Analyse écocritique de l’œuvre de Jean-Pierre Martinez Après nous le déluge

Dans le cadre d’une thèse de Master du Département de Langue et Littérature Françaises de l’Université de Hacettepe (Turquie), Catherine Colette KEBAPCIOĞLU a rédigé une analyse écocritique de la pièce Après nous le déluge de Jean-Pierre Martinez.

Cette page propose quelques extraits de ce travail universitaire, disponible en libre accès sur le site de l’université.

 


Résumé de la pièce

Sur une Terre devenue inhabitable en raison du réchauffement climatique, une humanité à l’agonie vit ses dernières heures. Deux hommes et deux femmes s’apprêtent à s’élancer dans un vaisseau spatial vers la planète inconnue qui pourrait leur servir d’ultime refuge. La mission de ces quatre « élus » : donner à l’humanité une chance de se perpétuer après avoir causé sa propre perte par sa folie autodestructrice. Mais une telle humanité mérite-t-elle vraiment d’être sauvée ? Tous ne sont pas d’accord…
Lien vers le texte intégral de la pièce sur La Comédiathèque


Résumé de la thèse

KEBAPCIOĞLU, Catherine. Analyse Écocritique de l’œuvre de Jean-Pierre Martinez « Après nous le déluge », Thèse de Master, Département de Langue et Littérature Françaises de l’Institut des Sciences Sociales de l’Université de Hacettepe (Turquie), Ankara, 2022.

Dans cette étude, notre intention sera de mettre en relief les problèmes environnementaux et l’écologie, qui est un sujet d’actualité, avec la méthode de l’écocritique et à travers l’œuvre de Jean-Pierre Martinez intitulée Après nous le déluge. L’écocritique adopte une démarche environnementaliste et place la nature au centre de ses travaux. Ainsi, dans cette étude nous nous servirons de l’œuvre Après nous le déluge une tragi-comédie écologique à partir de laquelle nous viserons à expliquer la relation entre littérature et environnement. La dichotomie nature/culture de La pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss et de La naissance de la tragédie de Friedrich Nietzsche sera également utilisée pour enquêter sur la manière dont les problèmes environnementaux sont traités dans cette œuvre et sur le sens qu’ils ajoutent à l’œuvre. Nous examinerons également avec les concepts d’intertextualité de Gérard Genette, comment les références intertextuelles dans l’œuvre ajoutent de nouvelles significations.

Mots clés : Écocritique, Écopoétique, Cli-Fi, Utopie, Environnemental, Après nous le déluge.


Extraits de la thèse

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Un théâtre universel

« Martinez s’inspire plus spécifiquement des mythes universels qui caractérisent toute l’humanité et qui font un pont entre chaque être humain. C’est par ces mythes universels que ses pièces intéressent et s’adressent à chaque culture et chaque croyance. Malgré son athéisme, ses pièces sont même jouées dans des églises et cela prouve son côté universel. »

Un théâtre engagé et environnemental qui s’inscrit dans le genre du Cli-Fi (Climate Fiction – Fiction climatique)

« Le choix de ses thèmes ne se limite pas aux mythes mais aussi aux sujets qui pourraient intéresser tout être humain. Ces sujets sont le reflet du monde actuel, ce sont des enjeux universels qui concernent toute l’humanité. Parmi ces sujets, nous pouvons citer le thème de l’environnement : Après nous le déluge pourrait être considérée comme une pièce engagée, reflétant les problèmes environnementaux actuels et dont le sujet est global, qui pourrait intéresser tout le monde quel que soit sa nationalité, sa religion, etc. Les problèmes environnementaux tels que le réchauffement climatique, la montée des eaux, l’extinction de certaines espèces animales y compris celle de l’être humain sont très bien reflétés chez Martinez. Nous y retrouvons explicitement des références à ces événements qui se posent comme des sujets sensibles établis dans plusieurs disciplines comme au cinéma ou dans la littérature. Ces sujets sont souvent classés comme genre nommé dystopique, un sous-genre de la science-fiction. Tout comme la dystopie, le cli-fi est apparu comme un genre abordant les problèmes environnementaux, la fin du monde et donc il représente un monde apocalyptique comme nous l’avons indiqué précédemment. »


