Le Bocal

Comédie de Jean-Pierre Martinez

2 hommes – 2 femmes

Une plongée en eaux troubles…  Laisser les clefs de son appartement à un ami pendant le mois d’août pour qu’il nourrisse les poissons rouges, c’est banal. Mais lorsque cet ami est un peu fantasque, et que chacun a des choses à cacher, cela peut vite entraîner une cascade de rebondissements inattendus. Surtout lorsque la Wallonie choisit ce jour-là pour déclarer son indépendance…


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TEXTE INTÉGRAL

Le Bocal

Personnages : Jérôme Vincent Charlotte Delphine

ACTE 1

Le salon d’un appartement bobo, pour l’heure désert. Au-dessus de la cheminée, un tableau de Picasso, variation autour du Déjeuner sur l’Herbe de Manet. Sur un guéridon, un bocal avec quatre poissons rouges. Sur des étagères, des plantes vertes à l’agonie. La radio, restée allumée, diffuse de la musique classique, bientôt interrompue par la voix d’un speaker.

Speaker – Nous interrompons un instant ce programme musical pour rappeler à nos auditeurs l’information qui, depuis ce matin, fait trembler l’Europe et le monde. Pour ceux qui auraient passé les dernières 24 heures sur une île déserte et qui allumeraient seulement leur radio, voici donc le contenu de la dépêche qui est parvenue dans la nuit à notre rédaction : prenant de court toute la communauté internationale en cette période de trêve estivale, la Wallonie vient de déclarer son indépendance, tout en affirmant son intention d’abandonner l’Euro pour revenir au Franc Belge. La Flandre est sur le pied de guerre. Et le Luxembourg masserait des troupes à ses frontières. Nous vous tiendrons bien sûr informés heure par heure de l’évolution de cette crise, dont il est difficile de prévoir pour l’instant si elle restera dans l’histoire comme le tsunami qui ravagea l’Europe… ou une simple tempête dans un bocal.

Retour au programme de musique classique de circonstances (genre marche funèbre). Jérôme, trentenaire façon golden boy (costume de bonne coupe sur chemise blanche sans cravate), entre dans son appartement, suivi de Vincent, même âge, look profession libérale en vacances (polo Lacoste, jean bien repassé et mocassins sans chaussettes).

Vincent (entendant la musique) – Il y a quelqu’un chez toi ?

Jérôme – Non.

Vincent – J’avais peur de tomber nez à nez avec une de tes maîtresses. Comme Delphine n’est pas là pendant un mois…

Jérôme – Aucun risque. En matière d’adultère, j’ai deux principes : jamais avec les amies de ma femme et jamais au domicile conjugal !

Vincent – Et ça marche ?

Jérôme – Jusque là pas trop mal… De toute façon, en ce moment, je me tiens à carreaux. Ce n’est vraiment pas le moment… (Jérôme éteint la radio). C’est Delphine qui a dû la laisser allumée quand on est parti pour La Baule il y a une semaine. Pour les poissons rouges…

Vincent – Pour les tenir informés de l’actualité internationale ?

Jérôme – Elle dit que sinon, ils se sentent seuls et ils dépriment… Moi, c’est ce que j’entends à la radio depuis ce matin, qui me déprime…

Vincent – C’est si grave que ça ?

Jérôme (préoccupé) – On ne va probablement pas vers la troisième guerre mondiale, c’est sûr, mais pour les affaires, ce n’est pas bon du tout.

Vincent – Alors c’est pour ça que tu es rentré de vacances en catastrophe, sans Delphine.

Jérôme – Le CAC 40 a perdu 2000 points en une seule séance, tu te rends compte ? J’ai essayé de limiter les dégâts, mais pour l’instant… Il faut faire le dos rond, comme on dit. Il n’y a plus qu’à attendre la clôture de Wall Street…

Vincent – C’est à peine croyable, quand même ! Les Wallons qui déclarent leur indépendance…

Jérôme – Le retour au Franc Belge…

Vincent – D’ici à ce qu’ils décident de recoloniser le Congo… Ça ressemble à une histoire belge non ? Tu es sûr que ce n’est pas un poisson d’avril, au moins ?

Jérôme (sinistre) – On est au moins d’août, malheureusement…

Vincent – Bon, d’un autre côté, ce n’est pas comme si c’était ton argent.

