Don contre don

Le premier (ou la première) arrive, l’air affligé, et s’assied quelque part. Le (ou la) deuxième arrive à son tour et, voyant que l’autre n’a pas l’air d’aller bien, l’aborde avec sollicitude.

Un – Ça va ?

Deux – Je viens d’enterrer mon père.

Un – Enterrer ?

Deux – Oui, enfin… je n’ai pas fait ça moi-même. J’ai fait appel à des spécialistes. Il paraît qu’on ne peut pas faire autrement. Ce n’est pas donné, d’ailleurs.

Un – Ah oui…

Deux – Bref, je reviens de l’enterrement.

Un – Je suis vraiment désolé. Je vous présente mes plus sincères condoléances…

Deux – Vous pouvez garder vos condoléances. Je détestais mon père.

Un – On a toujours de bonnes raisons de détester son père.

Deux – Vous savez ce que je trouve vraiment insupportable lors des enterrements ?

Un – Non…

Deux – Tous ces gens qui ne font même pas partie de la famille, qu’on n’a souvent jamais vu de sa vie avant la cérémonie, et qui devant le cercueil se mettent à sangloter plus bruyamment que les propres enfants du défunt. Comme pour les faire culpabiliser de ne pas avoir eux-mêmes le chagrin plus démonstratif. C’est parfaitement déplacé, vous ne trouvez pas ?

Un – Vous avez raison… Il devrait y avoir un ordre de préséance. Un seuil de décibels autorisés en fonction de la proximité de chacun avec la personne qu’on enterre.

Deux – Si les héritiers en ligne directe ne jugent pas nécessaire de pleurer devant le cercueil de leur très cher disparu, les autres aussi devraient s’en abstenir, non ?

Un – Pourtant, on dirait que le décès de votre père ne vous laisse pas complètement indifférent…

Deux – En effet… Sa disparition est pour moi un coup dur.

Un – Malgré vos différends, vous n’aviez donc pas rompu toute relation avec lui…

Deux – Non… La dernière fois que je l’ai vu, c’était dans le bureau du juge…

Un – Du juge ?

Deux – J’étais sur le point de gagner le procès que j’avais engagé contre mon père… Maintenant qu’il est mort, évidemment, ça va être beaucoup plus difficile…

Un – Ah oui…

Deux – J’ai peur que l’affaire soit classée sans suite.

Un – C’est à craindre. Mais… pourquoi ce procès, si je peux me permettre ?

Deux – Ce serait un peu long à vous expliquer, mais en gros… je reproche à mon père, après m’avoir fait naître, de me laisser complètement démuni devant la misère du monde…

Un – Et pourquoi ne pas faire le même reproche à votre mère aussi ?

Deux – Je suis né de mère inconnue.

Un – De mère inconnue ? Tiens donc… Je ne savais même pas que c’était matériellement possible. De mon temps… Mais c’est vrai qu’à présent, avec les nouvelles technologies…

Deux – Je suis né en terre inconnue, d’une mère porteuse sans papier, payée en liquide, et qui a préféré garder l’anonymat.

Un – Donc vous reprochiez à votre père de vous avoir privé de l’affection d’une mère…

Deux – Ah non, pas du tout !

Un – Mais alors pourquoi lui faire un procès pour vous avoir mis au monde ? Vous n’avez pas l’air d’avoir de malformations particulières…

Deux – Mon Dieu non.

Un – Je dirais même que vous êtes plutôt bien fait de votre personne…

Deux – Merci.

Un – Alors pourquoi ?

Deux – Non mais vous avez vu le monde dans lequel on vit ?

Un – Oui, ce n’est pas faux… Avec toutes ces guerres un peu partout sur la planète. Le terrorisme. La famine. Le réchauffement climatique…

Deux – Sans parler de l’ISF et du cancer de la prostate.

Un – Vous en voulez à votre père de vous avoir fait naître dans cette vallée de larmes qu’est notre monde moderne…

Deux – En fait, c’est un peu plus compliqué que ça…

Un – Vous commencez à m’intriguer.

Deux – Avant de mourir, mon père a légué une grosse partie de sa fortune à une fondation qui lutte contre la faim dans le monde

Un – Ah oui, c’est… C’est bien ça.

Deux – Oui, mais ma part d’héritage, elle, en est diminuée d’autant.

Un – Bien sûr… Mais… c’est tout de même très généreux de sa part.

Deux – Mais pas du tout ! Il a fait ça exprès pour m’emmerder !

Un – Comment ça, pour vous emmerder ? La faim dans le monde, tout le monde est contre, non ? Ne me dites pas que vous êtes pour…

Deux – Je vous dis qu’il a fait ça dans le seul but de me déshériter.

Un – Oui, je comprends bien mais… Tout de même… Cela profitera à des gens qui ont vraiment besoin de cet argent.

Deux – Voilà ! C’est bien pour ça que je lui fais un procès.

Un – Pardon ?

Deux – S’il avait laissé sa fortune à son plombier ou à son contrôleur fiscal, son intention de me nuire n’aurait fait aucun doute. Mais là, c’est particulièrement vicieux, non ?

Un – Vicieux ?

Deux – En me déshéritant au profit de la lutte contre la faim dans le monde, il se donne le beau rôle, vous comprenez ! Et moi, si je m’y oppose, je passe pour un égoïste. Un fils à papa qui voudrait continuer à bouffer du caviar avec l’héritage de son père, plutôt que d’y renoncer joyeusement pour que les déshérités aient un peu de riz dans leur assiette.

Un – Quand ils ont une assiette…

Deux – Ah mais non, je ne vais pas me laisser faire !

Un – Bien sûr… Enfin, je veux dire… Je comprends… Mais ça risque de ne pas être facile.

Deux – À qui le dites-vous…

Un – Comme vous disiez, devant les juges, vous aurez le mauvais rôle…

Deux – Et voilà… Mais je reste confiant… J’ai un bon avocat…

Un – Et que ferez-vous si vous obtenez malgré tout gain de cause ?

Deux – Que voulez-vous que je fasse ? Je reverserai aussitôt cet argent à cette même fondation.

Un – Pardon ?

Deux – Je n’ai pas le choix ! Si je garde tout ce fric pour moi, je passerai pour un salaud. C’est ce que vous penseriez, vous, non ?

Un – C’est à dire que… Oui, évidemment…

Deux – Et voilà ! Quand je vous disais que mon père était un grand pervers, vous comprenez, maintenant…

Un – Euh… Oui… J’essaie… Mais… vous êtes sûr que ce n’est pas un peu compliqué, tout ça ?

Deux – Et pourquoi ça ?

Un – Si cet argent doit finalement aller à cette fondation…

Deux – Ah oui, mais ce n’est pas du tout pareil ! Là c’est moi qui donnerait.

Un – Qui donnerait… l’argent de votre père.

Deux – Si j’en hérite avant, ce sera mon argent ! Et j’aurais démontré que ce n’est pas par générosité qu’il a fait tout ça, mais simplement pour m’emmerder. Et le bienfaiteur de l’humanité, ce sera moi !

Un – Bien sûr… Enfin… Si cela peut vous faire du bien à vous aussi…

Deux – Oui… Mais il y a quand même une chose qui me chagrine.

Un – La mort de votre père…

Deux – Non, le fait que même si je gagne ce procès, il n’en saura jamais rien…

Un – C’est toujours beaucoup plus difficile de se venger des gens qui sont déjà morts.

Deux – Oui… Et c’est beaucoup moins gratifiant…

Noir.

Avis de Passage