Faux départ

Une femme en deuil arrive côté cour, avec une mine de circonstances. Elle sort un mouchoir de son sac et sèche une larme. Son portable sonne. Elle répond d’une voix très affectée.

Femme 1 – Oui…? Ah, c’est toi… Oui, oui, je suis à la chambre funéraire, là. C’est vrai que je ne le voyais plus depuis des années, mais bon. Ça fait quand même un choc. Je voulais le revoir une dernière fois…

Une deuxième femme arrive côté jardin, en deuil elle aussi.

Femme 1 – Excuse-moi, il va falloir que je te laisse. Ma soeur vient d’arriver. Je te rappelle plus tard, d’accord ? Merci d’avoir appelé…

Les deux femmes s’embrassent, sans chaleur.

Femme 2 (désignant le côté cour) – Heureusement que tu m’as prévenue. Moi, je n’ai même pas reçu de faire-part. Il est là…?

Femme 1 – Oui.

Femme 2 – Tu l’as vu ?

Femme 1 – Oui.

Femme 2 – Ça fait au moins dix ans… Il a dû changer, non ?

Femme 1 – Il est mort.

Femme 2 – Oui… Je ne suis pas vraiment sûre d’avoir envie de le voir, en fait. Je n’ai jamais vu un mort. Il vaut peut-être mieux que je garde de lui l’image qu’il avait la dernière fois que je l’ai rencontré. Plein de vie…

Femme 1 – Allez. Fais ça pour lui. Je suis sûre que ça lui aurait fait plaisir de te voir une dernière fois

Femme 2 – Bon.

Elle se dirige sans enthousiasme vers le côté cour et disparaît.

Sa soeur reste seule, et écrase à nouveau une larme.

L’autre revient au bout d’un instant, un peu perturbée.

Femme 1 – Ça va…?

Femme 2 (embarrassée) – Tu m’as bien dit que c’était là, la porte à droite ?

Femme 1 – Oui, pourquoi ?

Femme 2 – C’est pas lui.

Femme 1 – Tu ne l’as pas vu depuis dix ans. Il a changé, forcément.

Femme 2 – Il n’a pas changé de sexe, quand même… C’est une femme, là, dans le cercueil.

Femme 1 – T’es sûre…?

Femme 2 – Une femme qui ne lui ressemble pas du tout, hein…. Tu ne t’en es pas rendu compte ?

Femme 1 – J’étais tellement bouleversée, ce matin. J’ai laissé tomber mes lentilles dans le lavabo. Ça doit être la porte de gauche. Il y a deux chambres funéraires… Je vais aller voir.

Femme 2 – Je crois qu’il vaut mieux que ce soit moi…

Elle repart côté cour, laissant sa soeur encore plus bouleversée, et revient au bout d’un instant.

Femme 1 – Alors ?

Femme 2 – C’est pas lui non plus.

Femme 1 – T’es sûre ?

Femme 2 – À moins qu’il nous ait caché toute sa vie qu’il était noir… Fais voir le faire-part ? Tu t’es peut-être trompée d’adresse. Des chambres funéraires, il y en a un peu partout…

Femme 1 – Oh, mon Dieu… Ça m’a tellement retournée, d’apprendre qu’il était mort. Et maintenant, on ne va même pas pouvoir assister à son enterrement…

Elle sort le faire-part de son sac et le tend à sa soeur.

Femme 2 (jetant un coup d’oeil au faire-part) – Non, pourtant, c’est bien là, je ne comprends pas… (Continuant à lire à haute voix) Ont la douleur de vous faire part du décès de Monsieur… Mais c’est pas son nom !

Femme 1 – C’est pas possible ! Fais voir…

Elle prend le faire-part que lui tend sa soeur, et le regarde en plissant les yeux, pour tenter de compenser l’absence de ses lentilles.

Femme 1 – Merde ! C’est le nom des voisins… Ça arrive au moins une fois par mois que le facteur se trompe de boîte. Il faut dire qu’entre Martinez et Ramirez… J’ai pas fait attention.

Femme 2 (consternée) – Donc, il n’est pas mort…

L’autre la regarde avec un air pitoyable.

Femme 1 – Je suis vraiment désolée…

Silence embarrassé.

Femme 1 – Qu’est-ce qu’on va faire de la couronne ?

Femme 2 – Je ne pense pas qu’ils vont nous la reprendre, hein…? T’imagines un peu, si les fleuristes se mettaient à rembourser les fleurs après les enterrements… On n’a qu’à la laisser pour fleurir la tombe du défunt de tes voisins.

Femme 1 – Surtout qu’ils n’avaient pas l’air de beaucoup y tenir. Ils ne sont même pas venus…

Femme 2 – C’est normal, c’est toi qui as le faire-part…

Femme 1 – Merde, c’est vrai. Comment je vais leur annoncer ça, moi…

Femme 2 – Ah, oui… Je crois que là, tu vas avoir besoin de tout le tact dont tu es capable…

Femme 1 – Enfin… La bonne nouvelle, c’est qu’il n’est pas mort… (Soupirant) – Moi qui avais déjà presque fait mon deuil…

Femme 2 – Comme ça ce sera fait, hein ?

Elles s’en vont.

Femme 1 – Oh, mon Dieu…

Femme 2 – Tu vas aller le voir ?

Femme 1 – Qui ?

Femme 2 – Ben lui !

Femme 1 – Pourquoi j’irais le voir ?

Femme 2 – Je ne sais pas, moi. Tu tenais absolument à lui dire un dernier adieu. Ben comme ça tu pourrais le faire de son vivant…

Noir.

Morts de rire