Flagrant Délire

In flagrante delirium (english)Flagrante delirio (español) – Flagrante delirio (portugués)  – Flagrante Delirio (iraliano)  – Die Wahn-Wache

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

6 personnages 

6H, 1H/5F, 2H/4F, 3H/3F, 4H/2F, 5H/1F, 6F

Le Commissaire Navarrin prend sa retraite ce soir. Mais la dernière journée de ce flic à la réputation aussi légendaire que douteuse s’annonce plus mouvementée que prévu, quand on lui confie une ultime affaire des plus embrouillées. Un cadavre dans un sauna et une histoire de plagiat, le tout semblant déboucher sur un scandale d’État… À moins que tout cela ne soit finalement que du théâtre ! Plus l’enquête avance, en effet, plus cette quête de vérité tend à démontrer que tout est faux dans cette histoire abracadabrantesque. Mentir vrai, on le sait, est le propre de l’art dramatique… comme celui de la politique. Cette parodie hilarante des séries télévisées policières tourne en dérision tous les travers de notre société, souvent basée sur l’hypocrisie, l’imposture et parfois même l’escroquerie…


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INTERVIEW en français et en anglais du dramaturge Jean-Pierre Martinez à propos de la création de sa pièce FLAGRANT DÉLIRE à Melbourne (Australie) par le Melbourne French Theatre Inc

Interview of Jean-Pierre Martinez about the creation of its play FLAGRANT DÉLIRE in Melbourne (Australia) by the Melbourne French Theatre Inc

DU LIEN ÉTROIT ENTRE TRAGÉDIE ET COMÉDIE

Les pièces de Jean-Pierre Martinez convoquent souvent la dimension tragi-comique de situations quotidiennes telles que le chômage, les dîners entre amis ou en famille, les urgences hospitalières ou les enterrements. Nous avons interrogé l’auteur à ce propos à l’occasion de la création de sa comédie Flagrant Délire à Melbourne.

Le titre de la pièce lui-même, Flagrant Délire, intrigue. Il annonce une comédie pleine de rebondissements. En tant que dramaturge, qu’est-ce qui vous a poussé à écrire un tel texte ?

J’attache toujours beaucoup d’importance au choix du titre. Ici, il s’agit d’un jeu de mot autour de l’expression “Flagrant délit”, terme judiciaire signifiant “pris sur le fait” (in flagrante delicto), “délit” étant remplacé par “délire” pour induire une dimension absurde à la Ionesco. Quant à cette pièce, c’est d’abord une parodie des séries télévisées policières (plus particulièrement françaises). J’ai travaillé comme scénariste pour la télévision pendant une dizaine d’années. Je connais donc bien cet univers. Cette comédie est un pastiche de la série “Navarro”, très connue en France (c’est pourquoi le personnage principal s’appelle Navarin). Il faut bien le reconnaître, les séries télévisées françaises sont le plus souvent très mauvaises, et c’est de pire en pire. Mais la série Navarro, à l’époque (il y a une trentaine d’années), était une assez bonne série, car les personnages étaient bien caractérisés et les comédiens très attachants, tandis que les histoires étaient très ancrées dans le contexte spécifiquement français de cette époque-là. Ce qui hélas n’est plus le cas de la plupart des séries françaises aujourd’hui.

Dans cette pièce, on passe en permanence de la tragédie la plus noire à la comédie la plus échevelée…

Pour moi, tragédie et comédie sont indissociablement liées. Les histoires sont les mêmes. C’est le point de vue qui change. Une histoire d’adultère, par exemple, mais aussi de crime, peut être traitée comme un drame ou comme une comédie. L’humour est un certain regard sur la vie, y compris et surtout dans ce qu’elle a de tragique. L’humour est une façon de se protéger en dédramatisant la tragédie, faute de pouvoir l’éviter. Pour moi, il n’y a pas de bonne comédie qui ne repose au départ sur une situation dramatique. C’est en tout cas le parti pris de presque toutes mes pièces.

Dans chacune des répliques de ce texte, ce qui est dit n’est pas à prendre “au pied de la lettre”. Le propre de l’humour est-il de jouer sur les ambiguïtés du langage ?

Le comique repose entre autres sur l’ironie, qui consiste à dire une chose pour exprimer son contraire. Le comique s’appuie aussi beaucoup sur le non-dit, les sous-entendus, et donc les silences existants entre les répliques. Dans l’écriture comique, le sous-texte est aussi important que le texte.
Par ailleurs, ce qui est essentiel au théâtre, il me semble, c’est le personnage. Texte et sous-texte doivent donc concourir à caractériser les personnages pour les rendre empathiques.

Les personnages de cette comédie se caractérisent d’abord par leurs outrances et leur indignité. Pourquoi ?

S’agissant d’une parodie, il était bien sûr indispensable que les personnages soient caractérisés par leur incompétence et leur immoralité. Ce qui est une autre façon de les rendre sympathiques, car si le public aime la tragédie pour ses héros, il adore aussi la comédie pour ses anti-héros.

D’un ton apparemment léger, cette comédie aborde cependant discrètement des thèmes plus sérieux (la corruption, notamment). Est-ce un trait caractéristique de toutes vos pièces ?

On en revient encore et toujours à l’essence même de ce qui est pour moi la comédie l’humour (surtout ce qu’on appelle l’humour noir) consiste à rire des situations tragiques pour ne pas avoir à en pleurer. Le monde ne changera jamais vraiment, car l’Homme conservera toujours ses travers, dont se moquaient déjà Molière (même si c’est à Shakespeare que je rends discrètement hommage à la fin de cette pièce). On dit que l’humour est la politesse du désespoir. En effet, par le biais de la comédie, et au prétexte de divertir, j’exprime dans mes pièces le désespoir que m’inspire le monde et l’Homme dans leur incapacité à s’améliorer.

La pièce sera présentée pour la première fois en Australie, en français avec des sous-titre en anglais. Je crois d’ailleurs savoir que vous avez directement échangé avec notre producteur Michel Bula à ce sujet. Que vous inspire cette première ?

Je dis souvent que pour moi, écrire une pièce et mettre librement le texte à disposition sur mon site internet, c’est comme pour un naufragé lancer une bouteille à la mer en espérant que quelqu’un la trouvera et répondra à cet appel au secours. Ces bouteilles que je lance régulièrement à la mer, tous les jours, dans le monde entier, des gens très différents les trouvent, lisent le texte qui est à l’intérieur, et m’écrivent. Des gens avec qui parfois j’entre en conversation directe, comme ce fut le cas pour Michel. Nous ne nous connaissions évidemment pas. Nous nous sommes rencontrés à travers ce texte. Et nous avons échangé en vidéo pendant plus d’une heure. Je ne savais rien de lui, mais il en savait déjà beaucoup sur moi à travers mes textes. C’est aussi (et peut-être surtout) pour susciter ce genre de rencontres inattendues que j’écris. Alors vous imaginez bien que de porter la langue et la culture française jusqu’à ce qui pour nous est l’autre bout du monde, c’est à la fois un immense plaisir et un honneur pour moi

The inextricable link between tragedy and comedy:
An interview with playwright Jean-Pierre Martinez.

Martinez’s plays typically focus on the tragi-comedy of everyday situations such as unemployment, awkward dinner parties, visits from in-laws, funerals or hospital emergency rooms. We chatted about the upcoming production, Flagrant Delirium, in anticipation of its debut premiere south of the equator.

The title itself, Flagrant Délire, is a state of conspicuous confusion, the perfect label for a case full of so many twists. As a playwright, what attracted you to write such a text?
It’s always important to choose the right title. In this case, it’s a pun on the expression “Flagrant délit”, a judicial term meaning “caught in the act” (in flagrante delicto), “délit” being replaced by “délire” to induce an absurd dimension à la Ionesco. As for this play, ifs first and foremost a parody of TV detective shows (particularly French ones). I worked as a television scriptwriter for ten years. So, I know this world well. This comedy is a pastiche of the series “Navarro”, which is very well known in France (that’s why the main character is called Navarin). Let’s face it, French TV series are usually very bad, and getting worse all the time. But the series Navarro, at the time (some thirty years ago), was pretty good, because the characters were well characterized and the actors very engaging, while the stories were very much rooted in the specifically French context of the time. Unfortunately, this is no longer the case for most French series today.

Flickering between tragedy and comedy, does the text stand firmly in one State or the other?
For me, tragedy and comedy are inextricably linked. The stories are the same. It’s the point of view that changes. A story about adultery, for example, but also about a crime, can be treated as a drama or a comedy. Humour is a way of looking at life, including and especially in its tragic aspects. Humour is a way of protecting ourselves by playing down tragedy because we can’t avoid it. As far as I’m concerned, there’s no such thing as a good comedy that doesn’t start with a dramatic situation. In any case, that’s the approach taken in almost all my plays.

Comic relief and sharp wit balance each other out on every page. Was this deceptive nature of writing intentional to reveal any particularities?
Comedy is based, among other things, on irony, which consists of saying one thing to express its opposite. Comedy also relies heavily on the unspoken, the implied, and therefore the silences between lines. In comedy writing, the subtext is as important as the text. What’s essential in theatre, it seems to me, is the character.
Text and subtext must therefore work together to characterise the characters and make them empathetic.

What was it about the police station and the hilarious relationships between the incompetence of comic detectives that fits these themes so mil?
Being a parody, it was of course essential that the characters be characterised by their incompetence and immorality. This is another way of making them sympathetic because if audiences love tragedy for its heroes, they also love comedy for its anti-heroes.

Enlightening in its own right, the text accomplishes an attractive level of depth that becomes equally cathartic and profound in its ending. Was this accessibility important to you and your other works?
Here we come back again and again to the very essence of what comedy is for me: humour (especially what we call black humour) consists of laughing at tragic situations so as not to have to cry about them. The world will never really change, because Man will always retain his shortcomings, which Molière was already making fun of (even if it’s Shakespeare I’m discreetly paying tribute to at the end of this piece). They say that humour is the politeness of despair. Indeed, through comedy, and on the pretext of entertainment, I express in my plays the despair I feel for the world and for Man in his inability to improve.

Does the presentation for the first time in Australia to English and French-speaking audiences excite you? I understand our producer Michel bas been in correspondence with you regarding its translation. The production will be elaborately executed with French-speaking actors and English surtitles projected above the stage.
I often say that for me, writing a play and making the text freely available on my website is like a castaway throwing a bottle into the sea in the hope that someone will find it and respond to the call for help. These bottles that I regularly throw into the sea, every day, all over the world, very different people find them, read the text inside, and write to me. People with whom I sometimes enter direct conversation, as was the case with Michel. We didn’t know each other. We met through this text. And we video-chatted for over an hour. I knew nothing about him, but he already knew a lot about me through my texts. It’s also (and perhaps above ail) to bring about these kinds of unexpected encounters that I write. So, you can imagine that bringing the French language and culture to what for us is the other end of the world is both a great pleasure and an honour for me.


TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE

Flagrant Délire

 

Commissaire Navarrin (homme ou femme)

Inspecteur Bordeli (homme ou femme)

Commissaire Ramirez (homme ou femme)

Divisionnaire Delatruffe (homme ou femme)

Baron de Casteljarnac (homme ou femme travestie)

Baronne de Casteljarnac (femme ou homme travesti)

Acte 1

Un bureau vieillot dans un commissariat à l’ancienne. Mobilier sommaire et désuet. L’inspecteur Bordeli ronfle, affalé sur sa table, derrière une bouteille de whisky. Le commissaire Navarrin arrive. Sans même un regard vers Bordeli, il ôte son imperméable, qu’il dépose sur un porte manteau. Il s’installe à l’autre bureau et commence à lire un magazine pour les retraités du type Pleine Vie ou Notre Temps, titrant sur un sujet déprimant (Retraite et dépression, ou encore Conventions-Obsèques : les bonnes affaires). Visiblement peu habitué à ce genre de lecture, il affiche un air sceptique. Le téléphone fixe d’un autre âge qui trône sur son bureau se met à sonner. Bordeli sort lentement de sa torpeur. Navarrin décroche.

