Un bistrot. Deux femmes (une jeune et une vieille) sont assises chacune à une table. La jeune fait mine de travailler en tapotant sur une calculette et en notant des chiffres sur une feuille. La vieille semble désœuvrée.
Jeune (avec une convivialité un peu forcée) – Alors, ça y est ? C’est la dernière…
Vieille – Oui…
Jeune – Quel effet ça fait ?
Vieille – C’est comme un vieux film qu’on s’est repassé trop souvent. À la fin, on n’y comprend plus rien…
Jeune – On vous regrettera... Vous allez faire un pot ?
Vieille – Un pot ?
Jeune – Un pot de départ !
Vieille – Ah… Je ne sais pas… Je devrais…? (La jeune ne répond pas et continue à travailler). Vous savez ce qui me manquera le plus ? Le petit goût amer du café, le matin. La journée qui commence… À midi, c’est déjà foutu…
Jeune – Qu’est-ce que vous allez faire… après ?
Vieille – Me reposer…? C’est ce qu’on fait, j’imagine…
Jeune – Et vous restez dans le coin, ou…?
Vieille – Où voulez-vous que j’aille…?
Air perplexe de la jeune, interrompue par la sonnerie de son portable.
Jeune – Oui… Non… Oui, oui… Non, non…
La jeune raccroche et griffonne quelque chose sur un papier.
Vieille – Elle arrive bientôt ?
Jeune – Qui ?
Vieille – Ma remplaçante !
Jeune – Ah… Lundi, je crois…
Vieille – Je ne la verrai pas, alors… Vous la connaissez ?
Jeune – Non… (Un peu embarrassée) En fait, c’est moi qui vous remplace…
Vieille (sans hostilité) – Ah, d’accord… Félicitation…! Et la petite nouvelle vous remplacera… C’est logique…
Le portable sonne à nouveau. La jeune prend l’appel.
Jeune – Oui… Non… Oui, oui… Non, non…
Vieille – Vous voulez un café ?
Jeune – Pourquoi pas.
La vieille lui apporte une tasse.
Vieille – Je vous laisserai la cafetière, si vous voulez… Au bureau, je veux dire…
Jeune – Ça fait combien de temps que vous étiez ici ?
Vieille – Trop longtemps… (Un temps) Et vous ?
Jeune – J’arrive à peine…
Vieux – Vous comptez rester ?
Jeune (satisfaite) – Je termine ma période d’essai aujourd’hui… Demain, je passe en contrat à durée indéterminée… C’est automatique…
Vieux – Dans ce cas… Vous êtes contente, alors ?
Jeune – Ça va…
Elles sirotent leur café.
Vieille – Il est bon, non ? (Un peu inquiète) Il n’est pas trop fort ?
Jeune – Il est parfait…
Vieille – On se connaît à peine, en fait. Vous êtes mariée ?
Jeune – Pas encore... Et vous ?
Vieille – Non…
Jeune (s’excusant) – Bon… Faut que je m’y remette…
Vieux – Oui, pardon. Moi, c’est ma dernière journée, alors je ne risque plus grand chose. Mais vous… Si votre période d’essai ne s’achève que ce soir… Vous aurez tout le temps de ne rien faire quand vous serez là pour de bon…
La jeune regarde l’autre, se demandant si elle plaisante. Puis elle se remet au travail. La vieille à siffloter ou à chantonner. La jeune, visiblement dérangée par ce bruit, lui lance à la dérobée un regard réprobateur.