Les éléments paratextuels

L’analyse du titre est d’une grande importance pour la compréhension d’un ouvrage car, comme l’indique Genette, le titre est un des éléments qui constituent un texte. Genette insiste sur le fait que les éléments autour du texte nous donnent des informations supplémentaires sur celui-ci. Ainsi, il distingue deux sortes de paratexte, le premier est le péritexte, c’est-à-dire le titre, la source, la date de publication, le nom de l’auteur, etc. Toutes ces informations aident le lecteur à mieux comprendre le contexte du récit et ce sont des éléments intertextuels. Le second, l’épitexte qui renvoie aux entretiens, reportages effectués avec l’auteur sur son œuvre. Dans notre travail, nous avons choisi de limiter notre analyse de paratexte à celle du titre, de la couverture de la pièce puis à l’épilogue qui constitue la fin du récit. L’épilogue sera abordé comme un élément constitutif du paratexte car l’auteur a choisi de le placer de manière optionnelle et il n’est pas obligé d’apparaître sur scène. La mise-en-scène de l’épilogue est donc facultative et possède une valeur paratextuelle, car elle n’apparaît pas forcément sur scène.

*Le titre « Après nous le déluge »

« Jean-Pierre Martinez aborde ce mythe dans un contexte environnemental, dû aux catastrophes environnementales de notre époque. Il tente, comme dans une œuvre dystopique, de révéler les effets néfastes que porte l’humanité sur la nature en représentant un monde apocalyptique, faisant allusion à la fin du monde.

Il s’efforce, dans un second temps, d’aborder un mythe universel, qu’est le Déluge pour toucher un large public. Il est vrai que le thème du déluge et celui de l’apocalypse sont des thèmes différents, cependant dans le contexte écologique ces deux notions coexistent et se rejoignent. Car ces deux thèmes abordent et reflètent la même chose : la fin du monde, dont l’homme est responsable.

Ainsi, dans son œuvre, nous remarquons immédiatement un lien entre le paratexte et le mythe dès le titre Après nous le Déluge. Le nom d’un mythe est emprunté aux textes sacrés, ce qui constitue l’hypotexte, pour être utilisé dans un autre récit, ce qui est l’hypertexte. L’intérêt de faire usage du nom d’un mythe universel permettra d’éveiller l’intérêt et la conscience du lecteur en raison d’une inconscience collective qui incitera chez le lecteur une envie de lire le livre. »

*La couverture

« Martinez a choisi ce visuel comme couverture car, la statue de la Liberté représente à la fois un symbole de la civilisation occidentale, dans ce qu’elle a de plus positif (la liberté, justement) mais aussi négatif (les excès du capitalisme qui mène le monde à sa perte).

Dans cette image, la statue est à la fois submergée par les eaux, ensablée et surplombée par les flammes. Donc, ce sont là des symboles du réchauffement climatiques : montée des eaux (eau), montée de la température (flamme), désertification (sable). On pourrait y voir la convocation des quatre éléments en voie de déchaînement contre les excès des hommes : la terre transformée en sable, l’air transformé en feu, l’eau qui noie les hommes comme lors du déluge raconté par la Bible, rappelant la poétique des éléments de Gaston Bachelard.

Depuis quelques décennies, le genre post-apocalyptique est très présent dans la science-fiction. Dans ce genre fictif, la statue de la liberté y est très souvent représentée de façon mutilée. Au cinéma par exemple, dans le célèbre film La Planète des Singes, réalisé en 1968, les hommes arrivés sur cette planète inconnue se rendent compte à la fin du film qu’ils sont en réalité sur la Terre en apercevant la Statue de la Liberté à demi enfouie dans le sable. »