Navarrin – Navarrin, j’écoute… Bonjour Monsieur… Non, le Commissaire Ramirez nous a quitté, malheureusement…

La Commissaire Divisionnaire Delatruffe entre dans le bureau avec une couronne portant l’inscription « À notre regretté collègue et ami ».

Navarrin (avec un regard vers la couronne) – Oui, définitivement, on peut dire ça comme ça… Non, il ne m’a pas parlé de cette affaire avant son départ… C’est ça, il n’a pas dû avoir le temps… Pas de problème, vous pouvez passer quand voulez.

Navarrin raccroche. Delatruffe pose la couronne contre le bureau de Navarrin.

Delatruffe – Bonjour Navarrin.

Bordeli – Madame la Divisionnaire…

Delatruffe lance un regard réprobateur vers Bordeli qui émerge lentement.

Delatruffe – Inspecteur…

Navarrin (lisant) – « À notre regretté collègue et ami ». Mais vous êtes folle, Delatruffe, il ne fallait pas… Après tout, je pars seulement à la retraite…

Bordeli se lève et fait quelques pas incertains.

Delatruffe – Enfin, Navarrin… C’est pour l’Inspecteur Ramirez… L’enterrement a eu lieu ce matin… Il fallait bien faire un geste…

Navarrin – Ah oui, bien sûr, Ramirez… Ce matin ? Et vous avez ramené la couronne ?

Bordeli s’approche de la couronne et pose la main dessus.

Bordeli – C’est des fausses, non ?

Navarrin – Ah oui, dites donc, c’est bien imité…

Delatruffe – L’avantage, avec les fleurs artificielles, c’est qu’elles sont éternelles. Comme nos regrets. On peut donc s’en servir plusieurs fois…

Navarrin – Bien sûr… Et comme il n’y a pas de nom sur la couronne… C’est pratique…

Delatruffe – Comme vous le savez, le budget de la police a encore été amputé cette année pour tenter de réduire le déficit abyssal de la France…

Navarrin – Des fausses couronnes mortuaires… Il est temps je quitte la police. Bientôt, on nous équipera avec de faux pistolets et de faux gilets pare-balles.

Bordeli (marmonnant) – Tant qu’on me laisse boire du vrai whisky…

Bordeli tente d’escamoter sa bouteille. Delatruffe lui lance un regard agacé, mais préfère ne pas relever.

Delatruffe – Alors, commissaire, c’est votre dernière journée ! Et cette retraite, ça se prépare ?

Navarrin (montrant son magazine) – J’essaie de me documenter un peu en lisant la presse spécialisée. Pour l’instant, ça me donne plutôt envie de me suicider.

Delatruffe – Allons, Navarrin ! Vous êtes encore jeune. Vous auriez pu rester quelques années de plus avec nous. Qu’est-ce qui vous oblige à partir, si vous craignez tellement de vous ennuyer ?

Navarrin – Il ne faut pas lasser son public, Delatruffe… (Ironique) Je préfère partir au sommet de ma gloire…

Son téléphone sonne à nouveau.

Navarrin – Navarrin, j’écoute ! Oui, Monsieur le Directeur… Très bien, Monsieur le Directeur… Au revoir, Monsieur le Directeur… (Il raccroche) C’était Monsieur le Directeur…

Delatruffe – Pour vous féliciter personnellement avant cette retraite bien méritée, j’imagine.

Navarrin – Il voulait surtout s’assurer que je ne serai plus là demain matin… et que je n’emmène avec moi aucun dossier compromettant.

Bordeli – Compromettant pour qui ?

Navarrin – Vous aviez autre chose à me dire, Madame la Divisionnaire ? Une dernière affaire à me confier, peut-être ?

Delatruffe – Ma foi non, Navarrin… La journée s’annonce plutôt calme. Vous aurez tout le temps de faire vos cartons tranquillement.

Navarrin se lève et prend la couronne.

Navarrin – Je vais commencer par remettre ces fleurs dans la réserve. En attendant l’occasion de leur faire prendre l’air encore une fois.

Bordeli – Oui, parce que là, on pourrait croire que c’est vous qu’on enterre…

Navarrin sort avec la couronne.

Delatruffe – C’est à quelle heure son pot de départ ?

Bordeli – Dix-huit heures… Après la fin du service.

Delatruffe – Très bien… Vous ne lui avez rien dit, au moins ? Il faut que ce soit une surprise…

Bordeli – En principe, il ne se doute de rien. Mais peut-on vraiment cacher quelque chose à un grand flic comme lui ?

Delatruffe – Sans alcool, le pot, hein ? Vous connaissez les nouvelles consignes…

Bordeli – Rassurez-vous, Madame la Divisionnaire. Je ne bois jamais en dehors des heures de service… On a remplacé le vrai Champagne par du Champomy.

Delatruffe – C’est tout aussi bon… et c’est beaucoup moins cher. Mais où est-ce que vous avez planqué les bouteilles pour qu’il ne les voit pas ? Pas dans la réserve, j’espère.

Bordeli – Je les ai mises au frais. À un endroit où il n’est pas près de les trouver.

Delatruffe – Où ça ?

Bordeli – Dans la chambre froide, à la morgue.

Delatruffe – Il fallait y penser, en effet… Bon, je vous laisse travailler. Et puisque vous n’avez pas l’air débordé, vous non plus, si vous pouviez me ranger un peu tout ce bordel, Bordeli…

Bordeli – Oui Madame la Divisionnaire.

Delatruffe – Le Procureur sera là, ce soir, pour le pot de départ de Navarrin. Je ne voudrais pas qu’il ait une mauvaise impression…

Bordeli – Bien Madame la Divisionnaire.

Delatruffe s’en va.

Bordeli – J’ai l’impression d’entendre ma mère quand elle me disait de ranger ma chambre…

Conchita Ramirez arrive, et jette un regard vers Bordeli, en train de s’envoyer une rasade de whisky pour se mettre en train.

Bordeli – Décidément, il n’y a pas moyen d’être tranquille cinq minutes.

Conchita – Pardon de vous interrompre en plein travail…

Bordeli – La prochaine fois, mon petit, il faudra vous annoncer au planton, à l’entrée. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

Conchita – Je suis le Commissaire Ramirez.

Bordeli – Si vous êtes le Commissaire Ramirez, moi je suis Sœur Emmanuelle.

Conchita – Désolée, ma sœur, je vous avais pris pour un flic.

Bordeli – Le Commissaire Ramirez, on l’a enterré ce matin.

Conchita – Oui… D’ailleurs, je ne vous ai pas vu à l’église.

Navarrin revient, avec la couronne.

Navarrin – Il n’y a plus de place dans la réserve… Ça ira mieux quand j’aurai vidé mes affaires… Je vais la foutre là en attendant…

Il pose la couronne par terre contre le fond de scène, et jette un regard en direction de Conchita.

Navarrin – Mademoiselle… Je peux faire quelque chose pour vous ?

Conchita – Vous allez rire, Commissaire. Cette jeune personne prétend être le Commissaire Ramirez.

Navarrin – Tiens donc… Jusqu’à maintenant, je ne croyais pas à la réincarnation. Mais si c’est vrai, on ne perd pas au change, n’est-ce pas Bordeli ? Parce que la dernière fois qu’on l’a vu, le Commissaire Ramirez, il avait beaucoup moins de sex-appeal que vous, croyez-moi.

Bordeli – Entre nous, on l’appelait Quasimodo…

Delatruffe revient.

Delatruffe – Ah, Commissaire, vous êtes déjà là ? Messieurs, je vous présente le Commissaire Conchita Ramirez. C’est la fille de notre regretté collègue, à qui nous avons rendu les honneurs ce matin avant de le mettre en terre.

Navarrin – Non ?

Bordeli – Maintenant que vous le dites… C’est vrai qu’il y a comme un air de famille…

Navarrin tend la main à Conchita pour la saluer.

Navarrin – Commissaire Navarrin. Toutes mes condoléances… Je suis vraiment désolé de ne pas avoir pu assister à la cérémonie, mais c’est mon dernier jour dans la maison, et…

Delatruffe – Justement, Commissaire… J’avais oublié de vous le dire, c’est Mademoiselle Ramirez qui occupera votre bureau désormais. Ce bureau que vous partagiez déjà avec son père…

Navarrin – Si c’est une affaire de famille, alors…

Delatruffe – Réduction des effectifs. Remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite ou au cimetière. Vous connaissez la chanson…

Navarrin – Donc, Mademoiselle Ramirez nous remplacera tous les deux…

Delatruffe – Je suis sûre que cette jeune femme fraîchement diplômée est tout à fait qualifiée pour remplacer deux policiers d’expérience. Même si évidemment, on ne remplace pas le Commissaire Navarrin…

Navarrin – Comme dit le poète… la femme est l’avenir de l’homme.

Conchita – Merci pour cet accueil chaleureux…

Delatruffe – Je vous l’enlève cinq minutes, j’ai quelques papiers à lui faire signer pour sa nouvelle affectation chez nous. Ensuite, Navarrin, vous serez gentil de mettre Mademoiselle au courant des affaires en cours…

Navarrin – Mais avec plaisir, Madame la Divisionnaire.

Conchita – Merci pour la couronne, ça m’a beaucoup touchée.

Bordeli s’efforce d’escamoter la couronne en se mettant devant.

Delatruffe – Votre père était un grand flic, il est mort au service de la France… Vous me suivez ?

Delatruffe sort avec Conchita.

Bordeli – Au service de la France… Il est mort au restaurant pendant sa pause déjeuner en avalant une moule de travers…

Navarrin – La question, c’est qu’est-ce que cette pétasse vient foutre ici ? Un flic, ce n’est pas comme un notaire. On ne se refile pas la charge de père en fils…

Bordeli (avec emphase) – La fille veut peut-être reprendre le flambeau que son père a laissé tomber dans sa chute…

Navarrin – Méfiez-vous, Bordeli, le whisky vous rend théâtral. Mais vous avez raison. Mort au service de la France… À ce compte-là, si vous mourrez demain d’une cirrhose du foie, on vous donnera la Légion d’Honneur à titre posthume pour votre contribution majeure à la TVA sur l’alcool.

Bordeli – Je ne suis pas sûr, patron. C’est du whisky de contrebande. Un stock récupéré lors d’une saisie à la frontière espagnole.

Navarrin (ironique) – Si les Espagnols se mettent à fabriquer du whisky, Bordeli, ce n’est pas seulement que la mondialisation est en marche. C’est que la fin du monde est proche, croyez-moi.

Bordeli – Vous avez raison, patron. Moi aussi depuis quelques temps, je perçois des signes avant-coureurs d’une apocalypse imminente. Tenez, par exemple, c’est vrai que ce n’est pas commun, de mourir en avalant une moule de travers. Je dirais même plus, c’est bizarre.

Navarrin – Bizarre ? Qu’est-ce que vous insinuez par là, Bordeli ? Vous n’allez pas donner vous aussi dans la théorie du complot. Vous avez une raison de soupçonner la confrérie des ostréiculteurs d’en vouloir à la police ?

Bordeli – Conchyliculteurs, patron. Ostréiculteurs, c’est plutôt les huîtres.