Jérôme – C’est celui de mes clients… Ils sont en droit de me demander des comptes… La relation entre un gérant de patrimoine et son client, c’est un peu comme une relation de couple. Un mari avec sa femme…

Vincent (ironique) – Ah ouais…?

Jérôme – Bon, une pute avec son mac, si tu préfères. On marche à la confiance… D’ailleurs je gère aussi l’argent de Delphine… À la mort de son père, elle a touché un bon paquet. On ne pouvait pas laisser tout ce fric dormir sur un livret de Caisse d’Épargne…

Vincent – Ah, ouais…

Jérôme (pour changer de sujet) – Bon, allez, on va quand même boire un coup. Ça me changera les idées. Et merci d’avoir sacrifié ta soirée pour me tenir compagnie.

Vincent – Les amis, c’est fait pour ça, non ? Et puis tu sais, Neuilly, au mois d’août. C’est plutôt calme…

Jérôme – Alors pourquoi tu n’es pas parti en vacances comme tout le monde ?

Vincent – Je suis de garde à la pharmacie. Il fallait bien que ça tombe sur moi un jour ou l’autre… Mais ça ne me dérange pas. Les vacances tout seul… Plus de femme, pas d’enfants…

Jérôme (taquin) – Pas de maîtresse ? Pourtant un beau gosse comme toi. Disponible, en mesure de délivrer n’importe quel coupe-faim ou antidépresseur sans ordonnance… Tu dois être très sollicité par ces dames, à la pharmacie, non ? À moins qu’elles te demandent plutôt un poison discret pour se débarrasser de leurs maris…

Vincent (embarrassé) – Tu n’avais pas parlé de prendre l’apéro ?

Jérôme – Qu’est-ce que je te sers ?

Vincent – Un pastis. Avec beaucoup d’eau. Il fait une de ces chaleurs…

Pendant que Jérôme sort les verres et les bouteilles, Vincent fait quelques pas et s’arrête devant un bac à fleurs.

Vincent – Tes plantes vertes aussi, elles ont l’air d’avoir soif…

Jérôme – J’ai laissé les clefs à Thomas pour qu’il vienne les arroser et donner à manger aux poissons, mais tu sais comment il est…

Vincent (amusé) – Thomas…

Jérôme – Tu l’as vu récemment ?

Vincent – Ça doit faire trois mois. Depuis qu’il m’a emprunté 1000 euros. Pour quinze jours, soit disant…

Jérôme – L’avantage, avec les pauvres, c’est qu’ils ne partent jamais en vacances. Des fois ça peut rendre service. (Regardant les plantes à moitié desséchées) Mais Thomas… On ne peut vraiment pas compter sur lui.

Vincent – Il a dû se barrer en vacances avec mon fric au lieu de payer ses loyers en retard.

Jérôme – Tu crois vraiment qu’on peut partir en vacances quelque part avec 1000 euros ?

Jérôme remplit les verres. Vincent se plante devant le tableau accroché au dessus de la cheminée.

Vincent (plaisantant) – Au moins, ton Picasso est toujours là… Moi, si j’étais toi, je ne suis pas sûr que je lui aurais laissé mes clefs… Qu’est-ce qu’il fait en ce moment ?

Jérôme – Il est toujours comédien. Au chômage…

Vincent – C’est presque un pléonasme.

Jérôme – Ah, il est bien gentil… Il n’a pas de chance, c’est tout. Tu te souviens, il y a trois ans, quand il était parti passer la journée à Dieppe, et qu’il s’était fait piquer sa voiture sur la plage ?

Vincent – Si on pouvait appeler ça une voiture… Il n’y avait presque plus aucune pièce d’origine. Si les flics l’avaient retrouvée, ils n’auraient pas pu déterminer de quelle marque elle était exactement.

Jérôme – Il a dû se la faire braquer par un malvoyant…

Vincent – Avec toutes ses fringues à l’intérieur.

Jérôme – Et tous ses papiers !

Vincent – Quand on est allé le rechercher à deux heures du matin, il était en slip sur la plage, complètement gelé. J’ai cru qu’on allait devoir appeler le SAMU pour le réanimer.

Jérôme – Au lieu de ça, je lui ai fait ingurgiter une demi bouteille de whisky, histoire de le réchauffer. Qu’est-ce qu’on a pu se marrer…

Vincent – Tu parles ! Il a gerbé partout dans ma Mercedes, un cauchemar. J’ai mis des mois à me débarrasser de cette odeur. Des fois, je me demande si ce n’est pas pour ça que ma femme m’a quitté…

Jérôme – Sacré Thomas… Avoue qu’il nous fait bien rire, quand même… Ça vaut bien 1000 euros de temps en temps, non ?