*L’épilogue

Dans Après nous le Déluge, l’épilogue apparaît comme une partie facultative. Martinez donne le choix de ne pas mettre en scène cette partie et offre une conclusion dite ouverte. Grâce à cette option le lecteur peut interpréter la fin de la pièce comme il le souhaite et de cette manière il rend le lecteur / le spectateur actif à l’interprétation de sa pièce. Umberto Eco désigne ce fait Lector in Fabula, ce qui signifie que le lecteur est dans l’histoire et qu’il n’est pas seulement en train de suivre l’histoire, mais qu’il y participe en même temps. Selon Eco, lire n’est pas une action passive de consommer un produit achevé. Bien évidemment, tout texte ne permet pas toujours cette liberté d’interprétation. Dans ce cas, il s’agit de texte “fermé”, contrairement à la pièce de Martinez qui nous propose une interprétation de fin optionnelle au metteur en scène. Cette stratégie de lecture permet de stimuler l’imagination chez le lecteur.


Les thématiques

« Nous adoptons une approche thématique mais nous nous servons aussi de l’intertextualité pour mieux comprendre les références au déluge, à la Genèse, à l’Arche de Noé. Nous tentons de montrer comment l’interprétation de ces récits bibliques est différente chez Martinez et pour quelles raisons. »

*La Genèse

« Les noms des personnages font référence au mythe universel d’Adam et Ève. Deux des personnages s’appellent effectivement Alban et Ève. Le choix d’Alban à la place d’Adam reflète la volonté de Jean-Pierre Martinez de faire l’usage d’un nom à la fois universel, car ce nom réfère au mythe universel du premier homme, mais aussi la volonté de l’auteur de vouloir utiliser un nom moderne et populaire en France. Martinez veut à la fois être contemporain et pouvoir permettre au lecteur de se rapprocher des personnages, de pouvoir se connecter au personnage. (…) Ce ne sont pas seulement les noms de ces figures qui sont reprises dans la pièce mais l’histoire de la Genèse est de même partiellement empruntée. Alban et Ève sont élus (même s’ils ne sont pas élus par Dieu) pour sauver l’humanité, mais cette nouvelle création risque d’être une répétition exacte des erreurs que l’être humain a commises. En devenant un être doté d’intelligence et civilisé, l’être humain s’est éloigné de la nature. Et s’éloignant d’elle, il l’a détruite. Voilà ce qui va continuer de se répéter. En devenant civilisé et s’éloignant de la nature, l’être humain a créé les religions : « Ou qu’ils se mettront à déformer et à embellir pour en faire une nouvelle Bible. » (Acte I) Cette phrase rappelle la pensée de Nietzsche sur le christianisme.

Les deux autres personnages s’appellent Paul et Virginie, ce choix reflète le nom des personnages d’un récit très populaire et connu de tous en France, une histoire utopique de Bernardin Saint-Pierre, ou ses personnages naissent dans une île paradisiaque. Encore une fois, il permet de rapprocher ses personnages au lecteur mais aussi emprunte les noms des personnages de Bernardin de façon consciente, car l’utopie est une partie de la littérature écologique tout comme la pièce de Martinez. »

*L’Apocalypse

Comme dans la pièce de Beckett, Fin de partie, le Monde dehors est un désastre, et reflète un monde apocalyptique.  Même si Jean-Pierre Martinez n’a pas de but didactique et que son premier but est de divertir, d’amuser ses lecteurs (spectateurs), il tente de montrer, à partir de sa pièce Après nous le déluge, les dégâts que cause l’humanité pour ainsi sensibiliser et faire prendre conscience à ses lecteurs.

« Il fait déjà une chaleur à crever. » Ou encore « Si la paroi cède d’un coup, on finira comme des homards plongés dans une marmite d’eau bouillante. » Cette métaphore, où l’homme est comparé à un homard, montre la chaleur inhabitable de la Terre et reflète la fin inévitable de l’humanité. Suite aux actions de l’être humain, la Terre est devenue inhabitable et la chaleur dont elle a atteint est comparée à l’Enfer : « Mais contrairement à nous, ils ne peuvent pas espérer décoller vers une autre planète pour fuir cet enfer. » … « La Terre était un paradis. Cet enfer, c’est nous qui l’avons créé. »