Navarrin – Bon. Je vous écoute…

Bordeli – Voilà le scénario que je vois : la fille n’a jamais cru à la thèse de l’accident… et c’est pour éclaircir cette affaire qu’elle se fait affecter dans le même commissariat que son père, le jour-même de son enterrement.

Navarrin – Qu’est-ce qui vous fait croire ça, Bordeli ?

Bordeli – Je ne sais pas… J’ai déjà vu ça dans une série policière.

Navarrin – Je vous l’ai déjà dit, Bordeli. Vous regardez trop la télé. Au fait, j’espère que vous ne m’avez pas organisé un pot de départ surprise. Je vous préviens, j’ai horreur des surprises. Et il n’y a rien qui ressemble plus à un enterrement qu’un pot de départ…

Bordeli – Rassurez-vous, Commissaire. Vos dernières volontés seront respectées. Vous partirez sans fleur ni couronne…

Ramirez revient.

Navarrin – Ah, Commissaire Ramirez… Justement, nous évoquions la mémoire de votre défunt père.

Bordeli – Et les circonstances héroïques de sa mort.

Navarrin lui lance un regard réprobateur.

Conchita – Je ne vois que deux bureaux… Où est-ce que je m’installe ?

Navarrin – Pour aujourd’hui, nous devrons partager le mien. Mais demain, il sera tout à vous, rassurez-vous.

Bordeli – Évidemment, il y a un peu de ménage à faire, Conchita…

Conchita – Si vous permettez, Inspecteur, je préfère que vous m’appeliez Commissaire Ramirez.

Bordeli – Bien sûr, Commissaire.

Elle s’approche du bureau de Navarrin.

Conchita – Vous n’avez pas d’ordinateur ?

Navarrin – Qu’est-ce que vous voulez ? Je suis un flic à l’ancienne… Quand j’ai commencé ma carrière, les nouvelles technologies, c’était la calculette électronique et le Minitel Rose.

Conchita – Je vois…

Navarrin – Je pars ce soir. Ça ne vaut plus la peine de changer mes méthodes de travail maintenant…

Conchita – Je demanderai à Latruffe de me trouver un ordinateur de bureau.

Bordeli – Le nom exact de Madame la Divisionnaire, c’est Delatruffe. Elle tient beaucoup à sa particule.

Navarrin – Vous voulez un café ?

Bordeli – À moins que Mademoiselle ne préfère un thé… (Elle le fusille du regard) Je veux dire, le Commissaire Ramirez.

Conchita – Un café, c’est parfait.

Navarrin s’approche d’une vieille machine à café et la sert dans un mug au design ridicule, qu’il lui tend comme le Saint Sacrement.

Navarrin – Tenez, c’était la tasse de votre père… Je pense qu’il aurait été fier de vous la transmettre lui-même s’il en avait eu le temps.

Conchita – Merci… J’essaierai d’en être digne.

Navarrin – Bordeli, un café ?

Bordeli – Oui, volontiers. Avec une sucrette et un nuage de lait, je vous prie…

Navarrin sert aussi Bordeli. Ils prennent tous une gorgée de café et font la grimace.

Navarrin – Si vous voulez mon avis, Ramirez, une vraie réforme de la police, ce serait d’équiper tous les commissariats d’une machine à expresso.

Bordeli verse une larme de whisky dans son café. Ce qui n’échappe pas à Conchita.

Conchita – Oui… Et pourquoi pas d’alcootests…

Silence embarrassé. Ils finissent leur café. La baronne Margarita de Casteljarnac entre dans la pièce.

Margarita – Commissaire Navarrin ?

Navarrin – Jusqu’à ce soir, oui.

Margarita – Commissaire, je viens vous signaler la mort de mon mari.

Bordeli – On dirait que les affaires reprennent…

Navarrin – Mais je vous en prie, asseyez-vous.

Margarita s’assied.

Navarrin – Si vous commenciez par me dire qui vous êtes, chère Madame.

Navarrin fait signe à Bordeli d’approcher pour l’assister.

Bordeli – Nom, prénom, âge, qualités… Si vous en avez.

Navarrin lui lance un regard désapprobateur, pendant que Margarita le fusille des yeux.

Navarrin – À défaut de qualités, votre profession nous suffira.

Margarita – Baronne Margarita de Casteljarnac. La cinquième du nom.

Navarrin remarque que Ramirez piaffe d’intervenir.

Navarrin – Mais je vous en prie, Commissaire, si vous voulez vous joindre à nous…

Conchita (se présentant à Margarita) – Conchita Ramirez, Commissaire de la République. La cinquième du nom…

Bordeli – Âge, qualité… ou profession ?

Margarita – Mon âge ne vous regarde pas, et j’ai en effet la prétention de faire partie des gens de qualité, qui par définition n’ont pas nécessité d’avoir une profession.

Navarrin – Très bien… Pouvez-vous au moins nous dire le nom de votre défunt mari ?

Margarita – Bernard-Henri de Casteljarnac.

Bordeli – Profession ?

Margarita – Ne me dites pas que vous n’avez jamais entendu ce nom auparavant…

Navarrin – Vous savez, dans notre métier, on voit passer tellement de monde…

Bordeli – Alors s’il n’avait pas de casier judiciaire…

Margarita – Les de Casteljarnac n’ont pas de casier judiciaire, Monsieur, ils n’ont que des quartiers de noblesse. J’en ai cinq en ce qui me concerne.

Bordeli – Cinq quartiers ? C’est possible, ça, patron ?

Navarrin – J’imagine que c’est comme le quatre-quarts, Bordeli, mais avec un quart en plus.

Conchita – Si nous revenions à notre affaire, Chère Madame… Où avez-vous trouvé votre mari ?

Margarita – Vous voulez dire après sa mort, je pense ?

Conchita – Euh… oui.

Margarita – Au sous-sol de notre hôtel particulier, à l’espace fitness…

Bordeli – Cool..

Calotta – Dans le sauna.

Navarrin – Dans le sauna ?

Margarita – Un horrible accident, Commissaire…

Conchita – Et vous êtes sûre qu’il est mort ?

Margarita – Hier soir, je ne m’étais pas rendu compte de sa disparition. Sa Jaguar n’était pas dans le garage. Je pensais qu’il était sorti. Ce n’est que ce matin…

Conchita – Ce matin ?

Margarita – Ça fait maintenant une douzaine d’heures qu’il est dans le sauna.

Bordeli – Donc, vous êtes sûre qu’il est mort.

Margarita – C’est difficile à dire. À travers le hublot, on ne voit que de la buée. Et quelques traces d’ongles sur la vitre. Mais je pense que personne ne résiste à ça. Surtout que mon mari avait le cœur fragile.

Conchita – Et vous n’avez pas essayé de le sortir de là ?

Margarita – Apparemment, la porte du sauna est coincée. Elle a dû gonfler avec la chaleur… Plutôt que d’appeler un dépanneur, j’ai préféré prévenir la police.

Navarrin – Vous avez bien fait, chère Madame… L’Inspecteur Bordeli va vous emmener dans le bureau d’à côté pour prendre votre déposition. Et nous allons envoyer quelqu’un à votre domicile pour constater les faits…

Margarita – Merci Commissaire.

Bordeli – Madame la Baronne, si vous voulez bien vous donner la peine…

Bordeli sort avec Margarita.

Navarrin – Une baronne… Il ne manquait plus que ça…

Conchita – Qu’est-ce que vous pensez de cette affaire, Commissaire ?

Navarrin – Cette affaire ? Quelle affaire ? A priori, il ne s’agit que d’un accident domestique, non ?

Conchita – Je ne sais pas… Je trouve ça louche, cette histoire de sauna.

Navarrin – C’est vrai que ce n’est pas banal, mais bon. Mourir d’une crise cardiaque dans un sauna ou en avalant une moule de travers dans un restaurant… (Conchita lui lance un regard noir) Excusez-moi, je ne voulais pas réveiller en vous de douloureux souvenirs…

Conchita – Dans les deux cas, je ne crois pas à la thèse de l’accident.

Navarrin – Je comprends que vous soyez un peu sur les nerfs aujourd’hui, mais la douleur vous égare. Il ne faut pas voir le mal partout, Ramirez.

Conchita – Ah oui ? Je pensais pourtant que c’était notre métier de soupçonner tout le monde…

Navarrin – Alors pour vous, tout innocent est un coupable qui s’ignore ?

Conchita – Un type qui se retrouve enfermé dans un sauna pendant toute une nuit, vous ne trouvez pas ça bizarre, vous ?

Navarrin – Remarquez, vous avez raison… Le sauna était fermé de l’intérieur… C’est vrai que ça ferait un bon titre pour une comédie policière…

Delatruffe arrive, préoccupée.

Delatruffe – Je viens de saluer la Baronne de Casteljarnac, qui est en train de faire sa déposition au sujet de la mort de son mari…

Navarrin – Vous n’allez pas vous y mettre vous aussi ? Un vieux qui meurt d’une crise cardiaque dans un sauna ! Ce n’est pas l’Affaire Dreyfus, tout de même !

Delatruffe – Vous ne vous rendez pas compte, Navarrin. On marche sur des œufs ! Bernard-Henri de Casteljarnac, ce n’est pas n’importe qui !

Navarrin – Ah oui ? Et c’est qui, exactement ?

Delatruffe – Vous n’avez jamais entendu parler de Bernard-Henri de Casteljarnac ?

Navarrin – Ça me dit vaguement quelque chose… Mais il est célèbre pour quoi, au juste ?

Delatruffe – Je ne sais plus très bien. Mais en tout cas, on le voit souvent à la télé.

Conchita – C’est sûrement pour ça qu’il est très connu.

Navarrin – De mon temps, on passait à la télé parce qu’on était connu, maintenant on est connu parce qu’on passe à la télé…

Delatruffe – J’ai essayé de joindre le Procureur Canadair pour le mettre au courant et lui demander ses instructions, mais son portable ne répond pas.

Conchita – Le Procureur Canadair ? C’est son vrai nom ?

Navarrin – En tout cas, c’est un nom prédestiné. Dès qu’une affaire embarrassante se présente, c’est lui qu’on envoie pour éteindre l’incendie.

Delatruffe – Quoi qu’il en soit, Navarin, je vous demande de traiter cette affaire avec la plus grande discrétion.

Navarrin – Et moi qui espérais finir ma carrière sur un coup d’éclat…

Delatruffe – Pas de zèle, Navarrin. C’est votre dernier jour. J’ai parlé de vous à Monsieur le Procureur pour la rosette, et il doit en toucher un mot au Ministre…

Conchita – Si vous permettez, Madame la Divisionnaire, j’aimerais assister le Commissaire Navarrin dans cette enquête.

Delatruffe – Excellente idée, Ramirez. Vous n’y voyez pas d’inconvénient, Navarrin ? Ce sera l’occasion de lui mettre le pied à l’étrier…

Navarrin – Vous voulez dire que ce sera l’occasion pour elle de me fliquer et de vous faire un rapport…

Delatruffe – Aussi, oui… Nous avons affaire à des people, Navarrin. Des célébrités.

Navarrin – Oui, j’avais compris. Des gens connus, quoi. Pas des justiciables ordinaires.

Bordeli (sentencieux) – Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir…

Delatruffe – Je connais trop vos méthodes parfois un peu cavalières, Commissaire. Sans parler de Bordeli. Je pense que Mademoiselle Ramirez sera plus à même de traiter cette affaire avec la délicatesse qui convient.

Conchita – Dans ce cas, je vais me rendre tout de suite sur les lieux, Madame la Divisionnaire.

Delatruffe – Je compte sur vous pour agir avec la plus grande circonspection, Ramirez.