Vincent – C’est sûr qu’il a un gros potentiel comique. Il n’y a que quand il monte sur les planches au théâtre pour jouer la comédie qu’il n’est pas drôle.

Jérôme – Tu te souviens de sa dernière pièce ?

Vincent – Pas très bien. Je me suis endormi à la fin du premier acte…

Jérôme – On ne pouvait même pas se barrer. On n’était que deux dans la salle.

Vincent – Oh, putain… J’espère que ce n’est pas pour monter une nouvelle pièce qu’il m’a tapé ces mille euros…

Jérôme (horrifié) – Non…?

Vincent – Je propose qu’on se cotise tous les deux, et qu’on lui en file deux mille d’un coup pour qu’il arrête de jouer.

Jérôme – Si on était sûr qu’il le fasse, encore… (Ils boivent une gorgée de leurs verres respectifs) Et la fois où tu lui avais fait tester ce médicament expérimental pour un labo pharmaceutique…

Vincent – Supposé soigner la lèpre…

Jérôme – Il avait refilé le tuyau à une de ses copines désargentée du Cours Florent…

Vincent – Cette fois là, au moins, il avait eu du bol. Il était tombé sur le placebo. Elle, en revanche, le lendemain, elle n’avait plus un poil sur le caillou, et elle était couverte de boutons…

Jérôme – Tu avais juste oublié de leur parler des effets secondaires…

Vincent – La fille est venue faire un scandale à la pharmacie… Il paraît que la semaine d’après, elle avait un casting très important pour un premier rôle dans un film…

Jérôme – Tu lui as peut-être fait rater le rôle de sa vie !

Vincent – Bon, c’était quand même payé 300 euros.

Jérôme – Comment elle s’appelait, déjà ?

Vincent – Je ne sais plus… On l’avait surnommée Clafoutis…

Jérôme – C’était il y a six mois, non ? On ne l’a plus jamais revue, la pauvre…

Vincent – Elle ne doit plus oser sortir de chez elle… (Il se tourne vers le bocal) Dis donc, ils font la gueule aussi, tes poissons rouges. Apparemment, Thomas ne leur a pas donné à bouffer non plus. Ils ont l’air d’avoir faim.

Jérôme – À quoi tu vois ça ?

Vincent – Ben on dirait que le quatrième essaie de bouffer les trois autres…

Jérôme s’approche et regarde le bocal avec étonnement.

Jérôme – C’est bizarre… J’aurais juré qu’il n’y avait que trois poissons en tout quand on est parti…

Vincent – Ça m’étonnerait qu’il soit entré par effraction. On verrait au moins une fêlure sur le bocal…

Jérôme – Ah, ouais, je me souviens… Deux mâles et une femelle.

Vincent – Je ne savais même pas que ça avait un sexe, un poisson rouge. À quoi tu vois qu’il y a deux mâles et une femelle ?

Jérôme – C’est le vendeur qui l’a dit à Delphine. On a l’a cru sur parole. D’ailleurs, je me suis toujours demandé pourquoi Delphine avait pris deux mâles pour une femelle. Je ne sais pas si c’est très partouzeur, un poisson rouge…

Vincent – Ils ont peut-être fait des petits…

Jérôme – Et c’est le rejeton qui essaie de bouffer ses deux pères pour s’envoyer sa mère…

Vincent – C’est très freudien.

Jérôme – Tu crois que le complexe d’Oedipe, ça marche aussi pour les poissons rouges ?

Vincent – Ça supposerait que les poissons rouges ont un inconscient… Donc une conscience…

Jérôme – Ça m’étonnerait, il paraît que ça n’a pas de mémoire, un poisson rouge.

Vincent – Pas de mémoire ?

Jérôme – Pas plus de trois secondes, à ce qu’on dit… Moins qu’un four à micro-onde, en tout cas…

Vincent – Trois secondes, t’imagines…

Jérôme – Tu ne t’ennuies jamais…

Vincent – Et surtout tu n’as jamais de remords…

Ils regardent encore un instant le bocal, fascinés.

Jérôme – Ou alors c’est le cocu qui essaie de se venger des amants adultères et de supprimer la trace du délit…

Vincent lui lance un regard discrètement mal à l’aise.