Selon Arne Naess, considérer l’homme comme à l’extérieur de la nature est la cause principale de cette destruction : il utilise le terme d’écologie profonde pour expliquer que l’Homme fait partie intégrante de l’écosystème. Et c’est en le considérant comme une partie de la nature que nous pouvons faire en sorte de la sauver. Étant l’une des conséquences du réchauffement climatique et des montées des eaux, l’être humain a été aussi la cause de l’extinction de plusieurs espèces animales, comme l’indique Virginie : « On a provoqué l’extinction de tous les animaux qui vivaient sur cette planète. », « Aucun animal marin n’a résisté à la température. Ils sont tous morts, et leurs cadavres flottent à la surface. » (p.14)

« Regardez bien cette planète s’éloigner. Cette Terre dont nous avons fait un gigantesque cimetière, c’est la dernière fois que vous la voyez. » Le dramaturge apporte une nouvelle interprétation au mot cimetière et enfer. Alors que ce dernier est décrit en général comme un espace en flamme et en feu, ici les personnages sont sous l’eau, mais ils sont emprisonnés. Ainsi, l’eau a une signification péjorative et est interprétée comme un enfer. Comme la représentation du déluge dans la Bible, l’eau connote une signification relative à la mort, à la fin du monde.

*L’Arche de Noé

« Comme dans le récit biblique, le vaisseau baptisé l’Arche de Noé a la même fonction dans la pièce de Martinez, sauver les élus suite au Déluge. Mais les quatre élus de la pièce n’ont pas été choisis par Dieu mais par des autres hommes.

Ève – En fait, tout ça, tout ce qui nous arrive, c’était déjà écrit dans la Bible. Le déluge, l’Arche de Noé…
Virginie – On a pris ça pour des contes à dormir debout…
Ève – Même sans croire en Dieu, on aurait dû comprendre la portée symbolique de ce livre qui nous vient de la nuit des temps.

Selon Martinez, le Déluge est un concept dont l’homme aurait dû se soucier, non pas par croyance et par crainte de châtiment mais par conscience que tout crime envers l’environnement apportera sa propre fin. »

*Dichotomies Natures/Culture, Apollinien/ Dionysiaque

Catherine Colette KEBAPCIOĞLU analyse les quatre personnages de la pièce, en utilisant à la fois les concepts nature / culture de Claude Lévi-Strauss et apollinien/dionysiaque de Nietzsche : « à travers les personnages nous allons créer un parallélisme reflétant ceux qui sont proches de la nature (dionysiaque) et ceux qui sont proches de la culture (apollinien). Ainsi nous allons rapprocher les personnages dionysiaques au caractère écocentrique et les personnages apolliniens au caractère égocentrique. »

* La colonisation

« Une chance pour qui, d’abord ? Pas pour la planète qu’on envisage de coloniser, en tout cas. » 
« Quand on voit ce que les Espagnols ont fait des Incas en débarquant en Amérique… » 

« Alban affirme que sauver l’humanité en s’installant dans une autre planète et créant une nouvelle genèse est peut-être une seconde chance pour l’humanité mais pas pour la planète, la nature. Car dans cette nouvelle planète que l’homme colonisera, d’autres civilisations, habitants de cette planète seront exploités par l’homme. Alban fait référence aux colonisations dont l’homme est à l’origine, notamment de l’Occident.

L’un des sujets auxquels se focalise l’écocritique de nos jours, c’est l’exploitation des indigènes. Comme nous l’avions mentionné dans la première partie de notre travail, nous appelons cette phase l’écocritique post-coloniale. Elle consiste aux travaux effectués sur les catastrophes écologiques et la répartition inéquitable des ressources naturelles, notamment vis-à-vis des peuples autochtones. Ainsi, Martinez porte (dans la seconde citation) une critique contre les Espagnols, qui ont causé le désastre de la population des Incas. La conquête de l’empire colonial espagnol a entraîné la disparition de deux civilisations précolombiennes, les Aztèques et les Incas. La colonisation qui s’ensuit engendre une catastrophe démographique majeure pour la population de l’Empire inca. »

