Of vegetables and books (english) – Frutas y verduras (español) – De legumes e livros (portugués) |
Une comédie de Jean-Pierre Martinez
9 personnages : 1H/8F, 2H/7F, 3H/6F, 4H/5F, 5H/4F, 6H/3F, 7H/2F, 8H/1F
8 personnages : 1H/7F, 2H/6F, 3H/5F, 4H/4F, 5H/3F, 6H/2F, 7H/1F
Une farce philosophique
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TEXTE INTÉGRAL
Primeurs
Une farce philosophique
9 personnages :
Socrate
Mauricette
Josiane
Billy
Eve
Alban
Charles
Sanchez
Ramirez
À l’exception d’Alban et Eve qui sont respectivement homme et femme, tous les personnages peuvent être indifféremment masculins ou féminins en changeant seulement leurs prénoms et sans modifier les dialogues.
La devanture d’une échoppe, avec au milieu la porte d’entrée. D’un côté des cageots de fruits et légumes disposés sur des présentoirs. De l’autre des caisses contenant des livres façon bouquiniste. Près de la porte une balance. Pour l’heure le devant de la scène, qui figure un trottoir, est vide. Arrive Josiane, tirant un chariot à roulettes. Elle se plante devant les primeurs et se met à les inspecter. Elle prend une banane, la tâte et, insatisfaite du résultat de sa palpation, la remet en place. Mauricette arrive à son tour.
Mauricette – Faut pas vous gêner !
Josiane – Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Mauricette – Vous tripotez cette banane, et vous la reposez dans le cageot…
Josiane – Et alors ? Moi les bananes, je les aime bien fermes, je n’ai pas le droit ?
Mauricette – Avouez que ce n’est quand même pas très hygiénique pour celles qui passent derrière !
Josiane – Ah oui ? Et pourquoi ça ?
Mauricette – Si vous avez les mains sales…
Josiane – Les mains sales ! (Changeant de ton du tout au tout) Tiens justement je viens de lire le livre…
Mauricette – Quel livre ?
Josiane – La pièce de théâtre ! De Jean-Paul Sartre.
Mauricette – Ah oui… Et alors, qu’est-ce que vous en avez pensé ?
Josiane – Entre nous, ce n‘est pas bien fameux…
Mauricette – Sartre, ça a beaucoup vieilli.
Josiane – On ne devrait pas laisser les philosophes écrire des pièces de théâtre.
Mauricette – Si vous vous voulez mon avis, on ne devrait pas non plus les laisser écrire des traités de philosophie…
Josiane – Est-ce que Socrate a écrit Le Banquet ou La République ?
Mauricette – Pas plus que Dieu n’a écrit l’Ancien Testament ou Jésus Christ le Nouveau.
Josiane – Depuis Héraclite, on n’a rien inventé…
Mauricette – Mais malheureusement, on a beaucoup écrit.
Josiane – Beaucoup trop !
Mauricette – Les livres de philosophie sont de plus en plus épais, pour un contenu de plus en plus mince.
Josiane – Et de plus en plus fumeux ! Pour allumer le feu, ça va encore, mais pour emballer les légumes… Les feuilles ne sont pas assez larges…
Mauricette – Depuis les grecs, la philosophie va de mal en pis.
Josiane – Un tas de bouquins complètement creux empilés depuis des millénaires dans nos bibliothèques poussiéreuses…
Mauricette – La philosophie est une construction hasardeuse.
Josiane – Si on arrivait à escalader ce château de cartes sans se casser la gueule, on atteindrait sûrement les régions les plus hautes de la stratosphère.
Mauricette – Pour ne pas dire le vide intersidéral.
Josiane – La philosophie est une imposture. Je ne sais plus qui a dit que nous étions des nains juchés sur des épaules de géants…
Mauricette – Bernard de Chartres.
Josiane – C’est ça… Mais ça ne vaut que pour les disciplines scientifiques, qui impliquent une idée de progrès. Or la philosophie n’est pas une science, mais une opinion !
Mauricette – Les philosophes d’aujourd’hui ne sont que des nains juchés sur les épaules de tous les nains qui les ont précédés.
Josiane – Ça me fait penser à ces pyramides humaines que les catalans montent dans les rues pendant leurs fêtes folkloriques. Les plus grands sont en dessous et les plus petits tout en haut.
Mauricette – Hélas, les pyramides de nains, c’est beaucoup moins esthétiques que les pyramides d’Egypte.
Josiane – Et beaucoup moins stable.
Mauricette – Sans compter que tout ce que font les catalans n’est pas forcément un exemple à suivre.
Josiane – Se monter dessus les uns sur les autres en pleine rue comme ça… Avec les plus jeunes qui grimpent sur les plus vieux… Il faut vraiment être catalans…
Mauricette – Ça peut même être dangereux, ces pyramides des âges…
Josiane – Je crois qu’ils appellent ça des châteaux, en Espagne.
Mauricette – Et les catalans français, ils font des châteaux aussi ?
Josiane – Oh, je ne crois pas quand même…
Mauricette – En France, ça doit être interdit… Bon alors vous la prenez, cette banane ?
Josiane – Je vais plutôt prendre celle-là, elle est plus verte.
Mauricette – Moi les bananes, je les aime bien mûres.
Josiane – Chacun son goût…
Mauricette se met elle aussi à examiner l’étalage.
Mauricette – Je vais prendre une livre de carottes, moi…
Josiane – C’est pour faire une soupe ou des carottes râpées ?
Mauricette – Je vous en pose des questions, moi ?
Josiane – Vous avez raison, les questions, c’est à Socrate qu’il faut les poser…
Mauricette – Il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses Saints…
Josiane (appelant) – Socrate !
L’épicier apparaît, sortant de son échoppe.
Socrates – Mesdames… Que puis-je faire pour vous ?
Mauricette (lui tendant les carottes) – Tenez, Socrate, vous pouvez me peser ça ?
Josiane – Eh, il ne faut pas vous gêner ! J’étais avant vous, non ?
Mauricette – Je pensais que vous n’aviez pas encore fait votre choix… Vous ne voulez pas les tâter encore un peu, ces bananes ?
Josiane hausse les épaules et tend ses bananes à Socrates.
Josiane – Voilà…
Socrates prend les bananes que lui tend Josiane et les pose sur la balance.
Josiane – Je voulais aussi vous poser une question…
Socrates – Allez-y…
Josiane – Alors… Attendez, je l’ai noté sur ma liste de course… (Elle sort un papier froissé, le déplie laborieusement et le lit) Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Socrates – Et tout ça pour le prix d’une livre de bananes…
Josiane – Vous nous avez toujours dit que toutes les questions se valaient !
Socrates – Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien…
Josiane – Alors ?
Socrates – En réalité, la réponse est très simple.
Mauricette – Vous permettez que j’écoute aussi ?
Josiane – Mais je vous en prie…
Socrates – Lorsqu’une question d’ordre philosophique ne peut à l’évidence trouver aucune réponse, c’est forcément que la question est mal posée.
Josiane – C’est évident…
Socrates – Ou encore que la question a été délibérément formulée de façon à ne rendre possible aucune réponse.
Josiane – Euh… Oui.
Socrates – Tout d’abord pourquoi ?
Mauricette – Pourquoi quoi ?
Socrates – Le pourquoi de la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ».
Mauricette – Ah oui, bien sûr…
Josiane – Eh ! Je vous ai dit que vous pouviez écouter la réponse de Socrates, mais c’est à moi qu’il parle, d’accord ? Ce sont mes bananes après tout, occupez-vous de vos oignons ! Ou de vos carottes…
Socrates – Ça y est ? Je peux continuer ?
Mauricette – Excusez-moi…
Socrates – Donc le pourquoi, dans cette question, pose déjà problème. Il suppose que l’existence du monde devrait absolument avoir une finalité, et qui plus est une finalité humainement concevable parce qu’elle se confondrait avec la finalité propre de l’humanité.