Vieille – Excusez-moi… (La jeune se remet au travail). Vous pourrez vous installer à ma place, si vous voulez. Quand je serai partie. La table est un peu plus grande, non…
Jeune – Oui… C’est ce qui est prévu…
Vieille – C’est vrai, je suis bête… Et la nouvelle prendra la petite table. (La présence oisive déconcentre visiblement la jeune). Excusez-moi, je vais essayer de m’occuper quand même. D’ailleurs, il faudrait que je songe à faire mes cartons… (Elle farfouille dans un grand sac). Enfin, quand je dis mes cartons… Je crois que tout tiendra dans un sac en plastique… C’est fou… Toute une vie, et qu’est-ce qui reste…? Quelques chemises vides dans un placard… On ne peut pas dire qu’on laisse quelque chose derrière nous, hein ? Vous n’auriez pas un sac en plastique, par hasard ? (La jeune lui lance un regard pour lui faire comprendre que non). Et dire que c’est moi qui occupais votre bureau quand je suis entrée ici... Vous savez à quoi je rêvais, à l’époque ? (Tête de la jeune pour dire non). Écrire… Non… Pas noircir des pages de comptes-rendus, comme je l’ai fait toute ma vie… Ecrire… Pour ne pas avoir de comptes à rendre justement… Je me disais qu’en prenant un petit boulot tranquille, j’aurais le temps de m’y mettre… Et puis voilà, les années ont passé, et je ne m’y suis jamais mise…
Jeune – Vous allez avoir le temps, maintenant…
Vieille – Oui. L’éternité… Mais pour raconter quoi ? Ma vie ? Je vous l’ai dit, elle tiendrait dans un petit sac en plastique…
Sonnerie du téléphone.
Jeune – Oui… Non…
Vieille – Peut-être même dans un préservatif…
Jeune – Oui, oui… Non, non… (La jeune raccroche). Vous disiez…?
Vieille – Rien…
Jeune – Vous savez ce que je me disais ?
Vieille (pleine d’espoir) – Non…
Jeune – Et si j’en profitais pour demander qu’on nous pose de la moquette ?
Vieille (interloquée) – De la moquette ?
Jeune – Pour pas déranger ceux d’en dessous ! Le parquet, c’est joli, mais… Ça grince…
Vieille – Ils se sont déjà plaints… ceux d’en dessous ?
Jeune – Non… Mais il y a quand même pas mal d’allées et venues, ici…
Vieille – C’est moi qui vais habiter en dessous.
Jeune – Ah oui…?
Vieille – Faut bien habiter quelque part… C’est un peu sombre, mais… Je connais bien le quartier… Je ne serai pas dépaysée…
Jeune – Et de nous entendre marcher, comme ça, au dessus de vous… Toute la journée… Vous êtes sûre que ça ne va pas vous déranger ?
Vieille – Ça me fera une distraction… Je me dirai… Ils sont en train de bosser, là-haut, pendant que moi… Je peux rester couchée toute la journée…
Jeune – Bon… Pas de moquette, alors…
La jeune se remet au travail.
Vieille – C’est quoi, vos rêves, à vous ?
Jeune – Mes rêves ?
Vieille – Vous êtes jeune. Vous devez bien avoir encore des rêves… Si vous touchiez le gros lot, qu’est-ce que vous feriez ?
Jeune – Je prendrai un peu de vacances, j’imagine…
Vieille – Et après…?
Jeune – Après…? Peut-être que j’ouvrirai ma boîte…
Vieille – Pour…?
Jeune – Pour ne pas avoir de patron !
Vieille – Ouvrir sa boîte pour ne pas avoir de patron… Autant ne pas travailler du tout… C’est plus simple, non ?
Jeune – Oui, peut-être… (Elle est interrompue par la sonnerie du téléphone). Non… Oui, oui… Non, non… (Elle raccroche). Bon, j’en étais où, moi…
Vieille – Tirez-vous…
Jeune – Pardon ?
Vieille – Tirez-vous ! Pendant qu’il est encore temps !
Jeune – Pour aller où ?
Vieille – Vous avez quel âge, vingt ans ? Vous tenez vraiment à finir comme moi ?
Jeune – Faut bien vivre… Qu’est-ce que vous proposez…?
Vieille (prise de court) – Rien… Vous avez raison…
La jeune se remet à travailler.
Jeune – Vous savez ce que je crois ?
Vieille – Non…
Jeune – Ils vont fermer la boîte.
Vieille – Comment ça, fermer la boîte ?
Jeune – Vous savez ce qu’on fabrique…
Vieille – Non…
Jeune – Toute votre vie, vous avez travaillé ici, et vous ne savez pas ce qu’on fabrique ?