Conchita sort.

Navarrin – Alors comme ça, vous me débarquez d’un dossier sensible. À quelques heures de la retraite ?

Delatruffe – Mais pas du tout, Navarrin ! Vous pensez bien… J’ai juste dit ça pour la mettre en confiance.

Navarrin – Je plaisante, Delatruffe. Je m’en fiche complètement de cette histoire. Et si je peux aider un peu cette pauvre fille à surmonter l’épreuve qu’elle traverse.

Delatruffe – Je crois que la mort de son père l’a sérieusement secouée. D’ailleurs je compte sur vous pour l’encadrer sur sa première mission. Vous croyez qu’on peut lui faire confiance ?

Navarrin – Bon sang ne saurait mentir…

Delatruffe – Je ne sais pas si ça doit me rassurer… Son père est mort en avalant une moule de travers…

Delatruffe sort. Navarrin soupire. Et commence à mettre le contenu de ses tiroirs dans un carton.

Noir.

Acte 2

Navarrin continue de ranger ses affaires dans son carton. Bordeli revient.

Navarrin – Qu’est-ce qu’on peut accumuler comme bordel en trente ans de carrière, Bordeli… (Il montre quelque chose emballé dans un film transparent). Tenez, dans le tiroir du bas, tout au fond, j’ai même retrouvé un kilo de cannabis que j’avais complètement oublié.

Bordeli – Heureusement que vous avez fait le ménage avant Conchita. Elle aurait encore trouvé quelque chose à redire contre nos méthodes de travail.

Navarrin – Je me demande ce que votre successeur trouvera dans les tiroirs de votre bureau lorsque vous partirez à la retraite, Bordeli.

Bordeli – Des bouteilles vides, principalement. Vous me connaissez, patron. Moi je ne touche pas à la drogue.

Bordeli s’enfile une nouvelle rasade. Navarrin renifle le paquet.

Navarrin – Je ne sais pas si il est encore bon.

Bordeli – Il n’y a pas une date de péremption sur l’emballage ?

Navarrin regarde machinalement.

Navarrin – Je vais quand même le garder en souvenir…

Il met le paquet dans son carton.

Bordeli – Quand on est à la retraite, on a toujours autour de soi un ou deux amis cancéreux, pour qui un peu de cannabis thérapeutique peut être d’un grand réconfort. Quand on peut faire plaisir…

Navarrin – Merci de votre soutien, Bordeli. Ça me va droit au cœur.

Bordeli – Je vous regretterai, Navarrin. Je ne pensais pas vous dire ça un jour, mais depuis que je sais qui va vous remplacer.

Navarrin – Oui, on dirait que Conchita vous a déjà dans le nez.

Bordeli – Je crois que je ne lui ai pas fait bonne impression, patron. Je ne sais pas pourquoi…

Navarrin – Pour le pot ce soir, en tout cas, bravo. Ça m’a pris un bon moment avant de trouver où vous aviez caché les bouteilles ?

Bordeli – Comment vous avez deviné ?

Navarrin – C’est simple. Je me suis demandé où moi je les aurais cachées.

Bordeli – Et vous êtes allé directement à la morgue. Décidément, vous êtes un grand flic, patron.

Navarrin – Oui. Je viens de vous faire avouer où vous aviez planqué le Champagne, alors que je n’en avais pas la moindre idée.

Bordeli – Pour ce qui est du Champagne, vous risquez d’être déçu.

Navarrin – C’est du mousseux ?

Bordeli – Pire.

Navarrin – Pas du Kir, quand même ? Je sais que le budget de la police est à la baisse, mais je pensais pas que Delatruffe m’infligerait une telle humiliation…

Bordeli – En tout cas, je ne vous ai rien dit. Devant Delatruffe, essayez de jouer la surprise.

Navarrin – Un grand flic est avant tout un bon comédien. Qu’est-ce que vous avez fait de la baronne ?

Bordeli – Je lui ai asséné quelques coups de Bottin Mondain sur la tronche pour la faire avouer, mais elle n’a rien voulu me dire.

Navarrin – Lui faire avouer quoi ?

Bordeli – Je ne sais pas. Je ne lui ai pas posé de questions. Je comptais un peu sur des aveux spontanés.

Navarrin – Sacré Bordeli. Vous ne l’avez pas mise en garde en vue, au moins. Vous savez qu’on ne peut rien faire sans l’autorisation du procureur.

Bordeli – Elle est en train de prendre le thé avec Delatruffe.

Navarrin – La douceur, ça a parfois du bon aussi. Le nombre de petites vieilles à qui j’ai fait avouer l’euthanasie de leur mari, rien qu’en leur proposant une infusion de marijuana et un spéculoos.

Conchita revient.

Navarrin – Alors, Commissaire ? Ce petit sauna ? Ça s’est bien passé ?

Conchita – Je viens de rapatrier le corps à la morgue pour une autopsie.

Navarrin – Le légiste nous dira quelle est la cause exacte du décès.

Conchita – C’est quoi toutes ces bouteilles de Champomy dans la chambre froide ?

Navarrin – Eh bien vous voyez, Bordeli. L’enquête avance. Je sais déjà ce qu’on boira pour mon pot de départ surprise. Putain, du Champomy…

Delatruffe arrive.

Delatruffe – Ne parlez pas trop fort, la veuve est juste à côté, dans mon bureau… Alors c’est vrai ? Bernard-Henri de Casteljarnac est bien mort ?

Conchita – Si ça n’est pas vraiment la mort, ça lui ressemble. Son corps gisait au milieu d’une flaque de sueur. Je dirai qu’il a perdu au moins cinq litres.

Delatruffe – Vous voulez dire de sang, j’imagine ?

Conchita – Non, non, de sueur. Aucun être humain normalement constitué ne peut survivre après avoir perdu autant d’eau…

Bordeli – C’est vrai, je ne m’étais jamais posé la question… Le sang, on sait à peu près. C’est environ cinq litres par personne. Mais combien de litres d’eau peut bien contenir un corps humain ?

Navarrin – L’homme est constitué à 60% d’eau. Ça doit faire une cinquantaine de litres.

Bordeli – Cinquante litres ?

Navarrin – Dans votre cas, beaucoup moins, Bordeli, rassurez-vous… D’ailleurs, vu les quantités d’alcool que vous vous enfilez, je conseillerai au légiste de ne pas fumer en faisant votre autopsie.

Delatruffe – Mais qu’est-ce qui lui a pris, au baron ? Tout le monde sait qu’il ne faut pas rester plus d’une demi-heure dans un sauna.

Conchita – Selon mes premières constations, il est resté coincé à l’intérieur. J’ai dû forcer la porte pour le sortir de là.

Bordeli – Quelle mort affreuse. Plus jamais de ma vie je ne rentrerai dans un sauna.

Navarrin – Que ça ne vous empêche pas de prendre une douche de temps en temps. À ma connaissance, personne ne s’est jamais noyé en restant coincé dans une cabine de douche.

Delatruffe – Donc on s’oriente sur la piste d’un accident… Tant qu’à faire, je vous avoue que je préfère ça.

Conchita – Malheureusement, ce n’est pas si simple que ça, Madame la Divisionnaire…

Delatruffe – Quoi encore ?

Conchita – Apparemment, le baron avait pris des somnifères.

Delatruffe – Vous pensez à un suicide ?

Conchita – La porte était enduite de colle forte pour empêcher son ouverture.

Bordeli – Je vois le scénario, patron : le type avale des somnifères et colle la porte du sauna derrière lui pour être sûr de ne pas pouvoir revenir en arrière…

Navarrin – Se suicider en s’enfermant volontairement dans un sauna ? En trente ans de carrière, je n’ai jamais vu ça…

Bordeli – Vous avez trouvé un tube de colle dans les poches de la victime ?

Conchita – Non.

Navarrin – Alors il y a quelque chose qui ne colle pas dans votre scénario, Bordeli.

Conchita – À moins qu’il ne s’agisse d’un meurtre.

Delatruffe – Oh non… Un suicide… Maintenant un meurtre… Vous avez vraiment décidé de me pourrir la journée… Je vous avoue que je préférais nettement la thèse de l’accident domestique.

Bordeli – Comment savez vous que le baron avait pris des somnifères ? L’autopsie n’a pas encore eu lieu…

Conchita – J’ai retrouvé un tube vide dans la poche de son smoking.

Navarrin – Son smoking ?

Conchita – Ah oui, j’avais oublié de vous préciser ce détail. La victime portait un smoking.

Bordeli – Mettre un smoking pour aller au sauna, c’est vrai que ce n’est pas banal.

Navarrin – J’imagine que même chez ces gens-là, sur la porte des saunas, il n’y a pas marqué « tenue correcte exigée »…

Bordeli – S’il s’agit d’un suicide, il voulait peut-être finir en beauté. C’est vrai que pour un cadavre, un smoking, c’est quand même plus seyant qu’un peignoir de bain.

Delatruffe – Enfin, Bordeli, les cadavres ne portent pas de smoking !

Bordeli – Ça aussi, ça ferait un beau titre de roman policier.

Navarrin – Mais ça ne fait pas beaucoup avancer notre enquête.

Conchita – Ou alors, ça confirme l’hypothèse du meurtre. L’assassin lui fait discrètement ingurgiter un somnifère avec ses moules, et il laisse le tube vide dans la poche du cadavre pour faire croire à un suicide.

Bordeli – Des moules ?

Conchita – Oui, des moules. C’est ce qui me fait penser à un lien possible avec une autre affaire…

Delatruffe – On a retrouvé des moules frites dans l’estomac de la victime ?

Conchita montre un papier.

Conchita – Il avait une note de restaurant dans la poche : La Moule en Folie. J’ai fait une petite recherche. C’est un restaurant situé juste à côté d’un théâtre, pas très loin d’ici.

Delatruffe montre la couverture de L’Officiel des Spectacles, ou un magazine de ce genre.

Delatruffe – Un théâtre qui donne justement en ce moment une pièce dont Bernard-Henri de Casteljarnac est l’auteur…

Navarrin – Je ne vous connaissais pas cette passion pour le théâtre, Delatruffe…

Delatruffe – C’est la baronne qui vient de me dire ça. Elle m’a même proposé deux invitations…

Navarrin – Je dois reconnaître que cette affaire est plus compliquée qu’elle ne paraissait l’être à première vue…

Delatruffe – Je vais essayer à nouveau de joindre le procureur pour lui demander quoi faire…

Delatruffe sort.

Bordeli – Non mais vous imaginez ? Un espace fitness dans son sous-sol…

Navarrin – Moi qui pensais que les privilèges avaient été abolis en 1789…

Conchita – Vous avez pu tirer quelque chose de la baronne ?

Bordeli – Elle est muette comme une tombe.

Conchita – Bon… Je vais voir où en est le légiste.

Bordeli – Vous avez raison, les morts sont souvent plus bavards que les vivants.

Navarrin – On dit muet comme une tombe, Ramirez, mais croyez-en mon expérience : les cadavres ont souvent beaucoup plus de choses à nous dire que les vivants.

Bordeli – Et ils mentent beaucoup plus rarement.

Navarrin – Un mort ne vous décevra jamais, Ramirez.

Conchita – Merci pour ces précieuses informations, qui j’en suis sûre vont beaucoup faire avancer cette enquête.

Conchita sort.

Navarrin – Il me semble avoir décelé une pointe d’ironie dans cette dernière remarque.

Bordeli – Un petit remontant, Commissaire ?

Navarrin – Ma foi, ce n’est pas de refus. Maintenant que je sais que ce soir on est condamné à boire du Champomy…

Bordeli – Autant arriver déjà bourré à ce pot de départ, pas vrai ?