Mauricette – Ce qui à l’évidence est un point de vue très anthropocentrique.
Socrates – L’homme n’est qu’une partie de l’univers, et il est évident que la partie ne peut pas comprendre le tout.
Josiane – Bien sûr…
Socrates prend une orange dans un cageot.
Socrates – Prenez cette orange, imaginez que ce soit le berceau de l’humanité et que nous en soyons les pépins. Pensez-vous sérieusement que ces pépins pourraient comprendre quelque chose à la façon dont tourne la boutique ?
Josiane – Non, évidemment…
Socrates – Moi-même, qui en suis le patron, je me demande parfois comment elle tourne, cette boutique…
Mauricette – Je ne sais plus qui disait « La Terre est bleue comme une orange »…
Josiane – Quel rapport ? On parle des pépins, là !
Socrates – Plantez ce pépin, il deviendra un oranger qui produira d’autres oranges. Avec quelques manipulations génétiques ou poétiques, vous pourrez toujours faire des oranges bleues. Mais un pépin d’orange ne produira jamais un bananier.
Josiane – Et surtout : un pépin d’orange n’ouvrira jamais un magasin de primeurs.
Socrates – Venons-en maintenant au « rien » inclus dans cette question : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Josiane – Tout à fait.
Socrates – Rien est quelque chose qui n’existe pas, nous sommes bien d’accord ?
Josiane – Comment ne pourrait-on pas être d’accord avec ça ?
Socrates – Il en résulte donc que se demander si rien pourrait exister à la place de quelque chose est une contradiction dans les termes.
Mauricette – Ce que les philosophes appellent un sophisme.
Josiane lui lance un regard incendiaire, et Mauricette fait profil bas.
Socrates – En réalité, rien est un concept vide de sens. Puisque rien n’existe pas, pourquoi en parler comme d’une possible alternative à quelque chose ?
Josiane – Cela va de soi…
Socrates – Rien est une illusion inventée par ceux qui, comme les tenants de toutes les religions monothéistes, veulent nous faire avaler le mythe de la création.
Josiane – Mythe impliquant l’idée d’un commencement avant lequel il n’y avait rien.
Socrates – Une idée qui, vous l’avouerez, est d’une rare naïveté.
Mauricette – Pourquoi cela ?
Socrates – Mais parce qu’il est évident que si quelque chose existe, ce quelque chose a toujours existé sous une forme ou une autre !
Josiane – Comme dit Lavoisier : « Rien ne se perd, ne se crée, tout se transforme ».
Socrates – Vous savez que j’ai pour principe de ne jamais faire de citation…
Mauricette – Comme Socrate.
Josiane – Qui Socrate aurait-il bien pu citer ?
Mauricette – Les présocratiques…
Josiane – Et les présocratiques ?
Mauricette – Personne.
Josiane – Et pourtant, ils ne disaient pas que des conneries !
Socrates – Quant à la notion de commencement elle n’a été inventée par l’homme que pour tenter de mettre l’univers en conformité avec sa propre vision anthropocentrique du monde.
Josiane – Je vois : Puisque l’homme naît et meurt, il devrait absolument en être de même pour l’univers.
Socrates – Et pourquoi pas d’ailleurs ! À condition de postuler qu’il n’y a pas de naissances seulement des renaissances, et pas de morts mais seulement des remorts.
Mauricette – Que le temps n’est pas linéaire mais circulaire, que le big bang est un mouvement perpétuel, et l’univers un moteur à explosion !
Socrates – Pourquoi entre deux hypothèses choisir systématiquement la moins probable, sous prétexte qu’elle correspond mieux aux limitations de notre pensée mythologique étriquée ?
Josiane – Pour ensuite s’étonner que les questions qu’engendrent cette improbable hypothèse ne peuvent que rester insolubles…
Socrates – Sauf à inventer d’autres mythologies pour expliquer ces mystères, et ainsi de suite. Cette longue errance de la pensée qu’on appelle les religions.
Mauricette – Les philosophies orientales, tout du moins, sont parvenues à éviter cet écueil… Vous êtes donc bouddhiste ?
Socrates – Je le serai peut-être si le bouddhisme n’avait pas réussi lui aussi, à partir d’une conception du monde sans transcendance, à inventer malgré tout cet effroyable système d’oppression qu’est celui des castes.
Josiane – Une autre façon de justifier les privilèges des maîtres, en faisant miroiter à leurs esclaves que dans une autre vie, au lieu d’être la plaie ils seront le couteau. Pour citer Baudelaire…
Mauricette – Lorsqu’il s’agit d’asseoir leur domination sur les masses, les religions ne manquent jamais d’imagination.
Josiane – Hélas, pour la religion comme pour la philosophie, passé les précurseurs parfois sincères, on passe sans transition à la décadence et la récupération.
Mauricette – Et puis les religions ne peuvent pas s’empêcher de verser dans le folklore pour attirer le chaland.
Josiane – Sans parler du fait qu’elles engendrent toujours un art kitch d’un extrême mauvais goût.
Mauricette – Personnellement, pour moi, entre la Chapelle Sixtine et la Grotte de Lascaux, il n’y a pas photo…
Mauricette – Le Catholicisme Romain est à Jésus Christ ce que le Stalinisme bureaucratique est à Karl Marx.
Josiane – Et le Vatican est son Kremlin.
Socrates – Certains hommes ont toujours trouvé avantage à poser des questions sans réponse…
Mauricette – Justement, à ce propos, je voulais vous demander si…
Josiane – Quand ce sera votre tour, d’accord ?
Socrates – Finissons-en avec le dernier élément de cette question : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Quelque chose. C’est tout ce qui reste quand on a éliminé tous les éléments parasites contenus dans cette interrogation, qui du coup devient une affirmation. Quelque chose : voilà tout ce que l’on peut dire.
Josiane – Mais est-ce encore bien nécessaire de le dire ?
Mauricette – Ça me rappelle l’histoire de Fernand Reynaud à propos de ce slogan publicitaire, là : « Ici on vend de belles oranges pas chères »… Une fois retiré tout ce qui est tautologique dans cet argumentaire de vente, il ne reste plus que l’évidence des oranges.
Socrates – Fernand Reynaud était le plus grand philosophe de tous les temps…
Mauricette – Alors finalement, on en revient à la phrase de Descartes : Je pense donc je suis…
Socrates – C’est là encore une phrase tautologique empreinte d’un grand égocentrisme. Et pourquoi pas je pense donc je pense ? Ce n’est pas nous qui pensons. C’est le monde qui se pense à travers nous. Et il faut croire que le monde pense souvent de travers, lui aussi…
Un temps pendant lequel les deux femmes mesurent la profondeur de tout ce qui vient d’être dit.
Josiane – C’est quand même incroyable que vous vous appeliez Socrate… C’est un prénom prédestiné, non ?
Socrates – Ce n’est pas mon prénom. C’est mon nom de famille. Socrate avec un s. C’est un patronyme assez courant au Portugal. Il y a même eu un Premier Ministre qui portait ce nom…
Mauricette – Un footballeur brésilien aussi.
Socrates – Ai-je répondu à votre question ?
Josiane – Absolument, Socrate.
Socrates – Il faut prononcer le s : Socratès. (Revenant aux bananes de Josiane sur la balance) Une livre… (Il prend un bouquin dans un cageot et l’ajoute sur le plateau de la balance) Et un livre de plus qui fait le kilo.
Josiane – Qu’est-ce que c’est ?
Socrates – Le Discours de la Méthode. C’est tellement idiot que c’en est presque drôle. Question suivante ?
