun de nous trois ne sera devenu une star du rock, comme on en rêvait tous à l’époque, quand on écumait ensemble les salles des fêtes de la région avec ce groupe…

Max – Les Rebelles…

Un temps.

Fred – Alors c’est ça… C’est à cause de Cécile…

Max – Non.

Fred – Ne me dis pas que c’est à cause de ce dernier concert qu’on a fait ensemble ? Et que j’ai complètement foiré parce qu’il manquait une corde à ma guitare…

Max – Tu crois vraiment que c’est à cause d’une fille, Fred ? Ou d’une histoire de corde cassée ? Qu’il suffirait que je te pardonne pour qu’on soit de nouveau amis, comme on l’était il y a des années ?

Fred – Je ne sais pas.

Max – C’est vrai, si tu avais assuré un peu plus pendant ce concert, on en aurait peut-être faits quelques-uns de plus. Mais je ne suis pas con. Je sais bien que ce groupe, ce n’était pas fait pour durer. On ne serait jamais devenus des musiciens professionnels. Alors quant à devenir célèbres…

Fred – Alors pourquoi ?

Max – Tu ne comprends pas, Fred. On n’est pas fâchés. On s’est perdu de vue, c’est tout. Et dans un sens c’est bien plus grave. Loin des yeux loin du cœur, tu connais la formule ? On ne fait plus rien ensemble. On n’a plus rien à partager. C’est pour ça qu’on n’est plus vraiment amis. L’amitié, ça ne meurt pas un jour précis. Comme Vincent. On s’éloigne peu à peu. Et on ne se revoit pas, parce que quand on se revoit, ça nous rappelle notre jeunesse. Toutes les promesses qu’on s’était faites entre nous, toutes les promesses qu’on s’était faites à nous-mêmes, et qu’on n’a pas tenues.

Fred – Alors c’est quoi, l’amitié, à ton avis ?

Max – Je ne sais pas… C’est quand l’opinion de quelqu’un compte pour toi. Quand on se marre ensemble. Quand on a des projets en commun. C’est quoi, nos projets ? De prendre un autre café ensemble dans un an ou dans dix ans, à l’occasion d’un autre enterrement ? On n’a plus de rêves en commun, Fred. Et je ne suis pas sûr d’en avoir encore, des rêves. Quand on se voit, on ne parle que du bon vieux temps. C’est pour ça qu’on ne se voit plus. Parce que ça me déprime. Pas toi ?

Fred – Excuse-moi…

Max – De quoi ?

Fred – De ne pas avoir été là. D’avoir déserté. Déserté notre amitié.

Max – Tu n’y es pour rien. Moi non plus. C’est la vie. Quels projets on pourrait bien avoir encore ensemble ?

Fred – Je ne sais pas.

Max – À l’époque on rêvait d’aller enregistrer un disque en Angleterre. De faire un concert au Golf Drouot.

Fred – Dans ce cas, moi j’ai réalisé mon rêve. J’y joue tous les samedis, au golf. Avec mes collègues de travail.

Max – Désolé, je ne sais pas jouer au golf, et je ne suis pas sûr d’avoir envie de m’y mettre.

Un temps.

Fred – De toute façon, le Golf Drouot, même à notre époque, ça n’existait déjà plus.

Max – Eh ben tu vois, même à l’époque, on était déjà has been.

Fred – On pourrait se mettre à la randonnée… Avec des bâtons de ski, tu sais ? C’est plus de notre âge que le rock, non ?

Max – Tu habites à Lyon, moi en banlieue parisienne.

Fred – On pourrait randonner du côté de Dijon. Faire chacun la moitié du chemin. Maintenant, avec le TGV…

Max – Même quand on habitait encore à deux rues l’un de l’autre, on s’était déjà éloignés. Et quand tu es parti… Je ne te le reproche pas, évidemment. Tu avais de nouvelles choses à vivre. Moi aussi, d’ailleurs. Ce n’était pas les mêmes…

Fred – Et puis il fallait bien trouver un vrai métier pour gagner sa vie. On ne peut pas rester éternellement bloqués sur des rêves impossibles à réaliser. Tu as raison. On se doutait bien, même à l’époque, qu’on ne deviendrait jamais des stars…

Max – En tout cas, maintenant, on en est sûrs.

