Des Beaux-Parents Presque Parfaits

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes / 2 femmes OU 3 hommes / 1 femme OU 1 homme / 3 femmes

Ayant invité le père et la mère du fiancé de leur fille afin de faire connaissance et de préparer le mariage, ils découvrent que les parents du gendre idéal  ne sont pas toujours des beaux-parents idéaux…


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Des Beaux-Parents Presque Parfaits

Personnages : Antoine – Juliette – Aymar – Jasmina

Un salon ordinaire d’aspect plutôt désuet, meublé principalement d’un canapé et d’une table basse. Antoine, la quarantaine passée pouvant aller jusqu’à l’aube de la soixantaine, en jogging d’intérieur, arrive de la chambre avec une pile de copies qu’il pose sur la table. Il met un 33 tours de musique classique ou de jazz sur un électrophone hors d’âge et s’installe sur le canapé pour corriger ses copies. Juliette, sensiblement le même âge, arrive depuis l’entrée, venant de l’extérieur. Elle porte un imperméable et tient un vieux cartable en cuir à la main. La musique étant assez forte, Antoine ne remarque pas l’arrivée de Juliette qui arrête l’électrophone pour se faire entendre.

Juliette – Mais qu’est-ce que tu fais ?

Antoine – Je corrige mes copies ! Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

Juliette – Je te rappelle qu’on a des invités… Ils arrivent dans une demi-heure ! Tu aurais pu commencer à préparer…

Antoine – Ah…

Juliette – Ne me dis pas que tu avais oublié ?

Antoine – Oublié ? Mais pas du tout ! Disons qu’à cet instant précis, ça m’était sorti de la tête… Mais ça me serait sûrement revenu à un moment donné…

Juliette pose son cartable et ôte son imperméable.

Juliette – Quand ils auraient sonné à la porte, par exemple.

Antoine – En même temps, ce n’est qu’un apéritif. Ça ne demande pas des heures de préparation. C’est bien pour se simplifier la vie qu’on ne les a pas invités à dîner, non ?

Juliette – Justement… Déjà qu’on ne se foule pas trop… Qu’ils aient au moins l’impression en arrivant qu’on a fait un minimum d’efforts pour les recevoir… Allez range tes copies, et aide-moi un peu !

Antoine range ses copies et commence à s’affairer lui aussi avec Juliette pour mettre un peu d’ordre dans la pièce et poser sur la table le nécessaire pour prendre l’apéritif.

Antoine – Ç’aurait quand même été plus simple que Sonia soit là avec nous pour les recevoir… Ce sont ses futurs beaux-parents, après tout ! C’est elle qui va devoir se les colleter pendant le restant de sa vie, pas nous.

Juliette – Elle s’est dit qu’on serait plus à l’aise pour faire connaissance si elle n’était pas là avec son fiancé, ça se comprend. Et puis ce n’est pas une corvée, non plus. On ne reçoit jamais personne…

Antoine – Avoue que c’est un peu embarrassant d’accueillir chez soi des gens qu’on n’a jamais vus de sa vie…

Juliette – Qu’est-ce que tu voulais qu’on fasse ? Qu’on les invite à prendre un pastaga au bistrot d’à côté, pour nous éviter le dérangement ?

Antoine – Ils auraient pu nous inviter, eux.

Juliette – Ils habitent à Lyon ! Si c’était eux qui nous avaient invités, on était bon pour quatre heures de TGV aller-retour. Je ne suis pas sûre qu’on aurait gagné au change…

Antoine – Ne me dis pas qu’ils font le déplacement depuis Lyon juste pour prendre l’apéro avec nous ?

Juliette – Ils ont eu la politesse de dire à Sonia qu’ils avaient prévu de passer le weekend à Paris de toutes façons, mais bon… Ça ne m’étonnerait pas qu’ils fassent le voyage spécialement pour nous rencontrer. Alors s’ils arrivent et qu’ils voient qu’on n’a même pas pris la peine de mettre quelques olives sur la table…

Antoine arrive avec des olives qu’il pose sur la table et un saucisson qu’il s’apprête à couper en rondelles.

Antoine – Tiens, les voilà, les olives…

Juliette – Je me demande si on ne ferait pas mieux d’éviter le saucisson…

Antoine – Pourquoi ? J’aime bien ça, le saucisson, moi… C’est de la Rosette de Lyon, justement. Je l’ai achetée à Auchan en leur honneur.

Juliette – Il y a cinq minutes, tu ne savais même pas qu’ils étaient de Lyon !

Antoine – Une intuition.

Juliette – Enfin, le problème n’est pas là…

Antoine – Parce qu’il y a déjà un problème ?

Juliette – Notre futur gendre s’appelle Djamel… Ses parents sont sûrement musulmans, comme lui…

Antoine – Djamel, c’est un prénom arabe ?

Juliette – Oui, quand même… Et puis il est assez typé, non ?

Antoine – Qu’est-ce que tu entends par typé ?

Juliette – Il est un peu… basané. Il est noir, quoi.

Antoine – Notre futur gendre est noir ?

Juliette – Tu n’avais pas remarqué ?

Antoine – Ça ne m’avait pas frappé, non.

Juliette – Enfin, noir… Pas comme un Africain… Comme Yannick Noah, si tu veux…

Antoine – Ah, oui, d’accord… Il n’est pas vraiment noir donc.

Juliette – Noir très clair… Il est métis, si tu préfères.

Antoine – Et son père, il s’appelle comment ?

Juliette – Omar, je crois…

Antoine – Ah, oui, ça c’est un prénom africain, c’est clair.

Juliette – D’Afrique du Nord, en tout cas.

Antoine – C’est marrant, jusqu’ici, je n’avais jamais envisagé cette union sous un angle ethnique…

Juliette – Ça prouve au moins qu’on n’est pas raciste.

Antoine – Oui… C’est sûrement un peu aussi parce que Sonia a rencontré Djamel à HEC… Si elle l’avait trouvé sur la dalle de la cité d’à côté, ça nous aurait peut-être frappé avant qu’il s’appelait Djamel et pas Jean-Baptiste…

Juliette – Tu crois ?

Antoine – C’est dingue comme les minorités visibles ont tendance à passer inaperçues à partir d’un certain niveau de diplômes, de revenus ou de célébrité… Prends Obama, par exemple. Franchement, il faut vraiment être américain pour remarquer qu’il est noir, non ?

Juliette – Le principal, c’est qu’il lui plaise. Et que ce soit un gentil garçon…

Antoine – Quand même… Pour des hussards de la République, comme nous… Avoir une fille qui sort d’une grande école commerciale… Tu crois qu’on a raté quelque chose dans son éducation ?

Juliette – Un hussard de la République ? C’est comme ça que tu te vois, toi ?

Antoine – Je déconne, rassure-toi… Tu sais bien que si on a fait ce métier, tous les deux, c’est pour avoir beaucoup de vacances, et pouvoir assurer notre Twingo à la MAIF…

Juliette – La MAIF…

Antoine – Et puis si notre fille peut se marier avec un Africain malgré tout, même un Africain du Nord, on culpabilisera moins d’en avoir fait un petit soldat du grand capital…

Juliette jette un regard sur le résultat de leurs préparatifs.

Juliette – Moi, c’est au sujet de notre canapé que je culpabilise… C’est la honte, non ?

Antoine – Qu’est-ce qu’il a ce canapé ?

Juliette – Il a que nous l’avons acheté juste après notre mariage à nous, Antoine ! Il a qu’il est vieux comme mes robes… Regarde-le, il est tout avachi ! Tu ne crois pas qu’il serait temps d’en acheter un autre en prévision du mariage de ta fille ?

Antoine – Je m’y suis attaché, moi, à ce vieux canapé tout avachi. Mais bon, si tu y tiens, on le changera… On l’avait acheté à la CAMIF, tu te souviens ? On pourrait regarder le catalogue, ils ont peut-être encore le même modèle…

Juliette – La CAMIF ! Mais mon pauvre ami, ça n’existe plus, la CAMIF.