Mauricette – Maintenant, je ne sais pas si…
Socrates – Allez-y, nous verrons bien…
Mauricette – Voilà, je… Allez, je me lance… Est-ce que Dieu existe ?
Socrate et Josiane lui lancent un regard navré.
Socrates – Je croyais avoir déjà répondu à cette question…
Mauricette (penaude) – Oui, c’est ce que je me disais aussi, mais… (À Josiane) Si vous n’aviez pas posé votre question avant la mienne, aussi ! C’est facile, maintenant de me faire passer pour une imbécile…
Socrates – Allons, allons, je vais répondre à votre question malgré tout.
Mauricette – Merci…
Mauricette lance un regard mauvais à Josiane.
Socrates – Est-ce que Dieu existe ? Selon qui la pose, c’est une question d’une extrême stupidité, ou d’une grande perversité.
Mauricette – Je ne suis pas sûre de vous suivre…
Socrates – Se demander si Dieu existe suppose qu’on ait au préalable défini ce qu’est Dieu. Comment se demander si quelque chose existe alors qu’on ne sait pas ce que c’est ? Or je vous mets au défi de me donner une définition de Dieu autre que Dieu est Dieu.
Embarras de Mauricette, et regard ironique de Josiane.
Mauricette – Oui, oh, ça va…
Socrates – Dieu étant considéré comme un concept qu’aucun autre concept ne peut définir, la seule chose qu’on puisse se demander à propos de Dieu c’est s’il existe ou non. Mais se demander si Dieu existe est aussi la seule façon de faire exister ce concept de façon hypothétique. Vous me suivez, cette fois ?
Mauricette – J’essaie…
Socrates – Les licornes existent-elles ? Répondez !
Mauricette – Les licornes ? Eh bien… Non, évidemment.
Socrates – Et malgré cela, se demander si les licornes existent, c’est déjà leur donner une existence virtuelle. On peut dès lors raconter à propos des licornes des histoires à dormir debout, en faire des livres pour enfants et même peindre des tableaux exposés dans les musées. Vous avez déjà vu au Louvre des tableaux représentant des dinosaures ?
Mauricette – Ma foi non.
Socrates – Et pourtant les dinosaures, eux, ont vraiment existé. Pour les hommes, une fable récente a souvent plus de réalité qu’une lointaine vérité.
Josiane – Donc Dieu existe dans l’imaginaire de l’homme qui l’a créé, autant que les licornes.
Socrates – Quant à savoir si Dieu existe, cela revient à se demander si on a besoin de cette hypothèse pour appréhender le monde tel que nos pauvres moyens nous permettent de l’appréhender.
Mauricette – Et ?
Socrates – C’est là où j’ai déjà répondu à cette question.
Josiane – L’idée de Dieu n’est nécessaire que si on adhère à cette improbable hypothèse d’un temps linéaire, supposant un commencement et une création du monde par une cause première et pour une finalité dernière.
Mauricette – Donc Dieu n’existe pas et Pascal a perdu son pari…
Socrates – C’était un pari stupide…
Josiane – Un temps circulaire… Alors la création du monde, c’est un peu le problème de l’œuf et de la poule.
Socrates – C’est la poule qui philosophe… Mais le dindon de la farce, c’est vous… Vous les prenez ces carottes ?
Josiane – Oui, oui, bien sûr…
Socrates pèse les carottes.
Socrates – Une livre… (Il prend un bouquin dans un cageot et l’ajoute sur le plateau de la balance) Et un livre de plus qui fait le kilo.
Mauricette – Qu’est-ce que c’est ? Les Pensées de Pascal ?
Socrates – C’est un livre de cuisine. Cela vous sera beaucoup plus utile pour savoir comment cuisiner ces carottes, croyez-moi…
Josiane lui tend quelques pièces. Socrates les prend.
Socrates – Mesdames…
Socrates rentre dans sa boutique, laissant les deux femmes sans voix.
Mauricette – Quel homme !
Josiane – Ça on peut dire qu’il a su élever le commerce des primeurs au rang d’une maïeutique.
Mauricette – Bon ben je vais aller faire ma soupe.
Josiane – Tiens je ne sais pas ce que j’ai fait de mon chien, moi… Vous ne l’auriez pas vu, par hasard ?
Mauricette – Je ne savais même pas que vous aviez un chien…
Josiane – Dieu !
Mauricette – Votre chien s’appelle Dieu ?
Josiane – Lui au moins, je suis sûre qu’il existe. Et quand je l’appelle, il vient.
Mauricette – La preuve…
Josiane – Dieu ! Viens ici mon chien.
Mauricette – Il n’y a que la foi qui sauve…
Josiane – Où est-ce qu’il est encore passé, ce clébard. Je vais te ramener à la SPA moi, tu vas voir, ça ne va pas être long…
Josiane – Bon allez je vous laisse… À la revoyure…
Mauricette s’en va. Josiane s’éloigne aussi en continuant à appeler son chien.
Josiane – Allez, aux pieds ! Je ne vais pas me mettre à genoux, quand même ! Dieu ! Tu vas voir la trempe que je vais te mettre si je t’attrape…
Billy arrive, look de racaille, et l’air sur le qui vive. Il porte un bonnet. Après avoir regardé à droite et à gauche, il baisse sur ses yeux son bonnet qui s’avère être une cagoule, sort de sa poche un revolver et pénètre dans la boutique. Il ne se passe rien pendant quelques instants. On entend un chien aboyer, un crissement de pneu, puis plus rien. Billy ressort, l’air penaud. Il n’a plus sa cagoule, et il est suivi par Socrates, qui tient le revolver par le canon.
Socrates – Allez, pour une fois, je me laisserai aller à une citation, mon jeune ami. Vous connaissez le proverbe : Qui vole un œuf vole un bœuf ?
Billy – Mon instituteur nous le répétait souvent, à l’école, pendant les leçons de morale.
Socrates – Visiblement, vous n’avez pas bien retenu la leçon…
Billy – Je suis vraiment désolé, Monsieur.
Socrates – Et à votre avis, que veut dire cette maxime ?
Billy – Je ne sais pas, moi… Il n’y a que le premier pas qui coûte… On commence par voler un œuf, et ensuite on vole le bœuf tout entier…
Socrates – Donc ?
Billy – Donc il vaut mieux ne jamais rien voler, même un œuf…
Socrates – C’est sans doute l’interprétation de ce proverbe que vous donnait votre instituteur, en effet.
Billy – Ce n’est pas ça que ça veut dire ?
Socrates – On peut voir ça comme ça, oui… Mais ça peut aussi vouloir dire le contraire.
Billy – Le contraire ?
Socrates – Qui vole un œuf, vole un bœuf, cela signifie aussi que voler un œuf, c’est la même chose que de voler un bœuf, n’est-ce pas ? Que c’est aussi grave…
Billy – Euh… Oui…
Socrates – Après l’école, je suis sûr que vous alliez au catéchisme, je me trompe ?
Billy – J’ai même été enfant de chœur… C’est d’ailleurs là que j’ai commencé à voler du vin de messe…
Socrates – Et que disent les Tables de la Loi à propos du vol ?
Billy – Tu ne voleras point… Je crois me souvenir que c’est le Septième Amendement…
Socrates – Le Septième Commandement, en tout cas. Le Septième Amendement, dans la Constitution Américaine, c’est le droit à un procès équitable. Mais ça revient à peu près au même, c’est vrai.
Billy – Un procès équitable…
Socrates – Quoi qu’il en soit, la Bible ne dit pas « Tu ne voleras pas un œuf et encore moins un bœuf ». La Bible ne fait pas dans le commerce de détail. Tu voles un œuf ou tu voles un bœuf, c’est le même tarif, quelle que soit la taille du bœuf. C’est un péché mortel et point barre. Croix de bois, croix de fer, si tu voles tu vas en enfer, pas vrai mon garçon ?
