Welcome aboard – Bienvenidos a bordo – Bem-vindos a bordo – Benvenuta a bordo |
Une comédie de Jean-Pierre Martinez
8 personnages : 2H/6F, 3H/5, 4H/4F
9 personnages : 2H/7F, 3H/6F, 4H/5F
10 personnages : 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F
Première sitcom théâtrale dont l’action se situe dans une maison de retraite médicalisée…
Si la vieillesse est un naufrage (comme disait Chateaubriand en citant De Gaulle), la vie peut être comparée à une croisière sur Le Titanic. Certains se prélassent dans des transats sur le pont, pendant que les autres rament dans la soute. Mais tout le monde finira par servir de nourriture aux poissons. Alors en attendant l’inévitable rencontre avec un iceberg, pour ceux qui le peuvent, au son de l’orchestre, autant faire tinter les glaçons dans son verre.
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9 personnages : 2H/7F ou 3H/6F
10 personnages : 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F, 5H/5F
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TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE
Bienvenue à bord
10 personnages
(2H/6F, 2H/7F, 3H/6F, 2H/8F, 3H/7F, 4H/6F)
Les jeunes
Nathalie : directrice
Roberto : médecin
Christiane : fille de Blanche
Dominique : ami(e) de Christiane
Caroline : aide soignante
Les vieux
Blanche : nouvelle pensionnaire
Honoré : pensionnaire
Claude : pensionnaire (homme ou femme et optionnel)
Henriette : pensionnaire
Solange : pensionnaire
Les « jeunes » et les « vieux » pourront bien sûr être interprétés par des comédiens du même âge, différenciés par leur maquillage, leur costume et leur comportement.
Matin
Un salon, meublé principalement de quatre fauteuils et une table basse, le tout ressemblant à une salle d’attente plutôt désuète. Deux personnages, entre quarante et cinquante ans, Dominique et Christiane, patientent. Dominique peut être indifféremment un homme, ou une femme un peu masculine (physique ou style vestimentaire). On supposera dans les deux cas qu’ils forment un couple. Dominique vérifie ses mails sur son téléphone portable. Christiane feuillette nerveusement le magazine qu’elle a saisi au hasard sur la table basse.
Christiane – J’espère qu’ils vont nous la prendre, parce que sinon je ne sais vraiment pas ce qu’on va en faire…
Dominique (la tête ailleurs) – On croirait que tu parles d’un animal à fourguer à la SPA avant de partir en vacances…
Christiane – Je suis sûre qu’un chenil, c’est plus facile à trouver en région parisienne… En tout cas, c’est sûrement moins cher, parce que dans le privé… Non, c’est notre dernière chance, je t’assure… Il ne faut pas se louper, là…
Dominique – Il y a d’autres établissements quand même…
Christiane – Elle s’est fait virer de partout dans un rayon de cinquante kilomètres à la ronde ! On ne va pas la coller en pension dans la Creuse ! Tu imagines les temps de transports pour aller la voir de temps en temps…
Dominique (pianotant toujours sur son portable) – Mmm…
Christiane – Tu peux arrêter un peu avec ton portable ! J’ai l’impression de parler à ma mère !
Dominique – Ta mère a un portable ?
Christiane – Elle, tu sais… Elle n’a même pas besoin de portable pour avoir l’air d’un zombie quand on lui parle…
Dominique range son portable à regrets, examine un peu l’endroit, et fait mine de s’intéresser.
Dominique – Ça a l’air pas mal, non ?
Christiane – On n’a plus tellement le choix, de toute façon.
Dominique – Qu’est-ce qu’elle t’a dit, la directrice ? Qu’elle avait une place ?
Christiane – Elle m’a dit qu’on était sur liste d’attente… Mais qu’elle avait bon espoir, hélas, qu’une place se libère bientôt…
Dominique – Hélas…?
Christiane – Et tu ne fais pas de gaffes, hein ? C’est un établissement catholique… Ce n’est pas des intégristes, mais bon… Autant mettre toutes les chances de notre côté…
Dominique – Je vois… Donc inutile de préciser qu’elle est juive.
Christiane – Est-ce qu’elle s’en souvient elle-même…? Personne dans la famille n’a jamais été vraiment pratiquant…
Dominique – Quand même… elle doit s’en souvenir. Ce n’est pas un truc qui s’oublie facilement…
Christiane (cassante) – Oui, ben, non !
Arrive Nathalie, la directrice, entre trente et quarante ans, look BCBG catho un peu coincée.
Christiane – Ah, bonjour Madame la Directrice !
Nathalie – Désolée de vous avoir fait attendre.
Christiane – Mais pas du tout, voyons… Je vous présente Dominique, mon… ami.
Dominique serre la main de Nathalie avec une amabilité un peu forcée.
Nathalie – Nathalie Saint Maclou.
Dominique – Comme la moquette ?
Nathalie – Avant d’être un magasin de bricolage, Maclou était un saint, vous savez.
Dominique – Saint Maclou, évidemment.
Christiane lui lance un regard consterné et s’empresse d’en arriver au sujet qui l’occupe.
Christiane – Dans ce cas, il aura peut-être entendu nos prières… J’espère que vous avez de bonnes nouvelles pour nous, Madame la Directrice…
Nathalie – Oui, oui, rassurez-vous… Enfin, quand je dis bonnes nouvelles… Comme on dit, le malheur des uns…
Christiane – Vous ne pouvez pas imaginer le soulagement que c’est pour nous… Merci de lui donner encore une chance…
Nathalie – C’est vrai qu’elle est assez… tonique, mais bon… À cet âge-là, c’est toujours mieux que le contraire, n’est-ce pas ?
Dominique – Du temps de mes parents, ce n’était pas du tout comme ça… Ils étaient beaucoup plus… dociles. Enfin… Ça doit être la nouvelle génération…
Nathalie – Les derniers contrecoups fâcheux de mai soixante-huit, probablement.
Christiane – Mais… n’hésitez surtout pas à être un peu ferme avec elle dès le début, hein ? Pour la cadrer tout de suite. Sinon, vous ne vous en sortirez pas, croyez-moi…
Nathalie – Rassurez-vous, nous avons l’habitude… C’est notre métier, après tout… Elle sera très bien chez nous…
Dominique – Oh, mais ce n’est pas pour elle que nous étions inquiets, je vous assure…
Nathalie – Bon, et bien vous allez pouvoir la faire entrer, maintenant…
Christiane – Tu vas la chercher, Dominique ?
Dominique – Bien sûr…
Christiane – Alors vous pouvez l’accueillir dès ce soir, n’est-ce pas…?
Nathalie – Si elle a ses petites affaires avec elle… Vous pourrez toujours amener le reste après…
Christiane – Vous pensez bien qu’on avait fait sa valise, au cas où vous auriez pu nous en débarrasser tout de suite… Je veux dire… nous la prendre tout de suite.
Dominique revient en tenant d’une main une valise, et de l’autre la main de Blanche, une vieille dame.
Nathalie – Blanche, je vous souhaite la bienvenue à la maison de retraite médicalisée Les Sapins.
Blanche – Je me disais bien aussi : ça sent le sapin…
Nathalie (gentiment sévère) – Mais il va falloir être bien sage si vous voulez rester avec nous, Blanche, n’est-ce pas ? Il me semble avoir lu entre les lignes dans votre dossier que vous aviez un caractère un peu… enflammé.
Christiane – Tu as entendu, ce qu’a dit la dame, maman ?
Dominique – Pas question de mettre le feu aux Sapins comme vous l’avez fait aux Acacias. (À Nathalie) C’est le nom de la maison de retraite dont elle vient de se faire exclure pour raisons disciplinaires…
Nathalie semble un peu surprise, et Christiane lance à Dominique un regard incendiaire.
Christiane – Sa responsabilité n’a jamais été formellement établie dans le déclenchement de ce début d’incendie, mais bon… Il suffit de ne pas laisser jouer avec des allumettes…
Nathalie – Merci de me le signaler, quoi qu’il en soit…
Christiane – Sinon, vous verrez, elle peut aussi se montrer très agréable. Très sociable. Et même très drôle, parfois.