Antoine – La CAMIF, ça n’existe plus ?

Juliette – Ils ont fait faillite, il y a déjà une dizaine d’années.

Antoine – Non ? Je ne savais pas… Ben tu vois, ça me fait quelque chose de savoir que la CAMIF a fait faillite…

Juliette – Mmm…

Antoine – Mais la MAIF, ça existe encore, rassure-moi ?

Juliette – Oui, mais ce n’est plus réservé aux enseignants…

Antoine – Ah bon ?

Juliette – C’est fou le nombre de gens qui pensent encore que la MAIF c’est réservé aux enseignants…

Antoine jette également un regard sur la table dressée pour l’apéritif.

Antoine – Je crois que cette fois, on est prêt à recevoir dignement les parents de notre futur gendre.

Juliette – Oui, mais le pire reste à venir…

Antoine – Quoi ?

Juliette – Le mariage ! C’est aussi pour ça qu’ils viennent, évidemment. Pour qu’on discute de la date et de l’organisation de la cérémonie.

Antoine – Rien que d’y penser, ça me déprime.

Il s’affale sur le canapé, et elle s’assied à côté de lui. Il la prend par l’épaule.

Juliette – C’est une étape, c’est sûr. Il y a vingt ans, on se mariait. Aujourd’hui, c’est notre fille qui se marie…

Antoine – Elle va quitter définitivement la maison, et on va rester là comme deux cons, assis sur notre vieux canapé fabriqué par une filiale de l’Education Nationale qui a fait faillite. En attendant que la maison mère suive le même chemin…

Juliette – Une époque qui s’achève. Le début d’une autre, peut-être… On va avoir plus de temps pour nous, maintenant.

Antoine – Et on aura moins de frais… Sa scolarité à HEC, ça nous coûtait un SMIC par mois. Heureusement qu’elle n’a jamais redoublé…

Juliette – On pourra voyager un peu plus.

Un temps.

Antoine – Qu’est-ce qu’ils font, dans la vie, les parents de Djamel ?

Juliette – Sonia m’a dit que son père travaillait dans le domaine de la sécurité…

Antoine – Un arabe qui travaille dans le domaine de la sécurité, ça c’est un progrès !

Juliette – Pourquoi ça ?

Antoine – Jusque là, le cliché, c’était arabe égal délinquant. Le fait que maintenant ils soient aussi flics ou vigiles, c’est une preuve d’intégration… Et puis comme ça, on peut dire que c’est une communauté qui génère ses propres emplois.

Juliette – Si tu pouvais éviter ce genre de plaisanteries devant les parents de notre futur gendre…

Antoine – Rassure-toi, je n’ai pas l’intention de faire capoter ce mariage. Depuis le temps qu’on attendait une occasion de se débarrasser de notre fille. Sans dote, de préférence… Et la mère, qu’est-ce qu’elle fait ?

Juliette – Sonia ne m’a pas dit.

Antoine – Bon, de toutes façons, ce n’est pas parce que notre fille va épouser leur fils qu’on est obligé de partir en vacances ensemble. D’ailleurs, tu as remarqué, il n’y a pas de nom pour décrire ce genre de relation.

Juliette – Quelle relation ?

Antoine – La relation de parenté entre la famille du marié et celle de la mariée. Pour Sonia, ce sera sa belle famille. Mais pour nous, ces gens ne seront jamais rien…

Juliette – Ça m’a l’air bien parti, cet apéritif. Arrête un peu de tout voir en noir ! Ils sont peut-être très sympas, après tout…

Antoine – Moi je dis : on les voit aujourd’hui pour l’apéritif, on les revoit pour le repas de mariage, et si on n’a pas d’atomes crochus, basta…

Juliette – Parlons-en, du mariage… Comment tu vois ça, toi ? Autant qu’on se mette d’accord entre nous, déjà…

Antoine – Nous on s’est mariés à la mairie devant quatre témoins, et on a fait le vin d’honneur dans notre garage…

Juliette – Oui, je me souviens, il pleuvait.

Antoine – Mariage pluvieux… Tu crois qu’ils vont vouloir un truc somptuaire ?

Juliette – J’espère que non… Surtout que la tradition, c’est que ce sont les parents de la fille qui paient le mariage…

Antoine – Non ? Tu plaisantes, j’espère ?

Juliette – Ça doit être ça qui remplace la dote de nos jours… Bon, il faudrait peut-être que tu te changes avant qu’ils arrivent, non ?

Antoine – Et comment je m’habille, moi, pour recevoir ces gens-là ? Je ne les connais pas ! Si je mets un costume et qu’ils arrivent en tenue décontractée, ça pourrait les embarrasser.

Juliette – Si tu restes en jogging, c’est moi qui risque d’être embarrassée.

Antoine – Qu’est-ce que je mets, alors ?

Juliette – Tu n’as qu’à mettre une djellaba. Pour leur faire honneur, ça me semble plus approprié que la Rosette de Lyon.

Antoine – Je ne suis pas sûr de retrouver celle que j’avais achetée à Marrakech.

Juliette – Je plaisante… En tout cas, tu ferais mieux de ranger ta collection de Charlie Hebdo… Si c’est des musulmans intégristes…

Antoine secoue la tête en soupirant.

Antoine – Quand même une invitation à l‘apéritif, ça fait un peu con, non ?

Juliette – Pourquoi ça ?

Antoine – Comment on va les mettre dehors au moment de passer à table ? Il faudrait qu’on mette au point un code entre nous…

Juliette – S’ils sont sympas, on pourra toujours les inviter à rester dîner…

Antoine – Voilà… C’est bien ce que je craignais… Je te dis qu’on a mis le doigt dans un engrenage infernal…

Juliette – On peut bien faire ça pour Sonia, c’est le minimum quand même. Et puis Djamel est un gentil garçon… pour le peu qu’on puisse en juger.

Antoine – C’est vrai, on ne le connaît pas tant que ça, en fait.

Juliette – Tu n’avais même pas remarqué qu’il était noir…

Antoine – On ne l’a vu qu’une fois ou deux !

Juliette – On se croirait dans un mauvais remake de cette pièce, là, avec Sidney Poitier…

Antoine – Devine qui vient dîner.

Juliette – Sauf que toi, tu as déjà vu ton gendre et que tu n’as pas percuté qu’il était noir…

Antoine – Désolé, moi je n’appelle pas ça noir…

Juliette – Bon, puisqu’on a encore un quart d’heure, moi je vais me changer, en tout cas.

Antoine – Je vais attendre que tu sois revenue, c’est plus prudent. S’ils sonnaient à la porte pendant qu’on est tous les deux à poil…

Elle sort. Antoine s’effondre accablé sur le canapé. On sonne. Antoine va ouvrir, mais revient seul au bout de quelques secondes. Juliette, qui ne s’est pas changée, revient en hâte.

Juliette – Je pensais que c’était eux… C’était qui ?

Antoine – Les témoins de Jéhovah.

Juliette – Les témoins de Jéhovah ? Et qu’est-ce que tu leur as dit ?

Antoine – Je leur ai dit qu’on n’était pas intéressés ! (On sonne à nouveau.) Et ils insistent, en plus…

Juliette (consternée) – Tu es vraiment sûr que c’était les témoins de Jéhovah ?

Antoine prend conscience de son erreur.

Antoine – Et merde…

Juliette part ouvrir après l’avoir fusillé du regard. Le téléphone sonne.

Antoine – Oui Sonia… Oui, oui, ils viennent d’arriver justement…

Juliette (off) – Je suis vraiment désolée… Mon mari vous a pris pour… Mais entrez donc…

Antoine – Tout va bien ma chérie, ne t’inquiète pas… Mais il faut que je te laisse, là. C’est ça, à plus tard…

Aymar et Jasmina arrivent avec un bouquet de fleurs et un paquet cadeau. Ils ont en effet un look assez proche de celui des témoins de Jéhovah.

Juliette – Oh, mais ce n’est pas raisonnable, il ne fallait pas. Ce n’est qu’un apéritif…

Juliette prend les fleurs et Antoine le paquet cadeau.

