Double vie

Un bureau notarial, un fauteuil derrière et deux chaises devant. Une femme arrive, en tenue de deuil. Elle hésite, puis s’assied sur une des chaises. Au bout d’un moment, elle se penche discrètement vers le bureau pour voir les documents qui sont posés dessus, avant de se raviser. Mais la curiosité étant trop forte, elle se penche à nouveau et avance une main hésitante pour saisir une enveloppe. Arrive alors une autre femme, également en tenue de deuil. Elle semble surprise en voyant l’autre, qui ne s’est pas aperçue de son arrivée. La nouvelle venue tousse pour signaler sa présence, et l’autre sursaute.

Femme 1 – Vous m’avez fait peur…

Femme 2 – Je suis vraiment désolée. Mais je ne savais pas que… (Lui tendant la main pour se présenter) Agnès…

Femme 1 – Vous connaissez mon nom ?

Femme 2 (étonnée) – Euh… Non, Agnès, c’est moi. La veuve du défunt.

Femme 1 – Quoi ?

Femme 2 – Vous vous appelez aussi Agnès ?

Femme 1 (bondissant de sa chaise) – Mais c’est moi, la veuve !

Femme 2 – Pardon ?

Femme 1 – Pour qui elle se prend, cette morue ?

Femme 2 – Tu peux répéter ça pouffiasse ?

Elles s’apprêtent à se sauter à la gorge quand le notaire arrive un gobelet de café à la main.

Notaire – On vous a proposé un café ?

Les deux femmes reprennent aussitôt une contenance plus digne.

Femme 1 – Merci, ça ira.

Femme 2 – On est déjà assez énervées comme ça.

Notaire – Je vous en prie, asseyez-vous… (Les deux femmes se rasseyent) Et tout d’abord, permettez-moi de vous présenter toutes mes condoléances.

La première femme verse une larme. Le notaire lui tend une boîte de mouchoirs en papier et elle en prend un.

Femme 1 – Merci.

L’autre femme lève les yeux au ciel avec un air excédé.

Notaire – Très bien, alors puisque nous sommes au complet, je crois que nous allons pouvoir procéder à l’ouverture du testament.

Femme 1 – Au complet ?

Notaire – À moins que nous n’attendions une troisième Agnès…

Femme 2 – Excusez-moi, mais je crois qu’il y a un petit malentendu…

Notaire – J’y viens tout de suite, chère Madame, rassurez-vous… (Il saisit l’enveloppe posée sur son bureau et toussote pour s’éclaircir la voix) J’irai droit au but. Comme votre présence conjointe dans ce bureau vous l’aura déjà fait subodorer, Monsieur Barbarin, avant sa mort, avait une double vie.

Femme 1 – Une double vie ?

Femme 2 – Je vous assure que nous n’avions rien subodoré du tout jusque là…

Notaire – Quoi qu’il en soit, suite à sa disparition brutale dans des circonstances aussi obscures que douloureuses, Monsieur Barbarin laisse derrière lui deux veuves et deux orphelins… prénommés tous deux Baptiste.

Femme 1 – Votre fils s’appelle aussi Baptiste ?

Notaire – C’est vrai que pour un homme qui mène une double vie, choisir deux femmes qui portent le même prénom et baptiser tous ses enfants Baptiste, cela peut éviter de commettre pas mal d’impairs…

Femme 2 (anéantie) – C’est clair…

Notaire – Donc, il apparaît que le patrimoine de votre époux commun était principalement constitué d’une maison à Tarascon-sur-Rhône et d’une autre à Tarascon-sur-Ariège. C’est d’ailleurs au cours d’un de ses nombreux déplacements entre ces deux villes que Monsieur Barbarin aurait été emporté avec sa voiture par une rivière en crue lors d’un violent orage.

Les deux femmes échangent un regard hostile.

Notaire – Sans attendre, je vais vous lire les dernières volontés du défunt. (Il ouvre l’enveloppe) Tout d’abord, en ce qui concerne ses obsèques, Monsieur Barbarin a émis le souhait d’être incinéré. Pour cela au moins, vous n’avez aucun souci à vous faire. Monsieur Barbarin était apparemment un homme très organisé, et il a tout prévu. Je vous communiquerai tout à l’heure les détails de…

Faisant un faux mouvement, le notaire renverse son café sur le testament.

