La scène est vide à l’exception dʼun tableau dont on ne voit que le dos, appuyé contre le mur du fond. Le premier gendarme est là, examinant ses notes. Le deuxième gendarme arrive. Les deux gendarmes peuvent indifféremment être des hommes ou des femmes.
Gendarme 2 – Drôle de temps, pour un mois de juillet, non ?
Gendarme 1 (la tête ailleurs) – Oui… Un temps à se suicider…
Lʼautre lui lance un regard étonné.
Gendarme 2 – On est en plein jour et on a lʼimpression quʼil fait nuit…
Gendarme 1 – Un peu comme dans cette ténébreuse affaire. Tout a lʼair simple, mais rien nʼest clair.
Gendarme 2 – Bon, alors, quʼest-ce qui sʼest passé, ici ?
Gendarme 1 – Un suicide, apparemment. Un malheureux qui se serait tiré une balle dans le cœur.
Gendarme 2 – Et donc il est mort.
Gendarme 1 – Oui… mais pas sur le coup.
Gendarme 2 – Tiens donc…
Gendarme 1 – Il nʼétait que blessé. Il a eu le temps de regagner la mansarde quʼil louait dans cette auberge, et il nʼest mort que le lendemain. Cʼest-à-dire aujourdʼhui.
Gendarme 2 – Vous avez pu recueillir son témoignage ?
Gendarme 1 – Je lui ai posé quelques questions, mais il était déjà plus ou moins inconscient. Ou alors il nʼavait pas envie de se confier à un gendarme.
Gendarme 2 – Vous auriez dû vous faire passer pour un prêtre, et le recevoir en confession avant de lui accorder lʼextrême-onction. Je plaisante… Vous avez quand même réussi à en tirer quelque chose ?
Gendarme 1 – Je lui ai demandé sʼil avait essayé de se suicider. Il mʼa répondu… « je le crois ».
Gendarme 2 – Je le crois ?
Gendarme 1 – Je le crois.
Gendarme 2 – Cʼest tout ?
Gendarme 1 – Non, il a ajouté : « nʼaccusez personne dʼautre ».
Gendarme 2 – Cʼest étrange, en effet. Mais bon. Il a confirmé quʼil sʼagissait dʼun suicide.
Gendarme 1 – Oui.
Gendarme 2 – Dans ce cas… on nʼa plus rien à faire ici.
Gendarme 1 – Je suppose que non.
Gendarme 2 – Vous nʼavez pas lʼair convaincu. Si ce pauvre type a dit quʼil sʼétait suicidé, nous nʼavons pas de raison de mettre sa parole en doute.
Gendarme 1 – Non, bien sûr.
Gendarme 2 – Pourquoi aurait-il dit quʼil sʼétait suicidé si ce nʼétait pas le cas.
Gendarme 1 – Pour protéger quelquʼun, peut-être…
Gendarme 2 – Vous voulez dire… son assassin ?
Gendarme 1 – Je ne sais pas. Mais je me méfie des apparences.
Gendarme 2 – Là il ne sʼagit pas de simples apparences, mais dʼun aveu… Lʼaveu de la victime. Ou du coupable, si vous préférez. Il est tout de même très rare quʼun suicidé soit en mesure de confirmer quʼil est bien lʼauteur de son propre meurtre.
Gendarme 1 – Oui, vous avez sans doute raison.
Gendarme 2 – On a retrouvé lʼarme du crime ? Enfin, je veux dire lʼarme qui aurait servi à…
Gendarme 1 – Non. Il sʼagirait dʼun revolver, quʼil aurait volé à quelquʼun. Une arme assez rudimentaire.
Gendarme 2 – Pas étonnant quʼil se soit raté.
Gendarme 1 – Cʼest curieux… Vous savez quelles ont été ses dernières paroles ?
Gendarme 2 – Décidément, il était plutôt bavard, pour un suicidé… Et donc, quʼest-ce quʼil a dit ?
Gendarme 1 – « Encore raté ».
Gendarme 2 – Encore raté ?
Gendarme 1 – Cʼest ce quʼil a dit à son frère, venu de Paris pour lʼaccompagner dans ses derniers instants. Jʼimagine quʼil voulait dire que dans sa vie, il avait vraiment tout raté. Même son suicide.
Gendarme 2 – Et vous dites quʼil est rentré à sa chambre après ce coup de feu. Alors où est-ce quʼil a eu lieu, ce présumé suicide ?
Gendarme 1 – Dans un champ.
Gendarme 2 – Un champ ?
Gendarme 1 – Un champ de blé, oui.
Gendarme 2 – Et vous pensez que ce détail pourrait avoir son importance ?
Gendarme 1 – Quel détail ?
Gendarme 2 – Vous avez dʼabord dit un champ. Puis vous avez précisé un champ de blé.
Gendarme 1 – Ah oui… Euh, non… Jʼai dit ça comme ça.
Gendarme 2 – Dʼailleurs, comment savez-vous quʼil sʼagit dʼun champ de blé, et pas dʼun champ de patates, par exemple.