Antoine – Bonjour, bonjour… Vous avez fait bon voyage ?

Aymar – Très bon, merci…

Jasmina – Je me présente…

Juliette (l’interrompant) – On fera les présentations tout à l’heure… Venez d’abord vous déshabiller dans la chambre. Je veux dire poser votre manteau sur le lit. Mettez-vous à l’aise, je vous en prie. C’est par ici.

Aymar et Jasmina, un peu bousculés, n’ont même pas le loisir de dire un mot. Ils disparaissent une seconde dans la pièce d’à côté.

Juliette – Tu as déjà vu des témoins de Jéhovah sonner à la porte des gens avec un bouquet de fleurs ?

Antoine – Je n’avais pas vu le bouquet, ils devaient le cacher derrière leurs dos pour nous faire une surprise… Et puis c’est de ta faute, aussi… Tu m’avais dit qu’on attendait des gens de couleur… Ne me dis pas qu’ils sont noirs, quand même !

Juliette – Je ne sais pas, il me semble qu’il y a un petit quelque chose, non ?

Antoine – Tu es sûre que ce ne sont pas vraiment des témoins de Jéhovah ? Tu ne leur as même pas laissé le temps de se présenter !

Aymar et Jasmina reviennent sans leurs manteaux.

Juliette – Entrez, entrez, je vous en prie !

Antoine – J’ai connu quelqu’un qui s’appelait Omar autrefois, mais je ne me souviens plus du tout qui… Vous permettez que je vous appelle Omar ?

Aymar – Si vous y tenez, pourquoi pas… Mais mon véritable prénom, c’est Aymar…

Juliette – Tiens donc…

Jasmina (épelant) – A-Y-M-A-R.

Aymar – C’est vrai qu’on peut se tromper, ce n’est pas un prénom très courant…

Antoine – Je vois… Donc vous n’êtes pas noir non plus, j’imagine…

Aymar et Jasmina semblent un peu surpris par cette sortie.

Aymar – Et voici mon épouse Jasmina.

Jasmina – Enchantée de faire enfin votre connaissance.

Juliette – Jasmina… Ah, oui, ce n’est pas un prénom très courant non plus…

Jasmina – Vous, c’est Antoine et Juliette, je crois ?

Antoine – Tout à fait… Moi c’est Antoine, et elle c’est Juliette.

Aymar – Oui, c’est ce que je m’étais dit aussi…

Juliette – Nous sommes absolument ravis de vous rencontrer… Sonia nous a beaucoup parlé de vous… Donc vous habitez Lyon, n’est-ce pas ?

Aymar – Pour le moment, oui.

Juliette – Et vous avez fait bon voyage ?

Antoine – Je leur ai déjà demandé ça il y a une minute, chérie. Nos invités vont finir par croire que nous n’avons rien à leur dire…

Aymar – Oh, vous savez, Lyon maintenant avec le TGV, c’est la banlieue de Paris.

Juliette – Mais asseyez-vous, je vous en prie !

Aymar – Merci…

Aymar et Jasmina prennent place sur le canapé.

Juliette – Antoine tu fais le service ?

Antoine – Qu’est-ce qu’on vous sert à boire ? Pas d’alcool, j’imagine, comme Djamel…

Jasmina (un peu surprise) – Un jus de fruit, ça ira…

Antoine la sert.

Antoine – Omar ? Pardon, Aymar ?

Aymar – La même chose, merci…

Antoine – Je ne vous propose pas de saucisson non plus…

Juliette – Prenez des olives. Attention, elles ne sont pas dénoyautées.

Aymar et Jasmina se servent, et ne savent pas quoi faire de leurs noyaux. Antoine le remarque et leur indique une petite jardinière par terre.

Antoine – Vous pouvez mettre vos noyaux là-dedans. C’est de l’herbe à chats.

Jasmina – Ah, très bien…

Silence embarrassé.

Antoine – Vous connaissez la différence entre l’herbe à chats et l’herbe aux chats ?

Aymar – Ma foi non…

Antoine – En fait, ce sont des plantes complètement différentes, qui ont des vertus thérapeutiques tout à fait distinctes.

Jasmina – Vraiment ?

Antoine – L’herbe à chats a un effet thérapeutique. Elle permet au chat de se purger en régurgitant les poils qu’il a avalés en se léchant. L’herbe aux chats, en revanche, également appelé cataire, a des vertes aphrodisiaques et même hallucinatoires.

Aymar – Alors ça… Je l’ignorais complètement…

Jasmina – Donc, vous avez un chat…

Antoine – En fait non… C’est pour notre consommation personnelle… N’est-ce pas, chérie ?

Juliette le fusille du regard.

Juliette – Mon mari plaisante, évidemment… Djamel ressemble beaucoup à son père, tu ne trouves pas Antoine.

Antoine – Euh… Si… Si, si…

Jasmina – Votre fille, en tout cas, c’est tout le portrait de sa mère. N’est-ce pas Omar ? Aymar ! Voilà que je m’y mets aussi, moi…

Aymar – Oui, ça Sonia est bien votre fille. Vous ne pouvez pas la renier.

Jasmina – Les chiens ne font pas des chats.

Silence un peu embarrassé.

Aymar – Vous êtes enseignants tous les deux, je crois ?

Juliette – Oui, tout à fait…

Antoine – Il paraît qu’un français sur deux a rencontré son conjoint sur son lieu de travail. Chez les enseignants, la proportion doit monter jusqu’à 90 pour cent.

Juliette – Les 10 pour cent qui restent ont dû se rencontrer pendant les vacances scolaires…

Antoine – Et vous Aymar, vous faites quoi dans la vie ?

Aymar – Je travaille dans le domaine de la sécurité.

Juliette – Ah, oui, c’est-ce que nous avait dit Djamel.

Antoine – Mais quand vous dites sécurité, vous voulez dire… Transport de fonds ? Vigile ? Veilleur de nuit ?

Aymar – Un peu tout ça à la fois, en fait. Je dirige une société de 300 salariés.

Juliette – Ah oui, quand même…

Aymar – La sécurité, vous savez, c’est un secteur en pleine expansion.

Jasmina – Avec tout ce qu’on voit en ce moment…

Antoine – Oui… C’est justement ce que je disais à ma femme avant que vous n’arriviez. La sécurité, c’est un métier d’avenir, et un formidable outil d’intégration…

Juliette – Et vous, Jasmina ?

Jasmina – Je suis médecin.

Juliette – Ah, c’est bon à savoir… Un médecin dans la famille, ça peut toujours servir.

Jasmina – Je suis médecin légiste.

Antoine – Remarquez, ça peut-être pratique aussi… Si j’assassine ma femme un jour, et que j’ai besoin d’un certificat de complaisance, je viendrai vous voir…

Juliette – Médecin légiste… Ah, oui, c’est… Ça doit être passionnant, n’est-ce pas ?

Jasmina – Oh, vous savez, ce n’est pas aussi excitant que dans les séries policières qu’on voit à la télévision… Et vous enseignez quelle matière, Antoine ?

Antoine – Sciences de la Vie et de la Terre.

Jasmina – Très bien…

Antoine – Oui, ça laisse toujours un blanc dans la conversation. D’ailleurs, aucun scénariste, même parmi les plus alcoolisés, n’a encore jamais songé à faire une série télé sur les profs de SVT.

Juliette – Et moi je suis prof d’anglais.

Jasmina – C’est curieux, mais j’étais sûre que vous alliez dire ça.

Juliette – Ah oui ? Vous trouvez que j’ai une tête de prof d’anglais ? Je ne suis pas sûre de prendre ça pour un compliment, mais bon…

Antoine – Il faudrait peut-être mettre ces fleurs dans l’eau…

Jasmina – Vous n’ouvrez pas le paquet, avant ?

Juliette – Ah si, bien sûr.

Antoine – Ce n’est pas une bombe, au moins ?

Juliette ouvre le paquet et en sort un vase affreux et informe.

