Une terrasse. Un homme arrive. Suivi de près par une femme. Leurs regards se croisent, mais ils ne se connaissent visiblement pas et détournent rapidement la tête. L’homme sort une cigarette électronique. La femme en fait autant. L’homme fait mine de chercher quelque chose dans ses poches, puis s’approche de la femme.
Antoine – Excusez-moi, vous auriez du feu, s’il vous plaît ?
La femme semble déstabilisée.
Clara – Mais, c’est une cigarette électronique, non ?
Antoine – C’est vrai, autant pour moi. Maintenant que j’ai arrêté de fumer, il va falloir que j’actualise un peu mes méthodes de drague.
Clara – Si je peux me permettre, vous auriez dû les actualiser depuis la fin des années 80, non ?
Antoine – Allez, soyez un peu indulgente, vous aussi. On est si fragiles. Etre un homme libéré, vous savez, ce n’est pas si facile.
Clara – Ça me rappelle une chanson qu’écoutait ma mère.
Antoine – En fait, j’essayais seulement de vous faire rire. Mais visiblement c’est raté.
Clara – Je vois. Donc le coup du feu, c’était une blague. Dans ce cas bravo, c’est très drôle. Il me manquait juste le mode d’emploi et la posologie… Je ne sais pas, un petit avertissement, genre « Attention blague ».
Antoine – Il m’arrive aussi d’être drôle sans le faire exprès, vous savez. Faire rire, c’est une deuxième nature chez moi. Parfois, je comprends mes propres blagues après celles à qui elles sont destinées. Vous avez arrêté il y a longtemps ?
Clara – De quoi ? De faire des blagues ?
Antoine – De fumer.
Clara – Ah non, mais je n’ai jamais fumé de cigarettes. Pas encore. En fait, je vapote juste pour essayer.
Antoine – Pour essayer ?
Clara – Pour voir si ça me plaît vraiment.
Antoine – Ah oui…
Clara – Et si ça me plaît, je me mettrai à fumer de vraies cigarettes, avec du vrai tabac. Ça vous semble idiot ?
Antoine – Pas du tout.
Clara – Pourtant, c’est complètement idiot.
Antoine – Donc là, c’est vous qui me faites marcher ?
Clara – Voilà. Et dans mon cas, croyez-moi, c’est tout à fait intentionnel. Je ne suis drôle que quand j’ai décidé de l’être.
Antoine – Bon… Alors un partout, on est à égalité… J’apprécie aussi qu’une femme ait le sens de l’humour, vous savez. Et je vous avoue que dans un premier, j’ai craint que vous en soyez totalement dépourvu.
Clara – Me voilà rassurée, alors. Moi je craignais de vous avoir déjà déçu. Mais dites-moi, quand vous parlez de sens de l’humour chez une femme, vous voulez parler je suppose de sa capacité à rire de vos propres blagues, volontaires ou non ?
Il reste un instant décontenancé.
Antoine – Et si on faisait une pause ?
Clara – J’allais vous le proposer. Après tout on est là pour ça non ?
Ils vapotent chacun de leur côté.
Antoine – Ça n’aurait jamais marché entre nous de toute façon.
Clara – La pause est déjà finie ?
Antoine – On travaille dans la même boîte…
Clara – Il paraît qu’un français sur trois a rencontré son conjoint sur son lieu de travail.
Antoine – Vous nous imaginez rentrer le soir ensemble dans notre petit appartement de banlieue et nous demander respectivement comment s’est passé notre journée. Alors qu’on travaille dans le même bureau.
Clara – Nous travaillons dans le même bureau ?
Antoine – Je ne vous ai pas tapé dans l’œil, d’accord. Mais si vous ne l’avez pas remarqué, c’est que vous avez besoin de porter des lunettes.
Clara – Je vous fait encore marcher. Vous voyez bien qu’on peut quand même arriver à se surprendre, même quand on travaille toute la journée dans le même bureau depuis trois mois.
Antoine – Vous êtes là depuis trois mois ?
Clara – Je préfère prendre ça pour une de vos plaisanteries involontaires, sinon ce serait vexant. Mais je suis d’accord avec vous, à la longue ce serait intenable.
Antoine – Bon, alors je ne vois qu’une solution.
Clara – Laquelle ?
Antoine – Je démissionne.
Clara – Je ne suis pas sûre de préférer sortir avec un chômeur longue durée plutôt qu’avec un collègue de bureau. Vous n’auriez même plus de quoi payer le loyer de votre petit appartement de banlieue dans lequel vous pensiez m’inviter à couler des jours heureux avec vous.
Antoine – C’est fou ce que les femmes peuvent être terre à terre.
Elle lui souffle ostensiblement de la buée de sa cigarette sur le visage.
Clara – Les princes charmants ont rarement une carte orange trois zones, et ils ne pointent pas aux ASSEDIC.
Elle range sa cigarette électronique.
Antoine – On pourra toujours vapoter ensemble ?
Clara – Alors à une autre fois peut-être.
Antoine – Je vous rappelle que nous travaillons dans le même bureau. Il y a peu de chance pour qu’on ne se revoit jamais.
Elle – C’est une bonne raison pour ne pas prendre le risque de coucher ensemble.
Elle s’en va. Il reste un instant perplexe. Il fume encore un peu. Puis s’en va à son tour.