Ils se tapent chacun une bonne tasse de whisky. Franck Masquelier arrive dans le bureau. Il porte une perruque et une fausse moustache assez peu discrètes. Bref, il est évidemment grimé, et le fait que les deux policiers ne s’en rendent pas compte doit provoquer un effet comique.

Franck – Bonjour messieurs. Je me présente, Franck Masquelier, auteur de théâtre.

Bordeli – Putain, un auteur de théâtre… Décidément, c’est la journée…

Navarrin – Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous, cher Monsieur ?

Franck – J’ai porté plainte il y a quelques jours contre Bernard-Henri de Casteljarnac.

Navarrin – Tiens donc. Et pour quel motif ?

Franck – Il a plagié une de mes œuvres. Flagrant délire. La pièce est à l’affiche depuis un mois dans un théâtre pas très loin d’ici.

Navarrin – Flagrant Délire ? Jamais entendu parler…

Bordeli – Mais si patron, toute la presse en parle. C’est un énorme bide.

Navarrin – Pourquoi toute la presse en parle, si c’est un bide.

Franck – C’est que Bernard-Henri de Casteljarnac est quelqu’un de très en vue. Même lorsqu’il fait un four, c’est un événement.

Navarrin – Bon… Et qu’est-ce qui vous amène au juste ?

Franck – J’avais déjà parlé de cette affaire au Commissaire Ramirez, mais je n’ai plus de nouvelles.

Navarrin – C’est normal, il est mort…

Franck – Le Baron de Casteljarnac est mort ?

Navarrin – Non, le Commissaire !

Franck – Ah, vous me rassurez…

Bordeli – Enfin, le baron aussi, il est mort, mais bon…

Navarrin – Pour l’instant, la nouvelle est classée confidentiel défense…

Franck – Mais ce n’est pas possible… Casteljarnac est mort ?

Bordeli – Ça a l’air de vous bouleverser… Vous n’avez pourtant pas de raison de le regretter, si ?

Franck – Non, bien sûr, mais…

Conchita revient.

Navarrin – Monsieur Masquelier, je vous présente le Commissaire Ramirez.

Franck – Je croyais qu’il était mort ?

Navarrin – C’est sa fille…

Franck – Toutes mes condoléances, Mademoiselle… Et il est mort comment ?

Bordeli – Ça aussi c’est classé confidentiel défense.

Franck – Non, je parlais du baron…

Conchita – Nous n’avons pas encore de certitude.

Navarrin – Monsieur Masquelier est auteur dramatique. Il semblerait que Casteljarnac ait plagié une de ses pièces.

Conchita – Une pièce de théâtre ?

Franck – Flagrant Délire. C’est votre père qui était chargé de l’enquête.

Conchita – Vraiment ?

Franck lui tend un livre et un DVD.

Franck – Tenez, voilà un exemplaire de ma pièce, publiée aux Éditions Millefeuilles, et un enregistrement vidéo du spectacle de Casteljarnac. Afin que vous constatiez vous-même qu’il s’agit bien de la même pièce.

Margarita revient.

Margarita – Où est mon mari ?

Franck a l’air très surpris et embarrassé de la voir.

Franck – Bon, je vais vous laisser…

Navarrin – C’est ça… On va regarder tout ça et on vous tient au courant s’il y a du nouveau.

Franck – Merci… Je me sauve… Je suis garé sur une place handicapé…

Franck s’en va.

Conchita – Malheureusement, votre mari est bien mort, Madame.

Margarita – Oui, je sais, Latruffe vient de me le dire. Je voulais juste avoir confirmation de visu.

Navarrin – Je crains que Monsieur le Baron ne soit pas visible pour l’instant, chère Madame.

Conchita – Il est à la morgue. Ils sont en train de…

Navarrin – Nous ne manquerons pas de vous faire reconnaître le corps dès qu’ils lui auront redonné forme humaine…

Margarita – Bon, mais ça ne va pas prendre toute la journée, j’espère, parce que je n’ai pas que ça à faire, moi. Je veux dire, il faut que je m’occupe des obsèques, tout ça.

Conchita – Bien sûr…

Margarita – Et puis il faut que je le vois une dernière fois, pour m’assurer qu’il est bien mort. Que je puisse faire mon deuil, vous comprenez…

Conchita – Nous comprenons très bien, je vous assure…

Navarrin – Bordeli, veuillez raccompagner la baronne jusqu’au bureau de Madame la Divisionnaire.

Margarita – Ça va, mon brave, je connais le chemin… En revanche, si vous pouviez me trouver un thé convenable, dans cette maison…

Navarrin – Demandez à l’accueil, le planton est un grand spécialiste du thé.

Elle sort.

Bordeli – Elle n’a pas l’air très bouleversée par la mort de son mari…

Conchita – Alors, qu’est-ce que je vous avais dit ?

Navarrin – Quoi ?

Conchita – Vous voyez bien que ces deux affaires sont liées !

Navarrin – Quelles affaires ?

Conchita – Masquelier et Casteljarnac ! Sans parler de la mort de mon père…

Bordeli – Voilà comment je vois le scénario, patron. Masquelier porte plainte contre Casteljarnac pour plagiat. Ramirez père n’ayant pas réglé l’affaire, Masquelier fait justice lui-même en enfermant son plagiaire dans un sauna jusqu’à ce que mort s’en suive.

Conchita – Et pourquoi cet étrange mode opératoire, à votre avis ?

Bordeli – Mourir de chaud dans un sauna, quand on vient de faire un four… Il doit y avoir une dimension symbolique qui nous échappe…

Navarrin – Vous auriez dû écrire des pièces de théâtre, Bordeli. Mais il y a quand même quelque chose qui ne colle pas dans votre histoire. Pourquoi Masquelier serait-il venu au commissariat juste après avoir tué Casteljarnac ?

Conchita – Pour noyer le poisson, probablement. En jouant les innocents. Quand on ne veut pas passer pour le coupable, on se fait passer pour la victime.

Navarrin donne le livre et le DVD à Bordeli.

Navarrin – Vous n’avez qu’à jeter un coup d’œil à tout ça, Bordeli. Puisque vous êtes un spécialiste du scénario. Et on en reparle après, d’accord ?

Bordeli – Ok, patron.

Conchita – Moi je vais me renseigner un peu sur Casteljarnac… Ce type ne me semble pas très clair…

Elle sort un ordinateur portable et commence à pianoter dessus. Delatruffe arrive.

Delatruffe – Alors, où en est-on ?

Navarrin – Ça avance, Delatruffe, ça avance. On est à fond sur l’enquête. À moins que le Procureur Canadair vous ait déjà demandé de l’enterrer avec la victime ?

Delatruffe – Je n’arrive toujours pas à le joindre.

Navarrin (ironique) – Il est peut-être en vacances… Demandez son rapatriement d’urgence en hélicoptère. La République est en danger, Delatruffe…

Delatruffe – Vous ne croyez pas si bien dire, Navarrin. Je suis très embêté. Bernard-Henri de Casteljarnac était pressenti pour remplacer l’actuel Ministre de la Culture.

Navarrin – Notre Ministre de la Culture est démissionnaire ?

Delatruffe – Ça doit rester entre nous, mais on vient de découvrir qu’il était analphabète.

Navarrin – Je croyais qu’il avait fait Sciences Po ?

Delatruffe – Apparemment, c’était de faux diplômes. En réalité, il n’a jamais fait d’études. Il était atteint de phobie scolaire, à ce qu’il dit. On va le forcer à démissionner avant que le scandale éclate.

Conchita lève le nez de son écran.

Conchita – Dans ce cas, on peut se réjouir que ce ne soit pas Casteljarnac qui le remplace…

Delatruffe – Que voulez-vous dire, Ramirez ?

Conchita – Je soupçonne le baron d’être un escroc professionnel.

Delatruffe – Un escroc ?

Conchita – Pour commencer, il n’est pas plus baron que moi marquise.

Navarrin – Vous n’êtes pas marquise ? Je veux dire… Le Baron de Casteljarnac n’est pas baron ?

Conchita – Ce n’est même pas son vrai nom.

Delatruffe – Mais enfin, c’est impossible ! C’est un ami personnel du Procureur Canadair. Il était témoin à son mariage.

Conchita – Il a pris le nom de sa femme quand il s’est marié avec elle. Quant à son titre de noblesse… En réalité, il n’était que le mari de la baronne.

Delatruffe – Bon, aujourd’hui, ce n’est pas interdit de prendre le nom de sa femme. Qu’est-ce qui vous permet de le traiter d’escroc ?

Conchita – Il doit de l’argent à tout le monde. Il est impliqué dans une douzaine de procès.

Delatruffe – S’il n’a jamais été condamné…

Conchita – Uniquement parce qu’il a fait appel de toutes ses condamnations… Abus de faiblesse, fausses factures, fraude fiscale.

Navarrin – Et maintenant plagiat…

Conchita – Il a entourloupé la terre entière sous divers pseudonymes.

Navarrin jette un regard vers l’écran de l’ordinateur.

Navarrin – Bernard-Henri… Regardez, c’est écrit là ! Il a même réussi à se faire passer pour un philosophe…

Conchita – Ce type est un menteur ! Un illusionniste ! Il vendrait sa mère rien que pour passer au 20 heures à la télé !

Delatruffe – C’est sans doute pour toutes ses qualités qu’on envisageait de le nommer Ministre…

Bordeli lève la tête.

Bordeli – Oui, c’est bien la même pièce, patron. C’est exactement la même histoire.

Navarrin – Et ça parle de quoi ?

Bordeli – Une affaire policière assez embrouillée. Qui ressemble beaucoup à celle qu’on est en train de traiter en ce moment.

Navarrin – C’est-à-dire ?

Bordeli – Un type qu’on retrouve mort dans un sauna… et un flic qui meurt en avalant une moule de travers…

Conchita – Bingo !

Delatruffe – Vous me faites peur, Ramirez…

Conchita – Le type qui vient de sortir d’ici ne peut pas être le meurtrier du baron.

Navarrin – Et pourquoi ça ?

Conchita – Parce que Masquelier et Casteljarnac sont la même personne !

Navarrin – Quoi ?

Navarrin – Comment avez-vous découvert ça ?

Bordeli – Reconnaissance faciale ? Empreintes génétiques ?

Navarrin – Interpol ?

Conchita – Wikipédia. Regardez, c’est marqué là. Franck Masquelier. C’était le nom de Casteljarnac avant qu’il prenne le nom de sa femme en se mariant.

Bordeli – Masquelier, c’est le nom de jeune fille de Bernard-Henri ?

Delatruffe – C’est qui, Masquelier ?

Navarrin – Un auteur qui accusait le baron d’avoir plagié une de ses œuvres.

Delatruffe – Et iI a porté plainte contre lui-même ?

Navarrin – Le comble de l’escroc… Porter plainte contre lui-même pour obtenir des dommages et intérêts…

Conchita regarde à nouveau l’écran de son ordinateur.

Conchita – Quant à la prétendue Baronne de Casteljarnac, c’est une ancienne star du porno. Elle a fait fortune en produisant des films X à l’époque du Minitel Rose.

Navarrin – Je savais bien que son visage me disait quelque chose…

Bordeli – Une baronne qui joue dans des films X… Si on ne peut même plus compter sur la noblesse, de nos jours, pour préserver l’ordre moral.

Conchita – Baronne… Mon cul… Elle a acquis son titre en même temps qu’un château en ruine, acheté en viager à un aveugle mort prématurément dans des circonstances suspectes.

Un temps.