Billy – Oui Monsieur…
Socrates – Et du point de vue du code pénal, c’est pareil. Un vol c’est un vol. La sanction est exactement la même quel que soit le montant du butin, non ?
Billy – J’imagine…
Socrates – Si c’est un vol à main armée, ce sont les assises. Et en cas de récidive, c’est la perpétuité…
Billy – La… Ah, oui, quand même…
Socrates – Tu crois que c’est bien malin de risquer perpète pour les quelques dizaines d’euros que tu aurais trouvé dans mon tiroir caisse ?
Billy – Non, pas très…
Socrates – Bien… Tu commences à devenir raisonnable… Alors tu vois la banque, là-bas ?
Billy – Oui Monsieur…
Socrates – Quitte à risquer de finir ta vie en prison, tu ne crois pas qu’il vaudrait mieux repartir avec le contenu de son coffre ?
Billy – Si, bien sûr…
Socrates – Un peu d’ambition, que Diable ! Il faut voir plus grand, mon vieux ! Mais attention, sans violence inutile. Parce que pour le cinquième amendement, c’est idem. Tu ne tueras point, on ne précise pas que ça te coûtera moins cher si le type que tu as refroidi n’était de toute façon pas bien fréquentable, et que personne ne le regrettera…
Billy – J’ai compris Monsieur, je vous jure…
Socrates range l’arme dans sa poche.
Socrates – Allez, je garde ton revolver pour l’instant…
Billy – Je peux m’en aller alors ? Vous n’allez pas appeler la police ?
Socrates – Vas-y, mon gars. Et souviens-toi : Qui vole un œuf vole un bœuf. Alors autant voler directement un bœuf.
Billy – Un bœuf…
Socrates – Une poule, si tu préfères jouer petit bras. Au moins tu auras des œufs tous les matins, sans avoir à risquer la prison tous les jours.
Billy – Une poule, vous croyez ?
Socrates – Pourquoi tu crois qu’on parle toujours des voleurs de poules et pas des voleurs d’œufs ?
Billy – Je ne sais pas Monsieur…
Socrates – C’est sûrement comme ça qu’a commencé le capitalisme, d’ailleurs. Tu piges ? Un type a volé une poule, et il s’est mis à vendre des œufs.
Billy – Où est-ce qu’on peut voler une poule ?
Socrates – Tu as raison, les poules, c’est de plus en plus difficile à trouver, surtout en ville. Alors comme tu m’as tout l’air d’être un gland, va plutôt braquer l’écureuil…
Billy – Merci Monsieur.
Socrates prend un poireau sur son étalage et le tend à Billy.
Socrates – Tiens, prends ça. Ça peut toujours servir…
Billy – Merci…
Socrates – Et n’oublie pas : la propriété c’est le vol !
Billy – Oui, Monsieur…
Socrates – Va dans la paix du Seigneur, mon fils… (Socrates le bénit d’un signe de croix et Billy repart passablement déboussolé). Ces jeunes… On se demande ce qu’on leur apprend à l’école…
Socrates rentre dans sa boutique. Eve arrive. Elle s’arrête devant les caisses de livres et se met à les regarder. Arrive Charles, un plan à la main et qui semble perdu. Charles aperçoit Eve.
Charles – Excusez-moi, je cherche l’Impasse du Progrès… Je crois que ce n’est pas très loin d’ici, mais…
Eve – L’Impasse du Progrès ? Ça me dit vaguement quelque chose, mais je ne sais pas trop…
Charles – D’après mon plan, il faut suivre l’Allée Robespierre, et continuer sur la Rue Karl Marx jusqu’à l’Avenue Jean Jaurès. L’impasse du Progrès donnerait sur la Place de l’Amitié entre les Peuples…
Eve – Ouh là… Mais mon pauvre Monsieur, vous n’y êtes pas du tout. Il date de quand votre plan ?
Charles – Je ne sais pas… Mais en centre ville, les rues ne changent pas beaucoup, non ?
Eve – Les rues, non… Faites voir… (Elle prend le plan et l’examine) 1955 ! Vous vous rendez compte !
Charles – Quoi ?
Eve – Mais depuis 1955, le Mur de Berlin est tombé ! La municipalité a changé de bord et les rues ont changé de noms…
Charles – Et alors ?
Eve – Alors vous allez prendre l’Allée Louis Philippe, et continuer sur la Rue Karl Lagerfeld jusqu’à l’Avenue Jean-Paul II. L’Impasse du Progrès donne sur la Place de la Nation.
Charles – Au moins l’Impasse du Progrès n’a pas changé de nom.
Eve – Vous allez où exactement ?
Charles – Au Centre National de la Recherche Scientifique.
Eve – Impasse du Progrès ? Ah mais ça n’existe plus !
Charles – Ça n’existe plus ?
Eve – C’est l’Église de Scientologie, maintenant.
Charles – Non ?
Eve – Le CNRS, ils ont déménagé. C’est Sentier des Frères Bogdanov, maintenant.
Charles – Et c’est où, ça ?
Eve – Vous allez tout droit, première à gauche, et vous verrez le cimetière. C’est juste en face.
Charles – Bon, et bien merci alors.
Eve – Il n’y a pas de quoi…
Charles s’en va. Eve se remet à examiner les livres. Socrates sort de sa boutique.
Socrates – Vous cherchez quelque chose en particulier ?
Eve – Non, je regarde…
Socrates – Prenez votre temps… Mais je vous conseille plutôt les primeurs, ils sont de saison. Par là, sauf exception, vous ne trouverez que de vieilles idées frelatées… Je peux vous offrir une pomme ?
Socrates prend une pomme sur un étalage, et la tend à Eve.
Eve – Merci… (Elle croque dans la pomme et continue un moment à regarder les livres) En fait, si… J’essaie de trouver un livre depuis des années… Mais ce serait un miracle que vous l’ayez.
Socrates – Les miracles, c’est ma spécialité.
Eve – Un livre qui n’est plus édité. Je regarde à tout hasard chez tous les bouquinistes devant lequel il m’arrive de passer. Mais il s’en est vendu tellement peu d’exemplaires…
Socrates – Dites toujours…
Eve – C’est un recueil de poèmes intitulé Rimes Orphelines.
Socrates – Rimes Orphelines…
Eve – Un petit livre paru à compte d’auteur il y a déjà pas mal de temps…
Socrates – Il n’y a pas de petits livres, il n’y a que de petits auteurs… Les Editions Confidentielles, c’est bien ça ?
Eve – Vous connaissez ce bouquin ?
Socrates – Je l’ai eu entre les mains il y a peu de temps, en effet. Je l’ai même feuilleté…
Eve – Et vous l’avez encore ?
Socrates – Malheureusement, je l’ai échangé la semaine dernière contre une livre de courgettes. Il faut bien payer les fournisseurs…
Eve – Ce n’est vraiment pas de chance… Et vous vous souvenez à qui vous l’avez vendu ?
Socrates – Comme les prostituées, j’ai quelques clients réguliers, mais celui-là était un occasionnel. En tout cas, je ne l’ai pas revu depuis…
Eve – Je peux vous laisser mon numéro de téléphone, au cas où ?
Socrates – Il arrive en effet que mes lecteurs me ramènent leurs bouquins une fois qu’ils les ont lus, parce qu’ils n’ont plus rien à se mettre sous la dent…
Eve lui tend sa carte de visite, qu’il prend.
Eve – Et comment ça se passe, dans ces cas-là ?
Socrates – Je leur reprend le bouquin contre une livre de primeurs.
Eve – Vous êtes un drôle d’épicier…
Socrates – Je troque, je vends, j’achète… C’est ce qu’on appelle le petit commerce… Une livre de carotte pour un livre de poche. Ça peut aller jusqu’au kilo de haricots verts pour un bouquin relié en cuir. Ou même de truffes pour une édition dorée sur tranche.
