Carte bleue

Une femme fait les cent pas, habillée en bleu (notamment les bas). Sa tenue un peu provocante et ses allées et venues peuvent faire penser à une prostituée en train de faire le trottoir. Un homme arrive, en costume. Il hésite un peu puis s’approche d’elle.

Un – Bonsoir… Excusez-moi de vous demandez ça mais… Vous prenez la carte bleue ?

Deux – Non, je ne prends que l’American Express.

Un – Ah… Je suis désolé, je n’ai plus du tout de liquide… Vous ne savez pas où il y a un distributeur, dans le coin ?

Deux – Un distributeur de quoi ?

Un – Un distributeur de liquide… Enfin, je veux dire, d’argent liquide… Un distributeur de billets, quoi…

Deux – Au coin de la rue, là-bas. Il y a un Crédit Mutuel.

Un – Merci, je… Ça tombe bien, je suis au Crédit Mutuel… Je vais y aller…

Deux – Vous faites comme vous voulez…

Un – Très bien… Mais je suis pris d’un horrible doute, tout d’un coup. Vous êtes bien Emmanuelle.

Deux – Euh… Oui… Vous imaginez bien que ce n’est pas mon vrai nom, mais…

Un – Parfait. Donc, vous êtes bien celle que j’avais commandée… Je veux dire, celle que j’ai eue au téléphone… Ok, ne bougez pas, je reviens tout de suite…

Il s’éloigne. Elle continue à faire les cent pas. Son portable sonne, et elle répond.

Deux – Oui ? Alors qu’est-ce que tu fous ? Tu n’as pas trouvé de place pour te garer ? Ok… Non, je suis devant la maison, là. Je trouve pas mes clefs, figure-toi. J’ai dû les laisser dans la boîte à gants. Oui, oui, ça va… Enfin… Je viens de me faire aborder par un type. C’est vrai que je ne suis pas dans une tenue à me balader toute seule dans la rue, mais tu vas rire : il m’a pris pour une pute… Non, non, ne t’inquiète pas, pas agressif du tout. Très poli même. La bonne nouvelle, c’est qu’apparemment, j’ai plutôt l’air d’une pute de luxe. Il m’a demandé si je prenais la carte bleue… Je ne sais pas, plutôt le genre homme d’affaires… Il a dû commander une escorte pour la soirée. Une certaine Emmanuelle, à ce qui paraît… Je ne voulais pas le décevoir, je n’ai pas eu le courage de lui avouer que mon vrai nom, c’était Rolande (Le type revient) Bon, excuse-moi, le voilà qui revient justement, il faut que je te laisse. Mais non, ne t’inquiète pas, il faut bien rigoler un peu… Enfin, ne tarde pas trop quand même…

Elle range son portable.

Un – Je suis vraiment désolé… Le distributeur est en panne…

Deux – Vous n’avez vraiment pas de chance, vous, ce soir…

Un – Non…

Deux – Malheureusement, dans mon métier, vous imaginez un peu si on se mettait à faire crédit à nos clients…

Un – Je comprends… Mais c’est très ennuyeux…

Deux – Oui… J’imagine que c’était une urgence ?

Un – D’habitude, je fais appel à des professionnels, ils prennent la carte bleue, mais là… Je me suis dit que j’allais essayer.

Deux – Donc, vous avez tout de suite vu que j’étais une occasionnelle.

Un – Pardon, je n’ai pas dit ça pour être désobligeant. Je ne remets pas du tout en cause vos compétences.

Deux – Non, non, ne vous excusez pas… Je prends plutôt ça pour un compliment, vous savez.

Un – Et qu’est-ce que vous faites d’autre dans la vie ? Puisque ce n’est pas votre vrai métier ?

Deux – Là, vous devenez indiscret…

Un – Excusez-moi, vous avez raison. C’est juste que d’habitude… Enfin, je veux dire… Je n’ai pas l’habitude de tomber sur des filles comme vous…

Deux – Vraiment ?

Son portable sonne.

Un – Excusez-moi… Oui ? Comment ça, Emmanuelle ? Mais je suis avec elle justement… Ah… Non, il doit y avoir un malentendu… Ok, je vous attends…

Deux – Un problème ?

Un – Non, non, je… J’avais commandé un Uber, et… La fille m’avait dit qu’elle s’appelait Emmanuelle et qu’elle serait en bleu.

Deux – Elle devait parler de la carrosserie…

Un – La carrosserie ?

Deux – La carrosserie de la voiture… Du taxi…

Un – Bien sûr… Écoutez, je suis vraiment confus… Ça doit être un horrible quiproquo. Encore que dans ce cas, horrible n’est pas vraiment le terme le plus approprié…

Deux – Vous ne m’auriez pas pris pour une pute, par hasard ?

Un – Mais enfin pas du tout ! D’ailleurs, c’est vous qui…

Deux – Vous insinuez que c’est moi qui me prends pour une pute ?

Un – Je ne dis pas ça, mais… Avouez que…

Elle regarde en direction d’une silhouette qui approche dans la nuit.

Deux – Très bien, vous allez pouvoir en discuter avec mon mari. Le voilà, justement…

Un – Mais enfin… (Il regarde en direction de la personne qui arrive). D’ailleurs, ce n’est pas votre mari, c’est une femme. Ça doit être mon Uber. Emmanuelle ? (On suppose que la femme passe sans s’arrêter) Non, apparemment elle ne s’appelle pas Emmanuelle…

Deux – Décidément, vous fantasmez beaucoup sur les chauffeurs de taxi… Et puis vous oubliez un détail…

Un – Quoi encore ?

Deux – Vous n’avez pas de liquide…

Un – Ah oui, c’est vrai…

Deux – La prochaine fois, faites plutôt appel à une professionnelle. Une qui prend la carte bleue…

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