Vincent – Là on serait en plein boulevard…

Jérôme – On ne soupçonnerait pas toutes les horreurs qu’il peut se passer dans un simple bocal à poissons rouges.

Jérôme trinque avec Vincent.

Jérôme (avec un air entendu) – Allez, à tes amours… (Air un peu embarrassé de Vincent.) Alors tu ne veux vraiment pas me dire ?

Vincent – Dire quoi ?

Jérôme – C’est qui ?

Vincent – C’est qui qui ?

Jérôme – Ne me dis pas que depuis ton divorce, tu fais ceinture ?

Vincent – Je n’ai pas dit ça.

Jérôme – Alors raconte, quoi ? Tu n’as pas toujours été aussi discret sur tes prouesses sexuelles, hein ? Même du temps où tu étais marié, j’ai eu droit au détail de toutes tes conquêtes extraconjugales ! Quand est-ce que tu nous la présentes ?

Vincent – Nous ?

Jérôme – À Delphine et à moi !

Vincent – C’est à dire que… c’est un peu délicat.

Jérôme – Ah, d’accord… C’est elle qui est mariée ! Mais tu me connais, je suis muet comme une tombe ! C’est une copine de Delphine, c’est ça ?

Vincent – Tu ne la connais pas. C’est… C’est une cliente de la pharmacie.

Jérôme – Au moins, rien qu’en regardant ses ordonnances, tu sais si elle n’a pas de maladies sexuellement transmissibles et si elle prend bien la pilule. Mignonne ? (Changeant de piste) Majeure ?

Vincent – Non, je te jure, je n’ai vraiment pas envie d’en parler maintenant.

Jérôme – C’est sérieux, alors… Les seules femmes dont on n’ait jamais parlé entre nous sur le plan cul, c’est celles qu’on a épousées…

Vincent semble pressé de changer de sujet, et lève son verre à nouveau.

Vincent – Allez, à tes affaires… Les bourses, ça va ça vient, non ? C’est pas parce que là, il y a un coup de mou. Ça finira bien par remonter.

Jérôme prend la balle au bond, avec une idée en tête.

Jérôme – C’est certain… Je dirais même que cette crise, tu vois, c’est une opportunité extraordinaire pour des investisseurs avisés qui voudraient entrer en bourse dans des conditions exceptionnellement avantageuses.

Vincent – C’est le baratin que tu sers aux clients que tu viens de ruiner…?

Jérôme – C’est quand le marché est bas qu’il faut investir ! Les fondamentaux sont bons. Ça ne peut que remonter, tu as raison.

Vincent (méfiant) – Mmm…

Jérôme – Franchement, si tu as de l’argent à placer, disons sur le moyen terme, c’est le moment de foncer. Demain il sera peut-être trop tard. Je peux m’en occuper, si tu veux…

Vincent n’a pas l’air chaud.

Jérôme – Tu l’as dit toi-même : entre un gérant de patrimoine et son client, c’est une question de confiance… Je te connais trop… Enfin, je veux dire… Entre des vieux amis comme nous, des histoires d’argent… Ce serait gênant, non…?

Jérôme – Tu peux doubler ta mise en quelques mois, hein ?

Vincent – Alors pourquoi tu n’y vas pas, toi ? Tiens, avec l’argent de ta femme, par exemple ! Tu dis que c’est quand le marché est au plus bas qu’il faut investir. C’est le moment ou jamais. On est en plein crack !

Jérôme – Malheureusement, j’ai déjà tout investi.

Vincent – Quand le marché était au plus haut…

Jérôme (soupirant) – Si tous les conseillers financiers pouvaient suivre les conseils avisés qu’ils donnent à leurs clients, ils seraient tous milliardaires… Au lieu de ramer comme des esclaves dans leur banque pour un salaire de misère…

Vincent – Ça va si mal que ça ?

Jérôme – Disons que… J’ai pris des risques… Calculés, mais des risques quand même… J’ai mis le paquet sur quelques start-up pleines d’avenir, avec des projets audacieux qui n’ont pas encore explosé.

Vincent – Genre ?

Jérôme – Il y en a une qui travaille à la mise au point d’un traitement révolutionnaire contre la calvitie, justement… C’est l’histoire du test expérimental sur cette pauvre fille qui m’a donné l’idée il y a six mois…

Vincent (incrédule) – Un shampoing contre la chute des cheveux ?

