Quand jusqu’à l’âge de trente ans, comme moi, on n’a jamais quitté la France que pour visiter les pays limitrophes, on se lève le matin avec des repères géographiques bien établis. Au Nord les Pays du Nord, au Sud les Pays du Sud, à l’Est les Pays de l’Est, à l’Ouest l’océan et au-delà de l’océan des terres qu’on ne connaît que par la télévision, le cinéma, les livres ou les journaux. Des lieux mythiques comme le Texas et ses fameux champs de pétrole, dont on ignore s’ils existent vraiment en dehors du feuilleton Dallas. Oui, on peut dire qu’en ce qui concerne le Texas, l’essence précède l’existence.
En me réveillant chaque matin, à Austin, il me faut quelques instants pour intégrer ces nouveaux repères. En haut un pays immense, l’Amérique profonde, dont je ne connais que les contours, puis un autre pays encore plus grand, le Canada, dont je ne connais rien. À droite Houston, d’où partent les fusées pour la Lune ou pour Mars. À gauche, très loin, la Californie, et au-delà un océan inconnu. En bas le Mexique, plus proche dans tous les sens du terme, et qui curieusement me semble plus familier. Pour commercer on y parle espagnol, la langue d’une partie de mes ancêtres. Mais surtout, le Mexique s’inscrit bien davantage que les États-Unis dans une histoire ancrée au plus profond de l’architecture de ses villes.
Austin, la capitale du Texas, a été fondée vers le milieu du XIXème, et son édifice le plus ancien encore debout, une simple masure, doit dater de 1898, une plaque étant là pour nous signaler l’existence de ce monument historique. En France au contraire, et sur le vieux continent en général, l’histoire se donne à voir partout où se porte le regard. Pas un village sans son église du Moyen-Âge. Pas une bourgade sans son château-fort. Pas une ville sans ses hôtels particuliers de la Renaissance. Pas une grande ville sans son amphithéâtre romain. Et même à la campagne, pas une ferme sans son chêne multi-centenaire. Le paysage européen est un palimpseste, et on ne risque pas d’oublier d’où l’on vient tant les couches successives sont encore apparentes.
Aux États-Unis, et plus encore dans ces États neufs comme le Texas, rien de tout cela. On s’émerveille en France de La Défense, îlot de modernité qui fait exception. Aux USA, la modernité est la règle, et tous les downtowns ressemblent à La Défense. Austin, c’est Cergy-Pontoise, dans un État grand comme la France où n’existent que des villes nouvelles. Après quelques mois, cette absence totale de profondeur historique et cette modernité uniforme, y compris lorsqu’elle singe les styles du passé, devient insupportable pour un Européen. Il m’est arrivé d’aller dans un des quelques musées de la ville, non pas pour admirer leurs collections, mais dans le seul but de voir n’importe quelle croûte pourvu qu’elle ait plus d’un siècle.
Le Mexique est donc le pays le plus proche du Texas qui soit doté d’une véritable histoire pré-coloniale ayant laissé des traces monumentales comme les pyramides, et où les colons en l’occurrence espagnols aient laissé fortement leur empreinte partout en bâtissant églises et cathédrales, monastères et couvents, palais et forteresses.
À l’université, aux États-Unis, les vacances de Noël durent un mois. Je n’avais aucune envie de rentrer en France comme certains de mes collègues lecteurs, déjà victimes du mal du pays. Je décide d’aller au Mexique, pour renouer avec la civilisation. J’ai par ailleurs l’adresse à Mexico d’une étudiante que j’ai croisée au séminaire de Greimas, et qui était aussi une de mes élèves de l’Atelier de Sémiotique Publicitaire.
Au plus près, la frontière nord du Mexique est à moins de 300 kilomètres d’Austin. Mais les Américains, et notamment les étudiants, qui se rendent dans ce pays vont le plus souvent au sud, dans le Yucatan, pour profiter des plages paradisiaques. Ils ne connaissent du pays que l’aéroport de Cancún et les hôtels de luxe à prix bradés de la côte. Les seuls Mexicains parfaitement anglophones qu’ils rencontreront jamais sont les serveurs qui leur apportent leurs cocktails et les femmes de ménage qui nettoient leur vomi après leurs beuveries. Par esprit de contradiction, je décide d’attaquer le Mexique par le Nord, et par la voie terrestre, sans aucune réservation d’hôtel, bien sûr.
Lorsque j’annonce mon projet à mes étudiants, ils tentent d’abord de me décourager. Le Nord du Mexique n’est pas une région touristique, c’est la partie la plus dangereuse du pays, et faire autre chose que de la survoler est une folie. Bref, ils ne connaissent personne qui soit revenu vivant d’un tel voyage. Sans doute parce qu’ils ne connaissent personne qui ait eu l’idée saugrenue de l’entreprendre. Je persiste et, après avoir consulté la carte, j’opte pour un itinéraire théorique au moins jusqu’à la frontière mexicaine. Après j’improviserai.
Le bus qui va d’Austin à Los Angeles passe par une petite ville au nom étrangement familier et bucolique, Alpine. Il me vient l’image d’une station de montagne helvétique. Ça m’inspire confiance, et c’est à moins de 100 kilomètres de la frontière située à Ojinaga. Je n’ai pas d’information particulière sur les correspondances, mais il doit bien y en avoir une. Je monte dans le bus de Los Angeles en fin d’après-midi et vers minuit, le bus s’arrête en rase campagne devant un panneau Alpine.
J’hésite à descendre. Il fait nuit noire, et l’arrêt de bus n’est pas éclairé. Je ne vois pas de montagnes qui pourraient ressembler aux Alpes, et pire encore, je n’aperçois pas non plus la moindre maison. Vous êtes sûr que c’est ici ? C’est bien là, me confirme le chauffeur. Et le bus pour la frontière ? Oui, il y en a un, mais il part à 17 heures. Vous ne préférez pas continuer jusqu’à Los Angeles ? J’hésite encore une seconde, mais comme d’habitude, je choisis le saut dans la nuit et dans l’inconnu. Je descends du bus avec mon petit sac. Le bus repart. Je suis seul en pleine nuit au milieu de nulle part, et personne au monde ne sait que je suis là…