Gendarme 1 – Vous allez voir…
Il retourne la toile, dont on ne voyait jusque là que le dos. Il sʼagit du Champ de blé aux corbeaux, dernier tableau de Vincent Van Gogh. Au choix du metteur en scène, le premier gendarme peut se contenter de montrer le tableau au deuxième, sans que le public puisse voir le côté peint de la toile.
Gendarme 2 – Quʼest-ce que cʼest que cette horreur ?
Gendarme 1 – Son dernier tableau.
Gendarme 2 – Alors ce vagabond peignait des tableaux ?
Gendarme 1 – Oui… Il était connu comme peintre.
Gendarme 2 – Cʼétait pas un peintre connu ?
Gendarme 1 – Non. Je veux dire quʼil était connu pour être peintre. Cʼétait son métier. Mais je ne pense pas que cʼétait un peintre connu. Sinon il nʼaurait pas fini ses jours dans une telle misère.
Lʼautre examine le tableau.
Gendarme 2 – Vous avez raison, il sʼagit bien dʼun champ de blé. Vous avez noté dʼautres indices sur ce tableau qui pourraient nous aider dans notre enquête ?
Gendarme 1 – Quel genre dʼindices pourrait-on voir sur un tableau ?
Gendarme 2 – Je ne sais pas… Il aurait pu peindre son meurtrier. Tandis quʼil arrivait vers lui depuis lʼautre bout du champ.
Gendarme 1 – Visiblement, il nʼa pas eu le temps.
Gendarme 2 – Pourtant, il a eu le temps de peindre les corbeaux.
Gendarme 1 – Il faudrait pouvoir interroger les corbeaux, alors. Ils ont sûrement tout vu.
Gendarme 2 – Il y a eu une autopsie ?
Gendarme 1 – Cʼest son médecin qui a examiné le corps.
Gendarme 2 – Son médecin ? Je vois… Une autopsie à la bonne franquette, en quelque sorte. Et que dit ce légiste amateur ?
Gendarme 1 – Dʼaprès lui, cʼest bien le cœur qui a été visé, mais la balle a été déviée par une côte, et elle a terminé sa course dans l’abdomen.
Gendarme 2 – Un tir à bout portant ?
Gendarme 1 – Cʼest un médecin homéopathe, vous savez. Pas un expert en balistique. On ne peut rien conclure de définitif à partir de ses déclarations…
Gendarme 2 – Une affaire assez ténébreuse, en effet. Aussi ténébreuse que le ciel quʼil a représenté sur ce tableau juste avant de recevoir cette balle.
Gendarme 1 – À vrai dire, on nʼest même pas sûr que ce soit vraiment dans ce champ de blé que le drame a eu lieu.
Gendarme 2 – Aucun témoin direct, donc.
Gendarme 1 – À part les corbeaux ? Non, pas de témoins. Seulement des rumeurs.
Gendarme 2 – Quelle genre de rumeurs ?
Gendarme 1 – Au sujet de deux garnements. Deux frères. Des fils de bonne famille qui passent leurs vacances ici. Ils auraient pris ce type comme souffre-douleur, et ils auraient pu le tuer accidentellement, en voulant récupérer l’arme qu’il leur avait volée.
Gendarme 2 – Mais lui, il a affirmé sʼêtre suicidé. Pourquoi aurait-il cherché à innocenter ses bourreaux ?
Gendarme 1 – Je ne sais pas… Par charité chrétienne, peut-être.
Gendarme 2 – Ouais…
Gendarme 1 – Alors quʼest-ce quʼon fait ?
Gendarme 2 – Si je résume, on a un clochard qui meurt dʼune balle dans la poitrine deux jours après lʼavoir reçue, on ne sait pas exactement où et quand. Et on ne sait pas non plus par qui et avec quelle arme cette balle a été tirée. Il pourrait donc sʼagir dʼun suicide, mais aussi dʼun meurtre ou dʼun accident.
Gendarme 1 – Oui, cʼest à peu près ça.
Lʼautre réfléchit une seconde en examinant le tableau.
Gendarme 2 – Le type qui a peint ça était quand même sacrément dépressif, non ?
Gendarme 1 – Cʼest sûr.
Gendarme 2 – Pourquoi ne pas valider lʼhypothèse du suicide, qui semble arranger tout le monde ?
Gendarme 1 – Et puis un artiste maudit qui se suicide, cʼest romantique. Ça aidera peut-être à construire sa légende.
Gendarme 2 – Croyez-moi, dans une semaine, tout le monde aura oublié jusquʼau nom de ce vagabond. Il sʼappelait comment, dʼailleurs.
Lʼautre regarde sur un papier.
Gendarme 1 – Van Gogh.
Gendarme 2 – Van Gogh ?
Gendarme 1 – Vincent Van Gogh. Il était hollandais.
Gendarme 2 – Ce qui est sûr, cʼest quʼon ne verra jamais ses tableaux dans un musée.
Gendarme 1 – Allez savoir…
Gendarme 2 – Vous accrocheriez ça au dessus du buffet dans votre salle à manger, vous ?
Gendarme 1 – Non.
Gendarme 2 – Alors allons-y. On a assez perdu de temps comme ça.
Noir