Dominique – C’est important, l’humour.
Christiane – Vous verrez, elle va vous surprendre.
Nathalie – En tout cas, vous avez eu de la chance… Vous seriez venus il y a un mois, je n’avais pas une place de libre… Et là, j’en ai trois qui se libèrent coup sur coup…
Christiane – Ah, oui, c’est curieux…
Nathalie – La loi des séries, malheureusement… Mais qu’y pouvons-nous ? Le Seigneur les a rappelés à lui…
Dominique – Espérons que là haut, ce ne soit pas complet non plus…
Christiane le fusille du regard.
Nathalie – Saint Pierre a aussi ses listes d’attente pour les cas litigieux, vous savez… Nous appelons ça le purgatoire…
Blanche – Je croyais que ça s’appelait Les Sapins…
Christiane – Voyons, maman, ici c’est une maison de retraite médicalisée…
Nathalie – Alors, Blanche… Votre fille m’a dit que vous étiez comédienne, n’est-ce pas ? Enfin, je veux dire, avant…
Christiane – Comédienne, vous verrez… Elle l’est restée encore un peu, malheureusement…
Dominique – Mais disons que même dans la vie courante, maintenant, elle a tendance à oublier un peu ses répliques, hein Blanche ?
Blanche – Alors si je meurs, je n’aurais pas le droit d’être enterrée avec les autres ?
Christiane – Mais voyons, maman, pourquoi tu dis ça… ?
Blanche – Les comédiens, vous les catholiques, vous refusez de les enterrer dans vos cimetières, non ?
Nathalie – Voyons, Blanche, l’Eglise a considérablement évolué sur ce point, vous savez… Comme sur beaucoup d’autres… Nous considérons maintenant que même un mauvais comédien peut être un bon catholique…
Blanche – Même les Juifs ?
Dominique – Voyons, Blanche, il n’est pas question d’enterrement pour l’instant…
Christiane – Et puis tu n’es juive que par ton père, ça ne compte pas.
Blanche – Ce n’était pas l’avis de la Gestapo pendant la guerre.
Christiane – Ne l’écoutez pas, elle a passé toute la guerre dans une ferme à Vichy chez sa grand-mère maternelle. Les seuls nazis qu’elle a jamais vus, c’est à la télé, dans La Grande Vadrouille. Mais il faut toujours qu’elle en rajoute. Les comédiennes…
Blanche (à Nathalie) – Vous n’êtes pas de la Gestapo, vous ?
Christiane – Enfin Maman ! Tu vois bien que Madame n’est pas de la Gestapo. Et je suis sûre que s’il le fallait, en cas d’urgence, elle ne te refuserait pas les derniers sacrements…
Dominique – Et puis vous êtes en pleine forme, Blanche !
Christiane – C’est elle qui nous enterrera tous, croyez-moi.
Silence embarrassé.
Dominique – Voilà, voilà…
Christiane – Bon ben alors euh…
Dominique – On va peut-être y aller, hein, Christiane ? Avant que Madame la Directrice ne change d’avis…
Christiane – Maintenant qu’on sait que ma mère est entre de bonnes mains.
Nathalie – Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer.
Christiane – Allez, au revoir maman, on revient te faire une petite visite bientôt, d’accord ?
Très émue malgré tout, elle embrasse sa mère. Dominique en fait autant.
Dominique – Au revoir Blanche. Et soyez bien sage…
Christiane – Merci encore… Et à très bientôt…
Christiane et Dominique s’éclipsent discrètement. Blanche les regarde partir, impassible. Puis elle se tourne vers Nathalie.
Blanche – C’est qui celle-là ? Pourquoi elle m’appelle maman ?
Nathalie la regarde un peu embarrassée.
Nathalie – Mais voyons, Blanche, c’est Christiane, votre fille.
Blanche – Évidemment, je vous fais marcher…
Nathalie (soulagée) – Allez, suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre…
Nathalie prend la valise et elles commencent à s’éloigner.
Blanche – L’autre, en revanche, sa tête de faux jeton ne me dit rien du tout… C’est qui ? Mon gendre ?
Nathalie lance un regard vers elle, se demandant si elle plaisante encore ou pas. Elles sortent.
Henriette, une vieille dame, arrive avec un train de sénateur, voire avec un déambulateur. Elle s’assied dans un fauteuil et commence à lire un magazine : Votre Temps. Une autre personne âgée arrive à son tour, Claude, qui pourra être un homme ou une femme, et qui est aussi en piteux état.
Henriette – Bonjour Claude, comment ça va, ce matin ?
Claude – Ah, ma pauvre Henriette, Vous savez ce qu’on dit. Passé quatre-vingts ans, si un matin vous vous réveillez et que vous n’avez mal nulle part, c’est que vous êtes mort.
Henriette – Ah, c’est bien vrai, ça… À propos, vous avez su pour Adèle ?
Claude – Adèle ? Non, il lui est arrivé quelque chose ?
Henriette – Ça on peut dire qu’il lui est arrivé quelque chose, oui… C’est même la dernière chose qui lui arrivera. Elle est morte !
Claude – Non ? Elle est morte, Adèle ?
Henriette – Pendant son sommeil… Ils l’ont retrouvée ce matin dans son lit, raide comme un bout de bois…
Claude – Ça alors… Et moi qui l’avais encore vue hier soir. Je lui ai même souhaité bonne nuit !
Henriette – Ah ben ça ne lui a pas réussi, hein, Claude ? Si je vous croise ce soir, évitez de me souhaiter bonne nuit.
Claude – Oh, mais vous, vous êtes encore jeune, Henriette. Combien ça vous fait maintenant ?
Henriette – C’est que je vais sur mes quatre-vingt seize. Pas vite, mais j’y vais…
Claude – Ah tiens, je pensais que vous étiez plus jeune que moi.
Henriette – Eh oui… Il fallait bien que ça arrive un jour.
Claude – Quoi ?
Henriette – Pour Adèle ! Elle avait quand même cent trois ans.
Claude – On venait de fêter son anniversaire.
Henriette – On ne voyait même plus le gâteau sous les bougies.
Claude – Qu’est-ce qu’on peut encore espérer de la vie à cent trois ans ?
Henriette – À part figurer dans le Guiness des records…
Claude – Quand même, ça fait un choc.
Henriette – Qu’est-ce que vous voulez, on n’est pas éternel.
Claude – Pas encore, malheureusement…
Henriette – Pas encore ?
Claude – Vous n’avez pas lu cet article, dans Votre Temps…
Henriette – Quel article ?
Claude – À propos de cette race de méduses qui ne meurt jamais.
Henriette – Des méduses ?
Claude – La Turritopsis Nutricula.
Henriette – Une tartine de Nutella ?
Claude lui prend la revue, cherche l’article et le trouve.
Claude – Écoutez ça (lisant) : D’après les scientifiques, à ce jour, c’est le seul être vivant connu pour être immortel. Cette méduse serait capable de reconfigurer ses cellules vieillissantes en cellules neuves, conservant ainsi une éternelle jeunesse. Inconnues jusqu’à présent, ces méduses évoluent en eaux profondes. Comme elles ne meurent jamais, elles se multiplient à travers les océans, provoquant une panique surnaturelle dans la communauté scientifique, au point qu’un spécialiste a déclaré : « Il faut que le monde se prépare à faire face à cette invasion silencieuse. »
Henriette – Une invasion ? Et il s’appelle comment le type qui a rencontré ces envahisseurs ? David Vincent ?
Claude – Vous vous rendez compte ? Peut-être qu’un jour, en nous greffant un ou deux gènes de cette bestiole, on pourra nous rendre immortels nous aussi !
Henriette – Ou alors on nous mettra dans des aquariums en pisciculture pour faire des sushis éternellement frais… Il paraît que les japonais en raffolent, des sushis à base de méduses.
