Une ombre de la rue

Un personnage (homme ou femme) est là. Un autre arrive. Ne remarquant pas le premier, il se croit seul.

Invisible – Bonjour, je suis l’homme qu’on ne voit pas.

Inaudible – Mais… qui m’appelle ?

Invisible – Je vous rassure, vous n’entendez pas des voix, comme Jeanne d’Arc. Mais je vous disais justement que… J’espère que vous n’êtes pas sourd, au moins ?

Inaudible – Non, non, je vous entends très bien. Mais où êtes-vous ?

Invisible (au public) – C’est le drame de ma vie, je suis complètement transparent.

Inaudible – Et vous vous m’entendez ?

Transparent (au public) – Je le vois très bien bouger les lèvres, mais je n’entends pas du tout ce qu’il me dit…

Inaudible – C’est l’histoire de ma vie, je ne suis pas muet, mais personne ne m’entend. Même pas les sourds.

Transparent – Comment savoir s’il a bien compris ma question, je n’entends pas sa réponse.

Inaudible – Je ne peux pas le voir, et je n’arrive pas à me faire entendre. Ça ne va pas être évident d’avoir une conversation suivie…

Un troisième personnage arrive.

Inodore (s’adressant à celui qu’il voit) – Vous parlez tout seul ?

Inaudible – Ce n’est même pas la peine que je lui réponde…

Invisible – Non, pas du tout, je parlais à ce Monsieur que vous voyez là.

Inodore – C’est curieux, je vous vois ici, et c’est par là que je vous entends !

Invisible – Ah non, mais lui, vous ne risquez pas de l’entendre. C’est l’homme inaudible.

Inodore (un peu perdu) – Ah oui… Et vous ?

Invisible – Je suis l’homme invisible.

Inodore – Je vois… Comme au cinéma, vous voulez dire ?

Invisible – Oui… Sauf que moi, je suis vraiment transparent. Et pour un comédien, croyez-moi, ce n’est pas forcément un avantage.

Inodore – Ça alors… Lui je le distingue parfaitement, mais je n’entends pas ce qu’il me dit, alors que vous…

Invisible – Moi, au moins… même invisible, je reste parfaitement compréhensible.

Inodore – Grâce à Dieu moi aussi.

Invisible – Alors je crois qu’on va bien s’entendre.

Inodore – Pourtant en général, les gens disent qu’ils ne peuvent pas me sentir.

Transparent hume un peu l’air dans sa direction.

Inaudible – C’est pourtant vrai. C’est quand les gens ne sentent absolument rien qu’on le remarque.

Inodore – Vous disiez ?

Invisible – Rien. Mais je pensais qu’être inodore, c’est quand même moins gênant que d’être invisible, comme moi, ou inaudible, comme ce pauvre homme.

Inodore renifle dans sa direction, visiblement incommodé.

Inodore – Pas d’odeur… Dans certains cas, ça peut même être un avantage pour les autres, croyez-moi.

Inaudible (incommodé aussi) – Ah oui, lui on ne le voit pas, mais on sent bien sa présence, c’est sûr….

Invisible – C’est étrange…

Inodore – Quoi donc ?

Invisible – Nous ne sommes que trois, n’est-ce pas ?

Inaudible – Il me semble, non ?

Invisible – Et pourtant… Je sens comme une présence, pas vous ?

Inodore – À part vous, je ne sens rien…

Inaudible – Une présence spirituelle, vous voulez dire ?

Silence.

Invisible – À moins que ce soit lui…

Inaudible – Lui ?

Inodore – Celui qui, en plus d’être invisible, inaudible et inodore…

Inaudible – Est aussi intouchable et complètement insipide.

Inodore – Dieu ? Enfin ça n’a pas de sens…

Inaudible – En tout cas, ça n’a de sens pour aucun des cinq que nous connaissons.

Invisible – À moins qu’il n’émette sur une autre fréquence…

Inaudible – Ah oui… Si Dieu existe, on peut dire que c’est quelqu’un d’excessivement discret…

Un temps.

Inodore – Je me demande même si à un tel niveau de discrétion, on peut encore parler d’exister.

Inaudible – Mouais…

Les deux autres tournent le regard vers lui. Il a l’air étonné.

Inaudible – Quoi, qu’est-ce que j’ai ?

Noir

Brèves de Trottoirs