Au bout de la rue

Un bout de rue, avec un trottoir et éventuellement un banc. Un personnage (homme ou femme) arrive d’un côté, un autre personnage arrive du côté opposé.

Un – Excusez-moi, vous savez où elle va, cette rue ?

Deux – Où elle va ? Ah non, je… Je ne sais pas exactement.

Un – Mais pourtant vous en venez, non ?

Deux – D’où ?

Un – De cette rue !

Deux – Ah non, mais moi je sors du 5 bis là. C’est là où habite… Enfin bref, c’est tout au début de la rue. Dans l’autre sens, je ne sais pas où elle va, cette rue, moi.

Un – Ah oui, c’est ennuyant.

Deux – Ennuyant ?

Un – Je ne vais pas prendre cette rue sans savoir où elle va.

Deux – Mais vous, vous allez où ?

Un – On m’a dit au bout de la rue mais…

Deux – Au bout de la rue ? Quelle rue ?

Un – On m’a dit la rue qui descend.

Deux – La rue qui descend ? Alors ça ne doit pas être celle-là.

Un – Et pourquoi ça ?

Deux – Moi je dirais plutôt qu’elle monte, cette rue, non ?

Un – Ah oui, vous trouvez ? Moi je trouve plutôt qu’elle descend.

Deux – Ou alors, vous ne l’avez pas pris dans le bon sens…

Un – Ah non, pour moi elle descend.

Un troisième personnage arrive.

Deux – Excusez-moi de vous déranger… Vous trouvez qu’elle monte ou qu’elle descend, cette rue, vous ?

Trois – C’est pour un sondage ?

Deux – Non…

Trois – Je vous préviens, moi je ne fais pas de politique.

Deux – Non, non, c’est juste cette personne qui… On lui a dit au bout de la rue qui descend et…

Le troisième regarde la rue.

Trois – Moi, je dirais plutôt qu’elle est plate, cette rue, non ?

Deux – Un faux plat, alors…

Un – Oui, mais un faux plat qui monte ou un faux plat qui descend ?

Trois – On n’a qu’à poser une bille par terre sur le trottoir, et on verra bien si elle monte ou si elle descend.

Un – Comment est-ce qu’une bille pourrait bien monter ?

Trois – Pas la bille ! La rue. On pose la bille par terre, et on verra bien dans quel sens elle se met à rouler.

Un – Oui, évidemment, on peut faire ça…

Ils semblent tous les trois attendre quelque chose.

Deux – Vous avez une bille ?

Trois – Non.

Un – Alors pourquoi vous avez parlé de poser une bille par terre ?

Trois – J’ai dit ça comme ça, moi ! Je n’ai jamais dit que j’avais une bille. Vous trouvez que j’ai une tête à jouer aux billes ?

Deux – Faudrait trouver un gosse.

Un – Un gosse avec des billes.

Ils regardent autour d’eux.

Trois – De nos jours, des gosses qui jouent aux billes…

Deux – Ouais…

Trois – C’est vrai. Ça se perd. Moi, quand j’étais gosse, on jouait encore aux billes.

Deux – C’était une autre époque. Ça paraît tellement loin. Maintenant, si les gosses jouaient aux billes, ce serait à partir d’une application sur leur Smartphone.

Un – Bon, ça ne me dit toujours pas si c’est la bonne rue.

Trois – La bonne rue ?

Deux – On lui a dit au bout de la rue, mais on ne lui a pas dit le nom de la rue.

Trois – Au bout de la rue, c’est tout ?

Un – On m’a dit la rue qui descend.

Trois – Qui descend ? Mais dans quel sens ?

Deux – C’est ce que je lui ai dit…

Trois – Mais vous allez où, au juste ?

Un – Je ne vais nulle part ! Je cherche ma voiture.

Trois – Votre voiture…

Un – Mon mari m’a dit qu’il l’avait garée dans une rue qui descend, mais il ne m’a pas dit laquelle…

Deux – C’était il y a longtemps ?

Trois – Pourquoi ? Vous pensez que la pente de la rue aurait pu changer de sens entre temps ?

Deux – Vous n’avez qu’à la descendre, cette rue, et vous verrez bien si votre voiture y est garée.

Trois – La descendre… ou la monter. Telle est la question.

Deux – Il vous a dit en face de quel numéro ?

Un – Il m’a juste dit au bout de la rue. Tout en haut.

Trois (sceptique) – Tout en haut ? Au bout d’une rue qui descend…

Un – J’ai un peu peur de me perdre. Ça fait déjà un bon quart d’heure que je tourne en rond.

Trois – C’est vrai qu’elle a l’air de tourner un peu, tout au bout, cette rue, non ?

Deux – Remarquez, ça expliquerait tout…

Trois – Quoi ?

Deux – La rue d’en face, comment elle s’appelle ?

Un – Cette rue là ? Celle qui descend aussi ?

Trois – Moi je dirais plutôt qu’elle monte, mais bon…

Deux – Je vais aller voir…

Il va voir. Le troisième se tourne dans la direction où l’autre est parti.

Trois – Je ne sais pas où elle va, cette rue là, je ne l’ai jamais prise… Moi je vais toujours au numéro 214 de la rue Tournefort. Deux fois par semaine depuis plus de dix ans.

L’autre revient.

Deux – C’est incroyable, c’est aussi la rue Tournefort, numéro 214.

Trois – Cette rue là, c’est la rue Tournefort ?

Deux – Ben oui, comme celle-là.

Un – Comment est-ce qu’une rue peut descendre dans les deux sens ?

Trois – Remarquez, si c’est une rue qui tourne en rond…

Deux – Elle peut très bien descendre dans les deux sens…

Trois – C’est pour ça que votre mari vous a dit la rue qui descend…

Deux – Et au bout d’une rue qui descend et qui tourne en rond, forcément, on est tout en haut de la rue.

Un – Ah oui, ce n’est pas faux…

Trois – C’est incroyable… Ça fait dix ans que je parcours cette rue de bout en bout pour aller chez mon psychanalyste, en prenant à gauche à la sortie de la bouche, et je me rendre compte aujourd’hui que c’est juste à droite en sortant.

Deux – Quelle bouche ?

Trois – La bouche du métro !

Un – Ah, oui, c’est vraiment ce qui s’appelle tourner en rond.

Deux – Si j’étais vous, j’arrêterais la psychanalyse…

Un (se retournant) – Ah ben oui, tenez, elle est là bas justement…

Trois – Quoi ?

Un – Ma voiture !

Deux – Eh ben voilà.

Trois – Tout est bien qui finit bien.

Un – Merci beaucoup pour votre aide… Excusez-moi, il faut que je file, je suis déjà en retard…

Deux – Mais je vous en prie.

Le personnage s’éloigne. Les deux autres le regardent partir.

Trois – Ça n’a pas l’air de tourner très rond, quand même…

Deux – Ouais…

Noir.

Brèves de Trottoirs