Antoine – Tiens, c’est curieux… Qu’est-ce que c’est ?

Juliette – Un porte-parapluies ?

Antoine – Un crachoir ?

Jasmina – C’est un vase.

Aymar – Pour mettre les fleurs.

Juliette – Ah d’accord… Ah ben oui, comme ça on va pouvoir mettre les fleurs dedans…

Antoine regarde par politesse le motif dessiné sur le vase.

Antoine – C’est joli… Ça représente quoi ?

Juliette – C’est la Bretagne, non ?

Aymar – Sonia nous a dit que vous étiez originaire de Brest.

Jasmina – C’est de l’artisanat local.

Juliette – Ah oui, chéri, regarde, c’est la rade de Brest.

Antoine – Non, fais voir…

Juliette lui passe maladroitement le vase qui tombe par terre et se casse. Consternation de leurs hôtes.

Juliette – Oh, mince… Ce que je peux être maladroite !

Antoine – C’est ce qui s’appelle un acte manqué… Je veux dire, ma femme a toujours détesté la Bretagne. D’ailleurs, nous n’y allons jamais. Nous passons toutes nos vacances dans le Sud de la France…

Juliette – Je suis vraiment désolée… Je ne sais pas quoi vous dire…

Aymar – Ne vous inquiétez pas pour ça, ce n’est pas si grave…

Juliette – Je vais ramasser tout ça.

Elle se penche pour ramasser les morceaux.

Jasmina – On va vous aider.

Juliette – Je vous en prie, restez assis.

Antoine l’aide à ramasser.

Juliette – On pourra peut-être recoller les morceaux…

Antoine – Pourquoi pas ? Et avec le motif, ça nous aidera beaucoup.

Juliette – Oui, ce sera comme un puzzle, mais en trois dimensions !

Antoine – Tiens, c’est curieux, il y avait un papier dedans… C’est vous qui l’avez écrit ?

Aymar – Ma foi non… C’est toi chérie ?

Jasmina – Pas du tout…

Juliette – Qu’est-ce que c’est ?

Antoine – Je ne sais pas… Ce n’est pas en français…

Aymar – C’est peut-être en breton ?

Jasmina – Ou en suédois…

Aymar – Ça doit être le mode d’emploi…

Juliette – Pour un vase ?

Antoine – On dirait plutôt du roumain…

Jasmina – Vous connaissez le roumain ?

Antoine – J’ai quelques notions…

Juliette – Je vais taper le texte sur Google Traduction… De toutes façons, c’est très court…

Juliette sort son portable et tape le texte.

Antoine – Je connaissais le message dans une bouteille, mais le message dans un vase…

Juliette – Ça y est, j’y suis… (Consternée) Oh, mon Dieu…

Aymar – Quoi ?

Juliette – C’est un appel au secours !

Jasmina – Un naufragé qui aurait glissé ce message dans un vase ?

Juliette – Pire que ça… Un petit orphelin roumain retenu en esclavage dans une fabrique de vase près de Bucarest…

Jasmina – Non…

Aymar – Mais c’est affreux.

Juliette – Nous parrainons justement un enfant roumain… Vous vous rendez compte ? Ce vase aurait pu être fabriqué par lui…

Jasmina – Nous sommes vraiment désolés, nous ne savions pas.

Aymar – Nous avons acheté ce vase chez Ikéa.

Jasmina – Nous pensions qu’au pire, ils étaient fabriqués par des petits Suédois bien nourris…

Antoine – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Juliette – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Il n’a pas laissé d’adresse ! Il dit qu’il ne sait même pas où se trouve cette usine clandestine dans laquelle on le retient contre son gré…

Antoine – En Roumanie… Pour fabriquer des vases bretons destinés à l’export… Mais franchement, où va-t-on ?

Juliette – On signalera ça demain à Orphelins Sans Frontières…

Antoine – Vous voyez un peu où nous conduit cette mondialisation, tellement à la mode dans les grandes écoles commerciales que fréquentent nos enfants…

Juliette – Désolée, on ne voudrait pas que cela vous gâche l’apéritif.

Jasmina – C’est nous qui sommes désolés. Si on avait su…

Aymar – Nous aussi, je vous assure, nous sommes tout à fait opposés à l’esclavage des enfants.

Jasmina – Même roumains…

Aymar lève son verre pour trinquer.

Aymar – Allez, on ne va pas se laisser abattre pour si peu ! À la bonne vôtre !

Ils trinquent. Avant de peiner à relancer la conversation.

Aymar – Bon… Alors pour les nôtres, on prévoit quoi ?

Juliette – Les nôtres ?

Jasmina – Nos enfants ! Pour leur mariage !

Juliette – Ah oui, c’est vrai… Il y a ça aussi…

Aymar – Vous n’avez rien contre un mariage religieux ?

Juliette – A priori, on n’a rien pour non plus, mais c’est surtout que ça risque d’être un peu compliqué…

Antoine – Moi j’ai été catholique dans une vie antérieure, ma femme est juive par sa mère et protestante par son père, si vous mêmes vous êtes musulmans…

Juliette – À moins de faire ça en terrain neutre dans un temple bouddhiste…

Antoine – On risque d’y passer la semaine…

Jasmina – Mais… Qu’est-ce qui vous fait penser que nous sommes musulmans ?

Moment de flottement.

Juliette – Bien sûr, désolée.

Antoine – C’est vrai, on pense toujours arabe égal musulman, mais il y en a aussi qui sont catholiques.

Nouveau flottement.

Antoine – Donc, vous n’êtes pas catholiques non plus ?

Aymar – C’est plutôt que…

Jasmina – Nous ne sommes pas arabes.

Antoine – Ah… Tu vois ? Qu’est-ce que je te disais ? Ils ne sont pas arabes ! Ils ne sont pas noirs non plus, tu vois bien…

Juliette – C’est évident.

Antoine – Ma femme me soutenait que votre fils était noir…

Juliette – Les noirs, on sait ce que c’est, on parraine aussi un orphelin au Mali…

Antoine – On l’aurait bien ramené en France, mais Orphelins Sans Frontière s’est aperçu au dernier moment qu’il avait déjà des parents…

Juliette – C’est vous qui avez raison, le racisme n’existera plus lorsque les Français de souche donneront volontairement à leurs enfants des prénoms maghrébins.

Antoine – Aujourd’hui les enfants de l’immigration sont obligés de franciser leurs prénoms pour avoir une chance que leurs CV soient lus.

Juliette – C’est vrai, il y a aussi de très jolis prénoms arabes. Je veux dire, pas Mohamed, Mouloud…

Antoine – Abdelkader ou Abdelkrim…

Juliette – Mais je ne sais pas moi… Djamel ou Jasmina, par exemple.

Antoine – Les gens donnent bien à leurs enfants des prénoms américains comme Steewie ou Pamela.

Juliette – C’est tout aussi ridicule.

Antoine – Alors pourquoi pas des prénoms nord-africains…

Un silence embarrassé suit cette logorrhée.

Jasmina – Jasmina est un prénom d’origine croate…

Aymar – Quant à Djamel, il avait déjà un an lorsque nous l’avons adopté. Alors évidemment, nous lui avons laissé son prénom.

Juliette – Bien sûr…

Jasmina – Nous comprenons votre méprise… Djamel ne vous avait sans doute pas dit que c’était un enfant adopté.

Juliette – Ce n’est pas quelque chose qu’on dit facilement…

Antoine – Donc notre futur gendre, en tout cas, est arabe, nous sommes bien d’accord là dessus ?

Aymar – C’est un peu plus compliqué que ça, mais…

Jasmina – J’espère que ce n’est pas un problème pour vous.

Juliette – Mais pas du tout, voyons, au contraire !

Silence embarrassé.

Aymar – D’ailleurs, il faut que nous vous disions quelque chose d’autre à propos de notre fils…

Jasmina – Une chose qu’il est important que vous sachiez…

Juliette – Ne vous inquiétez pas, personne n’est parfait.