Notaire – Et merde… (Il prend un mouchoir en papier et éponge le café renversé sur le testament) Pardon… Je vais arranger cela tout de suite, ne vous inquiétez pas, et je poursuis la lecture du testament… En espérant que ce torchon soit encore à peu près lisible… (Il jette un regard sur le document en plissant les yeux pour tenter de reprendre sa lecture) Bon… Donc… En gros… Je vous résume… Monsieur Barbarin lègue sa maison de Tarascon à…

Femme 1 – Tarascon-sur-Rhône ou Tarascon-sur-Ariège ?

Notaire – Je vous avoue qu’avec le marc de café, je n’arrive pas à lire ce qu’il y a d’écrit exactement derrière Tarascon… Quoi qu’il en soit, Monsieur Barbarin lègue cette maison à sa femme Agnès et à son fils Baptiste.

Femme 2 – Quelle Agnès ?

Femme 1 – Quel Baptiste ?

Notaire – Là, je vous assure qu’il n’a pas précisé…

Femme 2 – C’est incroyable !

Femme 1 – Mais alors comment vous voulez-vous que…

Le téléphone du notaire sonne et il répond.

Notaire – Excusez-moi un instant… Oui ? Non ? Ah oui ? Ah non ! Bon… Bon… Bon… Merci… (Il raccroche) Alors j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.

Femme 2 – Je vous avoue que je serais assez curieuse de savoir quelle pourrait bien être la bonne…

Notaire – Votre mari n’est pas mort noyé dans l’Ariège, comme on avait pu le croire dans un premier temps…

Les deux femmes échangent un regard consterné.

Notaire – Selon les derniers rebondissements de l’enquête, Monsieur Barbarin aurait pu remonter sur la rive après avoir été malencontreusement précipité dans la rivière par une bourrasque en promenant son chien nommé Tobby. Un chien dont apparemment, il ne se séparait jamais.

Femme 1 – Notre chien aussi s’appelle Tobby !

Femme 2 – C’est le même…

Notaire – Pour ce qui est des chiens, en tout cas, il semblerait en effet que votre mari n’était pas polygame…

Femme 1 – Alors ce salaud est encore vivant ?

Notaire – C’est là où j’en arrive à la mauvaise nouvelle… Il a pu reprendre place à bord de sa voiture et continuer sa route. En revanche le véhicule a été projeté dans le Rhône par un nouveau coup de mistral en arrivant à Tarascon. La gendarmerie vient de repêcher sa Twingo dans le fleuve il y a quelques minutes.

Femme 2 – Le Rhône, donc.

Femme 1 – Évidemment, le Rhône ! À Tarascon-sur-Rhône ! Il faut la mettre sous tension, celle-là, elle n’a pas l’électricité à tous les étages !

L’autre femme lui lance un regard meurtrier.

Notaire – Monsieur Barbarin n’a vraiment pas eu de chance. Il est évident qu’il aurait mieux fait de ne pas prendre sa voiture ce jour là.

Femme 1 – C’était l’anniversaire de mon Baptiste…

Femme – Du mien aussi…

Notaire – La loi des séries sans doute. Je parle de cette double noyade, bien sûr…

Femme 2 – Il faut croire que lorsqu’on a une double vie, on est aussi destiné à mourir deux fois.

Notaire – Même si, selon la célèbre maxime d’Héraclite : on ne se noie jamais deux fois dans le même fleuve. (Un temps) Je plaisante…

Femme 1 – Mais alors c’était quoi la bonne nouvelle ?

Notaire – La bonne nouvelle, c’est qu’on a retrouvé le chien Tobby, et qu’il est bien vivant. Nous pourrons toujours envisager une garde partagée…

Femme 1 – Et c’est tout ce qu’il y a dans le testament ?

Silence embarrassé.

Notaire – Oui… Ah, non, pardon… Attendez une minute… Voici la musique que votre mari a choisi pour accompagner sa crémation.

Il appuie sur une télécommande et on entend les premières paroles de la chanson « Allumer le Feu ». Plus quelques aboiements. Noir.

Morts de rire