Delatruffe – Mais… puisque Franck Masquelier et Bernard-Henri de Casteljarnac sont la même personne…

Navarrin – C’est que le baron est toujours vivant. Masquelier vient de sortir d’ici !

Bordeli – Alors qui est le macchabée qu’on a retrouvé en smoking dans le sauna ?

Noir

Acte 3

Navarrin et Bordeli arrivent et retirent leurs imperméables.

Navarrin – Ça fait partie des rares choses qui me manqueront à partir de demain, Bordeli.

Bordeli – Nos déjeuners en amoureux, patron ?

Navarrin – Mes tickets-restaurant.

Bordeli – Vous pourrez toujours vous faire livrer vos repas à domicile par la mairie.

Navarrin – Je ne connaissais pas ce petit restaurant, c’est vraiment sympa. Comment ça s’appelle, déjà ?

Bordeli – La Moule en Folie.

Navarrin – C’est ça. En tout cas, on y mange très bien.

Bordeli – Les moules frites, c’est toujours bon.

Navarrin – À condition que les moules soient bien fraîches, Bordeli.

Bordeli – Et à condition de ne pas les avaler de travers…

Navarrin – C’est vrai, j’avais oublié. C’est là que Ramirez est mort étouffé.

Bordeli – Heureusement, qu’on ne s’en pas souvenu, ça nous aurait coupé l’appétit.

Navarrin – Considérons ce repas à La Moule en Folie comme une sorte de pèlerinage involontaire.

Bordeli – Notre dernier hommage à un collègue qui nous était si cher. Comme on a oublié d’aller à son enterrement…

Le téléphone de Navarrin se met à sonner.

Navarrin – Navarrin, j’écoute ? Oui, Madame la Divisionnaire. Très bien Madame la Divisionnaire. (Il raccroche) Delatruffe arrive pour l’identification du corps…

Bordeli – Qu’est-ce que vous en pensez, patron ?

Navarrin – Ce que j’en pense ? Personnellement, Bordeli, après un bon repas, je préfère aller voir une belle fille qu’un macchabée. Je crains que ce triste spectacle ne favorise pas ma digestion. J’espère que les moules sont bien accrochées.

Bordeli – Non, je voulais dire, qu’est-ce que vous pensez de cette affaire ?

Navarrin – Ah, oui… L’affaire… Eh bien vous aviez raison, Bordeli. Cette histoire devient un vrai feuilleton. Un mélodrame digne du Boulevard du Crime…

Bordeli – Quand vous serez à la retraite, vous pourrez toujours en faire une pièce de théâtre.

Navarrin – Attendons de voir la fin pour savoir si ça vaut le coup de l’écrire…

Un temps.

Bordeli – Je peux vous confier quelque chose, patron ?

Navarrin – Quoi ?

Bordeli – C’est un peu embarrassant… Je ne sais pas comment vous dire ça, mais… Parfois, j’ai l’impression qu’on nous observe.

Navarrin – On ? Qui ça, on ?

Bordeli se dirige vers le bord de scène.

Bordeli – Je ne sais pas… Des gens qu’on ne connaît pas, là, dans le noir. Comme à travers la vitre sans tain d’une salle d’interrogatoire…

Navarrin – Ah oui…

Bordeli – Ils ont payé leur place, enfin pour certains d’entre eux, et ils attendent de nous qu’on leur raconte une histoire dont nous mêmes on ne connaît pas la fin.

Navarrin – Il faut arrêter le whisky, Bordeli. Vous devenez complètement paranoïaque…

Bordeli – Vous n’avez jamais remarqué que cette pièce n’avait que trois murs ?

Navarrin – Quelle pièce ?

Bordeli – Celle dans laquelle on joue ! Je veux dire, celle dans laquelle on se trouve.

Navarrin – Vous m’inquiétez vraiment, Bordeli. Quand vous aurez l’impression d’être poursuivi par des hannetons géants, prévenez-moi, j’appellerai l’hôpital pour qu’on vienne vous chercher.

Bordeli – Aucun risque, patron, le delirium tremens ne guette que les alcooliques qui arrêtent de boire.

Navarrin – Dans ce cas, me voilà rassuré…

Delatruffe arrive accompagnée de Margarita.

Delatruffe – Je sais que ça va être un moment difficile, Madame la Baronne. Personnellement, je n’ai jamais supporté de voir un mort…

Margarita – Dans votre métier, ça ne doit pas être évident…

Delatruffe – Je vais quand même devoir vous demander d’identifier le corps de votre mari.

Margarita – Hélas, il n’y a guère de place pour le doute… Mais j’imagine que c’est obligatoire.

Delatruffe – En général, ce n’est qu’une simple formalité, en effet…

Margarita – En général ?

Conchita arrive en roulant un charriot sur lequel repose sous un drap blanc le corps d’un homme très grand dont les pieds dépassent du drap. Il porte des mocassins à glands.

Margarita – C’est une blague ?

Delatruffe – Comment ça une blague ?

Margarita – Ce n’est pas mon mari !

Navarrin – La douleur vous égare, chère Madame, c’est bien compréhensible. Mais attendez au moins d’avoir vu son visage…

Margarita – Mais enfin, mon mari n’était pas si grand ! Et puis surtout…

Conchita – Quoi ?

Margarita – Je n’aurais jamais épousé un homme qui porte des mocassins à glands !

Bordeli (sentencieux) – Il ne faut pas confondre les mocassins à glands et les glands à mocassins…

Conchita – Je vais malgré tout vous demander de jeter un coup d’œil à son visage.

Conchita soulève un coin du drap. Margarita s’approche, jette un coup d’œil, et reste pétrifiée.

Margarita – Oh, mon Dieu !

Delatruffe – C’est bien votre mari ?

Margarita – Non, justement.

Conchita – Pourtant vous avez l’air bouleversée.

Bordeli – On dirait qu’elle regrette déjà de ne pas être veuve.

Navarrin – Vous connaissez cet homme ?

Margarita – Non, enfin… Non, non, je vous assure… Je n’ai jamais vu ce type de ma vie.

Delatruffe – Bon, Bordeli, débarrassez nous de ça. Quelle horreur… Je ne sais pas s’il puait déjà autant des pieds de son vivant…

Bordeli part avec le charriot.

Margarita – Je crois que je vais me trouver mal…

Delatruffe – Je vous avoue que moi aussi, ça m’a soulevé le cœur. Je vais vous donner un petit remontant.

Elle ouvre un tiroir du bureau de Bordeli, prend la bouteille de whisky et en verse une tasse qu’elle tend à Margarita.

Navarrin – En principe, l’alcool est strictement interdit dans les commissariats, mais on en garde toujours une bouteille dans un tiroir pour ce genre d’occasions…

Margarita s’enfile le whisky cul sec. Delatruffe se sert aussi une tasse et en fait de même.

Margarita – Ah oui, il n’est pas mauvais. J’en reprendrais bien une tasse…

Delatruffe la ressert. Et elle vide à nouveau le verre. Bordeli revient.

Bordeli – J’ai remis la viande au frigo, patron… Entre les deux caisses de Champomy… (Il voit la baronne s’enfiler son whisky). Ne vous gênez pas, servez-vous…

Delatruffe – Venez jusqu’à mon bureau, je vais prendre moi-même votre déposition… Puisque la victime n’est pas votre mari, la bonne nouvelle, c’est que vous n’êtes pas veuve.

Margarita – Si vous le dites…

Delatruffe sort avec Margarita. Bordeli constate que la bouteille est presque vide.

Bordeli – Vous avez vu ça, patron ? Un whisky espagnol de douze ans d’âge !

Conchita – Je suis sûre qu’elle connaît la victime.

Navarrin – Reste à savoir qui est ce macchabée…

Conchita – Et ce qu’il faisait en smoking dans le sauna de la baronne…

Masquelier revient, avec une mallette à la main.

Franck – Pardonnez-moi de vous déranger à nouveau…

Navarrin – Tiens, un revenant…

Franck (embarrassé) – C’est à propos de la mort du Baron de Casteljarnac.

Conchita – Justement, sa veuve se trouve juste à côté. On va l’appeler, vous pourrez lui présenter vous-même vos condoléances…

Bordeli – À moins que Monsieur ne soit venu lui aussi pour reconnaître le corps ?

Franck – D’accord, j’avoue. Je suis le mari de la baronne…

Navarrin – Donc vous n’êtes pas mort.

Franck – Apparemment non.

Conchita – Et pourquoi avoir porté plainte contre vous-même pour plagiat ?

Franck – Pour faire un peu de publicité autour de la pièce !

Conchita – De la publicité ?

Franck – La pièce est un four… Une affaire de plagiat, ça fait toujours vendre… On se dit que si la pièce a été plagiée, c’est qu’elle mérite de l’être. Donc que c’est une bonne pièce.

Bordeli – C’est un peu tordu, comme raisonnement, mais ça se tient.

Navarrin – Qu’est-ce qui nous dit que vous n’êtes pas encore en train de mentir.

Delatruffe – Oui, qu’est-ce qui nous prouve que vous êtes vraiment le Baron de Casteljarnac ?

Franck retire sa fausse moustache et sa perruque.

Franck – Ce sont les grands auteurs qu’on plagie. Bernard-Henri, lui, personne n’a jamais eu l’idée de plagier une de ses pièces…

Delatruffe arrive avec Margarita.

Delatruffe – Je raccompagne Madame la Baronne jusqu’à sa voiture…

Margarita aperçoit Masquelier.

Margarita – Ciel, mon mari !

Franck – Margarita, ma chérie !

Margarita – Mais enfin, comment est-ce possible ?

Franck – C’est bien moi, Margarita. Je ne suis pas un fantôme.

Margarita – Oh, mon Dieu, je crois que je vais m’évanouir.

La baronne fait mine de défaillir. Son mari se précipite pour la prendre dans ses bras.

Bordeli – J’en ai les larmes aux yeux.

Navarrin – Oui, on y croirait presque…

Delatruffe – On va les laisser seuls un moment tous les deux pour cette émouvante scène de retrouvailles…

Ils sortent. Margarita reprend aussitôt ses esprits.

Margarita – Alors, comment tu me trouves ?

Franck – Bien, très bien.

Margarita – C’est tout ?

Franck – Non, je t’assure, tu es une excellente comédienne.

Margarita – C’est un rôle de composition, évidemment. Je n’avais encore jamais joué une baronne.

Franck – Oui, enfin, justement…

Margarita – Quoi ?

Franck – Je me demande si tu n’en fais pas un peu trop, quand même.

Margarita – Tu trouves ?

Franck – Ciel mon mari… Ce n’est pas dans le texte…

Margarita – Bon, d’accord. J’essaierai d’intérioriser un peu plus.

Franck – Et toi, comment tu trouves la pièce ?

Margarita – Bien, très bien…

Franck – Je perçois comme une petite réserve.

Margarita – Non, c’est original, c’est…

Franck – Mais…?

Margarita – Ce n’est pas très réaliste, non ?

Franck – Pourquoi ça ?

Margarita – Cet imbécile qui meurt enfermé dans un sauna parce que quelqu’un a collé la porte avec de la Super Glue…

Franck – Au moins, ça ne s’est jamais fait.

Margarita – Ouais… On se demande pourquoi… Mais je ne suis pas sûre d’avoir tout compris. Finalement, c’est moi qui l’ai tué, ce type, oui ou non ?

Franck – Attends la fin, tu verras bien.

Margarita – Tu es sûr de la connaître, la fin ?

Franck – Mais oui, ne t’inquiète pas. Bon on y retourne ?

Margarita – Ok…

Navarrin, Conchita et Bordeli reviennent.