Antoine – On a tous fait des erreurs de jeunesse, pas vrai ? Même s’il a fait un peu de prison pour trafic de stupéfiants avant d’entrer à HEC…

Jasmina – Rassurez-vous, le casier judiciaire de notre fils est vierge.

Antoine – Hélas, je ne peux pas vous en garantir autant de ma fille…

Juliette lui lance un regard réprobateur.

Aymar – En tant qu’enfant adopté, notre fils Djamel a des liens très forts avec ses parents.

Jasmina – Et bien entendu, nous avons des liens très forts avec lui…

Aymar – Nous sommes sa seule famille, vous comprenez ?

Jasmina – Et nous n’avons plus nous-mêmes aucun parent proche.

Aymar – Ils sont tous morts.

Blanc.

Juliette – Mon Dieu, mais c’est épouvantable.

Antoine – Comment est-ce que c’est arrivé ?

Aymar – C’est une histoire tragique.

Jasmina – Que nous vous raconterons peut-être un jour.

Aymar – Plus tard.

Jasmina – Lorsque nous nous connaîtrons un peu mieux…

Aymar – Après le mariage, en tout cas…

Jasmina – Nous ne voudrions pas gâcher cette fête avec le récit de nos drames familiaux…

Jasmina écrase une larme. Antoine et Juliette, embarrassés, échangent un regard inquiet.

Juliette – Je vous ressers quelque chose ?

Antoine – Un véritable apéritif, du coup ? Puisque vous n’êtes pas musulmans… Ça vous remontera…

Juliette – Pastis, Whisky, Porto ?

Jasmina – Je prendrai un doigt de Porto, alors.

Aymar – Moi aussi.

Juliette fait le service.

Antoine – Prenez un peu de saucisson ! C’est de la Rosette de Lyon. On l’a achetée exprès pour vous… Je veux dire au cas où vous auriez été des Lyonnais pas trop à cheval sur les principes de l’Islam…

Le portable de Jasmina sonne.

Jasmina – Excusez-moi, je suis vraiment désolée… (Elle répond) Oui ? (Plus bas) Je t’avais dit de ne pas m’appeler à ce numéro…

Aymar lui lance un regard suspicieux.

Jasmina – Vous permettez ?

Elle disparaît dans la chambre où ils ont posé leurs manteaux. Aymar se lève lui aussi et la suit.

Aymar – Non mais tu ne vas pas…

Jasmina – Oh, fiche-moi la paix !

Aymar – Excusez-nous un instant…

Il la suit dans la chambre, et on entend encore un peu leur conversation off.

Jasmina – Tu me surveilles ? C’est une déformation professionnelle, je sais, mais bon…

Aymar – Tu pourrais au moins avoir la décence de…

Jasmina – Tu peux parler moins fort, s’il te plaît ? Je te rappelle que nous ne sommes pas chez nous…

Aymar – Très bien, on reparlera de tout ça plus tard… Mais tu ne paies rien pour attendre, je te le garantis… Toi et ton moricaud…

Antoine et Juliette échangent un regard inquiet, sidérés par le ton de cette conversation.

Antoine – Je ne le trouve pas très sécurisant, pour quelqu’un qui travaille dans la sécurité, non ?

Aymar revient.

Aymar – Je suis vraiment confus.

Juliette – Mais pas du tout, voyons…

Aymar – Ma femme est un peu dépressive en ce moment.

Juliette – Oh vous savez, c’est un peu le cas de tout le monde. Il suffit d’ouvrir un journal ou de regarder autour de soi. On ne peut pas dire que tout ça porte tellement à l’optimisme…

Aymar – En fait, Jasmina a fait une tentative de suicide il y a trois mois.

Antoine – Ah oui, quand même…

Juliette – Nous sommes vraiment désolés de l’apprendre.

Aymar – Évidemment, je vous demande de ne pas mentionner ça devant elle…

Juliette – Bien sûr…

Jasmina revient.

Jasmina – Je vous prie de m’excuser… Vous parliez du mariage, j’imagine ?

Juliette – Euh… Oui… Entre autres choses…

Aymar – Je pense que vous serez d’accord avec nous qu’une simple formalité à la mairie, c’est quand même un peu triste…

Antoine – En ce qui nous concerne, à l’époque, nous nous en sommes contentés… Mais je n’irai pas jusqu’à dire que notre mariage était d’une folle gaîté, il faut bien l’avouer…

Juliette – Et vous songiez à quoi ?

Aymar – Un vrai mariage, c’est un mariage à l’église, non ?

Antoine – Donc votre fils est catholique ?

Jasmina – Nous l’avons fait baptiser lorsque nous l’avons adopté.

Aymar – On lui a laissé son prénom, mais tout de même. Il était préférable que nous ayons tous la même religion, n’est-ce pas ?

Juliette – Oui, c’est quand même plus pratique… Pour les repas, notamment…

Antoine – Et pour les fêtes de famille…

Juliette – Même si en l’occurrence vous n’en avez plus…

Un temps.

Antoine – Bon, je vous rassure, nous n’allons pas non plus en faire une question de principe…

Juliette – Notre fille n’est pas baptisée, mais si vous trouvez un curé qui n’y voit pas d’inconvénient…

Antoine – Comme disait Henri IV à sa fille : Mari vaut bien une messe !

Nouveau silence embarrassé.

Jasmina – C’est à dire que…

Juliette – Oui ?

Jasmina – Sonia a décidé de se faire baptiser pour pouvoir se marier à l’église avec Djamel…

Antoine échange un regard consterné avec Juliette.

Aymar – Elle ne vous l’avait pas dit ?

Antoine – Il faut croire qu’elle a oublié de mentionner ce détail.

Jasmina – J’ai l’impression que cela vous contrarie…

Antoine – Pensez-vous ! Elle est majeure, après tout. Si elle veut devenir mormon ou salafiste, nous ne sommes pas en mesure de l’en empêcher de toutes façons…

Juliette – Dans ce cas, nous sommes déjà d’accord là dessus. Nos enfants seront mariés devant Dieu…

Aymar écrase une larme et se lève.

Aymar – Vous ne pouvez pas savoir ce que ce mariage représente pour nous…

Jasmina – Une véritable renaissance…

Aymar – Je suis tellement ému… Vous permettez que je vous embrasse ?

Juliette se lève aussi.

Juliette – Mais bien sûr… À présent, nous sommes presque de la même famille, après tout…

Aymar étreint Juliette, avant de se tourner vers Antoine.

Aymar – Et vous aussi Antoine ?

Antoine – Si c’est absolument nécessaire…

Antoine se lève et Aymar l’étreint à son tour, longuement. Aymar essuie une nouvelle larme.

Aymar – Excusez-moi… Je peux vous demander où se trouvent les toilettes ?

Juliette – Bien sûr, c’est après la chambre, sur la gauche.

Aymar sort. Silence embarrassé.

Antoine – Nous les hommes, nous avons droit aussi à notre part de féminité.

Jasmina – J’imagine qu’il vous a raconté que j’étais dépressive…

Antoine et Juliette gardent un silence embarrassé.

Jasmina – Et même que j’avais fait une tentative de suicide…

Juliette – Je… Je ne sais plus s’il a mentionné ça…

Jasmina – En fait, c’est lui qui ne va pas bien. Il est très jaloux, de façon maladive. Depuis que nous sommes mariés, il me fait suivre en permanence par un de ses agents de sécurité au prétexte de me protéger…

Juliette – Il est peut-être tout simplement un peu trop… protecteur.

Jasmina – Et ensuite il me reproche d’avoir des aventures avec mes gardes du corps.

Juliette – C’est ridicule…

Jasmina – Qu’est-ce que vous voulez ? Quand on vous impose la présence d’un homme plutôt bien bâti à vos côtés toute la journée… Et parfois même la nuit, lorsque mon mari était en déplacement…

Juliette – Cela crée des tentations, évidemment.