Eve – Le livre que je recherche était imprimé sur du papier recyclé…
Socrates – Ça dépend aussi du contenu, bien sûr… Le papier peut être recyclé, tant que les idées qui sont imprimées dessus ne le sont pas également.
Eve – Donc une livre de courgettes pour Rimes Orphelines.
Socrates – En fait, c’est à la tête du client… Il faut croire que celui-là m’a paru sympathique. Il m’arrive également de donner ou de refuser de vendre, vous savez. Et puis tout ce qui est rare n’est pas forcément cher. S’il n’y a aucune demande, comme pour la poésie… Vous avez lu Adam Smith ?
Eve – Non…
Socrates – C’est un économiste écossais… Pour l’économie, les écossais, il n’y a pas mieux… (Voyant que son interlocutrice a la tête ailleurs) D’accord, si je revois ce Monsieur, je vous appelle.
Eve – Merci… Et ce livre, vous dites que vous l’avez feuilleté ?
Socrates – J’ai lu quelques poèmes… Je me souviens d’un en particulier :
Le coquelicot rêve au bord du chemin, hors champ,
là où nulle moisson ne l’attend.
Imparfait comme une ébauche de fleur,
il est déjà couvert de la poussière du monde,
comme d’une farine.
Son produit n’est pas de bon pain blanc,
mais de croissant de lune.
Eve – Bravo ! Quelle mémoire… Alors ça vous a plu, ce coquelicot ? Enfin, je veux dire, pas suffisamment pour résister à l’envie de l’échanger contre une livre de courgettes, mais…
Socrates – Ça m’a paru sincère, en tout cas… Le minimum qu’on puisse demander à un livre, c’est la sincérité. Malheureusement, la plupart des bouquins qui sont édités aujourd’hui semblent avoir été concoctés en suivant la recette d’un livre de cuisine littéraire.
Eve – Bon, je ne vais pas vous déranger plus longtemps…
Socrates – C’est ce qu’on dit en général quand on commence à s’ennuyer.
Eve – Alors à bientôt, j’espère…
Eve s’apprête à partir. Socrates prend quelque chose dans un cageot.
Socrates – Tenez… Un bouquet de persil… C’est un cadeau de la maison…
Eve – Merci, ça fait très longtemps qu’un homme ne m’avait pas offert un bouquet…
Elle s’en va. Arrive Billy, en courant, et l’air paniqué, visiblement poursuivi. Socrates comprend la situation sans qu’il soit nécessaire de prononcer un mot.
Socrates – On dirait que votre retrait à la banque s’est avéré problématique… (Billy le regarde avec désarroi) La remise, dans le fond du magasin.
Billy se précipite à l’intérieur. Le commissaire Sanchez arrive accompagné de son adjoint Ramirez.
Socrates – Bonjour Commissaire, quel bon vent vous amène ?
Sanchez – La routine, mon brave… Un braquage à la Caisse d’Épargne…
Socrates – Je suis sûr qu’à vous deux vous allez arrêter le coupable sans délai.
Sanchez – Nous le cherchons justement, vous ne l’auriez pas vu passer, par hasard ?
Socrates – Ça dépend… Il ressemble à quoi ?
Sanchez se tourne vers Ramirez.
Ramirez – Il avait une cagoule, chef.
Socrates – Je n’ai vu passer personne avec une cagoule… Il y a des blessés ?
Sanchez – Pensez-vous ! Un amateur. Il s’est enfui en abandonnant son arme sur place.
Ramirez – On pensait que c’était un fusil à canon scié qu’il planquait sous son manteau. Mais on s’est rendu compte que ce n’était qu’un poireau…
Socrates – Un poireau ?
Sanchez – Il ne viendrait pas de chez vous, par hasard ?
Socrates – Vous savez, des poireaux, j’en vends beaucoup. C’était un poireau de quel calibre ?
Sanchez prend un poireau dans un cageot et le montre.
Sanchez – Comme ceux-là à peu près.
Socrates – Ah oui, ça peut déjà faire pas mal de dégâts… (Voyant que l’attention de Ramirez est attirée par les caisses de livres) Vous voulez un bon livre pour vous changer les idées ?
Ramirez – Vous avez des romans policiers ?
Sanchez lui lance un regard désapprobateur.
Sanchez – De toutes façons, on n’a pas le temps. On est en service, là.
Socrates – Le braqueur au poireau… Ça ferait un bon titre de polar, non ?
Sanchez – Donc vous n’avez rien vu ?
Socrates – Si j’étais vous, j’irai faire un tour du côté du cimetière. J’ai aperçu un drôle de type tout à l’heure qui courait dans cette direction.
Ramirez – C’est maintenant que vous le dites…
Socrates – Je pensais qu’il faisait son footing. Mais maintenant que vous m’en parlez, il me semble qu’il courait très vite.
Sanchez – Merci quand même.
Sanchez et Ramirez s’en vont en direction du cimetière. Socrates rentre dans la boutique, et en ressort quelques instants après. Il jette un coup d’œil à droit et à gauche avant d’inviter d’un geste Billy à sortir. Il lui indique la direction opposée de celle dans laquelle le commissaire est parti.
Socrates – Pars plutôt de ce côté-là si tu ne veux pas faire de mauvaises rencontres.
Billy – Merci.
Socrates – Et si tu veux mon avis, laisse tomber la carrière de voleur, même de voleur de poules. Visiblement, tu n’as pas de dispositions particulières pour ce noble métier…
Billy – Je vous le promets.
Socrates – Je ne te dis de te mettre à travailler, ce serait exagéré, mais je ne sais pas moi…
Billy apercevant les livres.
Billy – Peut-être que je devrais m’instruire un peu…
Socrates – Franchement, je te déconseille la lecture… À ton âge, si tu commences maintenant, ça pourrait te tuer…
Billy – Bon, je ferais bien d’y aller avant que les flics reviennent…
Socrates – Tu es sûr de ne rien oublier ?
Billy, à regret, sort de ses poches trois paquets de Pépitos qu’il a pris à l’intérieur de l’épicerie.
Billy – Désolé, un réflexe…
Socrates récupère les paquets de biscuits et tend un fruit à Billy.
Socrates – Prends plutôt une poire. Tu sais que pour rester en bonne santé, il faut manger cinq fruits et légumes par jour. Avec le poireau, ça t’en fera déjà deux. Tu as déjà l’air d’avoir meilleure mine. Allez file…
Billy s’en va. Socrates rentre dans la boutique pour remettre en place les paquets de Pépitos. Alban arrive et se met à regarder les livres. Eve repasse devant la boutique, et s’arrête pour jeter cette fois un coup d’œil sur les primeurs. Alban l’aperçoit et est visiblement sensible à son charme. Eve s’apprête à s’en aller.
Alban – Excusez-moi, je peux vous demander quelque chose ?
Eve (méfiante) – Oui…
Alban – J’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part.
Eve – C’est tout ce que vous avez trouvé ?
Alban – Pour ?
Eve – Pour me draguer !
Alban – Mais je ne vous drague pas… Enfin, si mais… Il n’empêche que j’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part. Ce n’est pas incompatible non ? Pourquoi est-ce qu’on n’aurait pas le droit de draguer quelqu’un qu’on a l’impression d’avoir déjà vu quelque part ?
Eve – En tout cas, moi je ne vous connais pas, alors si vous permettez…
Eve s’apprête à s’en aller.