Claude – C’est peut-être pour ça qu’ils vivent aussi vieux…
Henriette – Non mais redescendez un peu sur terre, Claude ! On nous rabâche à longueur d’années que si notre système de retraite est en faillite, c’est à cause de la multiplication des centenaires ! Pour eux, c’est nous les envahisseurs ! Nous les vieux ! Et vous croyez qu’ils vont nous greffer des cellules de méduse pour qu’on vive éternellement !
Claude – On peut bien rêver un peu. À notre âge, c’est tout ce qui nous reste, pas vrai ?
Henriette – Rêver d’être transformée en ectoplasme… Ça ressemble à quoi, une méduse ?
Claude – Comment ?
Henriette (plus fort) – Une méduse, ça ressemble à quoi ?
Claude – C’est tout mou, tout flasque… Ça voit très mal, ça n’entend rien et c’est très irritant…
Henriette – Dans ce cas… Tout espoir n’est pas perdu pour vous, Claude… Je me demande si on ne vous en a pas déjà greffé un bon morceau sans vous le dire.
Claude – Sacrée Henriette… Toujours le mot pour rire…
Henriette se remet à sa lecture, pendant que Claude s’assied dans son fauteuil.
Une autre vieille arrive, Solange, dans le même état de décrépitude que les deux autres.
Henriette – Ah, tiens, voilà Solange.
Claude – Bonjour Madame Solange ! Bien dormi ?
Henriette – Ça vous va bien cette nouvelle coiffure, Solange…
Solange – Comment ?
Henriette (plus fort) – Je dis : ça vous va bien cette nouvelle coiffure ! (À Claude) Je ne peux pas la voir, celle-là…
Claude – Elle, apparemment, elle ne peut pas vous entendre…
Solange ôte un écouteur qu’elle avait dans l’oreille.
Henriette – Si en plus elle retire son sonotone, ça ne risque pas de s’arranger…
Solange – Ce n’est pas un sonotone ! C’est le iPod que m’a offert mon petit-fils pour mon anniversaire.
Claude – Ah, d’accord…
Henriette – C’est quoi un iPod ?
Claude – Aucune idée…
Solange – Vous connaissez la nouvelle ?
Henriette – Quelle nouvelle ?
Claude – Qu’est-ce qui s’est passé ?
Henriette – Il s’est passé quelque chose ?
Claude – Il ne se passe jamais rien, ici.
Solange – La nouvelle ! Celle qui vient d’arriver !
Henriette – Ah, celle qui remplace Adèle.
Solange – Adèle est partie ?
Henriette – Ah oui, c’est même un départ définitif.
Claude – Et précipité.
Henriette – Elle n’a même pas eu le temps de passer à la réception pour dire qu’elle s’en allait.
Claude – C’est vrai qu’il lui arrivait déjà d’avoir quelques absences.
Henriette – Eh ben là, elle s’est absentée définitivement.
Claude – Elle est morte.
Solange – Elle est morte, Adèle ?
Claude – Cette nuit, il paraît… Et dire que je l’avais encore vue hier soir… Je lui avais même souhaité…
Henriette – Tiens ben la voilà, justement…
Solange – Adèle ?
Claude – La nouvelle !
Solange – Comment vous savez que c’est la nouvelle ?
Henriette – Ben parce qu’on ne l’a jamais vue avant, pardi !
Blanche arrive. Les trois autres affichent une amabilité un peu affectée.
Claude – Bonjour Madame, bienvenue parmi nous.
Blanche (renfrognée) – Mmm…
Claude – Asseyez-vous donc un peu avec nous.
Tandis que Claude se lève pour lui rapprocher un fauteuil, Blanche s’assied à sa place. Henriette et Solange échangent un regard inquiet. Claude se retourne et se rend compte que Blanche lui a piqué sa place.
Claude – C’est à dire que… ici c’est ma place.
Blanche – Je n’ai pas vu votre nom marqué sur le dossier…
Claude a l’air désemparé, mais Blanche reste assise.
Henriette – C’est son siège fétiche…
Blanche – Changer de fauteuil dans une maison de retraite, c’est comme changer de transat sur le Titanic, non ?
Solange – J’y étais…
Blanche – Où ça ?
Solange – Sur le Titanic !
Claude – Si vous la branchez là dessus, vous n’avez pas fini…
Henriette – Elle ne se souvient pas de ce qu’elle a mangé ce matin au petit déjeuner, mais elle peut vous raconter en détail le naufrage du Titanic.
Claude – Y compris le menu à la soirée du capitaine et le programme de l’orchestre.
Blanche – Le Titanic… Vous aviez quel âge ?
Solange – Trois mois. Quand on perd la mémoire, vous savez, ce sont les souvenirs les plus anciens qui remontent à la surface.
Henriette – Encore une année ou deux, et elle va pouvoir nous raconter l’accouchement de sa mère,
Blanche – Et sur son lit de mort elle nous décrira l’accouplement de ses parents…
Claude – Vous avez entendu parler, vous, des méduses immortelles ?
Blanche – La Turritopsis Nutricula…
Claude (à Solange) – C’est dans Votre Temps. Et vous avez vu ? En répondant à trois questions sur les méduses, on peut gagner une croisière. Bon, il y a un tirage au sort, évidemment…
Solange – Une croisière ? En bateau ?
Blanche – Bah oui, en bateau ! Une croisière ! Pas en autocar…
Henriette regarde le magazine.
Henriette – Nager avec les méduses… C’est vrai que c’est original, comme croisière à thème… Vous savez nager, vous ?
Solange – Je repartirai bien en croisière, moi. Ça m’avait bien plu.
Blanche – Vous êtes déjà partie en croisière ?
Solange – Ben oui ! Sur Le Titanic !
Un vieux monsieur très élégant arrive, Honoré.
Honoré – Bonjour à tous ! Mesdames, mes hommages du matin…
À part Blanche, les trois autres s’animent à l’arrivée de ce vieux beau portant un peu mieux que les autres, et qui visiblement ne les laisse pas indifférents.
Solange – Bonjour capitaine !
Honoré – Ah, mais je vois que nous avons une petite nouvelle… Je me présente, Honoré de Montélimar.
Blanche – Blanche… de Bruges.
Henriette – C’est ça… Et moi, c’est Henriette, du Mans…
Honoré – De Montelimar, c’est mon nom.
Claude (servile) – Honoré est un peu baron.
Blanche – Il a l’air un peu barré, surtout.
Honoré – Mon nom est de Montélimar.
Blanche – Ça va, j’ai compris. Vous commencez déjà à me casser les nougats, de Montélimar.
Les autres semblent plutôt choqués.
Henriette – Voyons, Blanche, Honoré était capitaine dans l’armée.
Solange – Il commandait un bateau.
Honoré – J’étais capitaine dans l’infanterie.
Blanche – Un militaire… Alors c’est pour ça que vous avez l’air moins délabré que les autres. Parce que vous n’avez jamais travaillé de votre vie…
Honoré – J’ai pris ma retraite du service actif à quarante huit ans. C’est un des avantages de l’armée.
Blanche – Et puis ici, ça ne doit pas vous changer beaucoup de la caserne, hein ?
Caroline, aide-soignante d’une trentaine d’années, genre super-bimbo en blouse blanche, arrive.
Honoré – Ah, Caroline ! Quel plaisir de vous voir. Même si je ne vous cache pas que c’est très mauvais pour ma tension…
Caroline – Allons, capitaine, je ne voudrais pas vous briser le cœur.
Honoré – Hélas, il arrive un âge où ce genre d’expression retrouve tout son sens…
Caroline – Je vois que vous vous êtes déjà fait des amis, Blanche, c’est très bien… Blanche occupera la chambre de… D’une pensionnaire qui malheureusement vient de nous quitter.
Blanche – Elle a bien de la chance… Une évasion réussie ?
Caroline – On peut dire ça comme ça. Alors, vous avez tout ce qu’il vous faut dans votre chambre ? Sinon, n’hésitez pas à me demander.
Blanche – Eh bien… J’ai commencé à creuser un tunnel, mais je suis tombée sur une dalle en béton. Vous ne pourriez pas me fournir un marteau piqueur ?
