N’oubliez pas les paroles, un vrai conte de fées
Analyse sémiologique d’un succès médiatique
À l’antenne depuis plus de douze ans, le jeu télévisé « N’oubliez pas les paroles » permet encore aujourd’hui à France 2 de dépasser régulièrement sa concurrente TF1 en termes d’audience sur cette case de l’access prime time. Quelles sont les raisons d’un tel succès populaire, aussi large et aussi pérenne ?
L’explication est en fait assez simple : N’oubliez pas les paroles est un vrai conte de fées. Cette émission en effet, rendez-vous quotidien avec le public, n’est pas un simple jeu, comme peut l’être Des Chiffres et des Lettres, mettant aux prises deux candidats plus ou moins insignifiants, rivalisant entre eux sur la base de leurs capacités cérébrales, les téléspectateurs étant indirectement invités à se mesurer également à ces deux compétiteurs.
Pour reprendre un concept à la mode, NPLP est un storytelling. Le storytelling est un mode de communication consistant à mettre en œuvre de façon sous-jacente à travers ce que l’on raconte, pour susciter l’empathie de son auditoire, un récit dont la structure est basée sur un schéma narratif similaire à celui des contes populaires. Cette structure commune à tous les contes, et au-delà à tous les discours comportant une dimension narrative (romans, films, pièces de théâtre), a été formalisée par le sémiologue Algirdas Julien Greimas. Le schéma narratif comporte quatre épisodes qui s’enchaînent pour constituer un récit.
Contrat : présentation et caractérisation du héros par la définition de ses valeurs et de sa mission. Quel défi s’apprête-t-il à relever et dans quel but ? Dans un conte de fées, par exemple, un chevalier (digne de porter ce nom pour son courage physique et sa noblesse d’âme) se voit confier la mission de délivrer une princesse enlevée à ses parents par un être maléfique (ou un animal fantastique comme un dragon) qui la retient dans son château (ou dans son antre).
Compétence : épreuve qualifiante, sorte d’examen de passage auquel le héros est soumis afin de prouver sa capacité et sa légitimité à concourir pour l’épreuve principale. Dans un conte populaire, ce chevalier est confronté en chemin à plusieurs épreuves (trois, en général), consistant par exemple à résoudre des énigmes ou à combattre les alliés de son adversaire qui protègent son refuge.
Performance : épreuve principale, à savoir la grande confrontation pour laquelle le héros s’est préparé. Dans les contes populaires, il s’agit du combat épique contre un adversaire malfaisant, dangereux et parfois même doté de super-pouvoirs.
Sanction : épreuve glorifiante à travers laquelle le héros, s’il est sorti vainqueur de l’épreuve principale, se verra reconnu, honoré et récompensé. Dans les contes populaires, par exemple, il s’agira de la reconnaissance officielle par le roi de la prouesse du chevalier, qui reçoit en récompense de sa bravoure la main de la princesse ainsi que la bonne fortune qui va avec. Le héros peut aussi recevoir un insigne matériel, une marque distinctive comme une médaille, qui lui permettra d’afficher aux yeux de tous son statut d’être exceptionnel reconnu comme tel. A minima, il se contentera de la gloire que lui vaudra sa prouesse.
Dans NPLP, ce schéma narratif s’applique triplement :
EN AMONT DU JEU
Contrat : présélection des candidats principalement sur la base de leur « profil ». Tout candidat admis à passer les épreuves de sélection doit se montrer digne de concourir. Il s’agit en quelque sorte d’un examen de moralité. Les candidats potentiels doivent faire montre de valeurs positives et consensuelles. De fait, on a rarement vu un candidat très antipathique, même doté d’une mémoire exceptionnelle, accéder au statut de candidat officiel. En revanche, les candidats potentiels sont soigneusement sélectionnés pour n’exclure aucune catégorie sociale, en veillant à ce que les classes populaires et aussi les « minorités » soient très bien représentées.