Alban – Attendez une minute ! J’ai une autre question à vous poser…
Eve – La dernière alors… Je vous préviens, c’est votre joker… Je vous écoute…
Alban – C’est à dire que… J’ai dit ça comme ça, juste pour vous retenir et gagner un peu de temps… J’ai tellement peur de ne plus jamais vous revoir… Mais il n’y a rien qui me vienne à l’esprit là tout de suite… Si vous me donnez encore quelques secondes, je vais certainement trouver quelque chose à vous demander…
Eve – Je serai déjà partie…
Alban – Ou alors, vous me laissez votre adresse, et je vous poserai ma question par écrit quand ça me reviendra. Vous n’aurez qu’à m’envoyer votre réponse par la poste…
Eve – Alors là, bravo ! C’est la première fois qu’un inconnu me propose d’emblée une relation épistolaire.
Elle commence à partir.
Alban – Non ! Voilà, ça y est ! (Il se tourne vers les légumes) Je voulais vous demander comment on fait un gratin dauphinois.
Eve – Un gratin dauphinois ?
Alban – Pourquoi pas ? C’est très bon le gratin dauphinois… Ce n’est pas très léger, d’accord, mais c’est très bon…
Eve – Alors comme ça, simplement parce que je suis une femme, la première chose que vous pensez à me demander, c’est la recette du gratin dauphinois ? Mais vous êtes un horrible macho !
Alban – Là c’est vous qui êtes de mauvaise foi… Ce n’est pas la première chose qui m’est venue à l’esprit, mais vous avez refusé de répondre à ma première question…
Eve – Qui était si je me souviens bien : est-ce qu’on ne se serait pas déjà vus quelque part ? Vous arrivez parfois à vos fins avec une technique de drague aussi nulle ?
Alban – Rarement à vrai dire, mais c’est mon style. Qu’est-ce que vous voulez, on ne se refait pas…
Eve – Le style, c’est l’homme. C’est aussi mon avis. C’est pourquoi je vous dis adieu…
Alban – Dites-moi au moins votre prénom…
Eve – Eve…
Alban – Moi, c’est Alban. Et je ne vous dis pas adieu, car je suis sûr que nous sommes faits l’un pour l’autre. Ce qui implique bien sûr que nous sommes appelés à nous revoir très bientôt…
Eve – Et qu’est-ce qui vous rend si confiant ?
Alban – Alban et Eve ! C’est un signe, non ?
Eve – N’importe quoi…
Alban – Eve… Je soupirerai votre nom, le soir, en m’endormant tout seul dans mon lit.
Eve s’en va, en cachant un sourire amusé.
Alban – Je vous ai vue ! Vous avez souri !
Eve (off) – Dans vos rêves.
Socrates ressort avec à la main un paquet de Pépitos ouvert.
Socrates – Vous voulez un Pépito ?
Alban – Merci, mais j’évite de grignoter entre les repas.
Socrates – Moi aussi, mais comme j’adore grignoter, j’ai préféré supprimer les repas. On s’est déjà vu, non ?
Alban – La dernière personne à qui j’ai posé cette question a prétendu que je la draguais.
Socrates – Rassurez-vous, vous n’êtes pas du tout mon genre…
Alban – Je vous ai acheté un bouquin il y a quelques temps.
Socrates – Rimes Orphelines.
Alban – C’est çà.
Socrates – Vous l’avez lu, ça ne vous a pas plu, et vous venez pour me le revendre…
Alban – Pas du tout. J’ai beaucoup aimé au contraire. C’est même devenu mon livre de chevet :
Nos yeux, moitiés d’orange pressées,
ruissellent vers le creux de l’absence.
Ils scintillent un moment, étonnés
par la montée de l’imminence du départ.
Socrates – Les oranges ont toujours beaucoup inspiré les poètes…
Alban – En fait, je voulais savoir si vous aviez quelque chose d’autre du même auteur.
Socrates – Je crois que c’est son seul livre, mais sait-on jamais, il y en aura peut-être un deuxième. Tant qu’un auteur n’est pas mort, on n’est jamais à l’abri d’une récidive. Donc vous l’avez toujours ?
Alban – Bien sûr, pourquoi ?
Socrates – Une jeune femme est passée, tout à l’heure. Elle le cherchait.
Alban – C’est curieux, ce n’est pas un livre très connu. En tout cas, moi je n’en avais jamais entendu parler avant de le feuilleter chez vous. J’ai fait une recherche sur Google pour savoir en savoir plus sur l’auteur, mais je n’ai rien trouvé.
Socrates – Andy Warhol disait que chacun avait droit à son quart d’heure de célébrité. Aujourd’hui c’est l’anonymat le plus total qui est devenu un privilège réservé à quelques uns… Vous seriez prêt à me le revendre ?
Alban – Vous êtes un drôle de bouquiniste…
Socrates – On me le dit souvent. Et comme marchand de primeurs, je ne vous raconte même pas… Je vous en donne un kilo de tomates. Si j’ai bonne mémoire, je vous l’avais vendu pour une livre de courgettes.
Alban – Vous ne devez pas faire de gros bénéfices.
Socrates – Pour les connaisseurs, je vends aussi quelques champignons qui vous font voir la vie avec d’autres couleurs. Ils sont dans l’arrière boutique… Si vous êtes amateur… Évidemment, c’est un peu plus cher, mais je vous garantis que ça vaut le voyage…
Alban – Désolé, les champignons, je les préfère en omelette… Je n’avais pas l’intention de me séparer de ce livre, mais si votre cliente y tient tellement… Je pourrais garder une photocopie et lui laisser l’original.
Socrates – Très bien, je vais l’appeler. Vous pouvez revenir vers quelle heure ?
Alban – Je passerai vous le déposer en fin de matinée. (Il examine les primeurs) Elles sont bonnes, vos tomates ?
Socrates – C’est la pleine saison.
Alban – Et vos melons, ils viennent vraiment de Cavaillon ?
Socrates – Avec un peu de chance, ils y font escale, en tout cas. Si le camion qui les ramène du Maroc passe par là. C’est ce qu’on appelle la délocalisation, il paraît…
Alban – Je prendrai plutôt un melon, alors. Vous m’en mettez un de côté ?
Socrates – Pas de problème. (Tandis qu’Alban s’apprête à s’en aller, Socrates prend un livre dans une caisse et lui tend) Tenez, vous trouverez sûrement là dedans la recette du gratin dauphinois…
Alban sourit, prend le livre et s’en va. Socrates sort son portable et rentre dans la boutique en composant un numéro. Sanchez et Ramirez reviennent. Ramirez porte un sac poubelle sur l’épaule.
Ramirez – Bravo Commissaire ! Encore une affaire promptement résolue…
Sanchez – Vous êtes sûr que tout y est ?
Ramirez – Ça… Le légiste nous le dira quand il aura réussi à recoller les morceaux… Vous vous rendez compte ? Si les ménagères de plus de cinquante ans se mettent à braquer les Caisses d’Épargne, maintenant… Où va-t-on ?
Sanchez jette un regard vers la boutique.
Sanchez – Vous saviez que cette épicerie arabe était tenu par un portugais ?
Ramirez – Non…
Sanchez – Notre métier est de tout savoir, Ramirez. Tout innocent est un coupable qui s’ignore…
Ramirez (regardant la boutique à son tour) – Vous avez raison, patron… Ça aussi, c’est louche…
Sanchez et Ramirez sortent. Socrates ressort de la boutique, portable à l’oreille.
Socrates – Très bien, alors je vous attends tout à l’heure…
Il range son portable. Mauricette revient.
Mauricette – Vous n’êtes pas au courant ?
Socrates – Ça dépend… De quoi ?
Mauricette – Ben pour Josiane !
Socrates – Josiane ?
Mauricette – La dame à qui vous avez fourgué Le Discours de la Méthode tout à l’heure !
Socrates – Je ne savais pas qu’elle s’appelait Josiane, sinon, je ne lui aurais même pas vendu de bananes…
Mauricette – Et pourquoi ça ?
Socrates – J‘ai pour principe de ne jamais avoir commerce avec les Josianes… Mais bon, le mal est fait. Et alors, ça ne lui a pas plu, Descartes ?