Caroline – Sacrée Blanche, je sens qu’on ne va pas s’ennuyer, avec vous… Bon, et bien ça va être l’heure d’aller vous préparer pour le déjeuner…
Blanche – Le déjeuner ? Il est dix heures et demie ? Je viens à peine de prendre mon café !
Caroline – L’après-midi appartient à ceux qui déjeunent tôt ! C’est la devise de la maison.
Blanche – Tu parles d’une devise à la con…
Solange – Le déjeuner est servi à midi.
Henriette – À notre âge, il nous faut au moins une heure pour nous préparer à l’idée de manger… et une bonne sieste de deux ou trois heures pour digérer avant le dîner.
Claude – On ne voit pas les journées passer…
Honoré – Vous allez déjeuner à ma table, Blanche, n’est-ce pas ? Cela nous permettra de faire un peu connaissance…
Henriette – À notre table ?
Claude – À la table du capitaine ?
Honoré – Eh bien… comme Adèle nous a quittés, il y a une place de libre, non ?
Solange – C’est à dire que… J’avais prévu de la prendre.
Claude – C’était prévu comme ça…
Henriette – Il y a une liste d’attente…
Honoré – Dans ce cas, l’une d’entre vous va bien céder sa place à Blanche, n’est-ce pas ? C’est un devoir pour nous de lui faire sentir qu’elle est la bienvenue parmi nous…
Les autres lancent un regard assassin en direction de Blanche. Honoré tend son bras à Blanche qui, rien que pour emmerder les autres, l’accepte.
Honoré – Vous permettez ?
Honoré quitte le salon avec Blanche à son bras.
Henriette – D’abord elle prend le fauteuil de Claude. Maintenant elle nous prend notre place à la table du capitaine…
Solange – Il paraît que c’est une ancienne comédienne.
Henriette – On sait ce que ça veut dire…
Claude – Qu’est-ce que ça veut dire ?
Henriette – Une comédienne, tu parles…
Solange – Celle-là, elle ne va pas faire de vieux os ici…
Les pensionnaires s’apprêtent à quitter le salon, quand Claude, qui retape un peu son fauteuil, trouve quelque chose par terre.
Claude – Qu’est-ce que c’est que ça ?
Solange – Faites voir…
Henriette – Ça ne me dit rien…
Claude – Un thermomètre jetable ?
Henriette – Ça ne ressemble à rien que je me sois déjà mis dans les fesses.
Solange – Un thermomètre ? Il n’y a pas d’indication de température…
Claude – Pas un sex-toy, quand même…
Henriette – Ça ne serait pas un test de grossesse, plutôt…
Claude – Ah, oui… Il y a deux traits…
Solange – Deux traits ? Ça veut dire en cloque ?
Henriette – Allez savoir…
Claude – C’est la première fois que je vois un truc comme ça…
Solange – De notre temps, on n’avait pas besoin de tout ça pour se rendre compte qu’on avait un polichinelle dans le tiroir…
Claude – Faudrait avoir le mode d’emploi…
Henriette – Ou demander à quelqu’un.
Claude – Qui est-ce qui peut bien être enceinte ici ?
Solange – Dans une maison de retraite, ça élimine déjà pas mal de monde…
Henriette – À part les aides-soignantes et la directrice…
Claude – Et le père, ce serait qui alors…?
Arrive le médecin, Roberto, un bel italien d’une trentaine d’années, à la mine enjôleuse.
Roberto – Bonjour tout le monde… Alors, comment allez-vous ce matin ?
Claude – Ça peut aller, Docteur…
Roberto – Et vous, mesdames ? Mais quels teints de rose ! Vous avez l’air de vraies jeunes filles ! Quel est le secret de votre éternelle jeunesse ?
Solange – On nous a greffé des cellules de méduses.
Henriette – Ne vous approchez pas trop, vous pourriez vous piquer. C’est très urticant…
Roberto – Et cette nouvelle hanche, Henriette ?
Henriette – Ça peut aller…
Roberto – On va pouvoir faire la deuxième, alors ? Vous savez qu’en ce moment, dans ma clinique, les hanches artificielles sont en promotion. La deuxième est à moitié prix. Mais il faut vous dépêcher de vous décider, mesdames.
Solange – À notre âge, vous savez…
Henriette – C’est comme sur une vieille voiture.
Claude – Il faut bien réfléchir avant de se lancer dans de nouvelles réparations.
Henriette – Vous changez les freins, la semaine d’après c’est le moteur qui lâche…
Roberto – Mais voyons, mesdames, ça se voit tout de suite que vous, vous en avez encore sous le capot ! Vous êtes carrossées comme des Ferrari !
Les pensionnaires commencent doucement à se mettre en mouvement pour partir.
Solange – Malheureusement, on n’est plutôt des voitures de collection que personne ne veut plus sortir du garage…
Henriette – De peur qu’elles ne tombent en panne à peine tourné le coin de la rue…
Claude – Qu’est-ce que vous voulez, on a fait notre temps.
Henriette – Et encore, nous on a pu profiter un peu du marché de l’occasion avant de finir ici à la casse.
Claude – Vous avec vos quarante cinq ans de cotisation obligatoire, vous passerez directement de l’école au boulot et du boulot à la maison de retraite médicalisée.
Solange – Ou directement du boulot au cimetière, comme ça ça coûtera encore moins cher…
Henriette – Surtout qu’avec vos études de médecine, vous n’avez pas dû commencer de bonne heure à cotiser.
Claude – Au moins, vous, vous n’aurez pas loin à aller pour passer de l’autre côté de la barrière.
Solange – On appelle ça la dépendance, il paraît. Parce que travailler dix heures par jour pour un patron pendant un demi-siècle, c’est la liberté, peut-être ?
Les pensionnaires s’en vont, en abandonnant un Roberto un peu décontenancé malgré tout.
Roberto – Je ne vous chasse pas, au moins.
Claude – C’est bientôt le déjeuner.
Henriette – On va aller se pomponner un peu pour avoir l’air à peu près présentables.
Solange – Et ne pas couper l’appétit aux autres.
Claude – Ce n’est déjà pas toujours très appétissant ce qu’on a dans l’assiette…
Roberto – Eh bien… Bon appétit, alors !
Les pensionnaires sortent. La directrice arrive.
Nathalie (préoccupée) – Ah, Roberto, je voulais vous voir, justement…
II s’approche d’elle et essaie de l’enlacer.
Roberto – Vous êtes très en beauté ce matin, Nathalie !
Nathalie (se dégageant) – Allons, voyons, soyez un peu sérieux, Roberto… On pourrait nous voir…
Roberto – Quelle importance ! Puisque nous allons nous marier.
Nathalie – Ce n’est pas encore officiel…
Roberto – Nous nous aimons, c’est le principal. Et puis je vous l’ai dit. Avec votre maison de retraite et ma clinique privée, nous allons faire un malheur, Nathalie !
Nathalie – Bien sûr… Même si notre première mission est de faire le bonheur de nos chers anciens.
Roberto – Cela va de soi, évidemment. Et qu’est-ce que vous aviez à me dire de si important, ma chère ?
Nathalie – Eh bien… C’est un peu embarrassant à vrai dire… Je ne suis pas encore complètement sûre…
Roberto – Vous êtes libre pour dîner ?
Ils commencent à s’en aller tous les deux.
Nathalie – On en reparle plus tard, d’accord…
Ils sortent.
Noir.
Après-midi
Au salon, Claude a retrouvé son fauteuil, et observe Solange qui tricote avec un air un peu renfrogné.
Claude – Allez, ne faites pas votre mauvaise tête, Solange… Je suis sûr qu’une autre place se libérera bientôt à la table du capitaine…
Solange – J’y compte bien…
Claude – Qu’est-ce que vous tricotez ? Une écharpe ?
Solange – C’est une surprise…
Claude – Et c’est pour qui ?
Solange – Pour vous peut-être…
Blanche arrive avec Honoré.
Claude – Alors Blanche, comment avez-vous trouvé le restaurant ?