Compétence : les différentes épreuves de sélection constitutives du casting à proprement parler, destinées à choisir parmi tous les candidats dignes de l’être ceux qui sont le plus à même par leurs capacités (en l’occurrence mémorielles) à jouer le rôle de challenger pour conquérir le titre de Maestro (symbolisé par le « micro d’argent »).
Performance : la succès du candidat à la dernière épreuve de sélection.
Sanction : la qualification du candidat comme challenger officiellement reconnu pour participer au jeu.
PENDANT LE JEU
Contrat : l’entretien préliminaire du candidat avec l’animateur, pendant lequel ce dernier interroge le challenger sur son identité, ses valeurs, ses projets, tout en lui rappelant sa mission et éventuellement les règles du jeu. Avant cela, au début de chaque émission, l’animateur rappelle l’identité, les valeurs et les projets du champion en titre.
Compétence : la première partie du jeu, consistant en une première épreuve destinée à déterminer qui des deux candidats concourra en premier pour l’épreuve principale : « la même chanson ».
Performance : l’épreuve principale consistant pour chacun des candidats à compléter les paroles de « la même chanson ». À moins que la victoire de l’un ou l’autre ne soit obtenu par KO, en se rendant d’entrée « irrattrapable ».
Sanction : confirmation par l’animateur du champion en titre dans son statut de héros ou destitution du champion et passation de pouvoir au challenger victorieux avec l’octroi du « micro d’argent ». La dernière partie du jeu relève aussi de la sanction par l’octroi au vainqueur d’une somme d’argent proportionnelle aux capacités mémorielles dont il fera montre lors de cette dernière épreuve glorifiante.
APRÈS LE JEU
Contrat : dans le meilleur des cas, à sa sortie du jeu, le champion destitué après un parcours particulièrement long et brillant sera néanmoins reconnu comme digne d’être membre, au moins provisoirement, des masters, le panthéon des plus grands ex-champions.
Compétence : lors de chaque cession ultérieure du jeu, l’appartenance des ex-champions au club très fermé des masters est potentiellement remise en cause par l’accession possible d’autres candidats à ce club, l’entrée de l’un provoquant automatiquement la sortie d’un autre, le moins bien placé.
Performance : occasionnellement, organisation de confrontations exceptionnelles lors d’émissions spéciales entre membres des masters.
Sanction : les vainqueurs de ces confrontations titanesques se voient confirmés dans leur statut de champion parmi les champions, et en cela pratiquement divinisés.
Le jeu NPLP est donc exactement et triplement structuré comme un conte de fées. Sauf qu’il s’agit bien en l’occurrence d’un « vrai » conte de fées, et pas du simple récit d’une histoire imaginaire, symbolique et édifiante. NPLP n’est pas une fiction. C’est, si ce n’est une réalité, du moins une télé-réalité, c’est à dire une réalité scénarisée. Mais les destins des participants sont bien réels. C’est une histoire vraie qui se déroule en direct sous nos yeux, dont on ne connaît donc pas la fin. Certes, les émissions sont enregistrées, mais elles sont diffusées sur le mode du direct, et les spectateurs ignorent par conséquent au début de chaque diffusion quelle sera l’issue de la confrontation.
C’est ainsi que nous en arrivons à ce qui fait le succès de ce jeu auprès du public, au-delà de ce mode de narration extrêmement efficace, du phénomène d’identification très fort lié à la réalité de ces personnages non fictionnels, et du suspense découlant de l’effet de direct.
Tout est mis en œuvre dans ce jeu pour faire émerger des champions, et plus encore peut-être des championnes, avec lesquelles le public puisse développer émission après émission une empathie maximale et toujours plus forte à mesure que l’enjeu, notamment financier mais surtout symbolique, augmente. Ces champions, en effet, sont toujours des héros ordinaires, dotés de capacités extraordinaires, et surtout des gens qui ont fait pour en arriver là un parcours extraordinaire, lui-même structuré d’ailleurs comme un schéma narratif :
Contrat : décision de concourir pour le casting.