*Références aux anciennes civilisations

« Sur Terre, tout paraissait simple parce que des milliers de générations nous avaient transmis leur expérience, pour distinguer les plantes comestibles des plantes toxiques, les animaux inoffensifs des animaux dangereux, les régions hospitalières des zones inhabitables… » 
« Il faudra repartir à zéro. Réapprendre à construire une hutte, à chasser avec un arc, à faire du feu avec deux silex, à s’éclairer avec une torche… »
« Et les hommes préhistoriques en savaient beaucoup plus que nous là-dessus. »

« Ainsi, Martinez reflète la pensée de Claude-Lévi Strauss et explique que même avec ses acquis technologiques, l’homme ne peut pas réussir à vivre comme les peuples dits primitifs. L’homme dit civilisé et doué ne sera capable de survivre si rien ne lui est fourni. Tandis que les êtres de la nature accusés d’être primitifs sont capables de subvenir à leurs propres besoins, sans technologie, contrairement à l’homme dit civilisé. »

 


Entretien avec le dramaturge Jean-Pierre Martinez, réalisé par Catherine Colette KEBAPCIOĞLU le 26 Janvier 2022

Dans cette dernière partie, nous avons voulu laisser la place à un entretien réalisé avec le dramaturge Jean-Pierre Martinez, l’écrivain de la pièce Après nous le déluge. Nous avons voulu découvrir ses intentions lors de son écriture et connaître sa vision du monde pour mieux établir des relations vis-à-vis de son œuvre. Cet entretien sert donc, dans un sens, comme appuie et confirme les données que nous avons présentées.

J’ai remarqué que vous aviez une autre pièce qui s’appelle « Alban et Ève et elle fait aussi référence à la bible, à la Genèse tout comme votre pièce, Après nous le déluge . Avez-vous d’autres pièces du même thème ?

En effet, je fais intervenir dans plusieurs de mes pièces un couple « Alban et Ève » (notamment aussi dans Bed and Breakfast et dans Un petit meurtre sans conséquence). Finalement, tous les couples du monde relèvent un peu du tandem Adam et Ève, et Adam et Ève représentent à eux seuls tous les couples du monde. Il y a une dimension universelle dans le couple. J’ai écrit aussi une pièce qui s’appelle Elle et Lui. Les personnages n’ont pas de noms, mais ils auraient aussi bien pu s’appeler Alban et Ève. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tellement la référence à la Bible, mais la référence à un mythe du premier homme et de la première femme. Bien entendu, cela n’a jamais existé, puisqu’on est passé très progressivement de l’animal à l’Homme. Mais le mythe reste intéressant. Je suis absolument athée. Mais je suis imprégné de la culture chrétienne dans laquelle j’ai grandi. Donc je puise là mes références, plutôt que dans d’autres cultures que je connais moins. Pour moi, les religions (toutes les religions) puisent leurs origines dans des mythes qui les ont précédées.

Donc ce qui m’intéresse, ce sont les mythes, pas les religions. Mais c’est à travers les religions que nous sont parvenus ces mythes. D’ailleurs, les différentes religions puisent largement leurs sources dans les mêmes mythes.

Je ne crois en aucune religion, mais les mythes, eux, ont une vérité, non pas au sens où ils raconteraient des histoires vraies, mais dans la mesure où ils véhiculent les grandes interrogations de l’Homme, à travers les histoires qu’ils ont inventées pour tenter d’apporter des réponses. Je ne crois pas en Dieu, en ce qu’il aurait créé l’Homme. Mais l’idée de Dieu (et des religions) a une certaine réalité dans la mesure où ils ont été créés par l’Homme. Si Dieu existe, ce n’est que parce que l’Homme l’a inventé. C’est en général l’esprit avec lequel j’aborde les interrogations de type métaphysique et religieuse dans mes pièces, qui abordent souvent plusieurs sujets à la fois. C’est l’Homme qui est au centre de mes interrogations.

