Une terrasse. Un personnage, homme ou une femme, arrive. Il ôte ses chaussure, mocassins ou talons aiguilles, et se rapproche du bord de la scène, comme au bord d’un gouffre dans lequel il envisagerait de sauter. Un autre personnage, homme ou femme, arrive derrière lui et reste interloqué.
Ange – Monsieur Le Président ?
L’autre se retourne.
PDG – Des fois, je me demande si on ne ferait pas mieux d’arrêter. Pas vous ?
Ange – Arrêter de fumer, vous voulez dire ?
PDG – Franchement, ça sert à quoi, tout ça ?
Ange – Je ne sais pas Monsieur le Président…
PDG – C’est la crise, mon vieux. Le marché de la chaussure est en chute libre. La société est au bord du gouffre. Il n’y a plus qu’un pas à faire.
Ange – Je… Il ne faut pas être aussi pessimiste, Monsieur le Président. On sent quand même un frémissement.
PDG – Un frémissement ? Vous ressentez un frémissement, vous ? Mais c’est la fièvre, mon vieux. La fièvre ! Vous croyez en Dieu ?
Ange – Pas spécialement.
PDG – Eh bien moi, je vais vous étonner, mais je crois en Dieu.
Ange – Vraiment ?
PDG – Non mais pas depuis longtemps, hein ? Avant, je ne croyais qu’au CAC 40, comme tout le monde. C’est quand la fumée blanche est sortie des urnes que ça m’est apparu comme une évidence. Dieu existe, sinon comment expliquer le coup du Père François ?
Ange – Le pape François, vous voulez dire ?
PDG – François ! Notre président ! D’ailleurs, vous avez remarqué, maintenant un président sur trois s’appelle François. Sans parler de tous les candidats potentiels. On devrait leur donner des numéros, comme pour les papes, justement. François Premier, François Deux, Trois, Quatre…
Ange – Vous avez raison, ce serait plus pratique…
PDG – Les présidents sont élus par la grâce de Dieu, comme les rois. C’est la conclusion à laquelle j’en suis arrivé. (Solennel) Dieu existe, mon vieux. Et croyez-moi, il a juré notre perte !
Il s’éloigne du bord de la scène, pieds nus.
PDG – Vous avez entendu parler des sandales d’Empédocle ?
Ange – Les sandales de… Non, Monsieur le Président. Mais si vous le souhaitez, je peux étudier le dossier.
PDG – Et bien mon cher, si un jour vous trouvez mes chaussures au bord de ce volcan, vous saurez où me trouver.
Ange – Où ça , Monsieur le Président ?
PDG – En bas, mon vieux. Dans le chaudron des enfers !
Ange – Bien Monsieur le Président. (Son portable sonne) Excusez-moi un instant, Monsieur le Président… Oui ? Oui, oui… Écoutez… Non, je ne peux pas vous vous parler, là tout de suite… (Plus bas, en s’éloignant un peu) Je suis avec le Président… (Pendant qu’il parle, le Président s’en va discrètement, laissant là ses chaussures). D’accord, je vous rappelle dans cinq minutes…
Il range son portable et, n’apercevant plus le Président, il reste un instant perplexe. Il se penche vers le bord de scène pour regarder en bas. Un autre personnage arrive, homme ou femme, et se met à fumer aussi. Le premier se retourne et sursaute en l’apercevant.
Camille – Ça va ?
Ange – Euh… Oui, oui…
Camille – Tu bosses sur quoi en ce moment ?
Ange – Les… Les Sandales d’Empédocle, tu connais ?
Camille – J’en ai vaguement entendu parler, oui.
Ange – Et tu sais à qui ça appartient ?
Camille – Les sandales de… Ben à lui, non ?
Ange – Ah qui ?
Camille – À Empédocle.
Ange – Ah oui, évidemment.
Camille – Pourquoi ?
Ange – Je ne sais pas… Une intuition… Tu n’en parles à personne, mais j’ai l’impression que ça va remonter.
Camille – Remonter ? Les sandales d’Empédocle ?
L’autre regarde à nouveau les chaussures.
Ange – En revanche, ici, on pourrait bientôt avoir un problème de leadership. Si j’étais toi, je vendrais. Ça reste entre nous, évidemment…
Le premier repart. L’autre le regarde partir, intrigué. Au bout d’un moment, il aperçoit les chaussures, s’approche et les observe avec perplexité. Puis il s’approche un peu plus du bord de la scène et regarde en bas. Il sort son portable et compose un numéro.
Camille – Oui, c’est moi. Dis donc, tu pourrais vendre tout de suite toutes les actions qu’on a en portefeuille de… (Il semble voir arriver quelqu’un et s’interrompt) Attends, je te rappelle…
Il sort.
Le ou la PDG revient en compagnie d’un autre cadre, homme ou femme. Le PDG n’a pas de chaussures.
Sacha – C’est incroyable. Les actions de la société ont chuté de 20% en deux heures !
PDG – Oui, je sais.
Sacha – Ça n’a pas l’air de vous inquiéter…
PDG – Une baisse des cours, c’est aussi une opportunité d’achat. J’ai racheté 10% du capital de la boîte quand les cours étaient au plus bas. (Il consulte l’écran de son téléphone) D’ailleurs, nos actions viennent déjà de reprendre 15%.
L’autre regarde aussi son écran de téléphone.
Sacha – Apparemment, il s’agissait d’une rumeur de décès du PDG…
PDG – Infondée, comme vous pouvez le constater. Vous voyez, je n’ai jamais été aussi en forme !
L’autre lui lance un regard soupçonneux.
Sacha – Je vois… (Il remarque que le PDG est pieds nus). Mais qu’est-ce que vous avez fait de vos chaussures ?
PDG – Mes chaussures ?
Le PDG fait mine d’apercevoir ses chaussures, qu’il a volontairement laissées auparavant sur le bord de la scène.
PDG – Ah les voilà ! Je craignais de les avoir perdues pour toujours.
Il s’approche du bord de la scène et remet ses chaussures. Puis il tape sur l’épaule de l’autre.
PDG – C’est un miracle, mon vieux. Croyez-moi, Dieu existe.
Ils sortent.