Compétence : préparation intense au prix de sacrifices personnels importants.
Performance : réussite au casting après souvent plusieurs échecs.
Sanction : même en cas de défaite, la participation au jeu étant en soi un aboutissement, une reconnaissance, et un quart d’heure de célébrité.
Penchons-nous plus particulièrement un instant sur le cas de Margaux. Margaux est, il faut bien le dire, l’archétype même de la chic fille cependant parfaitement ordinaire : naturellement belle sans être outrageusement provocante et sexy, dotée de capacités mémorielles hors norme sans apparaître pour autant comme une surdouée, ouverte sur le monde sans être particulièrement cultivée, non dépourvue d’humour sans être cassante, généreuse tout en restant réaliste, battante sans être agressive, joueuse sans être tricheuse… Bref, Margaux, c’est « juste quelqu’un de bien », comme dit la chanson. Margaux, c’est quelqu’un comme nous. Ou comme on aimerait être. Quelqu’un qu’on aimerait avoir pour copine, ou pour femme, ou pour fille, ou pour belle-fille… Et c’est donc la fille qu’on voudrait voir gagner, pour lui permettre de réaliser ses rêves. Et nous de réaliser les nôtres par procuration. Margaux, c’est « Juste quelqu’un de bien, sans grand destin », à qui NPLP offre la possibilité de se forger malgré tout un destin exceptionnel.
Margaux, c’est une Cendrillon des temps modernes, dont NPLP, sous les yeux du public et avec son concours, va faire une reine : la reine Margaux. Certes, cette charmante jeune femme est loin d’être aussi miséreuse au départ que Cendrillon. Mais la vie n’a pas su reconnaître en elle un talent qu’elle cachait. Margaux fait partie, comme beaucoup d’entre nous, et plus particulièrement les femmes sans doute, de ces gens dont le système scolaire et la société en général n’ont pas su reconnaître à la fois les capacités intellectuelles et la grandeur d’âme. Et NPLP est là pour réparer cette injustice. Car NPLP, c’est l’anti-loto. Les gagnants ne le sont pas hasard. L’animateur ne manque pas une occasion de rappeler qu’ils doivent leur succès à leur travail acharné : « le travail paie ». Certes, il ne s’agit pas d’un discours révolutionnaire. Le contraire serait très étonnant sur une chaîne de télévision. Mais il s’agit néanmoins d’un discours acceptable par tous : la célébration de la réussite au mérite. Et qui plus est un mérite que personne n’avait décelé jusque-là, dans la mesure où il n’entrait pas dans les critères de l’éducation nationale ou du dressage professionnel.
Nous avons tous en nous un talent méconnu, y compris de nous-mêmes parfois. Voilà le message de NPLP. C’est ce talent-là qu’il faut découvrir et cultiver avec courage, obstination voire même abnégation. Et alors nos mérites seront un jour reconnus, et nous pourrons réaliser nos rêves. Un discours très « service public », donc. La réussite de Margaux, c’est potentiellement la nôtre. Et au-delà, la réussite de « N’oubliez pas les paroles », c’est encore la nôtre puisque c’est nous qui en regardant cette émission en faisons le succès, et contribuons à la célébrité des vainqueurs. Finalement c’est nous, téléspectateurs, qui sommes les maîtres du jeu. Comme dans un jeu vidéo, c’est nous-mêmes qui choisissons notre « champion par procuration », qui l’accompagnons dans ses épreuves, qui partageons ses victoires, et qui nous en réjouissons avec lui et pour lui. Et à la fin de chacune de ces émissions, chaque téléspectateur peut se dire : Cendrillon, c’est moi. Et si je le veux assez fort, moi aussi je peux devenir la Reine Margaux.
Jean-Pierre Martinez, scénariste, dramaturge et sémiologue