La cliente se plante devant comptoir, mais ne dit rien.
Patronne – Qu’est-ce que je lui sers à la petite dame ?
Cliente – Je ne sais pas… Je n’ai envie de rien…
Patronne – Rien ? Désolée, on n’a pas ça ici…
Cliente – J’ai juste envie de me jeter sous un train.
Patronne – Ah oui, mais là, vous êtes pas au bon endroit. Vous voyez, je n’ai pas de casquette de chef de gare. Alors si vous voulez rester, il va falloir consommer.
Cliente – Bon ben je vais prendre… une bière. Quand on a des idées suicidaires, une bière, ça me paraît tout à fait approprié, non ?
Patronne – Quoi comme bière ?
Client – Une Mort Subite.
Patronne – Je n’ai pas de bière belge.
Cliente – Qu’est-ce que vous avez ?
Patronne – De la pression.
Cliente – Qu’est-ce que vous avez comme pression ?
Patronne – De la pression ordinaire…
Cliente – C’est tout ?
Patronne – Tout à l’heure, vous ne saviez pas quoi prendre, et maintenant vous trouvez qu’il n’y a pas assez de choix ?
Cliente – Une pression ordinaire, ça ira très bien.
Patronne – Ce que les gens viennent chercher ici, ce n’est pas de la bière, vous savez. De la bière, ils en ont chez eux au frigo.
Cliente – Vous avez raison. Ils viennent sûrement chez vous pour trouver un peu de chaleur humaine…
Patronne – Qu’importe le flocon, pourvu qu’on ait l’Everest.
Cliente – Un demi, alors. (La patronne s’apprête à lui servir son demi) Non, deux…
La patronne lui sert ses deux demis.
Patronne – Et voilà… Deux demis…
Cliente – Deux demis. Ça fait un entier… Enfin c’est ce que j’ai appris à l’école…
Patronne – Vous êtes une marrante, vous… Vous attendez quelqu’un ?
Cliente – Si j’attendais ma moitié, j’irai m’asseoir à une de ces tables, et je me referais une beauté. Je ne serais pas là, debout, ébouriffée, à parler toute seule.
Patronne – Merci.
La cliente pousse le deuxième demi vers la patronne pour lui offrir.
Cliente – Vous ce n’est pas pareil… (Elles trinquent) Un patron de bistrot, c’est un peu comme un psychanalyste ou un curé. On peut tout lui raconter, mais on ne peut rien lui demander. Surtout pas s’il a un problème avec sa mère ou si ça lui arrive aussi d’avoir des mauvaises pensées…
Patronne – Vous avez un problème avec votre mère ?
Cliente – Ça vous arrive d’avoir des mauvaises pensées ?
Patronne – Ça ne vous regarde pas !
Cliente – Ah, vous voyez bien…
Patronne – Vous êtes venue ici pour chercher les ennuis ?
Cliente – Je suis venue pour chercher l’inspiration.
Patronne – Ah, ouais…?
Cliente – Les poètes vont souvent au bistrot pour chercher l’inspiration. Vous ne saviez pas ?
Patronne (ironique) – Si, si. Tous mes clients sont des poètes.
Cliente – Il paraît que chaque jour, en France, deux bistrots mettent la clef sous la porte. C’était dans le journal de ce matin.
Patronne – Je ne lis pas les journaux.
Cliente – Pourtant, vous en vendez !
Patronne – Je vends aussi des pipes. Et je ne fume pas.
Cliente – Où iront les poètes pour chercher l’inspiration quand tous les bistrots auront été remplacés par des Mac Donald ?
Patronne – Qu’ils aillent au diable.
Cliente – Quand le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain se sera définitivement tu, les derniers Prévert auront disparu.
Patronne – Des prés verts ? Dans le coin, à part quelques mauvaises herbes sur le bitume des trottoirs…
Cliente – Non, croyez-moi, quand il n’y aura que des fast food au coin des rues, les poètes n’écriront plus que de la littérature de gare.
Patronne – C’est pour ça que vous voulez vous jeter sous un train ?
Cliente – Ou peut-être parce que j’ai peur de ne pas trouver l’inspiration.
Patronne – Vous croyez vraiment que c’est ici que vous allez trouver quelque chose à raconter ?
Cliente – Si les comptoirs pouvaient parler, ils auraient des tas de choses à dire, non ?
Patronne – Sûr… Mais je ne sais pas qui ça pourrait intéresser.
Cliente – Tenez, c’est dans un café comme celui-là que j’ai appris mes résultats du bac.
Patronne – Sans blague…
Cliente – Le bac, le permis de conduire… Ce sont des étapes, dans la vie, non ? Des rites de passage…
Patronne – Le seul bac que j’ai passé, c’était pour traverser la Loire, et monter à Paris… Et je crois que le seul permis que j’aurai jamais, c’est le permis d’inhumer…
Cliente – Je pourrais toujours raconter ma vie… Ou la vôtre…?
Patronne – On peut être payée pour raconter sa vie ? Tous mes clients font ça gratuitement…
Cliente – Pas très cher…
Patronne – Des cacahuètes ?
Client – Oui, à peu près.
Patronne – Non, je veux dire… Vous voulez des cacahuètes ? Avec vos deux demis…