Fred – Et c’est pour ça, à ton avis, qu’on n’est plus amis ? Parce qu’on n’a pas pu réaliser nos rêves d’ados.

Max – Non. Pas seulement pour ça. Des rêves, on aurait pu en trouver d’autres. On aurait même pu rire ensemble de nos échecs.

Fred – Alors pourquoi ?

Max – Quand on était vraiment amis, on se voyait tous les jours, on a même habité ensemble pendant quelque temps, on partait en vacances ensemble.

Fred – On dirait que tu parles d’un vieux couple.

Max – C’était un peu ça, non ? Le sexe en moins. Rassure-toi, ça ne m’a jamais tenté. Mais oui. L’amour, l’amitié… C’est un peu pareil. Et ça supporte mal le réchauffé.

Fred – Et puis tu t’es marié. Moi aussi…

Max – Nos femmes sont devenues nos meilleures amies. Le sexe en plus. Et même après nous avoir quittés, nos femmes restent souvent nos amies les plus fidèles. On était amis parce qu’on n’avait pas de femme, Fred. L’amitié, c’est un truc de célibataires.

Fred – Donc on ne se reverra plus.

Max – Je ne sais pas. Parfois c’est encore plus triste de se voir que de ne pas se voir.

Fred – Et tu n’as plus d’amis ?

Max – Partager un barbecue une fois par mois, et une location de vacances une fois par an, est-ce que c’est vraiment être amis.

Fred – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Max – Je n’ai pas dit que c’était de ta faute. Je voudrais seulement arriver à faire la paix avec moi-même, tu comprends ? Le moi-même avec qui autrefois tu étais ami.

Fred – Et si on remontait un groupe de rock ?

Max – Ce serait pathétique…

Un temps.

Fred – Tu es sûr que tout ça a vraiment existé ?

Max – Quoi ?

Fred – Ce que tu décris, là. Notre amitié, telle que tu en parlais tout à l’heure.

Max – Je ne sais pas. Non ?

Fred – On était sans arrêt jaloux l’un de l’autre. On était prêts à toutes les trahisons juste pour être sur le devant de la scène, juste pour avoir une fille, quitte à la piquer à son meilleur copain. En fait, on se détestait.

Max – Oui… Mais on se marrait bien. Et au moins on était vivants. Depuis combien de temps tu ne t’es pas vraiment marré ?

Fred – Depuis longtemps, je crois. Aussi longtemps que toi, j’imagine.

Max – Voilà. On ne se marre plus ensemble. Et je ne suis pas sûr qu’on se marre beaucoup en général. Ce qui s’appelle se marrer, tu vois ? À en attraper mal au ventre. Tu te souviens de nos rigolades ? Finalement, c’est peut-être ça, l’amitié. C’est ça notre paradis perdu. Le rire…

Un temps.

Fred – Je vais revenir vivre à Paris.

Max – Pas à cause de notre discussion, quand même ?

Fred – J’y pensais depuis quelque temps déjà. Parce que Lyon, entre nous…

Max – C’est toi qui vois…

Fred – On pourra toujours faire de la rando dans le Bois de Vincennes…

Max – C’est vrai que c’est tentant. Je vais y réfléchir.

Fred – Il va falloir que j’y aille. Mon train est dans un quart d’heure.

Max – OK. Tu as mon numéro.

Ils se lèvent, hésitent, et se font une chaleureuse accolade. Fred s’apprête à partir.

Fred – Sinon, pour mon déménagement… je pourrai compter sur toi ?

Max – Les amis, c’est fait pour ça, non ?

Noir