Blanche – Le restaurant ? Je ne sais pas, j’ai mangé à la cantine…
Honoré – Ici, on appelle ça le restaurant…
Blanche – Ça fait longtemps que vous n’êtes pas allé au restaurant, alors. (À Solange) Qu’est-ce qu’elle tricote, la morue ? Un filet ? Vous comptez aller à la pêche au gros ?
Claude – C’est une écharpe, je crois.
Blanche – Pas pour moi, j’espère.
Solange – Allez savoir…
Claude – C’est une surprise.
Honoré – Ça ressemble plutôt à une corde, non ?
Claude – Une corde en laine ?
Honoré – Au moins, celui qui se pendra avec ne risquera pas de s’enrhumer.
Caroline arrive avec le nouveau numéro de Votre Temps.
Caroline – Et voilà, un peu de lecture… Le nouveau numéro de Votre Temps, comme tous les mercredi…
Blanche intercepte le magazine au grand dam de Claude qui s’apprêtait à le prendre.
Blanche – Je vais enfin savoir si j’ai gagné…
Caroline se met à faire un peu de ménage.
Caroline – C’est joli, ce que vous tricotez… C’est quoi ?
Honoré – On ne sait pas.
Caroline – En tout cas, ça a l’air bien chaud.
Solange – L’important, c’est que ce soit solide…
Caroline – Ah, oui, aussi, bien sûr.
Henriette arrive.
Henriette – Après, vous devriez attaquer une brassière pour le bébé…
Caroline – Le bébé ? Qui va avoir un bébé ?
Henriette – Ça, on aimerait bien le savoir…
Blanche feuillette le magazine, et soudain son visage s’illumine.
Blanche – C’est moi !
Henriette – C’est vous quoi ?
Blanche – Le concours, dans Votre Temps ! C’est mon numéro qui est sorti ! J’ai gagné la croisière !
Claude – Le premier prix ? La croisière dans le Pacifique ? Sur Le Cuesta Mucho ?
Blanche – Le deuxième prix ! La croisière en Antarctique ! Sur le Cuesta Poco !
Honoré – Fantastique ! Vous en avez de la chance !
Solange – Heureux au jeu…
Blanche – C’est pour deux… Je peux emmener la personne de mon choix… Ça vous en bouche un coin…
Henriette – Qu’est-ce qu’on peut bien faire sur un paquebot en Antarctique ?
Claude – Il n’y a sûrement pas de piscine…
Solange – Il y a peut-être une patinoire.
Caroline – Pourquoi voulez-vous partir en vacances ? Ici, vous êtes toujours en vacances, non ?
Blanche – Pour changer d’atmosphère ! Ça sent le renfermé, ici…
Henriette – Et qui allez-vous inviter à partir avec vous, Blanche ?
Blanche – Allez savoir…
Honoré – Si vous avez besoin d’un chevalier servant…
Blanche – Servant ? À quoi vous pourriez encore bien servir, vieux débris. Est-ce qu’au moins vous seriez encore capable de porter ma valise ?
Roberto arrive et, discrètement, essaie d’embrasser ou de peloter Caroline, qui se dégage.
Roberto – Vous m’avez l’air bien gais ! Qu’est-ce qui se passe ?
Claude – Blanche a gagné une croisière. En Antarctique.
Roberto n’a pas l’air de prendre ce projet très au sérieux.
Roberto – Très bien, très bien…
Henriette – Ah, Docteur, je peux vous demander quelque chose.
Roberto – Mais bien sûr, Henriette, je vous écoute.
Henriette – En privé…
Roberto – Hun, hun…
Elle l’entraîne un peu à l’écart, et lui montre le test de grossesse.
Henriette – C’est positif ou négatif ?
Roberto (estomaqué) – Vous êtes enceinte, Henriette ?
Henriette – Pas moi ! On a trouvé ça sur le fauteuil de Claude, ce matin…
Roberto – Claude ?
Henriette – Bon, ça ne lui appartient pas non plus, vous vous en doutez bien…
Roberto semble inquiet.
Roberto – Vous pouvez me laisser ça, Henriette ? Je vais mener ma petite enquête…
Henriette – Vous me tenez au courant…
Caroline – Allez, c’est l’heure de la sieste. Tout le monde au lit !
Blanche – La sieste ? J’ai pas sommeil, moi.
Caroline – C’est le règlement…
Honoré – Oui, mon adjudant… Vous aviez raison, Blanche, c’est un peu comme à l’armée, ici.
Blanche – Ah oui ? La sieste crapuleuse est obligatoire aussi, dans l’infanterie de marine ?
Les pensionnaires s’en vont. Henriette oublie son châle sur un fauteuil.
Roberto – C’est vous qui êtes enceinte, Caroline ?
Caroline – Pardon ?
Roberto – Ce n’est pas à vous ça ?
Il lui montre le test.
Caroline – Et si ça l’était ?
Roberto – Ne me dites pas que vous comptez le garder ?
Caroline – Non, je compte en faire don au Secours Catholique. Pour les plus nécessiteux que moi.
Roberto – Ecoutez, Caroline, ce qui s’est passé entre nous, c’était… un dérapage.
Caroline – Un dérapage incontrôlé, alors, si j’en juge par les résultats de ce test de grossesse.
Nathalie arrive. Caroline s’en va.
Roberto – Ah, justement, je voulais vous parler.
Nathalie – Oui, moi aussi…
Roberto – Vous êtes enceinte ?
Nathalie – Mon Dieu, non ! Pourquoi ?
Roberto – Pardon, je ne sais pas ce qui m’a pris…
Henriette revient chercher son châle. Ils ne la voient pas, et elle en profite pour écouter la conversation.
Nathalie – Non, ce qui me préoccupe, c’est que… le taux de mortalité dans notre établissement a augmenté dans des proportions curieuses ces derniers temps. Vous ne trouvez pas ?
Roberto – Vous avez raison… Dans une maison de retraite, il est normal que le nombre de décès soit supérieur à celui des naissances, mais tout de même…
Nathalie – Quelle naissance ?
Roberto – Et puis généralement, dans ce genre d’établissements, on est relativement plus à l’abri des morts violentes que dans un lycée ou un commissariat de banlieue…
Nathalie – Vous m’inquiétez, Roberto. Si vous savez quelque chose, je vous écoute…
Roberto – C’est à propos d’Adèle.
Nathalie – Adèle ?
Roberto – Il semblerait que sa mort… ne soit pas vraiment naturelle.
Nathalie – Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
Roberto – Je ne peux rien affirmer, bien sûr, mais j’ai tout de même quelques indices qui me laisse à penser que…
Nathalie – Quels indices ?
Roberto – Eh bien… Les traces de strangulation que j’ai constatées autour de son cou, pour commencer.
Nathalie – Non…?
Roberto – Ensuite… la fourchette de cantine que j’ai retrouvée plantée dans son abdomen.
Nathalie – Oh, mon Dieu…!
Roberto – Il faudrait pouvoir effectuer une autopsie pour savoir si en plus, elle n’a pas été empoisonnée.
Nathalie – Qui pourrait bien avoir envie d’assassiner quelqu’un de cent trois ans.
Roberto – À part quelqu’un de cent deux ans dans l’espoir de devenir doyen de l’humanité à sa place…
Nathalie – Tout cela est très fâcheux, Roberto. C’est la réputation de notre établissement qui est en jeu. Vous vous rendez compte ? Si tout cela parvenait aux oreilles des médias !
Roberto – Après le travail remarquable que vous avez fait pour obtenir un aussi bon classement dans le Guide Michelin des Maisons de Retraite.
Nathalie – Nous perdrions immédiatement notre troisième couronne, qui récompense un établissement comptant plus de vingt centenaires.
Roberto – Et probablement aussi notre troisième fourchette…
Nathalie – Vous pensez qu’il faut prévenir la police malgré tout ?