Antoine – Un simple dérapage sans lendemain, j’imagine…

Jasmina – Aymar raconte partout que Djamel est un enfant adopté, mais en réalité, c’est le produit d’une de ces relations extraconjugales… Et mon mari le sait très bien, évidemment…

Juliette – Bien sûr…

Antoine – Il faut dire que Djamel ne lui ressemble pas du tout, malgré ce que nous avons dit tout à l’heure par politesse…

Juliette – C’est vrai que Djamel est assez typé.

Antoine – Sans aller jusqu’à dire qu’il est noir…

Jasmina – C’est pourquoi nous lui avons choisi ce prénom un peu exotique.

Antoine – Évidemment…

Jasmina – En fait mon mari ne peut pas avoir d’enfants… Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas pour cette raison qu’il m’a inconsciemment poussée dans les bras de tous ces étalons… Aymar ne pouvait pas se résoudre à l’idée de ne pas avoir de successeur, vous comprenez ?

Antoine – Dans ce cas, plutôt que d’enfant adultérin, on pourrait presque parler de procréation assistée… À l’ancienne…

Juliette – C’est le professeur de SVT qui parle…

Jasmina – Le problème c’est que mon mari n’assume pas vraiment cette situation…

Juliette – Et Djamel, il sait qui est son père biologique ?

Jasmina – Il sait seulement que c’est un des trois cents employés de mon mari. Tout comme moi, d’ailleurs… Pour éviter que des liens trop étroits ne se tissent entre nous, mon mari changeait tous les jours l’ange gardien chargé de me surveiller.

Juliette – Et vous ne vous souvenez plus qui était de garde ce soir-là…

Antoine – Un ange gardien… Là ce n’est plus de la procréation assistée… On n’est pas loin de l’immaculée conception…

Jasmina – Ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’en raison de son métier, mon mari a un permis de port d’arme…

Juliette – Non ?

Jasmina – J’ai peur qu’un jour il ne fasse une bêtise.

Antoine – Quelle genre de bêtises ?

Jasmina – Qu’il se tue. Ou qu’il tue quelqu’un. Il ne faut surtout pas le contrarier, il est sujet à des accès de colère incontrôlable. Vous avez vu tout à l’heure ?

Antoine – Et… votre mari porte son arme sur lui ?

Aymar revient.

Aymar – Nous sommes vraiment très touchés par votre accueil.

Jasmina – Oui, vraiment…

Aymar – Nous formons une famille maintenant, n’est-ce pas ?

Jasmina – Je crois que cela va aussi nous aider à ressouder notre couple, après toutes les épreuves que nous avons traversées.

Aymar – D’ailleurs, nous avons décidé de déménager pour nous rapprocher de notre fils, et de nos futurs petits enfants. Nous envisageons d’acheter une maison en région parisienne.

Juliette – Vraiment ? Dans quel coin exactement ?

Jasmina – J’ai vu qu’il y avait une maison à vendre en face…

Juliette – En face de quoi ?

Jasmina – En face de chez vous !

Aymar – Je vous l’ai dit, nous n’avons plus aucun parent proche. Et nous nous sentons déjà tellement d’affinités avec vous…

Stupeur de Juliette et Antoine. Le téléphone sonne, mais ils ne l’entendent même pas.

Jasmina – Vous ne répondez pas ?

Juliette – Si, si, bien sûr…

Antoine décroche.

Antoine – Oui, ma chérie ? Je suis content de pouvoir te parler, justement. Je voulais savoir si tu comptais nous inviter à ton baptême, et ce qui te ferait plaisir comme cadeau ? Un montre de plongée ? Une gourmette en plaqué or avec ton prénom gravé dessus ? (Son visage se fige) Quoi ? Mais pourquoi ? Mais enfin… (Aux trois autres) Elle a raccroché…

Juliette – Mais qu’est-ce qui se passe ?

Antoine – Elle ne veut plus se marier… Elle dit que Djamel l’a trompée !

Juliette – Mais c’est affreux !

Antoine – Oui… Alors pourquoi est-ce que j’ai tendance à prendre ça comme une bonne nouvelle ?

Aymar – Djamel ? Tromper Sonia ?

Jasmina – Notre fils n’aurait jamais fait une chose pareille…

Juliette – Ça c’est quand même un peu difficile à affirmer aussi catégoriquement, non ?

Jasmina – Cela ne correspond pas du tout à l’éducation que nous lui avons donnée…

Aymar – Tel père tel fils…

Jasmina – Qu’est-ce que tu insinues ?

Aymar – Je me comprends…

Juliette (à Antoine) – Tu aurais pu me la passer, au moins !

Antoine – C’est elle qui a raccroché !

Juliette – Qu’est-ce qu’elle t’a dit au juste ?

Antoine – Je n’ai pas compris grand chose, elle était en larmes au téléphone. Mais je crois qu’elle a parlé d’un préservatif retrouvé sous le lit de Djamel dans sa chambre à HEC…

Jasmina – Usagé ?

Antoine – Ça elle ne m’a pas précisé… Vous voulez que je la rappelle pour lui demander ?

Jasmina – Et vous êtes sûr que ce n’est pas votre fille qui…

Aymar – C’est vrai qu’elle est quand même un peu…

Juliette – Un peu quoi ?

Jasmina – Un peu délurée.

Juliette – Délurée, ma fille ? Dites plutôt que c’est votre fils qui est un peu coincé… Enfin pas tant que ça, apparemment…

Antoine – Oui, ne renversons pas les rôles, hein ? C’est bien votre fils qui a trompé ma fille jusqu’à preuve du contraire !

Aymar – D’un autre côté, il vaut mieux que cela arrive avant le mariage, n’est-ce pas ?

Juliette – Quoi ? Mais c’est monstrueux ! C’est ça la morale hypocrite que vous avez inculquée à votre fils ? On voit le résultat !

Antoine – Quoi qu’il en soit, Sonia ne veut plus se marier. Et je vous avoue que ce n’est pas fait pour me déplaire…

Aymar – Et pourquoi ça, je vous prie ?

Antoine – Si ça peut lui éviter de se colleter des beaux parents psychopathes…

Jasmina – Quoi ?

Juliette – Moi non plus, je vous avoue que je ne le sentais pas ce mariage.

Jasmina – Ah oui ?

Antoine – Il faut bien avouer que nous n’avons pas grand chose en commun.

Juliette – Et nos enfants non plus probablement.

Antoine – Honnêtement, je ne pense pas que Sonia et Djamel soient faits pour vivre ensemble. C’est notre fille, tout de même, nous la connaissons bien.

Aymar – La preuve, vous ne saviez même pas qu’elle avait décidé de se faire baptiser.

Antoine – C’est votre fils qui a une mauvaise influence sur elle.

Antoine – Pour tout vous dire, quand vous êtes arrivés, je vous ai pris pour des témoins de Jéhovah…

Aymar – Vraiment ? Je croyais que vous nous aviez pris pour des noirs ?

Juliette – Des noirs, mais enfin c’est ridicule ! Cela se voit tout de suite que vous n’êtes pas noirs…

Jasmina – Ou en tout cas des arabes !

Aymar – Dites plutôt que si vous ne voulez pas de ce mariage, c’est parce que vous êtes racistes !

Antoine – Racistes, nous ? D’anciens sociétaires de la CAMIF !

Antoine prend son verre et en lance le contenu au visage de Aymar. Celui-ci, outré, le prend par le col et le pousse sans grande violence. Mais Antoine perd l’équilibre et tombe.

Juliette – Oh mon Dieu !

Juliette se précipite à son chevet.

Juliette – Antoine, ça va ? Il est inconscient !

Aymar – Je suis vraiment désolé, mais je l’ai à peine touché !

Juliette – Assassin ! (À Jasmina) Mais faites quelque chose ! Après tout, vous êtes médecin…

Jasmina – Je suis médecin légiste…

Juliette – Je ne sais pas ce qui me retient de…

Juliette commence à étrangler Jasmina. Le portable de Aymar sonne et il répond. Les deux femmes, revenant à la réalité, s’immobilisent.