Navarrin – Ramenez Madame la Baronne à côté, Bordeli. Je crois qu’on a encore quelques petites choses à se dire… Mais je voudrais d’abord parler à son mari…

Bordeli emmène Margarita.

Margarita – Eh, bas les pattes !

Bordeli – Je viens de revoir votre filmographie sur You Tube. Vous faisiez moins de manières à l’époque. C’est quoi, déjà, le film qui a lancé votre carrière d’actrice ?

Conchita (ailleurs) – La Moule en Folie…

Bordeli – Ah vous êtes cinéphile, vous aussi ?

Conchita – Je parle de ce restaurant de fruits de mer à côté du théâtre. Tous ceux qui sont mêlés de près ou de loin à cette affaire sont amateurs de moules frites. Vous ne trouvez pas ça bizarre, Navarrin ?

Navarrin somnole derrière son bureau, et se réveille en entendant son nom.

Navarrin – Navarrin, j’écoute ?

Conchita lui lance un regard consterné. Bordeli et Margarita sortent.

Conchita – Alors… À nous deux, Casteljarnac ?

Navarrin – À moins que vous ne préfériez qu’on vous appelle par votre nom de jeune fille ?

Conchita – Si vous nous disiez qui est le macchabée en smoking qu’on a retrouvé dans votre sauna ?

Franck – Je l’ignore complètement, je vous le jure.

Navarrin – C’est ça, faites l’innocent…

Conchita – C’était l’amant de votre femme ?

Franck – Vous savez, c’est le genre de choses que les maris sont les derniers à savoir…

Navarrin – Le mari cocu qui veut se débarrasser de l’amant de sa femme. Un grand classique des pièces de boulevard.

Franck – Je vous ai dit tout ce que je savais… J’avoue être un escroc, mais je ne suis pas un assassin.

Delatruffe revient suivie de Bordeli.

Delatruffe – Monsieur le Baron, c’est vraiment vous ?

Franck – Pour vous servir, Chère Madame…

Delatruffe – Je ne suis pas encore allé voir votre pièce, mais on m’en a dit le plus grand bien.

Franck – Vraiment ?

Delatruffe – Madame la Baronne a eu l’amabilité de me donner deux invitations, et…

Navarrin – Quand vous en aurez fini avec vos mondanités, on pourra continuer cet interrogatoire ?

Delatruffe – Mais je vous en prie, Commissaire.

Conchita – Qu’est-ce que vous transportez dans cette mallette ?

Franck – Rien d’important, je vous assure.

Navarrin (montrant sa carte) – Police, ouvrez.

Masquelier s’exécute à regret. Conchita examine le contenu de la mallette et en fait l’inventaire.

Conchita – Fausses cartes d’identité, fausses cartes de crédit, fausses cartes Vitale…

Navarrin – Il y a même une fausse carte d’intermittent du spectacle.

Franck – Ah non, celle-là elle est vraie, je vous jure.

Delatruffe – C’est dingue… Il y a même de faux diplômes…

Franck – Faute de savoir vraiment créer des personnages au théâtre, j’en crée dans la vie… Ce n’est pas un crime.

Navarrin – Faux et usages de faux ? En tout cas, c’est un délit.

Bordeli – Sauf en temps de guerre, et quand on est du bon côté. Mais ça, on ne le sait que quand la guerre est fini. Et ça dépend surtout de qui a gagné la guerre…

Conchita sort un carnet.

Franck – C’est la liste de vos clients ?

Franck acquiesce en silence.

Conchita – Un vrai Bottin Mondain…

Franck – J’essaie de rendre service à des amis dans le besoin…

Conchita – Regardez ça Navarrin. Des ministres, des juges, des procureurs… Il y a même des flics…

Navarrin – Sans blague ?

Conchita – Non… Je n’en crois mes yeux…

Delatruffe – Quoi encore ?

Conchita – Tenez-vous bien… Canadair fait partie de la liste.

Delatruffe – Le Procureur Canadair ?

Conchita – C’est ce faussaire qui lui a délivré ses faux diplômes de droit !

Bordeli – Remarquez, quand on voit à quel point les amphis de droit sont surchargés, surtout en première année. On se demande si cet escroc ne devrait pas recevoir les palmes académiques.

Delatruffe est anéantie.

Delatruffe – Canadair, un imposteur…

Navarrin – C’est vrai que ça fait rêver… Cinq ou six années d’études supérieures validées d’un simple trait de plume.

Bordeli – Moi, j’aurais bien aimé être pilote de ligne, mais les études étaient trop longues. Si j’avais eu la chance de rencontrer ce type à l’époque, je ne serais peut-être pas un flic alcoolique aujourd’hui…

Conchita – Non, vous seriez un pilote de ligne alcoolique.

Delatruffe – Un faux procureur… C’est incroyable… Mais où va-t-on ?

Navarrin – Ouais…

Conchita – Non mais vous vous rendez compte ? Il y a trente ans que Canadair exerce sans diplôme en toute illégalité.

Franck – Bon, ce n’est pas comme si il était chirurgien ou gynécologue non plus…

Navarrin – Pas étonnant que Canadair ait passé sa vie à étouffer certaines affaires concernant ses amis…

Conchita – Bordeli, emmenez-le.

Bordeli sort avec Masquelier.

Delatruffe (affolée) – Cette affaire devient vraiment très délicate… Je devais justement déjeuner avec le procureur mais je n’ai pas de nouvelles.

Conchita – Déjeuner avec Canadair ?

Delatruffe – Dans un restaurant de moules frites…

Conchita – La Moule en Folie, j’imagine…

Delatruffe – Comment le savez-vous ?

Conchita – Et si c’était Canadair qui avait tenté d’assassiner Masquelier pour le faire taire.

Navarrin – Ça se tient. Masquelier est un escroc. Il fait chanter le Procureur. Ce dernier décide de le supprimer.

Conchita – Et il se trompe sur la personne.

Bordeli revient avec le cadavre sur le charriot.

Navarrin – Vous pouvez arrêter de jouer avec ce charriot, Bordeli ? Ça devient agaçant…

Bordeli – Ce n’est pas Canadair le coupable, patron.

Delatruffe – Je préférerais autant, mais comment pouvez-vous en être aussi sûr ?

Bordeli – Parce que c’est lui la victime. (Il soulève un coin du drap) Le cadavre en smoking dans le sauna, c’est Canadair…

Delatruffe – Oh mon Dieu, Monsieur le Procureur !

Ils s’approchent tous du charriot pour constater l’évidence.

Noir

Acte 4

Ambiance d’interrogatoire. Margarita est sur la sellette face à Navarrin et Conchita. Navarrin soulève à nouveau un coin du drap qui recouvre le cadavre sur le charriot.

Navarrin – Vous maintenez que vous ne connaissez pas cet homme ?

Margarita – Ne vous gênez pas. Traitez-moi de menteuse !

Conchita – Comment expliquez-vous qu’on ait retrouvé son cadavre, en smoking, dans votre sauna ?

Margarita – Il y a des morts stupides, vous savez. J’ai même entendu parler de quelqu’un qui était mort en avalant une moule de travers.

Conchita sort de ses gonds.

Conchita – Je vais me la faire…

Margarita – Je vous préviens, je connais personnellement le Ministre de la Culture.

Conchita – Parce que c’est votre escroc de mari qui lui a délivré son faux certificat d’études ?

Navarrin – Calmez-vous, Ramirez. Laissez-moi faire… Madame la Baronne, est-ce que par hasard vous connaîtriez un bon ophtalmo qui ne vous fasse pas attendre six mois avant de vous donner un rendez-vous ?

Margarita – Oui. Il y en a un très bien juste en face de chez moi. Je vous donnerai le numéro de téléphone, si vous voulez. Vous n’aurez qu’à l’appeler de ma part.

Navarrin – Ce serait très aimable à vous, Margarita…

Conchita – Quel est le rapport avec notre enquête, Commissaire ?

Navarrin – Aucun. C’est juste une technique pour la mettre en confiance. Et puis je voudrais me faire refaire une paire de lunettes pendant que j’ai encore une mutuelle…

Margarita – C’est vrai que les lunettes, c’est très mal remboursé…

Conchita semble ulcérée.

Conchita – Madame de Casteljarnac, est-ce que vous trompez votre mari ?

Margarita – Ma chère, ce n’est pas une question à poser à une femme du monde.

Conchita – Je vous rappelle que vous avez fait fortune en tournant dans des films X.

Margarita – Dans ce cas, si j’ai trompé mon mari, c’était sous X.

Conchita – Vous me permettrez donc d’être plus directe : l’homme qu’on a retrouvé dans votre sauna était-il votre amant ?

Margarita – Je ne dirai plus un mot avant l’arrivée de mon avocat.

Navarrin – Et voilà, je vous l’avais dit : maintenant, vous l’avez braquée…

Conchita (à Margarita) – Très bien, vous attendrez votre avocat dans le bureau d’à côté…

Margarita se drape dans sa dignité offensée. Bordeli arrive avec la couronne mortuaire, qu’il pose sur la dépouille du procureur.

Margarita – Vous aurez de mes nouvelles, croyez-moi. Vous ne savez pas à qui vous parlez.

Conchita – Ça, on est au moins d’accord là-dessus… Vous prétendez faire partie de la noblesse de robe, mais dans les films où vous apparaissez, vous n’en portez pas souvent…

Margarita sort avec un air théâtral, en oubliant son sac à main.

Bordeli – C’est vrai que ce couple diabolique est assez difficile à cerner… Il semblerait que chacun d’eux tienne à la fois du Docteur Mabuse et de Mister Hyde.

Conchita jette un regard vers la couronne mortuaire.

Conchita – Qu’est-ce que vous foutez avec ça ?

Bordeli – Je pensais que ce serait bien de rendre un dernier hommage à notre regretté collègue et ami… (Sentencieux) Vous savez, Ramirez, il y a deux sortes de justiciables : ceux qui connaissent bien la loi, et ceux qui connaissent bien le juge. Tous ceux qui connaissaient bien Canadair vont le regretter, croyez-moi.

Navarrin – Bordeli, au lieu de philosopher, allez donc remettre le Procureur au frais. Il est comme la justice en France, il commence à sentir un peu.

Bordeli – Bien, patron.

Bordeli emporte le charriot. Delatruffe revient.

Delatruffe – J’ai prévenu Monsieur le Directeur. Il est extrêmement préoccupé, évidemment. Il nous demande de rester très discrets sur cette affaire.

Navarrin – Moi je suis surtout inquiet pour ma rosette. J’espère qu’avant de mourir, Canadair a eu le temps d’en toucher un mot au Ministre…

Delatruffe – Vous avez pu tirer quelque chose de la baronne ?

Navarrin – On n’a même pas réussi à lui faire avouer son âge.

Delatruffe – Elle a beau dire que le procureur n’était pas son amant… Canadair a la réputation d’être un chaud lapin. Même moi, si j’avais voulu…

Navarrin – Mais tout le monde sait que vous ne couchez pas pour réussir, Madame la Divisionnaire. Vous ne seriez jamais arrivée comme ça au poste que vous occupez aujourd’hui…

Bordeli revient.

Bordeli – Canadair… Toujours prêt à décoller pour éteindre les feux de l’amour.

Navarrin – Un autre sens caché de ce nom prédestiné, sans doute.

Conchita – Ça ne nous dit pas ce qu’il foutait en smoking dans le sauna de la Baronne.

Bordeli – Les amants se planquent souvent dans les placards, pourquoi pas dans un sauna…

Navarrin – Ce qui ne colle toujours pas, c’est cette histoire de Super Glue… Depuis le début, j’ai un peu de mal avec ça, pas vous ?

Masquelier revient.