Roberto – Je ne sais pas… La loi considère déjà que d’ôter la vie à un fœtus de moins de trois mois n’est pas un crime. En extrapolant un peu… on pourrait considérer que d’achever l’interminable agonie de quelqu’un de cent trois ans n’est pas vraiment un crime non plus…
Nathalie – La loi de la République, Roberto ! Pas celle de l’Église…
Roberto – Alors qu’est-ce qu’on fait ? On se tire une balle dans le pied ?
Nathalie – Vous avez raison… Il vaut mieux que nous menions nous-mêmes notre petite enquête en interne dans un premier temps…
Roberto – Je suis d’accord avec vous, Nathalie… Vous pouvez compter sur moi. Après tout, nous allons nous marier, n’est-ce pas ?
Nathalie – Pour le meilleur et pour le pire…
Roberto – Reste à savoir qui a fait ça et pourquoi.
Nathalie – Vous pensez que le coupable pourrait être un membre du personnel ?
Roberto – C’est une hypothèse… Mais pourquoi ?
Nathalie – Euthanasie ? C’est très à la mode, en ce moment…
Roberto – Je vois mal une infirmière étrangler d’une main une petite vieille tout en lui plantant une fourchette dans le ventre avec l’autre. En général, l’euthanasie est un acte d’amour envers son prochain, non ?
Nathalie – Comme vous y allez… Vous savez pourtant que le pape n’est pas du tout favorable ce genre de choses.
Roberto – L’Église évoluera sans doute là dessus, comme sur bien d’autres sujets… Dans cinq ou dix siècles en tout cas… Euthanasie… C’est le mot qui n’est pas très vendeur déjà…
Nathalie – Vous trouvez ?
Roberto – Dans euthanasie, il y a nazi… C’est d’ailleurs eux qui ont industrialisé le concept les premiers, malheureusement. Alors allez rattraper le coup, maintenant…
Nathalie – Et comment voudriez-vous appeler ça pour rendre cette pratique plus agréable ?
Roberto – Je ne sais pas, moi… Il faudrait trouver quelque chose de moins… Enfin de plus…
Blanche passe, une valise à la main. Henriette déguerpit, de crainte d’être découverte.
Nathalie – Mais vous allez où, Blanche ?
Blanche – Ben je pars en croisière.
Nathalie – Non, mais attendez, vous ne pouvez pas partir comme ça.
Blanche – Pourquoi pas ?
Nathalie – Je dois prévenir votre mère. Je veux dire votre fille…
Roberto – Il faut signer une décharge.
Blanche – Une décharge ? Allez-y, traitez-moi de déchet, pendant que vous y êtes !
Nathalie (à Roberto) – Je vais prévenir la famille…
Roberto – Allons, Blanche, vous n’allez pas nous quitter comme ça. Ça peut attendre demain, non ? Prenez donc un peu l’air sur le pont, et pendant ce temps-là, je vais remettre votre valise dans votre cabine…
Blanche – Vous essayez de me mener en bateau, c’est ça ?
Roberto – Et puis il y a tellement de vieux, sur ces paquebots, vous savez… Je ne suis pas sûr que vous verriez vraiment la différence avec une maison de retraite.
Blanche s’assied à regret. Roberto part avec sa valise.
Honoré, Claude et Solange arrivent.
Honoré – Ça n’a pas l’air d’aller, Blanche, qu’est-ce qui se passe ?
Claude – On peut faire quelque chose pour vous ?
Blanche – J’ai quatre vingt six ans, vous pouvez faire quelque chose contre ça ?
Honoré – Quatre vingt six ans ! Je vous jure que vous ne les faites pas du tout.
Claude – On vous donnerait à peine quatre-vingts.
Henriette arrive.
Henriette – Vous connaissez la nouvelle ?
Claude – Ben oui, elle est ici avec nous.
Henriette – Adèle a été assassinée !
Claude – Non !
Henriette – Je le tiens de la direction…
Solange – Ils vous l’ont dit ?
Henriette – Disons que j’étais au bon endroit au bon moment. En tout cas, il y a un tueur en série parmi nous.
Honoré – Comment sait-on qu’il s’agit de quelqu’un d’entre nous ?
Henriette – Qui pourrait bien avoir l’idée de venir spécialement dans une maison de retraite pour assassiner des vieux ?
Claude – C’est vrai… Dans une colonie de vacances encore, on comprendrait, mais dans une maison de retraite…
Solange – Un tueur en série ?
Henriette – Depuis quelques temps, les centenaires tombent comme des mouches, ici, vous n’avez pas remarqué ?
Claude – Qui ça pourrait bien être…?
Honoré – Un membre du personnel, peut-être…
Caroline arrive.
Caroline – Une petite tisane, pour digérer ? Camomille ? Tilleul ? Verveine ?
Henriette – Un tueur… ou une tueuse.
Claude – Non, merci, ça ira.
Henriette – Moi non plus merci…
Caroline – Ah, pas d’amateurs aujourd’hui ? Bon tant pis…
Caroline repart.
Henriette – Une tisane, tu parles… Un bouillon de onze heures, oui…
Blanche – Et c’est moi qu’on traite de folle.
Henriette – Vous vous en fichez, vous, bien sûr, vous partez en croisière !
Honoré – Alors, Blanche, qui allez-vous emmener avec vous ?
Claude – Vous dites ça parce que vous avez peur de rester ici, capitaine ?
Solange – Pourtant, le capitaine devrait toujours être le dernier à quitter le navire ! Je me souviens, pendant le naufrage du Titanic…
Blanche – Je vois que tout d’un coup, la croisière en Antarctique a le vent en poupe.
Henriette – Plutôt que de rester ici à attendre de se faire zigouiller.
Blanche – On n’a qu’à tirer ça au sort…
Henriette – On met tous nos noms sur des petits papiers dans le chapeau d’Honoré. Et on procède au tirage.
Honoré – Très bien…
Honoré ôte son chapeau. Ils griffonnent chacun quelque chose sur un bout de papier qu’ils placent dans le chapeau dans un silence religieux, en se surveillant les uns les autres avec un air méfiant.
Claude – Une main innocente ?
Blanche – Vous devrez vous contenter de la mienne.
Tension générale. Elle tire un papier du chapeau et le déplie.
Blanche – Claude.
Claude semble soulagé.
Claude – Il ne me reste plus qu’à souhaiter bonne chance à ceux qui restent…
Caroline revient, suivi de près par Roberto.
Caroline – Qu’est-ce qui se passe ici ? C’est quoi ces mines de conspirateurs ?
Henriette – On faisait un Cluedo… Vous savez ce que c’est. C’est toujours propice aux débordements.
Caroline – Ah… Et qui était le coupable ? Le Capitaine Moutarde ? Le Docteur ?
Solange – La partie n’est pas encore terminée. On sait juste que le crime a eu lieu dans la chambre avec une fourchette.
Henriette – Ah, tiens, je ne me souvenais pas vous avoir dit ça aussi…
Honoré remet son chapeau sur sa tête et tout le monde s’en va.
Roberto reprend, à voix basse, sa discussion interrompue avec Caroline.
Roberto – Mais enfin, Caroline, vous ne pouvez pas le garder…
Caroline – Et pourquoi pas ?
Roberto – Vous savez que je vais épouser Nathalie.
Caroline – Il fallait y penser avant… Et si je lui disais que vous allez être papa ?
Roberto – Combien ?
Caroline – Je n’ai pas dit que c’était des triplés, non plus.
Roberto – Combien… pour que vous ne le gardiez pas ?
Caroline – Vingt mille ?
Roberto – Dix mille.
Caroline – Ok. Mais je veux le fric maintenant.
Roberto sort son chéquier, remplit un chèque et lui tend.
Roberto – J’ai votre parole ?
Caroline – Si ce n’est pas un chèque en bois…
Caroline s’en va.
Roberto – Voilà au moins une affaire de réglée… Et c’est toujours moins cher qu’une pension alimentaire…
Il s’en va aussi. Retour de Blanche, suivie de Christiane et Dominique.
Christiane – Mais enfin, maman, c’est quoi encore cette histoire de croisière ?
Dominique – Voyons, Blanche, vous n’avez plus l’âge de partir en expédition en Antarctique.