Jérôme (enthousiaste) – Une pilule qui les fait repousser !

Vincent (consterné) – Tu déconnes ?

Jérôme – Tu sais combien il y a de chauves dans le monde ? Tu te rends compte ? C’est un marché énorme ! (Revenant à la réalité) Évidemment, en cas de crise, ce genre de placements audacieux… ça ne joue pas vraiment le rôle de valeurs-refuge…

Vincent – Et tu en as acheté beaucoup ?

Jérôme – J’ai pratiquement racheté la boîte. Pour presque rien.

Vincent – Et aujourd’hui, ça vaut combien ?

Jérôme – Disons… rien. Mais je suis sûr qu’après la crise, ça va repartir très fort ! Ils sont sur le point d’aboutir, je te dis. Ils ont déjà testé le produit sur les aborigènes d’Australie, et là ils passent aux essais sur l’animal.

Vincent – Les aborigènes ?

Jérôme – Le siège de la boîte est à Sidney… Ils ont déjà réussi à faire repousser les poils d’une souris !

Vincent – Une chauve souris ?

Jérôme – Une souris chauve, en tout cas… Si tu veux, je te cède la moitié des parts. (Vincent lui lance un regard consterné) Ok, je n’insiste pas… Mais tu viens peut-être de passer à côté de l’affaire du siècle…

Vincent – Tant pis pour moi. J’ai déjà raté les Emprunts Russes et Eurotunnel… Je suis plutôt pour les placements de père de famille, moi, tu vois… Le seul problème, c’est que je n’ai pas encore réussi à fonder une famille.

Jérôme – Ah… Qu’est-ce que tu veux, en amour aussi, la fortune sourit aux audacieux.

Vincent – Non, franchement, je préfère vendre des antidépresseurs à tous ceux à qui la fortune ne sourira jamais. C’est moins rapide et moins glorieux, comme moyen de faire fortune, mais c’est plus sûr crois-moi… (Justement, Jérôme avale un cachet genre Prozac avec son apéro) Tu devrais quand même y aller mollo sur le Prozac. Avec l’alcool, ce n’est pas très recommandé…

Jérôme – Quand on est au fond de la piscine, on ne peut que remonter, non ?

Vincent, quand même un peu emmerdé, essaie de rassurer son ami.

Vincent (désignant le tableau) – Au pire, tu pourras toujours revendre ton Picasso. C’est vrai que ce n’est pas très décoratif dans une salle à manger, mais ça doit valoir une pincée aujourd’hui, non ?

Mais Jérôme ne semble pas rassuré.

Jérôme – Lui aussi, il appartient à Delphine. Et elle y tient beaucoup. Ça lui vient de ses parents. À l’époque, ils l’ont acheté pour une bouchée de pain… J’aurais mieux fait d’investir dans la peinture, moi, tiens…

Vincent – Il y a aussi des croûtes qui ne prennent jamais de valeur.

Le portable de Vincent sonne. Il regarde l’écran et, en voyant s’afficher le numéro, hésite visiblement à répondre.

Jérôme – Tu ne réponds pas ? (Vincent a l’air un peu emmerdé) Ah, d’accord… C’est elle ! Ok, je te laisse. Je vais chercher des glaçons. Il est un peu chaud, ce pastis, non ?

Jérôme disparaît avec un air entendu. Vincent se résigne à répondre.

Vincent – Oui, Delphine… Écoute, tu tombes mal là. Je suis avec lui justement… Avec Jérôme, ton mari ! Oui, ben il m’a appelé, et je n’ai pas pu refuser… En plein mois d’août, ce n’est pas très évident de prétendre qu’on est surbooké… Et puis je te rappelle que c’était mon meilleur ami avant que tu ne deviennes ma maîtresse… Ce soir ? Ah, tu es déjà sur le périph ? Si, si, ça me fait plaisir, bien sûr, mais je croyais que tu devais rester avec ta mère à La Baule… (Tendre) Oui, je sais, moi aussi… (Embarrassé) Delphine…? J’ai eu les résultats pour ta prise de sang… C’est positif… Ben, ça veut dire que tu es vraiment enceinte… De qui ? Attends, ce n’est qu’une prise de sang, pas un test de paternité… Oui, je sais que tu prends la pilule, c’est moi qui te la délivre… Celui-là a dû passer entre les mailles du filet… (Jérôme revient avec les glaçons) Écoute, je ne vais pas pouvoir te parler longtemps…

Jérôme (amusé) – Tu peux aller dans la chambre, si tu veux, tu seras plus tranquille… Tu connais le chemin ?

