Un couple, admirant contre un mur invisible quelque chose qu’on ne voit pas.
Lui – C’est Bonnard, hein ?
Elle – Non, c’est…
Elle s’approche et, se penchant, lit le nom du peintre sous le tableau.
Elle – Picasso.
Lui – Ah, oui…
Ils admirent longuement le tableau, puis passent à un autre.
Elle (joueuse) – Tu essaies de deviner ?
Lui – Si tu veux…
Il regarde le tableau attentivement.
Lui – Miro ?
Elle – C’est toi qui deviens miro. Faudrait penser au double foyer…
Lui – Milo ?
Elle – Milo! Tu veux dire Millet ?
Lui – Ah, oui! Je confonds toujours. L’Angélus de Millet, et la Venus de Milo.
Ils passent à un autre tableau.
Lui – A toi ?
Elle regarde avec attention.
Elle – Manet… ?
Il regarde le nom sous le tableau.
Lui (corrigeant) – Monet!
Elle – Oh…! C’est un peu pareil, non ?
Ils passent à un autre tableau.
Elle (très sérieusement) – Tiens, voilà du Boudin…
Il la regarde, interloquée, puis ils regardent tous les deux le tableau.
Elle – C’est bien, hein ?
Lui – Oui, c’est…
Elle – C’est du Boudin.
Lui – Oui…
Silence.
Elle (pensif) – Je me demande toujours…
Lui – Quoi ?
Elle – Si je ne savais pas que c’était du Boudin, est-ce que je trouverais ça aussi bon.
Il la regarde sans comprendre.
Elle – Si j’ignorais que ces tableaux valent des milliards! Franchement, imagine que tu n’aies jamais entendu parler de La Joconde. Tu tombes dessus dans une brocante. À vendre. Cinq cents balles. Est-ce que tu peux affirmer, sincèrement, que tu l’accrocherais au-dessus de ta cheminée ? Cette gourde avec son sourire idiot ?
Il réfléchit.
Lui – On n’a pas de cheminée, de toute façon…
Elle – Non, il faut être honnête, on a beau avoir visité des dizaines de musées et des centaines d’expositions, est-ce qu’on ferait vraiment la différence entre une croûte et un chef-d’oeuvre… ?
Lui – On ne saura jamais. On ne voit que des chefs-d’oeuvre, dans les musées. C’est un tort, d’ailleurs. Dans chaque musée, ils devraient réserver une salle pour exposer exclusivement des croûtes. Le principe du test placebo, tu vois ? Histoire de vérifier si les autres tableaux sont vraiment beaux, ou si on les trouve beaux seulement parce qu’on nous a dit qu’ils l’étaient.
Elle – Oh… De toute façon, les musées, c’est comme les églises, hein ? On y va surtout pour l’ambiance.
Lui – On n’a pas besoin d’être croyant pour être pratiquant, heureusement… C’est comme pour l’amour…
Elle le regarde, pas sûre de bien comprendre.
Lui – Non, je veux dire, c’est comme pour le mariage… Regarde-nous… On s’est bien mariés à l’église… Et pourtant on ne croit pas vraiment en Dieu…
Silence.
Elle – Tu te souviens de notre premier rendez-vous ? Tu m’avais emmenée au musée Picasso…
Lui (nostalgique) – Ah, oui…
Elle – On était tellement émus… Ce n’est qu’à mi-parcours qu’on s’est rendu compte que c’était le musée Carnavalet…
Lui – Eh, oui… Ils sont tous les deux dans le Marais…
Elle (amusée) – Je commençais à me demander pourquoi les préliminaires duraient si longtemps…
Lui – Les préliminaires… ?
Elle – Enfin, je veux dire, euh… Picasso… Sa première période…
Lui – Ah, oui…
Silence. Ils commencent à s’éloigner.
Elle – Tu as entendu parler de cet artiste qui peint sous la mer ?
Il ne comprend pas bien.
Elle – Il a une combinaison d’homme-grenouille, il plante son chevalet sur les fonds marins et il peint des coraux.
Lui – Des Corots ?