Les pigeons

Un bistrot. Une table à laquelle sont assises deux jeunes filles. Les deux filles regardent à travers la vitrine située côté spectateurs.

Une – Qu’est-ce qu’ils foutent là, tous ces pigeons…?

Deux (ailleurs) – Quoi ?

Une – Les pigeons ! Pourquoi il n’y en a qu’en ville ? (L’autre a l’air préoccupée par tout autre chose) C’est pas vraiment des animaux domestiques. Je veux dire comme des chiens ou des chats. C’est des oiseaux. Ils sont libres, eux, ils ne sont pas en cage, et ils peuvent voler. Ils pourraient se barrer.

Deux – Où veux-tu qu’ils aillent ?

Une – Je ne sais pas, moi. À la campagne. Pourquoi ils ne se barrent pas à la campagne, tous ces pigeons ?

Deux – À la campagne…? Ils n’auraient rien à becqueter…

Une – Ça me donne envie de vomir, de les regarder.

Deux (ailleurs) – Ouais…

Une – Regarde, ils sont coprophiles.

Deux – Hein ?

Une – T’as pas vu ce qu’ils bouffent…?

Deux – Quoi ?

Une – Des crottes de chiens.

Deux (regardant pas très intéressée) – Ah, ouais…

Une – Ce n’est pas ça qu’on appelle un écosystème…?

Deux – Pourquoi ils restent ici à bouffer de la merde, alors qu’à la campagne, ils pourraient bouffer des cerises.

Une – Le temps des cerises, c’est pas toute l’année. (Son portable sonne et elle répond) Ouais… Ouais… Ouais… Ok…

Elle raccroche.

Deux – Alors ?

Une – C’est pas encore affiché…

Deux – Et si on l’avait raté ?

Une – Je préfère pas y penser… (Inquiète) Pourquoi on l’aurait raté ?

Deux – Je ne sais pas. La peur de gagner. Le cheval de concours qui refuse l’obstacle au dernier moment. Ça arrive aux plus grands champions.

Une – Attends, on n’est pas des bourrins. Et puis le bac, c’est pas un concours. C’est comme le permis de conduire. C’est pas parce qu’il y en a beaucoup qui l’ont que t’as moins de chance de l’avoir.

Deux – Ouais ben justement. Le permis, je l’ai déjà raté deux fois… Pourquoi ça s’appelle comme ça, au fait ?

Une – Le permis ?

Deux – Le bac !

Une – Parce que si on rate le bac, on reste sur le quai, j’imagine…

Deux – Moi, ça me rappelle mes cours de latin. Tu sais, ce fleuve que les morts doivent traverser pour aller aux Champs Élysées. En barque…

Une – Quel rapport ?

Deux – La barque… Le bac… Pour traverser un fleuve…

Une – Ouais, ben moi, c’est si je rate le bac, que je suis morte. Mes parents me tueraient… Ils m’ont foutue dans cette boîte de curés parce qu’il y avait 100% de réussite. Ça leur coûte un SMIC par mois. Si je ne leur en donne pas pour leur fric…(Un temps) Et puis qu’est-ce qu’on irait foutre en barque aux Champs Élysées ? Le Quartier Latin, c’est sur la rive gauche…

Deux – Il y a quand même eu des années où c’était 99%. Ça veut bien dire qu’il y en a un qui le rate de temps en temps. C’est rare, mais ça peut arriver.

Une – Je ne sais pas moi… Le type avait peut-être raté son train… Ou son bac, tiens, si il habitait sur une île.

Deux – Arrête, tu vas nous porter la poisse.

Une – Pourquoi ?

Deux – Nous aussi, on habite sur une île…

Une – Notre-Dame, c’est sur une île ?

Deux – En tout cas, si tu comptais sur la géo pour l’avoir, ton bac, tu ferais bien d’y aller faire brûler un cierge, à Notre-Dame.

Le portable sonne à nouveau. La première prend l’appel aussitôt.

Une – Ouais… Ouais… Ouais… Ok…

Elle raccroche, avec un visage impassible. La deuxième l’interpelle avec une anxiété encore plus grande.

Deux – Alors ?

Une (avec un air sinistre) – Ça y est, ils viennent d’afficher les résultats.

Deux (tétanisée) – Et alors ?

La première, cessant de jouer la comédie, laisse éclater sa joie.

Une – Et alors, on l’a ! Putain, on l’a, je te dis !

Les deux se tombent dans les bras l’un de l’autre.

Deux – T’aurais pas dû me mener en bateau. J’ai le cœur qui bat à cent à l’heure.

Une – Tu veux dire à la minute, parce que cent pulsations à l’heure, tu serais déjà morte.

Deux – Quelle mention ?

Un – Attends, c’est déjà une bonne nouvelle… Faut pas demander un miracle, non plus. Oh, putain… Il va falloir fêter ça…

Deux – Ouais… En même temps, le bac, tout le monde l’a, maintenant…

Une – Mmm… C’est le début des emmerdes.

Deux – C’est pour ça que ça me rappelle mes cours de latin.

Une – Le latin ?

Deux – Le bac… pour traverser le fleuve et aller en enfer.

Une – Allez, tu peux oublier le prof de latin, maintenant. T’es sûre de ne plus jamais le revoir ! Ouah…! J’ai une bouffée de chaleur, tout d’un coup… Ça me donne envie de piquer une tête dans la Seine.

Deux – Moi aussi. Ça me donne envie de me jeter dans la Seine…

Une – La vie est belle ! C’est l’été !

Deux – T’as raison. Allons nous plonger dans le fleuve de l’oubli…

Les deux jeunes filles s’en vont.