Justice express

Deux chaises, de chaque côté d’une table. Un homme en combinaison orange (rappelant celles de Guantanamo), entre et attend, debout. Une femme en robe d’avocate arrive, survoltée, un téléphone portable à l’oreille. Elle termine sa conversation tout en faisant un petit bonjour à l’homme, et en commençant à s’installer. Elle pose sa serviette sur la table et en sort un dossier.

Avocate (au téléphone) – Écoutez, vingt ans, c’est pas si mal. Vous savez qu’avec un autre juge, et une autre avocate, vous auriez pu prendre beaucoup plus ? Enfin, un peu plus. Et puis vingt ans, avec les remises de peine… Dans dix ans, on peut espérer une liberté conditionnelle. C’est vite passé, dix ans, non ? Bon, excusez-moi, il faut que je vous laisse, je suis avec un client, là. Ben oui, je sais, vous êtes vraiment innocent, mais bon. Qu’est-ce que vous voulez ? On ne peut pas gagner à tous les coups. Je vous rappelle, hein ? Tchao, tchao… (Elle range son téléphone)Quel emmerdeur…

Avec un sourire commercial, l’avocate se tourne enfin vers l’homme, resté debout.

Avocate (s’asseyant) – À nous, Monsieur… (Elle vérifie le nom dans le dossier)Martinez.

Homme – Sanchez…

Avocate – Ça commence bien… (Lui indiquant l’autre chaise) Asseyez-vous, Monsieur Sanchez, je vous en prie (Raturant sur le dossier) Si vous saviez… C’est bourré de fautes de frappe, ces dossiers d’instruction. Sans parler des fautes d’orthographe… C’est à croire que tous ces juges sont des analphabètes.(Soupirant) Et après on s’étonne qu’il y ait autant d’erreurs judiciaires… (Souriant à nouveau) Mais ne vous inquiétez pas, on va vous sortir de là, hein ? Alors, qu’est-ce qu’on vous reproche exactement…? (Feuilletant l’épais dossier) Voyons voir… Ouhla… Mais c’est l’affaire Dreyfus, dites-moi. Un vrai roman-feuilleton. Je me demandais pourquoi mon cartable était aussi lourd. Non, mais ils ne se rendent pas compte, hein ? Si je devais lire, tout ça, moi… Bon, alors je résume : En gros, vous avez coupé votre femme en deux avec une hache, c’est bien ça ?

Homme – Non…

Avocate – Bravo ! C’est exactement la réponse que j’attendais de vous. Vous êtes innocent, c’est encore plus simple. On plaide non coupable, et on ne perd pas de temps avec les détails. Je sens qu’on va faire du bon travail ensemble, Monsieur Ramirez. D’ailleurs c’est toujours la stratégie de défense que je propose à mes clients : nier tout en bloc. Même l’évidence. Instiller le doute dans l’esprit des jurés, en espérant obtenir l’acquittement au bénéfice du doute. Bon, ça ne marche pas à tous les coups, mais croyez-moi, c’est beaucoup plus simple que d’entrer dans les détails. Les circonstances atténuantes, l’enfance malheureuse, le moment de folie… Tout ça, c’est d’un compliqué. Pour un résultat très aléatoire, vous savez. Alors voilà ce qu’on va faire. Vous connaissez le jeu ni oui ni non ?

Homme – Oui…

Avocate (plaisantant) – Ah, mauvais point pour vous ! Je vous ai déjà piégé… Mais je vous propose une variante. Vous répondez non à tout à toutes les questions qu’on vous pose, d’accord ? Jamais oui. Toujours non. Attention, vous êtes prêt ?

Homme (sur la défensive) – Mmmm…

Avocate – Est-ce que vous aviez des raisons d’en vouloir à votre chère épouse…?

Homme – Non…

Avocate – Est-ce que vous possédez une hache…?

Homme – Non…

Avocate – Est-ce que vous vous êtes déjà habillé en femme ?

Le téléphone portable de l’avocate sonne.

Avocate – Excusez-moi, je suis à vous tout de suite… (Elle répond) Oui…? Ah, oui, mon chéri ! Ça va ? Euh, non, j’ai rendez-vous chez le coiffeur à 17 heures, et j’ai une douzaine de clients à voir avant. Tu peux passer chez le traiteur en rentrant, pour notre petite soirée entre amis ? Je crois que je ne vais pas avoir le temps… Oh, j’ai invité le juge avec sa femme, le procureur avec sa maîtresse… Ça fait déjà trois. Non trois, la maîtresse du procureur, c’est la femme du juge. Oh, écoute, compte pour six, d’accord ? Merci, tu es un amour. Bisous, bisous. Moi aussi… Allez, à ce soir…

Elle range son téléphone portable.

Avocate – Alors, où en étions nous, Monsieur Hernandez ?

Homme – Sanchez…

Avocate – Excusez-moi, Hernandez, c’est le nom de ma femme de ménage. Ou Fernandez, je ne sais plus. Bon, donc, vous n’avez pas tué votre femme, et point barre, d’accord ? Croyez-moi, comme ça, on s’évite beaucoup de complications… Et en répondant toujours non quelle que soit la question, on est sûr de ne jamais se contredire. Vous avez autre chose à me dire, Monsieur Gomez ?

Homme – Euh… Oui…

Avocate – Ah, je vous ai encore piégé. La bonne réponse était non. Bon, il faut que je vous laisse, Monsieur Gonzalez. Le devoir m’appelle. J’ai encore beaucoup d’innocent comme vous à sauver aujourd’hui… On se revoit demain au procès ? Et encore une fois, ne vous en faites pas. Je suis convaincue de votre innocence, et je me fais fort de faire partager cette conviction à tous les membres du jury. (Avec un air entendu) D’ailleurs, je reçois le juge à dîner ce soir, et j’essaierai de lui glisser un petit mot en votre faveur entre la poire et le fromage. (Comme pour elle même)Avant que la soirée ne commence vraiment à déraper, comme la dernière fois… Allez, à bientôt Monsieur Marquez…

L’avocate sort, aussi survoltée qu’elle était entrée. Le type reste là, perplexe. Puis il se retourne. On lit dans son dos sur sa combinaison orange une inscription du type « Dépannage Service » ou « Service Entretien ».

Homme – Bon, Djamel, qu’est-ce que tu fous avec l’échelle ? On ne va pas y passer la journée pour changer une ampoule, non plus ?

Noir.

Morts de rire