Vieille – Au début, je crois que je le savais… Mais ça a tellement changé… On a été racheté au moins dix fois. Je ne savais même pas qu’on fabriquait encore quelque chose… Qu’est-ce qu’on fabrique ?
Jeune – Des urnes !
Vieille – Des urnes ?
Jeune – Le marché est en train de s’effondrer.
Vieille – L’abstention…?
Jeune – Des urnes funéraires !
Vieille – Ah…
Jeune – Le papy-boom est derrière nous…
Vieille – C’est si grave que ça ?
Jeune – Ils vont fermer la boîte… et ils vont en ouvrir une autre…
Vieille – Délocalisation ?
Jeune – Même pas. En fait, on gardera probablement les mêmes locaux…
Vieille – Et le personnel ?
Jeune – À part les départs naturels, comme vous, on finira sûrement par reclasser tout le monde… Il se pourrait même qu’on réembauche… Il suffira de changer le nom de la société, pour fabriquer autre chose… On n’a que l’embarras du choix… Avec la reprise de la natalité…
Vieille – Alors qu’est-ce que ça change ?
Jeune – En fait, pas grand chose.
La jeune se remet au travail. La vieille reste pensive.
Vieille – Il n’y a vraiment aucun moyen d’arrêter tout ça…
Jeune – Quoi ?
Vieille – Je ne sais pas… D’ailleurs, je suis sûre que si on se mettait en grève, personne ne s’en apercevrait, là haut…
Jeune – Vous êtes une originale, vous…
Vieille – Oui… Une vieille originale… Vous avez remarqué ? On ne dit jamais une jeune originale… C’est normal d’être originale, quand on est jeune… C’est toléré… C’est même recommandé… Presque hygiénique. Mais en vieillissant… C’est supposé vous passer… Les cheveux rouges… ou les anneaux dans le nez. Passé trente ans, c’est ringard. Alors à plus de cinquante, c’est carrément louche… Vous savez ce que c’est, vieillir ? C’est de ne plus savoir comment inventer sa vie tous les matins, passée l’heure du café… En fait, on meurt par manque d’imagination. Vous n’êtes pas très… anneaux dans le nez, vous…?
Jeune – Vous avez des enfants ?
Vieille – Non…
Jeune – Vous auriez aimé en avoir ?
Vieille – Pourquoi faire ?
Jeune – Pour ne pas vieillir toute seule, par exemple.
Vieille – J’ai des voisins. Ils vieillissent avec moi.
Jeune – C’est assez déprimant, de parler avec vous…
Vieille (amusée) – Vous trouvez…?
Jeune – C’est pas si grave que ça.
Vieille – Que je sois déprimante ?
Jeune – Peut-être que vous demandez trop.
Vieille – Oui… C’est ce qu’on m’a dit là haut, la dernière fois que j’ai osé demander une augmentation…
Jeune – C’était il y a combien de temps…?
Vieille – Je ne sais plus…
Jeune – Il n’y a plus personne, là haut… Vous n’étiez pas au courant non plus ?
Vieille – Comment ça, plus personne ?
Jeune – On a été racheté par les fonds de pension.
Vieille – Vous voulez dire… les retraités ?
Jeune – Leurs veuves, en tout cas.
Vieille – Alors après mon départ, je serai le patron de ma boîte ?
Jeune – Eh, oui… Vous voyez, il n’y a même pas besoin de jouer au loto. Il suffit d’attendre…
La vieille, anéantie, reste silencieuse.
Vieille – Si je fais un pot de départ, vous viendrez ?
Jeune – Pourquoi pas ? Envoyez-moi un faire-part…
On entend au loin le mugissement d’une sirène.
Vieille – C’est l’heure… Il va falloir que j’y aille… (Elle commence à s’en aller).Pendant des années, en entendant la sirène, à midi, j’avais le réflexe de me précipiter aux abris… Pourtant je n’ai même pas connu la guerre… Mais le bombardement ne venait pas. Alors je me contentais d’aller déjeuner… (Elle se retourne une dernière fois vers la jeune). Je vous laisserai mes tickets-restaurant…
Elle s’en va. La jeune la suit peu après.