Blanche – Les croisières, c’est spécialement fait pour les vieux ! Vous croyez qu’on en ferait la promo dans Votre Temps, sinon ?
Dominique – Oui, mais… Il y a vieux, et vieux…
Christiane – Et puis, c’est dangereux les croisières, parfois les bateaux font naufrage.
Dominique – Il en coule au moins un par mois, quelque part dans le monde.
Blanche – À mon âge, c’est tous les jours qu’on espère échapper au naufrage. Avec de moins en moins de chance de s’en sortir vivant, malheureusement.
Christiane – Il faut toujours que tu voies le mauvais côté des choses.
Dominique – Vous n’êtes pas bien, ici ?
Blanche – Quoi ? Vous n’êtes pas au courant ?
Christiane – Au courant de quoi ?
Blanche – C’est un véritable film d’horreur, ici ! Le docteur se livre à des manipulations génétiques sur les pensionnaires et l’aide-soignante est une tueuse en série !
Nathalie arrive.
Nathalie – Écoutez, j’ai vérifié dans le magazine Votre Temps, les résultats du concours n’ont même pas encore été promulgués…
Christiane – Vous êtes sûre ?
Nathalie – Je leur ai même passé un coup de fil pour vérifier…
Christiane (à Blanche) – Mais enfin, maman, pourquoi tu es allée inventer une histoire pareille ?
Blanche – Je ne sais pas moi… on s’emmerde à mourir, ici… Pour mettre un peu d’ambiance…
Dominique – Ah, oui, c’est réussi.
Nathalie – Je suis désolée de vous avoir fait déplacer pour rien…
Christiane – Mais non, c’est moi, je vous assure…
Dominique – Enfin, on vous avait prévenu… Elle est encore un peu comédienne…
Nathalie – Je vais la raccompagner dans sa chambre.
Christiane embrasse sa mère.
Christiane – Allez, au revoir, maman…
Blanche (à voix basse) – Mais pour la tueuse en série, c’est vrai, je t’assure… Il faut absolument que tu me fasses sortir d’ici…
Christiane – Bien sûr, maman…
Dominique embrasse à son tour Blanche.
Blanche (toujours à voix basse) – Prévenez la police… Mais ne dites rien devant la directrice, elle est de l’Opus Dei…
Dominique – On va faire comme ça…
Nathalie – Allez venez Blanche, on va s’occuper de vous…
Nathalie prend Blanche par le bras et l’emmène.
Christiane se tourne vers Dominique.
Christiane (soupirant) – Elle nous aura tout fait…
Dominique – Ça va aller, ne t’inquiète pas. Ils vont lui faire une petite piqûre, et elle va dormir tranquillement comme un bébé jusqu’à demain matin.
Christiane – Ils leur font des piqûres pour les faire dormir, tu crois ?
Dominique – Je ne sais pas, j’imagine… Moi, c’est ce que je ferais…
Dominique enlace Christiane pour la réconforter.
Christiane – À propos de dormir comme un bébé, je ne sais pas si c’est le bon moment et le bon endroit, mais j’ai quelque chose à t’annoncer.
Dominique – Quoi ?
Christiane – Ben, toi, dans l’année qui vient, tu risques de ne pas faire tes nuits…
Dominique (aux anges) – Non ?
Christiane – Ça a marché ! Je suis enceinte.
Dominique – Mais c’est merveilleux !
Christiane – À mon âge, ça tient même du miracle… J’attendais les résultats de la prise de sang pour être tout à fait sûre. D’ailleurs, je ne sais pas ce que j’ai fait du test de grossesse. J’ai dû le perdre ici ce matin…
Dominique – Une fille ? Un garçon ?
Christiane – Ça c’est encore un peu tôt pour le dire, mais le médecin m’a dit qu’il était à peu près certain que c’était un être humain ! Tu vas être papa !
Dominique – Alors ça, ça se fête ! Je t’invite au restaurant !
Ils s’apprêtent à s’en aller. Dominique sort un cigare.
Christiane – Tu ne vas pas l’allumer ici…
Dominique – Oh, à leur âge, un peu de tabagisme passif, ça ne peut quand même pas écourter leur vie de beaucoup.
Christiane – Je pensais au bébé…
Dominique range son cigare.
Dominique – Tu as raison, je vais attendre qu’on soit dehors pour l’allumer.
Christiane – Et dire que maintenant, il va falloir se mettre à chercher une place en crèche…
Dominique – Déjà ?
Christiane – Là aussi, il y a une liste d’attente, figure-toi !
Dominique – Ok, je vais m’en occuper aussi…
Christiane – Comment ça aussi… ?
Dominique et Christiane s’en vont.
Roberto et Nathalie arrivent.
Nathalie – Vous soupçonnez quelqu’un en particulier ?
Roberto – Une aide-soignante…
Nathalie – Caroline…?
Roberto – Pourquoi pas ?
Nathalie – Vous m’avez dit ne pas croire à la thèse de l’euthanasie, en raison du mode opératoire. C’est vrai qu’une injection de sodium, c’est quand même moins salissant…
Roberto – Elle a peut-être utilisé une fourchette pour brouiller les pistes.
Nathalie – Tout de même… Une fourchette de cantine… Pour abréger les souffrances de quelqu’un par compassion…
Roberto – Elle aurait pu agir sur ordre. Pour de l’argent.
Nathalie – Une tueuse à gage ?
Roberto – J’ai de bonnes raisons de penser que cette Caroline est parfaitement capable de tuer pour de l’argent.
Nathalie – Qui pourrait en vouloir à ce point à une centenaire ? Ses héritiers ? Ils savaient qu’elle n’en avait plus pour très longtemps… Ils ne sont pas à quelques mois près.
Roberto – Mais ceux qui attendent qu’une place se libère ici pour se débarrasser de leur mère, si. La plupart des gens seraient prêts à tuer pour avoir une place en crèche. Alors en maison de retraite, vous imaginez…
Nathalie – La fille de Blanche…?
Roberto – Ou son… compagnon.
Nathalie – C’est vrai qu’il a un drôle de genre.
Roberto – Mmm… Je dirais même un genre plutôt indéterminé.
Nathalie – Bon, il ne faut quand même pas négliger les autres pistes… Vous avez des éléments nouveaux au sujet de la victime ?
Roberto – L’autopsie sommaire que j’ai réalisée avec les moyens du bord révèle qu’Adèle est morte après avoir ingéré des spaghettis bolognaise.
Nathalie – Vous pensez qu’elle aurait pu aussi succomber à une intoxication alimentaire ?
Roberto – Je ne crois pas… J’en ai moi-même mangé hier soir, et j’ai survécu.
Nathalie – Autre chose d’intéressant ?
Roberto – Oui… Avant qu’on lui plante une fourchette de cantine dans l’estomac, Adèle a été étranglée avec une écharpe tricotée à la main… J’ai retrouvé un morceau de laine incrusté dans son cou…
Nathalie – Le tricot, c’est une piste intéressante, en effet… Je crois qu’il faudrait interroger aussi les autres pensionnaires.
Roberto – Après le dîner, alors… Là, ils sont tous au restaurant…
Nathalie – Quel est le menu, ce soir ?
Roberto – Spaghettis.
Nathalie – Encore !
Roberto – Il restait de la bolognaise d’hier soir. Et comme la plupart ne se souviennent pas de ce qu’ils ont mangé la veille.
Nathalie – On va peut-être commander chinois, alors.
Noir.
Soir
Ambiance de commissariat voire de gestapo. Comme dans les séries américaines, Roberto mange un plat chinois avec des baguettes dans un pot en carton. Nathalie joue les bad cop et procède à l’interrogatoire musclé d’Henriette, en pyjama rayé, assise si possible dans une chaise roulante, avec une lampe de bureau dans la figure. Nathalie s’est transformée en véritable tortionnaire. Elle brandit la fourchette qui constitue la principale pièce à conviction.
Nathalie – Donc, vous avouez avoir déjà vu cette fourchette de cantine auparavant.
Henriette – Ben oui.
