Du balai

Deux balayeurs. Ils balaient. L’un ramasse quelque chose par terre.

Un – C’est dingue tout ce qu’on peut trouver dans les caniveaux.

Deux – C’est quoi ?

Un – Une oreille.

Deux – Quoi ?

Un – Une oreille, je te dis !

Deux – Une oreille ? Non ? Fais voir… Ah ouais, c’est une oreille dis donc.

Il se met à regarder par terre.

Un – Qu’est-ce que tu cherches ?

Deux – Je regarde s’il n’y aurait pas la deuxième.

Un – Pourquoi il y aurait la deuxième ?

Deux – Je ne sais pas… Les oreilles, ça marche par deux, non ?

Un – Les oreilles, ça marchent par deux… N’importe quoi…

Ils restent un instant perplexes, appuyés sur le manche de leurs balais.

Deux – Qu’est-ce qu’on va en faire, de cette oreille ?

Un – Qu’est-ce que tu veux qu’en en fasse ?

Deux – Je ne sais pas. On devrait peut-être essayer de retrouver son propriétaire.

Un – Qu’est-ce que tu veux qu’il en fasse ?

Deux – Il me semble que moi, si je perdais une oreille et qu’on la retrouve, j’aimerais bien qu’on me la rapporte.

Un – Comment ça, si tu perdais une oreille ? On ne perd pas ses oreilles comme on perd ses clefs ! Comment veux-tu perdre une oreille sans t’en apercevoir ?

Deux – C’est vrai, ça… Comment est-ce qu’il a bien pu perdre une oreille, ce type ?

Un – Ça peut aussi être une femme.

Deux – Une femme ? Pourquoi une femme ?

Un – Pourquoi pas une femme ? Les femmes aussi ont des oreilles, non ? Sinon, à quoi elles accrocheraient leurs boucles d’oreille…

Deux – Mais cette oreille-là ne porte pas de boucle d’oreille.

Un – C’était peut-être une femme qui ne portait pas de boucle d’oreille…

Deux – C’est affreux…

Un – Quoi ?

Deux – Savoir que quelque part, une femme marche dans la rue avec une seule oreille.

Un – La femme à l’oreille coupée…

Justement une femme arrive.

Trois – Je lis dans les lignes de la main. Voulez-vous me donner la vôtre ?

Un – On cherche plutôt quelqu’un qui lise dans les lobes de l’oreille. Vous savez faire ça ?

Trois – Faut voir…

Il lui tend l’oreille.

Un – Tenez, je vous prête une oreille attentive.

Deux – On voudrait surtout savoir à qui elle appartient, cette oreille.

La voyante semble se concentrer.

Trois – Je vois… un balai.

Deux – Vous croyez que cette oreille pourrait avoir appartenu à une sorcière ?

Un – Un balai… Évidemment, on est balayeurs, alors elle voit des balais ! On serait poissonniers, elle sentirait le poisson. Et on serait marins, elle entendrait la mer…

Trois – Pour l’instant je sens surtout de mauvaises vibrations…

Deux – On a trouvé cette oreille en balayant les feuilles mortes dans le caniveau.

Un – L’automne, c’est la haute saison pour les balayeurs… Les oreilles mortes se ramassent à la pelle…

Deux – Qu’est-ce que vous voyez d’autre ?

Trois – Je vois… (Brandissant l’oreille, comme en transe) Je ne vois rien, mais j’entends.

Un – Une voyante qui entend, maintenant…

Deux – Et qu’est-ce que vous entendez.

Un – J’entends une voix… qui vient de très loin.

Deux – Et qu’est-ce qu’elle dit, cette voix ?

Trois – J’entends… des chiffres !

Un – Des chiffres ?

Deux – Ça doit être un message codé.

Trois – Cinq chiffres… Et un sixième…

Deux – Le numéro complémentaire !

Trois – Oui… Oui, c’est bien ça… Ça ressemble à la combinaison du prochain loto !

Un – Le loto ?

Deux – Et c’est quoi, ces chiffres ?

Elle lui rend brusquement l’oreille, comme si le charme était rompu.

Trois – Ça pour le savoir, il faut payer d’avance.

Un – C’est ça oui… Et qu’est-ce qui nous prouve que c’est la bonne combinaison ?

Trois – Rien. Vous n’êtes pas obligés d’y croire. C’est vous qui voyez…

Un – C’est nous qui voyons ? Je pensais que c’était vous la voyante…

Deux – Quand même, tu te rends compte ? Et si c’était le bon numéro ?

Un – Tu parles sérieusement ?

Deux – Qu’est-ce qu’on risque ?

Un – Ça je pense que Madame va nous le dire…

Trois – Cinquante euros.

Un – Cinquante euros ?

Trois – C’est à prendre ou à laisser.

Un – Et si c’était vrai, pourquoi est-ce que vous ne la joueriez pas vous-même, la combinaison gagnante.

Trois – C’est vous qui l’avez trouvé cette oreille. Pas moi. Ce serait contraire à la déontologie.

Deux – Ça ne fait que 25 euros chacun…

Un – Va pour 40, d’accord ?

Trois – Ok.

Ils lui donnent chacun un billet de vingt. Elle sort un papier de sa poche et leur tend.

Trois – Voilà les numéros gagnants.

Deux – Mais… ils étaient déjà écrits sur ce papier avant que vous n’entendiez cette voix !

Trois (avec emphase) – Le destin est toujours écrit d’avance.

Elle s’en va.

Deux – Je ne sais pas pourquoi, mais moi j’y crois…

Un – Et c’est quoi, ces numéros ?

L’autre s’apprête à lui dire mais se ravise.

Deux – Viens plutôt par là… (Jetant un regard vers le public) Les murs ont des oreilles…

Ils se mettent un peu en retrait.

Un – Alors ?

Deux – Le 13.

Un – Classique.

Deux – Le 5 bis.

Un – On va dire le 5.

Deux – Et le 214.

Un – Le 214 ?

Deux – On va dire le 2, le 1 et le 4.

Un – Ouais, mais ça ne fait que 5 numéros.

Deux – Ah ouais, c’est vrai…

Un – Elle ne nous a pas donné le numéro complémentaire, la salope.

Deux – On aurait dû lui donner les cinquante euros qu’elle nous demandait.

Un – C’est ça, ça va être de ma faute, maintenant.

Deux – Et cette oreille, qu’est-ce qu’on en fait ? Elle n’a pas l’air très propre…

Un – Évidemment, on l’a trouvé dans le caniveau…

Deux – Ouais… (En direction de la salle) Personne n’a perdu une oreille ? Une oreille sale… Bon ben je la laisse ici, bien en évidence. Si celui qui l’a perdu veut la récupérer…

Un – Bon, on la fait, cette grille, oui ou non ?

Deux – Allons-y… Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que c’est notre jour de chance…

Ils sortent.

Noir.

Brèves de Trottoirs