Pourquoi gardez-vous le prénom Ève tel qu’il est, et vous modifiez celui d’Adam ? Y a-t-il une raison ou c’est un choix aléatoire ?

C’est assez simple. Le prénom Adam, en France, n’est plus vraiment utilisé. Le prénom Ève, en revanche, l’est encore. Donc Alban et Ève, cela permet une référence au couple mythique, avec une touche d’humour, sans prétendre mettre en scène des personnages mythologiques, ce qui ne m’intéresse pas. Un couple Alban et Ève peut très bien exister aujourd’hui, car ce sont des prénoms courants. Et je veux m’inscrire dans une possible réalité.

Dans le résumé de votre pièce Alban et Ève, sur votre site internet j’ai remarqué une phrase « Dieu seul le saurait s’il n’était déjà mort… » Cela m’a fait penser à Nietzsche « Dieu est mort ». Êtes-vous inspiré par Nietzsche dans vos œuvres ?

Oui, bien sûr, cela fait référence à Nietzsche. Mes pièces véhiculent souvent des interrogations de type philosophique. Comme elles véhiculent des interrogations de types religieux. Mais je ne crois pas plus à la philosophie qu’à la religion. Là encore, les questions posées par la philosophie, tout comme par la religion, sont tout simplement les interrogations de l’Homme. Ce n’est ni la philosophie ni la religion qui ont inventé ces questions existentielles. C’est au contraire l’Homme qui a fourni ces interrogations à la philosophie et aux religions. Donc quand j’aborde ces questions, je pars des interrogations que j’ai moi en tant qu’Homme, et pas des manuels de philosophie de tel ou tel philosophe, ou des textes sacrés de telle ou telle religion. Je pense que c’est la raison pour laquelle mes pièces sont jouées dans le monde entier. C’est aussi la raison pour laquelle elles sont aussi jouées dans des écoles catholiques voire dans des séminaires de formation des prêtres, alors qu’elles véhiculent un total scepticisme religieux. Parce que néanmoins elles abordent les mêmes questions fondamentales qui taraudent l’Homme quand il se met à réfléchir au sens de sa vie. Je le fais avec humour, bien sûr…

Avez- vous pensé à une de ses théories sur la dichotomie apollinienne et dionysiaque où il fait un parallèle entre nature & culture ? (Apollinien = culture / Dionysiaque = nature)

Je ne fais pas spécifiquement référence à la façon dont Nietzsche a abordé ces mythes. Mais ces mythes préexistaient à Nietzsche. Ces mythes liés à l’opposition nature/culture, et tous ceux qui leur sont rattachés, sont aussi anciens que l’Homme lui-même. Et ils sont aussi à la base des mythes amérindiens étudiés par exemple par Lévi-Strauss. Ces mythes sont présents dans toutes les cultures du monde sous une forme ou sous une autre, et partout et depuis toujours. C’est cette dimension universelle et populaire qui m’intéresse en tant qu’auteur de théâtre. J’ai avant de devenir auteur de théâtre beaucoup lu et je me suis beaucoup intéressé à toutes les questions de sciences humaines. Notamment en tant que sémiologue. Maintenant, quand j’écris, je reste imprégné de toutes ces questions, mais j’écris instinctivement, et je ne cherche pas à écrire une thèse. J’essaie d’écrire une pièce de théâtre comique, mais en abordant néanmoins des questions que tous les gens se posent, même s’ils ne croient pas en Dieu et qu’ils n’ont jamais fait de philosophie. Je n’écris pas pour les intellectuels (dont je suis). J’écris pour tout le monde.

Comment expliquez-vous votre choix des noms de Paul et Virginie ?

