Une femme arrive, ouvre une boîte à lettres et constate, déçue, qu’elle est vide. Un homme arrive.
Homme – Pas de courrier aujourd’hui ?
Femme – Il y a quelques années, il m’arrivait encore de recevoir un faire-part de temps en temps. Et puis peu à peu, plus rien. J’ai l’impression d’être la seule survivante de ma génération.
Homme – Si je meurs avant vous, je vous promets de vous envoyer un faire-part.
Femme – C’est gentil… Je descends quand même tous les matins voir si j’ai du courrier. Ça me fait un peu d’exercice…
L’homme ouvre sa boîte qui déborde de lettres.
Homme – Je vous donnerais bien un peu du mien, mais ce sont principalement des lettres d’insultes.
Femme – D’insultes ? Ah oui… C’est vrai que votre femme vous a quitté…
Homme – Je crois qu’elle n’a pas trop supporté que je change de métier. Mais ce n’est pas elle qui m’envoie toutes ces lettres, vous savez.
Femme – Vous n’êtes plus professeur de français ?
Homme – J’ai démissionné il y a quelques mois. Maintenant je travaille dans une boucherie chevaline.
Femme – Ça doit vous changer.
Homme – C’est plus salissant.
Femme – Ah oui, c’est quand même une sacrée reconversion.
Homme – Depuis que je suis tout petit, j’ai toujours eu envie de travailler dans la viande. Certains rêvent de devenir pompiers, moi je rêvais de devenir boucher.
Femme – Il faut de tout pour faire un monde, pas vrai ?
Homme – Mes parents étaient agrégés de philo tous les deux. Autant vous dire qu’ils n’étaient pas très favorables à ce projet. Je crois qu’ils auraient encore préféré si je leur avais dit que j’étais homosexuel et que je voulais devenir comédien. Alors j’ai d’abord fait des études de lettres, pour leur faire plaisir, et j’ai épousé une agrégée de latin. Mais finalement, c’est la passion qui a été la plus forte. J’ai pris des cours du soir, j’ai passé mon CAP, accessoirement j’ai divorcé, et me voilà enfin boucher !
Femme – La boucherie, c’est un beau métier. Mais pourquoi les chevaux ?
Homme – Je crois que les bœufs et les veaux, ça m’aurait trop rappelé mon ancien boulot de prof…
Femme – Je comprends… Avec tout ce qu’on voit maintenant… Mais toutes ces lettres d’insultes ? J’imagine que ce ne sont pas les chevaux qui vous écrivent pour se plaindre…
Homme – Ah, ça ? En fait, ça n’a rien à voir avec ma nouvelle profession. Ce sont mes anciens élèves qui continuent à m’écrire. J’ai arrêté en juin, et ils ne savent pas encore que j’ai démissionné.
Femme – Et vous allez lire tout ça ?
Homme – Pensez-vous ! Si encore c’était bien rédigé. Mais le vocabulaire est pauvre, la syntaxe déplorable et c’est bourré de fautes d’orthographe. Tenez, j’en ouvre une au hasard…
Il ouvre une enveloppe et lit.
Homme – Nique ta mère, bouffon d’enculé d’ta race, je t’attrape, j’te crève… Des veaux, je vous dis…
Femme – Vous savez quoi ? Ils ne vous méritaient pas…
Homme – Je vais mettre ça directement au recyclage.
Femme – Dans ce cas, donnez-les moi. Ça m’occupera.
Homme – Si vous y tenez… (Il lui tend le tas de lettres qu’elle saisit) Mais je vous aurais prévenue…
Femme – Si j’en vois une qui est plus intéressante que les autres d’un point de vue littéraire, je vous la mettrais de côté.
Homme – Parfait ! Et moi je vous mets un petit steak de cheval de côté pour midi ! C’est excellent pour la santé, vous verrez. Le cheval, c’est beaucoup moins gras que le bœuf, et c’est plein de fer.
Femme – De fer ? Pas de fer à cheval, j’espère.
Homme – Ah, n’oubliez pas qu’un fer à cheval, ça porte chance ! Allez, bonne journée à vous ! La viande, ça n’attend pas ! Comme disait Boris Vian : Faut que ça saigne !
Femme – Merci, bonne journée à vous !
Il s’en va. Elle regarde le paquet de lettres.
Femme – Voyons voir ça…
Elle repart elle aussi en lisant la première lettre qu’elle vient de décacheter.
Noir.