Nathalie – Sur les lieux du crime ?
Henriette – Ben non.
Nathalie – Ah, oui ? Où ça alors ?
Henriette – Ben à la cantine !
Nathalie – Ne te fous pas de ma gueule, Henriette.
Henriette – C’est une fourchette de cantine ! Regardez, il y encore de la sauce bolognaise dessus.
Roberto (intervenant) – Ça ma petite Henriette, c’est tout sauf de la bolognaise, croyez-moi.
Henriette (baillant) – J’irais bien me coucher, moi, maintenant, je commence à avoir sommeil…
Nathalie – Je ne suis pas pressée, vous savez. J’ai toute la nuit devant moi, s’il le faut.
Henriette – D’habitude, à vingt heures trente, on est déjà couché.
Nathalie – Alors on reprend tout depuis le début. Nom, prénom, profession, date et lieu de naissance…
Henriette – Je peux avoir ma tisane maintenant ? Je la prends toujours en regardant ma série policière à la télé.
Nathalie (pétant les plombs) – Tu vas parler, salope !
Roberto tente de la calmer d’un geste et, jouant les good cop, prend le relai.
Roberto – Allez, Henriette. Vous me connaissez ? Je ne vous veux pas de mal. Je suis votre médecin. Si vous nous disiez tout simplement ce que vous savez…
Henriette – À propos de quoi ?
Roberto – Est-ce que par exemple, vous auriez vu quelqu’un tricoter, ces temps-ci ?
Henriette – J’ai vu Solange tricoter une écharpe en laine… qui ressemblait beaucoup à une corde.
Roberto échange un regard entendu avec Nathalie.
Roberto – Solange…
Nathalie – Mais pourquoi aurait-elle fait ça ?
Roberto (à Henriette) – Est-ce que Solange avait une raison particulière d’en vouloir à Adèle ?
Henriette – Ben… Il y a longtemps que Solange attend qu’une place se libère à la table du capitaine.
Roberto – Bon sang, mais c’est bien sûr… Adèle morte, Solange passe à table, c’est logique…
Nathalie – Solange… Je lui aurais donné le Bon Dieu sans confession, à celle-là.
Roberto – Eh bien maintenant, il va falloir la faire avouer. Avec ou sans confessionnal…
Nathalie – Vous pouvez aller vous coucher, maintenant, Henriette… Vous avez fait votre devoir…
Henriette s’en va en râlant.
Henriette – J’espère que mon feuilleton n’est pas encore fini… Ça fait des semaines que j’attends de savoir qui est le coupable…
Roberto – Allons chercher Solange… avant qu’elle ne fasse une autre victime.
Nathalie et Roberto s’en vont. Claude arrive, s’assied dans son fauteuil et lit Votre Temps. Solange arrive avec son écharpe à la main.
Solange – Alors, Claude, vous en avez de la chance. Vous êtes l’heureux élu. Pour partir en croisière avec Blanche…
Claude – Je vous avoue que je suis soulagé, oui. J’ai tellement peur qu’on nous empoisonne… Je crois que les spaghettis bolognaises me sont un peu restés sur l’estomac.
Solange – Oui, Adèle aussi, ça lui était un peu resté sur l’estomac…
Claude – Pourtant, j’adore ça… Dommage qu’ils ne nous en servent pas plus souvent… Alors ça y est, c’est fini cette écharpe ?
Solange – Oui.
Claude – C’est pour qui ?
Solange – Pour vous ! Vous en aurez besoin pour cette croisière en Antarctique. Je vais vous la passer pour l’essayer.
Solange se lève et étrangle Claude par derrière, mais elle est interrompue par le retour de Nathalie et Roberto qui voient la scène, ce qui confirme leurs soupçons.
Roberto – Là on tient notre flag…
Nathalie – Claude, laissez-nous un instant, s’il vous plaît.
Claude – Mais enfin…
Roberto – Casse-toi, on te dit.
Claude s’en va.
Roberto – Claude, maintenant… Et pourquoi ?
Solange – Pour partir en croisière à sa place. J’ai toujours aimé les croisières. Je vous ai dit que j’étais sur le Titanic quand il a sombré ?
Roberto – Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir en faire ?
Nathalie – Je ne sais pas.
Roberto – La livrer à la police, à son âge ?
Nathalie – Même si c’est vrai que de tricoter l’arme du crime, on peut quand même appeler ça une certaine préméditation.
Solange – La démence sénile, ça se plaide très bien, vous savez…
Roberto – On va peut-être plutôt régler ça en interne…
Nathalie – Vous avez quel âge Solange ?
Solange – J’ai fêté mes cent ans la semaine dernière…
Nathalie – Sans elle, il ne nous en reste plus que dix-neuf… On perd notre troisième couronne au Michelin des Maisons de Retraite Médicalisées…
Roberto – Tu t’en tires bien salope…
Nathalie – Au moins jusqu’à ce qu’un autre pensionnaire souffle ses cents bougies…
Solange – S’il ne lui arrive pas malheur avant…
Nathalie et Roberto lui lancent un regard inquiet.
Noir.
Un an après
Trois des fauteuils sont occupés par Nathalie, Roberto et Caroline, passablement fatigués voire prématurément vieillis.
Nathalie – Je n’en peux plus…
Roberto – Et il est à peine midi…
Caroline – Ils finiront par avoir notre peau…
Nathalie – Vivement la retraite…
Arrivent les cinq pensionnaires, sérieusement rajeunis.
Henriette – Eh ben alors ? Vous avez l’air de morts-vivants !
Roberto – Vous en revanche, ça vous a fait un bien cette croisière.
Blanche – Ah, oui, on est en pleine forme, n’est-ce pas capitaine ?
Honoré – On a rajeuni de vingt ans.
Claude – Ça se terminera par un mariage, vous verrez…
Solange – Et ces produits anti-âge à base de méduses que vous nous avez ramenés…
Claude – Ah, oui, c’est spectaculaire !
Christiane et Dominique arrivent avec un couffin contenant supposément un bébé.
Christiane – Bonjour, bonjour…
Nathalie – Messieurs dames…
Dominique – Madame la Directrice…
Christiane – Comment allez-vous ? Vous avez l’air un peu fatiguée…
Nathalie – C’est vous qui aviez raison. C’est eux qui nous enterreront tous…
Dominique – Votre petit-fils, Blanche.
Blanche – Ah, oui… Mais pourquoi il est tout fripé…
Henriette – C’est vrai, on dirait qu’il a encore plus de rides que nous.
Honoré – Pourtant, il vaudrait mieux qu’il soit en forme.
Solange – C’est lui qui va payer notre retraite…
Honoré – Ah ben vous aussi, vous avez l’air fatigués, hein ?
Dominique – C’est qu’il ne fait pas encore ses nuits, le bougre…
Claude – Ne faites pas autant de bruit, vous voyez bien qu’il dort.
Honoré – Il ressemble à sa mère, non ?
Solange – Et c’est qui le père ? (Moment de flottement) Je déconne…
Claude – Bon ben qu’est-ce qu’on peut lui souhaiter alors à cet enfant ?
Henriette – Capitaine, un mot de bienvenue ?
Honoré s’éclaircit la voix puis commence son speech.
Honoré – Si la vieillesse est un naufrage, comme disait Châteaubriand en citant De Gaulle, c’est que la vie est une croisière sur le Titanic. Certains se prélassent sur le pont dans des transats, pendant que les autres rament dans la soute. Mais tout le monde finira par servir de nourriture aux méduses. Alors en attendant l’inévitable rencontre avec un iceberg, pour ceux qui le peuvent, au son de l’orchestre, autant faire teinter ses glaçons dans son verre.
Ils trinquent.
Tous ensemble (en direction du couffin) – Bienvenue à bord !
Musique. Ils entament quelques pas de valse.
Noir. Fin.
Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre, Jean-Pierre Martinez a écrit une vingtaine de comédies régulièrement montées en France et à l’étranger.
Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez sont librement téléchargeables sur
Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison
Paris – Novembre 2011 © La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-25-3
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