Paul et Virginie sont des personnages du roman éponyme Paul et Virginie. En France, tout le monde connaît le titre de ce roman, classique de la littérature française, même si presque personne ne l’a lu. Ce qui m’intéresse avec les noms de ces deux couples, c’est de rappeler avec humour que ces personnages représentent l’Humanité tout entière. Ceci dit, encore aujourd’hui, Paul, Virginie, Alban et Ève sont des prénoms très courants. Donc il serait très possible que des gens pris plus ou moins au hasard portent ces prénoms. J’aime jouer sur cette ambiguïté : est-ce qu’ils sont des archétypes ou des personnages réalistes ? Un peu les deux… Ceci dit, encore une fois, je ne me prive pas de références chrétiennes. Simplement, je les utilise comme des mythes faisant partie de ma culture, que je ne renie absolument pas. Non comme des problématiques religieuses qui ne me concernent pas en tant qu’athée. La religion est pour moi un fait et une réalité sociale. Une façon parmi d’autres d’interroger le monde.


Remerciements de Jean-Pierre Martinez

Écrite pendant l’été 2019, et encore inédite à la scène, ma pièce Après nous le déluge vient de faire l’objet d’une thèse de master à l’Université Hacettepe d’Ankara, au Département de Langue et Littérature Française. Cette thèse, rédigée par Madame Catherine Colette KEBAPCIOĞLU, sous la direction de son professeur Monsieur Kubilay AKTULUM, vise à démontrer l’actualité de l’approche écocritique des textes littéraires, en illustrant sa pertinence par l’analyse de cette tragédie écologique dont je suis l’auteur.

Étant venu moi-même assez tardivement à l’écriture théâtrale, après avoir consacré la première partie de ma vie à la recherche appliquée en sciences humaines, plus particulièrement en tant que sémiologue dans le cadre des travaux de l’École de Paris dirigée par Algirdas Julien Greimas, puis comme analyste du discours publicitaire pour les plus grands instituts de communication parisiens, je reçois ce travail d’une jeune universitaire comme un hommage au chercheur que j’ai été pendant près de trente ans, et au dramaturge que je suis devenu depuis une quinzaine d’années.

Pour passer de l’analyse du discours à la création littéraire, la connaissance que j’ai pu acquérir de la structure d’une œuvre, qu’elle soit romanesque, théâtrale ou cinématographique, m’a beaucoup servi. Avant de m’asseoir à ma table de travail pour rédiger ma première pièce de théâtre, je disposais déjà en quelque sorte d’une boîte à outils, qui m’a beaucoup aidé à échapper à ce que l’on appelle communément le syndrome de la page blanche. Boîte à outils, bien sûr, qu’un auteur se doit de ranger soigneusement à l’abri des regards une fois l’œuvre achevée, afin que seul le résultat soit offert au jugement du lecteur ou du spectateur. Analyser une œuvre, donc, c’est un peu, pour un critique littéraire, faire à nouveau apparaître en retournant une belle robe les coutures que son créateur s’était efforcé de dissimuler sous l’harmonie des formes et l’éclat du tissu. Analyser un texte, c’est mettre à nu sa structure. C’est ce qu’a fait avec perspicacité mais aussi avec délicatesse Madame Catherine Colette KEBAPCIOĞLU.

En littérature, cependant, sauf à n’être qu’un amuseur public, le savoir-faire ne saurait aller sans un vouloir dire. Divertir tout en instruisant, ou instruire tout en divertissant, voilà la modeste mais finalement noble tâche de tout auteur, et notamment de tout dramaturge, qu’il écrive des comédies ou des tragédies. Avec cette pièce, tout en racontant une histoire à suspense, j’ai voulu exprimer les angoisses que je partage avec nombre de mes contemporains quant au devenir de l’Homme et de notre planète. Et c’est ce que l’autrice de cette thèse a très bien analysé. Notre planète, quels que soient les dommages que nous pourrons lui infliger, finira par se régénérer. Mais les dommages que l’Homme s’inflige à lui-même, ou que certains hommes infligent à d’autres, pourraient bien finir par détruire à jamais l’espèce humaine. Plus grave encore peut-être, le bilan catastrophique de l’Humanité ne justifie-t-il pas en soi sa condamnation à disparaître ?

Merci à Catherine Colette KEBAPCIOĞLU et à son directeur Monsieur Kubilay AKTULUM pour ce magnifique travail de thèse, que je reçois donc pour ma part comme une forme de reconnaissance.