En attendant de devenir qui je veux être, c’est-à-dire pour l’instant sémiologue, alors que je connais encore à peine le sens de ce mot, j’ai obtenu grâce à Sciences Po un stage dans une société d’études dont je tairai le nom, filiale française d’un groupe américain spécialisé dans les études quantitatives, et réputée pour avoir mis au point un modèle de prédiction des ventes. Quand un annonceur envisage de lancer un nouveau produit, cette société se charge d’interroger les consommateurs potentiels sur leur degré d’intérêt pour cette nouveauté. Elle intègre ensuite dans son mystérieux programme les résultats de cette enquête, ainsi qu’un ensemble d’autres données marketing concernant le niveau de prix, le circuit de distribution, le montant de l’investissement publicitaire prévu, et bien d’autres facteurs. Enfin, après avoir digéré toutes ces informations, l’ordinateur central, situé à la maison-mère aux États-Unis, rend son oracle telle la Pythie de Delphes.
Le secret de ce modèle prédictif, qui a fait la fortune de cette société d’études, est aussi bien gardé que la recette du Coca-Cola, et même la filiale française n’en a pas connaissance. Le jour dit, en tenant compte du décalage horaire, il faut téléphoner au concepteur mythique de cette formule magique, un savant « docteur » résidant de l’autre côté de l’Atlantique, afin qu’il livre de vive voix le chiffre fatidique, sorti d’on ne sait où, qui décidera du sort de ce nouveau produit. Bref, on n’est pas loin de Nostradamus ou de Madame Soleil. Si c’est ça les études quantitatives, réputées scientifiques, pourquoi ne pas essayer la sémiologie ?
Je poursuis mon enquête, pour découvrir qu’un cours de sémiologie existe toujours à la Sorbonne au sein de la célèbre École Pratique des Hautes Études, où ont enseigné les plus grands chercheurs en sciences humaines, et qui se caractérise, comme le Collège de France, par le fait que ses enseignements sont ouverts aux auditeurs libres. J’y vais. Il s’agit en fait principalement d’un cours de phonétique, assuré par l’un des plus grands linguistes de l’époque, André Martinet, et c’est sa femme Jeanne qui, tout en assistant son mari à chaque séance, distille parfois en vedette américaine quelques rudiments de sémiologie. C’est donc en couple que les Martinet, d’un âge déjà assez avancé, dispensent dans les combles de la Sorbonne, devant une poignée de thésards, un enseignement très académique. On est loin de Barthes, et je comprends dès le premier cours que si la recherche se poursuit quelque part à Paris en sémiologie, ce n’est pas là que ça se passe.
J’interroge un de ces vieux étudiants, et il me lance sur une meilleure piste, l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, qui malgré un nom assez similaire n’a rien à voir avec l’École Pratique des Hautes Études. À ce qu’il paraît, un certain Algirdas Julien Greimas, dont je n’ai jamais entendu parler, répand là-bas la bonne parole. Je décide d’aller voir. Le séminaire de Greimas se tient chaque mercredi à 14 heures dans l’amphithéâtre de la Faculté de Théologie Protestante, à Port-Royal, et il est également ouvert aux auditeurs libres.
Dès que j’entre dans ce qui ressemble à une chapelle, bourrée de fidèles, où le maître s’apprête à officier, j’ai la révélation, une de plus, que je suis sur le point de participer à un moment clef dans l’histoire de la recherche. Ressemblant vaguement à Einstein, avec ses grosses moustaches, Greimas est tout aussi vieux que Martinet, mais on voit tout de suite à son air rigolard et ses yeux malicieux qu’il est plus jeune d’esprit que la plupart de ses disciples, qui par ailleurs se divisent en deux catégories. Les premiers, qu’on appelle les douze apôtres, sont des intellectuels trentenaires de haut vol, généralement encore thésards mais souvent déjà enseignants. Ils font partie du cercle restreint entourant le prophète de l’École de Sémiotique de Paris, qui n’est pas une école au sens administratif du terme, mais plutôt un mouvement de pensée et un courant de recherche. Car la comparaison avec la religion s’arrête au décorum un peu poussiéreux de ce grand séminaire, et à la passion animant tous les participants. Ici, point de gourou. De toute l’assemblée, Greimas est sans doute celui qui se prend le moins au sérieux. Il partage la scène avec ses adeptes, et n’importe qui dans l’assistance peut à tout moment prendre la parole. Même si peu s’y risquent vraiment de peur de proférer une ânerie. Car le moins qu’on puisse dire est que tout cela vole très haut. Surtout pour moi qui, avec ma formation économique et littéraire, ne dispose d’aucune connaissance en linguistique et encore moins en sémiotique. C’est simple, ces gens ont carrément rédigé un dictionnaire pour mieux se comprendre entre eux, le Dictionnaire Raisonné de la Théorie du Langage. Ils sont en train d’écrire ensemble le deuxième tome, et chacun peut proposer des entrées et des définitions. C’est donc une langue qui m’est totalement étrangère. La bonne nouvelle, c’est qu’on peut l’apprendre. Ici, ce n’est nullement un maître, supposé savoir comme dirait Lacan, qui dispense un enseignement à des élèves désireux d’apprendre. Dans cet amphi, on n’est sûr de rien, on cherche ensemble, on est prêt chaque jour à remettre en cause la pertinence de ce qu’on pensait avoir trouvé la veille, et finalement on assiste, voire on contribue, à l’émergence d’un savoir en train de se constituer. De ma déjà longue carrière d’étudiant, c’est la première fois que j’ai la chance de vivre une telle aventure intellectuelle collective, et c’est un choc. J’ai raté Barthes, je ne passerai pas à côté de Greimas.