Mauricette – Elle est morte !
Socrates – Pas d’ennui, j’espère ? Je me sentirais un peu responsable…
Mauricette – Elle est passée sous un chasse neige !
Socrates – Un chasse neige ? On est au mois d’août !
Mauricette – À ce qu’on m’a dit, ils l’amenaient au garage municipal pour le réparer…
Socrates – Ce que c’est que le destin…
Mauricette – Croyez-moi, ce n’était pas beau à voir. Si je n’avais pas vu qu’elle tenait ce bouquin à la main, je n’aurais jamais su que c’était elle. C’est moi qui ait identifié le corps… Enfin quand je dis le corps…
Josiane arrive à son tour.
Josiane – Vous en faites une tête… On dirait que vous venez de voir un mort ?
Stupeur des deux autres.
Socrates – Quand je vous disais que la vie était un éternel recommencement…
Mauricette – Ben vous n’êtes pas décédée ?
Josiane (à Socrates) – Pourquoi, j’ai l’air décédée ?
Socrates – Pas plus que d’habitude…
Josiane – Les gens ont toujours tendance à exagérer…
Mauricette – Mais je vous ai vu tout à l’heure du côté garage, avec votre bouquin sous le bras. Sauf que votre bras était d’un côté de la route et le reste du corps en plusieurs morceaux de l’autre côté…
Josiane (à Socrates) – Ah, votre bouquin, parlons-en ! Je vous avoue que je ne suis pas arrivée rentrer dedans. Il m’est tombé des mains au bout de trois pages…
Socrates – Et vous voulez que je vous le reprenne.
Josiane – Non, je l’ai donné à un pauvre type qui passait par là. Ça a eu l’air de le passionner, parce qu’il s’est plongé dedans illico. Je lui ai dit que ce n’était pas bien prudent de lire en marchant dans la rue comme ça, mais qu’est-ce que vous voulez…
Mauricette – Pour le chasse-neige, ça doit être lui…
Josiane – Il m’a dit que le Discours de la Méthode, ça l’aiderait sûrement à se restructurer…
Mauricette – Maintenant, d’après ce que j’ai vu, il serait plutôt déstructuré.
Josiane – Bon ben ce n’est pas tout ça, mais il faut que j’aille faire ma soupe, moi.
Mauricette – Et moi mon bœuf-carottes Vichy…
Josiane – Je connaissais les carottes Vichy, mais ça… Un plat que faisait votre grand-mère ?
Mauricette – Mon grand-père. Il était gendarme. C’est lui qui a inventé la recette pendant la guerre…
Elles s’en vont. Socrates rangent un peu son étalage, puis rentre dans sa boutique. Eve revient, au moment même ou arrive Charles.
Eve – Alors, vous avez trouvé le CNRS ?
Charles – Oui, oui, je vous remercie. Sentier des Frères Bogdanov, c’était bien ça.
Eve – Vous êtes un scientifique, alors ?
Charles – Au départ, oui… J’ai longtemps travaillé sur la théorie du Big Crunch.
Eve – Ça doit être passionnant.
Charles – Vous savez ce que c’est ?
Eve – Non, mais je n’osais pas vous le demander, pour ne pas avoir l’air d’une imbécile… Le seul Crunch que je connais, c’est une marque de chocolat, mais j’imagine que cela n’intéresse pas le CNRS.
Charles – Le Big Crunch, c’est une sorte de Big Bang, mais à l’envers.
Eve – C’est extraordinaire…
Charles – Malheureusement, c’est une théorie complètement démodée.
Eve – Je suis vraiment désolée…
Charles – Aux dernières nouvelles, il semblerait que la vitesse d’expansion de l’univers soit en accélération constante.
Eve – Ça va peut-être s’arranger, non ? En tout cas, si je peux faire quelque chose pour vous…
Charles – Alors maintenant, je fais des extras pour la police.
Eve – La police ?
Charles – La police scientifique… On m’a demandé d’identifier l’auteur original de l’univers à propos d’une affaire de plagiat…
Eve – Mais c’est encore plus passionnant !
Charles – Vous trouvez ?
Eve – Non, je disais seulement ça pour vous faire plaisir…
Charles – De plus, c’est contraire à toutes mes convictions… J’ai toujours violemment combattu la thèse du créationnisme.
Eve – Je comprends…
Charles – Bon, je vous laisse… Malheureusement, il faut que j’y retourne…
Eve – Bonne chance pour vos recherches !
Charles repart, désespéré. Arrive Alban. Il tombe nez à nez avec Eve.
Alban – Ça y est, je me souviens maintenant ! Vous êtes l’auteure de Rimes Orphelines !
Eve – Comment le savez-vous ?
Alban – Il y a votre photo en dernière de couverture.
Eve – Je pensais que personne n’avait jamais lu ce livre…
Alban – Moi, je l’ai lu. Et apparemment, je ne suis pas le seul, puisque j’ai rendez-vous ici avec quelqu’un qui veut me racheter ce bouquin à prix d’or. On commence à se l’arracher, vous voyez ? C’est le début de la gloire…
Eve – Vous croyez…
Alban – En tout cas, je ne mentais pas quand je vous disais que je vous avais déjà vue quelque part !
Eve – C’est moi.
Alban – Vous ?
Eve – C’est moi qui veut vous racheter ce bouquin.
Alban – Mais pourquoi un auteur voudrait-il acheter son propre livre ?
Eve – Ma maison a coulé…
Alban – Votre maison d’édition, vous voulez dire ?
Eve – Quand on s’édite à compte d’auteur, c’est la même chose…
Alban – Et donc votre… maison a fait faillite.
Eve – Elle a coulé, je vous dis ! J’habitais sur une péniche.
Alban – D’accord… Un naufrage donc…
Eve – Je n’ai plus aucun exemplaire de cet ouvrage. Je voulais au moins en récupérer un. C’est une partie de moi-même, vous comprenez ?
Alban – Je comprends…
Eve – Alors ?
Alban – Alors quoi ?
Eve – Vous voulez bien me le revendre ?
Alban – Ça dépend à quel prix…
Eve – Vous êtes un gentleman, vous n’allez pas abuser de la situation ?
Alban – Je croyais que j’étais un affreux macho…
Eve – Combien en voulez-vous ?
Alban – On m’en a récemment offert un kilo de tomates.
Eve – Et ça ne vous suffit pas…
Alban – Disons qu’en plus, j’exige un dessus de table.
Eve – On dit un dessous de table.
Alban – Pas dans ce cas-là. Je vous échange ce livre contre une invitation à dîner. Nous pourrons partager ce melon sur une table.
Eve – La vôtre, par exemple…
Alban – Vous venez de me dire que vous n’aviez plus de maison… C’est oui ?
Eve – Je tiens beaucoup à récupérer ce livre.
Alban – Et je ne vais pas m’en séparer facilement.
Eve – Très bien. Discutons-en autour d’un melon.
Alban prend un melon dans l’étalage et ils s’en vont. Socrates sort de sa boutique.
Socrates – L’amour, toujours l’amour…
Arrive le commissaire Sanchez et son adjoint Ramirez.
Sanchez – C’est pour nous que vous dites ça ?
Socrates – Alors commissaire, ça avance cette enquête ?
Sanchez – L’affaire est dans le sac.
Ramirez – On a retrouvé le fugitif.
Sanchez – Il est mort. Écrasé par un chasse-neige en panne.
Ramirez – L’autopsie a établi qu’il s’agissait d’un travesti se faisant appeler Josiane.
Sanchez – Il tenait ça à la main. (Sanchez tend à Socrates Le Discours de la Méthode) Ça ne viendrait pas de chez vous par hasard ?
