Illégitime défense
Antoine souffrait, depuis toujours, d’une timidité presque maladive. Peut-être à cause de sa petite taille et de sa silhouette un peu chétive. Il aurait tant voulu posséder, comme son ami Vincent, cette tranquille assurance qui plaisait tant aux filles de son âge. Oh, ce n’est pas qu’il pensait être un lâche ! Il n’avait pas souvent eu l’occasion de faire la démonstration de son courage, voilà tout. Et le complexe d’infériorité qui le rongeait l’empêchait de nouer avec son entourage féminin des relations normales. Et plus si affinités…
Aussi, lorsque Antoine avait rencontré Jade, quelques semaines auparavant, lors d’une fête chez Vincent, il avait décidé de tout faire pour la séduire. Vincent n’avait pas pu donner à Antoine beaucoup de précisions sur cette belle jeune fille d’origine asiatique, plutôt réservée, invitée par l’amie d’une amie. Par chance, cependant, le caractère discret, pour ne pas dire effacé, d’Antoine ne semblait pas trop déranger Jade. Pendant une bonne partie de la soirée, il lui avait parlé de la thèse qu’il préparait, à sa fac de cinéma, sur l’âge d’or du western américain. Elle l’avait poliment écouté et, grisé par ce succès, il avait même osé l’inviter au cinéma…
Mais Antoine craignait que ce premier succès soit sans lendemain… Malgré son intérêt tout intellectuel pour le western, il n’avait rien d’un cow-boy, il le savait. La belle Jade se laisserait-elle vraiment séduire par un garçon à l’allure aussi peu virile ?
Antoine s’ouvrit de ses craintes à son ami Vincent, qu’il devait voir avant son rendez-vous au cinéma avec Jade. Si seulement il avait l’opportunité de montrer à cette fille de quoi il était capable… Vincent l’écouta et tenta de le rassurer. Il savait, lui, qu’Antoine, en dépit de sa timidité et de son apparence un peu efféminée, était tout sauf timoré lorsqu’il avait à faire face à un danger réel. Vincent avait d’ailleurs déjà eu l’occasion de s’en rendre compte lorsqu’un soir, dans les couloirs du métro, Antoine était parvenu à mettre en fuite, par sa seule détermination, deux voyous qui entendaient racketter son ami. Vincent était très reconnaissant de ce qu’Antoine avait fait pour lui ce soir-là, au lieu de se tenir prudemment à l’écart. Mais Jade, qui connaissait à peine Antoine, saurait-elle déceler en lui cette force de caractère trop bien cachée ?
Quelques heures plus tard, Antoine, plus tendu que jamais, retrouvait Jade devant le cinéma. Il la salua avec un air embarrassé, n’osant même pas lui faire la bise, avant d’aller prendre les billets. Comme Jade semblait aussi gênée que lui, ils n’échangèrent presque aucun mot avant que la lumière s’éteigne et que le film commence. Heureusement, Antoine avait déjà vu trois fois ce grand classique du western, car il eu beaucoup de mal à se concentrer pendant toute la durée de la séance. Il ne rêvait que d’une chose : prendre la main de Jade, posée à quelques centimètres de la sienne sur l’accoudoir. Mais il n’eut pas ce courage-là…
Lorsque la lumière se ralluma, ils échangèrent un regard embarrassé, et quittèrent la salle en silence. Antoine proposa quand même à Jade de la raccompagner jusqu’au métro. En arrivant devant la bouche, dans cette rue presque déserte à cette heure tardive, Antoine ne remarqua pas tout de suite la présence d’un homme, de dos, accoudé dans la pénombre à la balustrade. Ce n’est que lorsqu’il s’apprêtait à tourner les talons après avoir dit au revoir, et probablement adieu, à la timide Jade, qu’Antoine aperçut le visage de l’inconnu, qui venait de se tourner vers la jeune fille. Antoine vit que l’individu était cagoulé. Ce qui ne présageait rien de bon… En effet la voix de l’homme, déformée par le fait qu’il parlait à travers sa cagoule, ordonna à Jade de lui remettre l’argent qu’elle avait sur elle…
N’écoutant que son courage, Antoine rebroussa immédiatement chemin avec la ferme intention de s’interposer. Au moins, cette mésaventure lui permettrait de montrer à la belle asiatique qu’il n’était pas un lâche. Même s’il devait y laisser une ou deux dents, il ne laisserait personne faire du mal à Jade. Mais Antoine n’eut pas le temps d’intervenir. À son grand étonnement, au lieu de paniquer, la frêle Jade décocha à son agresseur un fulgurant coup de pied au menton qui l’envoya directement au tapis. Tapis qui en l’occurrence était constitué d’un dur bitume peu apte à amortir le choc. La tête du voyou heurta lourdement le sol, et il resta allongé par terre, sans connaissance.
Antoine resta pétrifié un instant. Plus que cette agression inattendue, c’était la réaction surprenante de Jade qui l’avait stupéfié. La timide jeune fille s’en expliqua d’un mot. « Je suis ceinture noire de karaté », lâcha-t-elle de sa petite voix. « Mais je ne voulais pas lui faire de mal… ». Décidément plus sûre d’elle qu’elle ne le paraissait, Jade se pencha sur l’individu cagoulé pour l’examiner. « Il respire normalement, mais il est évanoui », diagnostiqua-t-elle. « Mieux vaut ne pas le toucher, au cas où il aurait une fracture du crâne. Sa tête a peut-être heurté le rebord du trottoir… Tu peux appeler les pompiers… et la police ? ». Antoine acquiesça en bredouillant, et composa le premier numéro sur son portable. Jade semblait si déterminée… Décidément, ce n’est pas encore aujourd’hui qu’il pourrait jouer les héros…
Quelques minutes plus tard, ils entendirent une sirène se rapprocher. C’est alors que l’inconnu, reprenant connaissance, releva la tête et ôta lui même sa cagoule, qui l’empêchait de respirer convenablement. Antoine et Jade écarquillèrent alors les yeux en reconnaissant Vincent, chez qui ils s’étaient rencontré pour la première fois ! Heureusement indemne, Vincent se frotta la tête en poussant un douloureux soupir. « Bon sang, je ne savais pas que tu faisais du karaté », lança-t-il à Jade. Jade, quant à elle, jeta un regard suspicieux vers Antoine. « Alors c’était une petite mise en scène pour m’impressionner, c’est ça ? ». Antoine, qui décidément n’y comprenait plus rien, protesta confusément. Vincent vint à son secours. Il jura qu’Antoine n’était au courant de rien. « J’ai seulement fait ça pour l’aider », expliqua-t-il embarrassé. « Je pensais lui glisser un mot à l’oreille quand il serait intervenu, et puis j’aurais pris la fuite… ».
« L’aider ? Eh bien c’est réussi », répondit Jade alors que le camion des pompiers, suivi de peu par une voiture de police, se garait à leur hauteur. « Maintenant, il va falloir expliquer tout ça au commissariat… ».