Aymar – Oui, Djamel… Oui, nous sommes avec Julien et Antoinette… Antoine et Juliette, c’est ça… (Aux trois autres) Il dit qu’il n’a pas trompé Sonia. Il s’agit d’un malentendu. Ils se sont réconciliés, et ils se marient à nouveau… Non, je… Je ne peux pas te passer Antoine pour le moment, il… D’accord, on se rappelle…

Jasmina se penche vers Antoine.

Jasmina – En tout cas, en tant que médecin légiste, je peux vous affirmer que cet homme n’est pas mort.

Antoine reprend ses esprits et se relève. Tous semblent très embarrassés.

Antoine – Qu’est-ce qui s’est passé ?

Juliette – Rien, mon chéri, tu as dû glisser, c’est tout.

Aymar – Je crois que nos mots ont un peu dépassé notre pensée, n’est-ce pas ?

Juliette – Nous nous sommes laissés aller à quelques débordements, c’est clair.

Jasmina – On est parti sur la mauvaise pente, mais on va tout reprendre à zéro, d’accord ?

Antoine – Nos enfants vont se marier, après tout.

Aymar – C’est entièrement de notre faute, nous n’aurions pas dû…

Juliette – Mais non, voyons, c’est nous qui…

Antoine – Vous reprendrez bien quelque chose ?

Juliette – Je crois que ce ne serait pas très raisonnable. Nous n’avons presque rien mangé dans le TGV à midi…

Juliette – Vous allez bien rester dîner avec nous ?

Antoine lui lance un regard consterné.

Aymar – Nous ne voudrions pas abuser…

Juliette – Je n’ai rien prévu, mais je peux regarder ce qu’il me reste dans le congélateur. Ce sera à la bonne franquette…

Jasmina – Dans ce cas…

Juliette sort. Silence embarrassé.

Jasmina – J’aime beaucoup votre canapé…

Aymar – Oui, il est très confortable.

Jasmina – Il est en cuir, bien sûr. Le vrai cuir, ça se reconnaît tout de suite.

Aymar – Le cuir, ça vieillit très bien…

Antoine – Nous l’avons acheté à la CAMIF il y a déjà quelques années. Vous saviez que la CAMIF avait fait faillite…

Aymar – La CAMIF ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

Antoine – Une entreprise qui n’a pas su prendre le tournant de la mondialisation.

Aymar – Comme l’Éducation Nationale, alors…

Antoine – Enfin heureusement, nous les profs, on n’a pas encore trouvé le moyen de nous délocaliser.

Jasmina – Oh, ça viendra sûrement…

Juliette revient.

Jasmina – Je n’ai pas grand chose, mais comme on a déjà beaucoup grignoté, on peut passer directement au dessert, non ? J’avais une galette des rois dans le congélateur. Je l’ai réchauffée au micro-ondes…

Antoine – Une galette des rois ? Mais on est au mois de juin.

Juliette – Oui, et bien j’en avais acheté un lot de deux en promo à Auchan au mois de janvier, et comme on n’en avait mangé qu’une, j’ai congelé l’autre…

Aymar – Une galette des rois, ça nous va très bien. Nous adorons la galette, n’est-ce pas chérie ?

Jasmina – Et on a si rarement l’occasion d’en manger.

Aymar – C’est vrai, c’est tellement bon, la galette des rois. Pourquoi n’en manger qu’une fois par an pour l’épiphanie ?

Juliette coupe la galette en quatre.

Aymar – Normalement, c’est le plus jeune qui doit aller sous la table…

Jasmina – Mais cela nous obligerait à dire notre âge…

Antoine – Et puis la table est un peu trop basse, non ?

Juliette tend une part avec la pelle à découper.

Juliette – Pour qui ?

Antoine – Honneur aux dames.

Juliette sert les parts.

Juliette – Bon appétit !

Aymar – Excellente, vraiment !

Jasmina – Oui, elle est bien fourrée.

Ils mangent un moment leur galette en silence.

Aymar – Ah, on dirait que c’est moi qui ai la fève…

Juliette – Alors c’est vous le roi !

Antoine – Le roi de quoi, on ne sait pas…

Juliette tend la couronne à Aymar qui la place sur sa tête.

Aymar – Et voilà : Aymar Premier. Je choisis ma femme comme reine, évidemment.

Jasmina – C’est normal, après tout.

Juliette – Ah oui ?

Jasmina – Les parents du prince charmant sont forcément un couple royal !

Juliette – Bien sûr…

Aymar couronne sa femme et ils s’embrassent de façon très appuyée pendant un long moment. Embarras de Antoine et Juliette. Juliette toussote un peu pour les rappeler à la réalité.

Juliette – Vous désirez un café ?

Les deux autres mettent fin à leur étreinte.

Jasmina – Pourquoi pas ?

Aymar – Avec plaisir…

Jasmina – Vous permettez que j’aille me laver les mains ? La galette, c’est toujours un peu… lubrifiant.

Aymar – Je vais avec toi…

Juliette – Mais je vous en prie, vous connaissez le chemin… Je vais lancer la machine à café…

Aymar et Jasmina sortent, et Juliette à leur suite. Elle revient quelques secondes après.

Antoine – Si seulement il avait pu s’étrangler avec cette fève…

Juliette – Il faut avouer qu’ils sont graves…

Antoine – Pourquoi tu les as retenus à dîner, alors ?

Juliette – Ce n’est pas un dîner, c’est juste une galette des rois ! Et puis je te rappelle que Sonia va se marier avec leur fils…

Antoine – Il faut absolument faire capoter ce mariage, sinon ça va être un cauchemar…

Juliette – Ah, oui ? Et comment on fait ça ?

On entend Aymar et Jasmina glousser off.

Antoine – Ils avaient l’air très chauds, là… Tu crois qu’ils sont en train de copuler dans notre salle de bain ?

Juliette – Tu as vu, tout à l’heure, quand il a failli défourailler son pistolet ? Tu crois que je devrais appeler la police ?

Antoine – En tout cas, comme dit sa femme, on va essayer de ne pas le contrarier…

Aymar revient en pelotant aimablement sa femme. Ils chahutent comme des collégiens.

Jasmina – Oh non, arrête, enfin… Je t’en prie… Pas ici…

Juliette (embarrassée) – Je vais voir si le café est prêt.

Juliette sort. Jasmina et Aymar s’efforcent de reprendre leur sérieux et de relancer un bavardage de circonstances.

Jasmina – Sonia nous a dit que vous aviez une maison de vacances en Provence, n’est-ce pas ?

Antoine – Oui, à Tarascon… Nous y allons le plus souvent possible.

Aymar – C’est incroyable, nous passons nous-mêmes toutes nos vacances à Beaucaire ! Il n’y a que le Rhône à traverser !

Juliette revient avec le café.

Juliette – Non ? Mais c’est extraordinaire !

Antoine et Juliette échangent un regard consterné.

Aymar – Alors nous pourrons aussi nous voir pendant les vacances !

Jasmina – Et si on faisait le mariage là-bas ?

Aymar – C’est vrai qu’il nous reste à organiser les détails de la noce… Mais j’avais plutôt une autre idée en tête…

Antoine – Nous on voyait quelque chose d’assez intime. Et comme par chance vous n’avez pas de famille.

Aymar – Il faut quand même marquer le coup… Qu’est-ce que vous pensez de faire ça dans les locaux de ma société ? Pour inviter mes clients, ce serait plus pratique ?

Antoine – Vous avez beaucoup de clients ?

Aymar – Rassurez-vous, dans ce cas, je ferais passer ça en frais de représentation…

Antoine – Dans ce cas, évidemment, si c’est une opération commerciale…

Aymar – Djamel prendra ma succession à la tête de cette entreprise dans quelques années. Ce sera l’occasion de présenter mon dauphin à ses futurs employés… Je vous avoue que j’ai très envie de passer la main, et de profiter un peu de la vie.

Aymar écarte sa veste pour montrer son revolver.