Franck – Si je peux me permettre, je reconnais que ce n’est pas la meilleure idée que j’ai eue.

Navarrin – Et alors ?

Franck – Si on disait plutôt que la porte du sauna avait été condamnée depuis l’extérieur avec un marteau et des clous ?

Bordeli – Personnellement, je préfère cette idée. Qu’est-ce que vous en pensez, patron ?

Navarrin – Oui, bon. Si vous voulez… Madame la Divisionnaire ?

Mais Delatruffe est plongée dans la mallette de Masquelier.

Delatruffe – Oh mon Dieu… Masquelier a aussi fait le faux diplôme de l’ENA du Président de la République. Regardez la photo de promo ! Promotion France Télévision… C’est une promotion qui n’existe pas !

Bordeli s’approche pour regarder la photo.

Bordeli – Ah oui, dites donc… Et il y a du beau monde, là dessus. On dirait la photo du gouvernement au grand complet sur le perron de l’Elysée.

Conchita – Et aucun de ces gens n’a le certificat d’études…

Navarrin – Là on peut dire que ça devient vraiment une affaire d’état…

Navarrin prend le sac de la baronne et se retourne un instant, apparemment pour en examiner le contenu.

Conchita – Voilà le scénario que je vois : Pour protéger le Président de la République, le Ministre de l’Intérieur commandite l’assassinat du faussaire, mais se trompe de cible. C’est le procureur, amant de la baronne, qui était planqué dans le sauna en pensant que c’était un placard.

Delatruffe – Un crime d’État qui se termine en bavure policière… Je n’aime pas du tout ce scénario, Ramirez.

Bordeli – Ou alors, c’est la baronne qui voulait se débarrasser de son mari. Et c’est son amant, planqué dans le sauna, qu’elle assassine par erreur…

Delatruffe – Bravo, Bordeli ! Je préfère de beaucoup cette version !

Navarrin repose le sac et revient vers eux.

Navarrin – Ça permet de transformer une affaire d’état en simple fait divers. Le Président reste en place. Le Ministre de l’Intérieur garde son poste. Et moi je récupère ma Légion d’Honneur.

Delatruffe – Pas de vagues, et tout est bien qui finit bien !

Conchita – Vous voulez faire porter le chapeau à la veuve ?

Delatruffe – Il faut bien avouer que ça arrangerait tout le monde…

Conchita – Sauf elle, peut-être. Si elle est innocente…

Navarrin – Un crime passionnel, ça se plaide bien… Elle pourra toujours plaider la folie passagère.

Delatruffe – Je vous fais confiance pour obtenir de la baronne des aveux complets et circonstanciés, Navarrin… Je préfère ne pas assister à ça, mais vous avez carte blanche.

Navarrin saisit le sac de Margarita et fait mine de le fouiller.

Navarrin – Je crois que la force ne sera pas nécessaire, Madame la Divisionnaire. Regardez ce que j’ai trouvé dans son sac à main.

Il sort du sac un tube de colle forte.

Conchita – L’arme du crime ! Un tube de colle Super Glue !

Bordeli – On n’avait pas dit finalement que la porte du sauna avait été…

Navarrin sort du sac un marteau et des clous.

Navarrin – Et aussi… un marteau et des clous !

Delatruffe – Incroyable et parfait ! Alors ce serait vraiment elle l’assassin ? Mais c’est merveilleux !

Navarrin (en aparté à Delatruffe) – C’est moi qui ai discrètement placé ces pièces à conviction dans son sac.

Delatruffe – Vous voyez, Ramirez, les bonnes vieilles méthodes ont quand même du bon… Prenez en de la graine. On vous regrettera, Navarrin ! Des flics comme vous, on n’en fait plus…

Le téléphone sonne. Bordeli décroche.

Bordeli – Oui ? Non ? Ce n’est pas vrai ?

Il raccroche.

Delatruffe – Quoi encore ?

Navarrin – C’était la morgue. Apparemment, le mort n’était pas tout à fait mort. Il vient de ressusciter !

Delatruffe – Oh mon Dieu !

Navarrin – Canadair est vivant ?

Delatruffe – C’est un miracle !

Conchita – Je vous rappelle que ce type est un imposteur !

Delatruffe – Ne soyez pas si rigide, Conchita ! Jésus aussi à son époque était considéré comme un imposteur…

Musique d’église. Éclairage surnaturel. Delatruffe tombe à genoux et se signe.

Noir

Acte 5

Bordeli ramène le présumé cadavre sur le charriot, cette fois équipé d’un goutte-à-goutte.

Delatruffe – Mais comment est-ce possible ? Il vient de passer une douzaine d’heures à la morgue !

Conchita – Le médecin légiste aussi travaille avec de faux diplômes. En fait, c’est un intermittent du spectacle…

Navarrin – Vous allez voir que tout à l’heure, on va découvrir que nous sommes tous des comédiens…

Bordeli jette un coup d’œil au corps.

Delatruffe – Il n’a pas l’air très en forme, quand même…

Navarrin – Toute la nuit dans un sauna à 90°, et on le passe directement au frigo de la morgue à moins 20, forcément ça lui a fait un chaud et froid…

Bordeli – D’un autre côté, c’est sûrement le choc thermique qui l’a ressuscité.

Delatruffe – Et le goutte à goutte, là, c’est quoi ?

Bordeli – Canadair a perdu toute son eau. Il a laissé cinq litres de sueur dans le sauna. On est en train de le réhydrater…

Margarita et Franck reviennent.

Delatruffe – Ah, Madame la Baronne… Monsieur le Baron…

Franck – On peut savoir ce qui se passe, ici ?

Margarita – Mon avocat n’est pas encore arrivé ?

Navarrin – Nous venons de le renvoyer. Vous n’en n’aurez plus besoin.

Margarita – Quoi ? Vous ne manquez pas de culot !

Navarrin – Ne nous énervons pas. Vous allez voir, tout va rentrer dans l’ordre.

Delatruffe – Oui, enfin, bref… J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour vous deux…

Franck – Dites toujours.

Delatruffe – L’amant de votre femme est toujours vivant…

Franck – Quel amant ?

Margarita – Et la bonne nouvelle, c’est quoi ?

Delatruffe – Vous ne serez donc pas poursuivie pour tentative de meurtre sur votre mari…

Franck – Margarita ? Tu as essayé de me tuer ?

Margarita – C’est un malentendu, chéri. Je t’expliquerai…

Delatruffe – Je vous présente donc toutes nos excuses, et je vous propose de classer définitivement cette affaire, à laquelle de toute façon personne ne comprend rien depuis le début.

Franck – Alors nous sommes libres ?

Navarrin – Tout ça n’aura été finalement qu’une mauvaise pièce de boulevard…

Delatruffe – Qui cependant risquait de mettre en péril les fondements même de nos institutions républicaines.

Conchita – Pas si vite, Madame la Divisionnaire… Restent à élucider les circonstances de la disparition du Commissaire Ramirez !

Delatruffe – Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il n’est pas tout simplement mort bêtement, comme il a vécu ?

Conchita – Mon père enquêtait sur cette affaire, et il est mort dans un restaurant qui s’appelle La Moule en Folie, juste à côté du théâtre où l’on joue cette fameuse pièce intitulée Flagrant Délire. Ça ne peut pas être une simple coïncidence.

Navarrin – Trouvez-moi l’adresse de ce théâtre, Bordeli, on vérifiera.

Delatruffe – Mais pour l’instant, Conchita, oublions tout ça. Place à la fête ! Nous arrosons le départ à la retraite du Commissaire Navarrin !

Navarrin – Allez, Bordeli, faites péter le Champomy…

Bordeli sort quelques bouteilles de Champomy de dessous le drap qui recouvre le corps sur le charriot. Delatruffe aide à remplir les verres.

Delatruffe – Une petite coupette, Madame la Baronne ?

Margarita – Volontiers. Mais je vous en prie, appelez-moi Margarita.

Delatruffe propose à boire à Franck.

Delatruffe – Monsieur le Baron… Une coupe de faux champagne ?

Franck – Merci, chère amie… Je ferai semblant de la boire…

Le téléphone sonne. Navarrin décroche.

Navarrin – Navarrin, j’écoute…

Bordeli – Ça me manquera de ne plus entendre ça…

Navarin – Oui, Monsieur le Ministre… Bien Monsieur le Ministre… Merci Monsieur le Ministre… (Il raccroche). Chers amis, je vous annonce que je recevrai demain la Légion d’Honneur, de la main même du Ministre de l’Intérieur, pour services rendus à la Nation.

Delatruffe – Félicitation, Navarrin. Une raison de plus pour nous réjouir de la façon dont se termine cette enquête.

Conchita – Le Ministre de l’Intérieur… C’est cet escroc qui lui a fabriqué ses faux diplômes !

Delatruffe – Ramirez… Si vous voulez faire carrière dans la police, il va falloir apprendre à être un peu plus accommodante…

Franck – Si on commençait par exclure tous les menteurs, Mademoiselle, on n’arriverait plus à former un gouvernement en France !

Navarrin – Comprenez bien une chose, Ramirez : la justice n’est pas faite pour protéger les innocents, mais pour empêcher que les coupables ne soient injustement persécutés.

Delatruffe – Et puis il n’y a pas mort d’homme ! Heureusement, dans cette histoire, il n’y a que l’affaire qu’on va enterrer. Pas vrai, Ramirez ? La vie continue…

Ramirez – Mon père est mort, lui…

Bordeli – Entre nous, Conchita, vous verrez qu’il n’y a pas que des inconvénients à être orphelin.

Navarrin – Surtout quand on fait partie des orphelins de la police. Pour commencer, je crois qu’ils ont une très bonne mutuelle.

Delatruffe lève son verre pour porter un toast.

Delatruffe – Le Commissaire Ramirez est mort ! Vive le Commissaire Ramirez !

Navarrin – Ce bureau est à vous, Ramirez. Votre père aurait été fier de vous voir siéger ici.

Bordeli – À la place du mort.

Delatruffe – Un dernier conseil, Conchita : oubliez l’idée de faire le ménage dans ce commissariat.

Navarrin – Et bienvenue dans la police ! Vous perdez un père, mais vous entrez dans une grande famille.

Ils trinquent.

Delatruffe – Encore une affaire de résolue, Navarrin. Votre dernière affaire.

Bordeli – Et cette histoire de plagiat, patron ? On classe sans suite ?

Navarrin – Tous les auteurs sont des faussaires, Bordeli… Vous voyez, ils en arrivent même parfois à se plagier eux-mêmes.

Bordeli – Mais eux au moins, ils ne prétendent pas nous gouverner.

Conchita – Commissaire ?

Navarrin – Navarrin, j’écoute !

Conchita – J’ai vérifié l’adresse du théâtre où se joue Flagrant Délire. C’est la même que celle de ce commissariat où nous nous trouvons…

Delatruffe – Vous voulez dire que… c’est nous qui jouons cette pièce en ce moment même ?

Franck – Comme dit Shakespeare : le monde est un théâtre, et nous en sommes les acteurs…

Margarita – Portons un toast à notre maître à tous !

Ils lèvent leurs verres.

Tous – À Shakespeare !

Noir

 

 

Scénariste pour la télévision et auteur de théâtre,

Jean-Pierre Martinez a écrit une cinquantaine de comédies

régulièrement montées en France et à l’étranger.

Toutes les pièces de Jean-Pierre Martinez

sont librement téléchargeables sur :

http://comediatheque.net

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au droit de propriété intellectuelle.

Toute contrefaçon est passible d’une condamnation

allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison

Paris – Octobre 2015

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-65-9

Ouvrage téléchargeable gratuitement