Ramirez – Comme le poireau…
Socrates – Le Discours de la Méthode…
Ramirez – Comme quoi on peut être truand et philosophe à la fois.
Socrates – Cela vaut dans les deux sens, d’ailleurs. La philosophie est le plus souvent une escroquerie intellectuelle…
Josiane revient, affolée.
Josiane – Oh mon Dieu, Commissaire, je suis contente de tomber sur vous. J’ai perdu mon chien…
Sanchez – C’est à dire que… d’habitude, ce n’est pas le genre de disparition qui relève de la mission de la Police Nationale.
Josiane – Je vous en prie, Commissaire… Mon grand-père était de la maison. Et je sais que vous êtes un ami des animaux.
Ramirez – Il était de quelle couleur, votre chien ?
Josiane – Orange.
Ramirez – Orange ? Vous voulez dire qu’il portait un manteau orange ?
Josiane – Un manteau ! En cette saison ! Quelle drôle d’idée…
Ramirez – On voit tellement de chose, vous savez…
Josiane – Non, c’est le pelage de mon chien qui est orange.
Sanchez – Donc, vous lui faites des colorations ?
Josiane – Mais pas du tout ! Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? C’est sa couleur naturelle !
Socrates – Vous permettez que je lui pose une question, Commissaire ?
Sanchez – Mais je vous en prie. Si c’est de nature à faire avancer notre enquête…
Socrates – De quelle couleur sont les cheveux de Monsieur le Commissaire, chère Madame ?
Josiane – Eh bien violet, évidemment !
Socrates – Je crois avoir percé ce mystère, Commissaire.
Josiane – Mais ça ne me rend pas mon chien !
Sanchez – Ramirez, occupez-vous de cette affaire, voulez-vous.
Ramirez part avec Josiane.
Ramirez – Comment s’appelle votre chien, chère Madame ?
Ils sortent.
Socrates – On dirait que quelque chose vous préoccupe, Commissaire.
Sanchez – J’enquête sur une affaire énorme… Je vous en parle sous le sceau du secret… Et seulement parce que j’affectionne particulièrement les Portugais. (Avec un air entendu) Vous voyez ce que je veux dire ?
Socrates – Pas du tout… Mais je serai muet comme une tombe, je vous le promets.
Sanchez – Il s’agit d’une affaire de plagiat.
Socrates – Concernant un de mes livres ?
Sanchez – Oui, entre autres…
Socrates – Entre autres ?
Sanchez – Vos primeurs, aussi…
Socrates – Un plagiat concernant des fruits et légumes ?
Sanchez – Je vous ai dit que c’était une affaire énorme… Tenez-vous bien, ce plagiat concernerait la totalité de l’univers.
Socrates – Non ?
Sanchez – Tout ça ne serait qu’une gigantesque contrefaçon.
Socrates – Et c’est l’auteur de l’œuvre originale qui a porté plainte ?
Sanchez – L’auteur ? On est aussi à sa recherche, figurez-vous… On a mis la police scientifique sur le coup…
Socrates – C’est incroyable, en effet… Et qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille, Commissaire.
Sanchez – Là encore, tout ce que je vous dis est classé confidentiel défense. Mais je sais que je peux compter sur votre discrétion, n’est-ce pas ?
Socrates – Bien sûr…
Sanche – Le Ministère des Armées vient de nous signaler la présence dans la région d’une licorne errante…
Socrates – Une licorne ?
Sanchez – Apparemment, elle se serait échappée du troupeau… Vous comprenez qu’un monde dans lequel des troupeaux de licornes se baladent en liberté ne peut être qu’une contrefaçon…
Socrates – Évidemment.
Sanchez – À moins que…
Socrates – Oui ?
Sanchez – À votre avis, qu’est-ce qui explique que cette dame, là, qui a perdu son chien, voit à ce point la vie en couleurs ?
Ramirez – Elle est peut-être daltonienne… Et en plus, elle se prénomme Josiane…
Sanchez – Ou bien elle a absorbé une substance hallucinogène… Vous permettez que je jette un coup d’œil dans votre boutique ? Je suis amateur de champignons, et un de mes indicateurs m’a signalé que les vôtres étaient du genre atomiques…
Socrates – Mais je vous en prie, après vous…
Ils entrent. Eve et Alban repassent par là et s’arrêtent un instant devant la boutique.
Eve – Votre melon était excellent.
Alban – C’est un melon de Cavaillon.
Eve – Vous avez raison, il faut se méfier des imitations… Merci pour cette invitation… et pour le livre.
Alban – J’ai beaucoup aimé vos Rimes Orphelines…
Eve – Pourtant, je n’en ai vendu que trois exemplaires. Et je soupçonne ma mère de les avoir acheté tous les trois. Avant de les revendre pour faire bouillir la marmite.
Alban – On peut donc avoir une mère et écrire des rimes orphelines.
Eve – À moins de mourir avant ses parents, nous sommes tous destinés à devenir orphelins tôt ou tard, non ?
Alban – C’est pourquoi j’imagine nous cherchons tous l’âme sœur… En espérant qu’elle, elle ne meurt pas avant nous.
Ils s’éloignent en se tenant par la main tout en souriant bêtement. Sanchez ressort avec Socrates, menotté.
Sanchez – Des champignons prohibés dans votre réserve, et un calibre dans votre tiroir caisse…
Socrates – Si je vous disais que j’ai confisqué ce revolver à un gamin pour l’empêcher de faire des bêtises, vous ne me croiriez pas.
Sanchez – Vous savez ce que vous risquez ?
Socrates – Vous allez me condamner à boire la ciguë ?
Sanchez – Qu’est-ce que c’est que ça ?
Socrates – Un poison. Celui que Socrate, le père de la philosophie, a dû boire après sa condamnation.
Sanchez – Et de quoi était-il accusé ?
Socrates – Impiété et corruption de la jeunesse… Il eut l’occasion d’échapper à la mort, mais il préféra l’accepter, pour démontrer que la soumission à la loi est le fondement de la justice.
Sanchez – Une attitude un peu pétainiste, en effet, mais ce n’est pas un policier comme moi qui va prêcher la désobéissance civile…
Socrates – Dès le début, le ver était dans le fruit de la philosophie. Socrate déjà se prenait pour Jésus-Christ …
Sanchez – Ce goût du sacrifice ostentatoire leur a quand même permis d’atteindre une certaine forme de célébrité.
Socrates – Les hommes ont toujours adoré les martyrs. Ils en ont un pour chaque jour du calendrier. Vous savez pourquoi vous allez me retirer ces menottes ?
Sanchez – Je ne savais même pas que j’allais le faire.
Socrates – Vous allez le faire, croyez-moi.
Sanchez – Pour ne pas faire de vous un martyr ?
Socrates – Parce que vous n’êtes pas un vrai commissaire de police.
Sanchez – Vraiment ?
Socrates – Pas plus que je ne suis épicier ou bouquiniste.
Sanchez – Qu’est-ce qui vous fait penser que je ne suis pas commissaire ?
Socrates – Vous venez de me dire que le monde entier était une contrefaçon… C’est donc que vous aussi qui conduisez l’enquête n’êtes pas un vrai policier.
Sanchez – C’est un raisonnement qui se tient..
Socrates – Et puis je suis allé au théâtre hier soir, et vous jouiez déjà le rôle d’un commissaire.
Sanchez – C’est mon emploi, paraît-il. Et le second rôle, vous le trouvez comment ?
Socrates – Votre assistant ? Très mauvais aussi…
Sanchez retire les menottes de Socrates.
Sanchez – Ce n’était pas de vraies menottes, de toutes façons. Vous croyez qu’on va nous lancer des tomates ?
Socrates – J’espère… Il faut bien que je renouvelle mon stock de primeurs…
Noir.
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Paris – Janvier 2013
© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-46-8
Ouvrage téléchargeable gratuitement.
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