Aymar – En tout cas, lorsque je serai à la retraite et que j’habiterai juste en face de chez vous, croyez-moi, côté sécurité, vous n’aurez plus rien à craindre… Je surveillerai personnellement votre domicile…

Juliette – Eh oui… Vous pourriez même organiser une milice avec les retraités du coin et faire des rondes dans le quartier ! Qu’est-ce que tu en penses Antoine ?

Antoine – Pourquoi pas ? Je n’aime pas trop le terme de milice, mais pendant la guerre, on appelait ça la protection civile… Après tout c’est un peu la même chose.

Juliette – Oui… Sauf que nous ne sommes pas en guerre…

Aymar – Vous oubliez nos ennemis de l’intérieur… La cinquième colonne !

Un temps.

Jasmina – Nous aimons vraiment beaucoup Sonia, et nous sommes ravis de cette union.

Antoine – Oui, c’est… C’est une belle revanche, pour elle aussi.

Juliette lui lance un regard étonné.

Aymar – Une revanche ?

Antoine – Sur la vie…

Jasmina – Vraiment ?

Juliette ne tarde pas à embrayer.

Juliette – C’est vrai qu’elle était plutôt mal partie.

Aymar – À ce point-là ?

Antoine – Elle ne vous a pas dit ? À la naissance, elle avait une santé très fragile. N’est-ce pas Juliette ?

Juliette – Une grande prématurée…

Antoine – Les médecins se demandaient même si elle n’en garderait pas des séquelles physiques et cérébraux.

Juliette – D’ailleurs pour ses études, au départ, il faut bien avouer qu’elle n’était pas vraiment précoce, pour le coup.

Antoine – Elle a redoublé son CM2.

Jasmina – N’empêche que maintenant, elle est à HEC…

Antoine – Oui, et au moins, elle s’est un peu stabilisée…

Juliette – On ne devrait pas vous le dire, mais… Vous n’aviez pas complètement tort tout à l’heure…

Antoine – Il faut bien avouer qu’elle est assez délurée, comme vous dites.

Juliette – Elle a eu beaucoup d’aventures avant de rencontrer votre fils.

Antoine – Ah, ça, on peut dire qu’on en a vu défiler…

Juliette – Et pas que des bonnes fréquentations…

Antoine – C’est pourquoi nous étions si ravis lorsqu’elle nous a présenté votre fils…

Juliette – Tu te souviens ? La fois où on a dû aller la récupérer au commissariat parce qu’elle avait volé quelque chose dans un supermarché… C’était quoi, déjà ?

Antoine – Du jambon, je crois.

Aymar et Jasmina échangent un regard étonné.

Aymar – Du jambon ?

Juliette – Ou du rouge à lèvre, je ne sais plus.

Antoine – Non, ça me revient maintenant… C’était une tente de camping !

Aymar et Jasmina échangent un regard consterné.

Juliette – Ah, oui, une chose quand même qu’il nous paraissait important de vous signaler à propos de Sonia…

Jasmina – Oui ?

Juliette – Sa grand mère maternelle avait une maladie génétique assez handicapante…

Antoine – Une maladie orpheline.

Juliette – Je ne sais plus trop laquelle, mais je vous redirai ça, c’est quand même important que vous le sachiez… Je n’en ai pas hérité, heureusement, et ma fille non plus. Mais il paraît que ça peut sauter une ou deux générations…

Antoine – Il ne s’agirait pas que notre fille vous donne des petits enfants qui ne soient pas à la hauteur de vos espérances…

Juliette – Il suffira de faire le test. Ils ne garderont l’enfant que s’il n’est pas atteint par la maladie…

Aymar – En effet, c’est… C’est très ennuyeux… Déjà que du côté de Djamel, on n’a pas de certificat d’appellation d’origine contrôlée…

Jasmina – Qu’est-ce que ça veut dire ?

Aymar – Tu sais très bien ce que je veux dire !

Jasmina – Parce que de ton côté, tout le monde est parfaitement équilibré, peut-être ?

Aymar – Qu’est-ce que tu insinues ?

Jasmina – Ton neveu a assassiné toute la famille avec le fusil de chasse de son père pendant qu’ils dormaient !

Aymar – C’était un coup de folie, ça peut arriver à tout le monde !

Jasmina – À tout le monde ? Heureusement que cette année là, on n’avait pas pu partir à la neige avec eux pour fêter Noël…

Aymar – Salope ! Traînée ! Un jour je te tuerai…

Il porte sa main à son revolver. Antoine et Juliette sont tétanisés. Le téléphone portable de Jasmina sonne. Elle répond.

Jasmina – Oui, tout va bien Sonia… (À Juliette) C’est votre fille justement…

Juliette – Je vais débarrasser un peu.

Elle sort avec quelques objets pris sur la table.

Jasmina – D’accord… Entendu… Et ne vous inquiétez pas, ma petite Sonia. Nous vous prendrons comme vous êtes… Non, je faisais référence à votre maladie génétique.

Antoine (embarrassé) – Vous reprendrez bien un peu de café ?

Aymar – Volontiers, merci…

Juliette revient et s’adresse à voix basse à Antoine en aparté.

Juliette – J’ai appelé la police…

Jasmina – D’accord, je fais la commission. (Jasmina range son téléphone) Ils passeront pour le café…

Juliette – Très bien, dans ce cas, je vais en refaire…

Jasmina – J’espère que je n’ai pas gaffé en lui parlant de sa maladie orpheline… Elle avait l’air un peu gênée…

Antoine et Juliette échangent un regard coupable.

Aymar – Mais j’y pense, ça vous dirait de passer Noël avec nous à la montagne ? Après le drame qui nous a frappé, du coup, on a hérité d’un chalet dans les Alpes du côté du Grand Bornand.

Jasmina – On pourrait se réunir tous pour fêter notre premier Noël en famille !

Aymar – Notre nouvelle famille !

Antoine et Juliette ont l’air terrifiés. Le portable de Juliette sonne.

Juliette – Oui ma chérie ? Comment ça, quelle maladie génétique ? Je ne vois pas du tout de quoi tu veux parler… Je t’expliquerai tout à l’heure, d’accord…

Juliette range son portable.

Antoine – Nous avions préféré ne pas lui en parler jusqu’à aujourd’hui… Tu n’as pas entendu sonner, chérie ?

Juliette – Non, je n’ai rien entendu…

Antoine lui fait signe discrètement de faire semblant.

Juliette – Ah si, peut-être… C’est vrai qu’elle marche tellement mal, cette sonnette… Parfois on ne l’entend pas…

Antoine – Ça doit être eux. Tu viens avec moi pour les accueillir ?

Juliette – Je te suis…

Ils sortent en catimini. On entend une porte claquer. Aymar et Jasmina restent silencieux un moment.

Jasmina – On avait raison de se méfier, ils sont vraiment bizarres, non ?

Aymar – Et d’un chiant…

Jasmina – Un couple de profs, quoi…

Aymar – On ne devrait pas les laisser se reproduire entre eux, ces gens-là.

Jasmina – Qu’est-ce que tu veux ? On ne choisit pas sa belle-famille…

Aymar – Hélas…

Nouveau silence.

Jasmina – C’est curieux, on dirait qu’ils sont partis…

Aymar – Tu crois ?

Un temps.

Jasmina – Je ne le sentais pas ce mariage.

Aymar – Tu penses qu’on en a fait assez ?

Jasmina – La question, ce serait plutôt est-ce qu’on n’en a pas fait un peu trop.

Aymar – On n’aura peut-être pas réussi à empêcher ce mariage, mais en tout cas, je crois que du côté des beaux-parents, on peut être tranquille.

Jasmina – Oui, je crois qu’ils ne sont pas près de nous réinviter.

Aymar – Ou d’accepter les invitations qu’on serait obligés de leur faire par politesse…

Jasmina – Surtout pas pour Noël.

Ils se marrent. On entend la sirène d’une voiture de police qui se rapproche.

Aymar – Finalement, tu as raison… Je me demande si on n’en a pas fait un peu trop, quand même…

Noir.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Janvier 2013

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-45-1

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