Vincent (comme une évidence) – Oui, oui, bien sûr… (Se reprenant) Enfin, je veux dire, je crois que je vais trouver.

Jérôme secoue la tête, un sourire indulgent aux lèvres, puis il rallume la radio.

Speaker – D’âpres combats se dérouleraient actuellement autour du Palais Royal à Bruxelles. Les deux parties s’affrontent pour savoir qui de la Flandre ou de la Wallonie gardera le roi des belges… (Jérôme soupire avec un air inquiet tout en resservant deux verres avec les glaçons qu’il vient d’apporter) Enfin, je vous rappelle que la bourse de New York vient tout juste d’ouvrir en très forte baisse, la perspective d’un éclatement de l’Europe et d’une disparition de l’Euro semblant visiblement inquiéter au plus haut point les investisseurs…

Jérôme préfère éteindre la radio. Toujours très préoccupé, il arrose les plantes.

Jérôme – C’est vrai qu’elles avaient soif… (Il s’approche ensuite du bocal à poissons rouges) Ah, oui, il y en a bien quatre… D’où il sort, celui-là…? C’est vrai qu’il a l’air agressif, dis donc… Et si je leur filais un demi Prozac pour les calmer un peu…

Jérôme donne à manger aux poissons. Vincent revient, avec une mine à la fois étonnée et ironique.

Vincent – C’est qui cette morue ?

Jérôme – Je n’en ai aucune idée… Je t’assure que quand je suis parti, elle n’était pas là ! D’ailleurs, comment tu sais que c’est une femelle ?

Vincent – Ben, même à travers la vitre, et avec la buée, ça se voit un peu, non ?

Jérôme (regardant le bocal) – Tu trouves ? Eh ben dis donc, tu as l’oeil, parce que moi, je ne vois rien du tout.

Vincent – C’est ça, fous-toi de ma gueule.

Jérôme – Pourtant, c’est un verre grossissant…

Vincent (largué) – Mais de quoi tu me parles ?

Jérôme – Ben du poisson là, celui qui squatte dans mon bocal !

Vincent – Je parle de la fille que j’ai aperçue à travers la vitre dans la cabine de douche de ta salle de bain.

Jérôme (largué) – Ma salle de bain…?

Vincent – Tu m’avais caché ça, dis donc…

Jérôme – Caché quoi ?

Vincent – Alors c’est pour ça que tu es rentré à Paris sans ta femme en plein mois d’août, en prétextant de ce crash boursier ? Tu aurais pu trouver mieux quand même.

Jérôme – Hein ?

Vincent – Sacré Jérôme ! Et moi qui avais presque des scrupules… Mais tu devrais faire attention, tu sais. Et si ta femme rentrait à l’improviste et trouvait cette sirène à poil dans ta salle de bain ?

Jérôme – Une sirène à poils ?

Vincent – C’est ça, fais l’innocent. Et toi qui me disais : jamais au domicile conjugal ! Ne me dis pas en plus que c’est une copine de Delphine…

Air abasourdi de Jérôme.

Jérôme – Tu me fais marcher, là ?

Vincent – Tu n’es vraiment pas au courant qu’il y a une femme nue dans ta chambre. Et qui n’est forcément pas la tienne puisque… (Se reprenant) Puisque Delphine est encore à La Baule.

Jérôme – Non mais franchement, Vincent ! Si je voulais profiter de l’absence de Delphine ce soir pour voir ma maîtresse, tu crois que je t’aurais invité à prendre l’apéro ?

Vincent – Oui, ça se défend… Mais alors c’est qui, cette gonzesse ?

Jérôme – Je te jure que je n’en ai pas la moindre idée… Et tu es sûr que c’est une nana ? Ça pourrait être Thomas qui en profite pour prendre sa douche annuelle…

Vincent – Ah, ce n’est pas du tout la voix de Thomas.

Jérôme – Elle t’a parlé ?

Vincent – Elle chante !

Jérôme – Et qu’est-ce qu’elle chante ?

Vincent – Tu crois vraiment que c’est le problème, là, tout de suite ?

Jérôme – C’est vrai, tu as raison…

Vincent – Eh ben va voir !

Jérôme – J’y vais… (Il s’apprête à y aller mais se retourne une dernière fois) Mais tu te rends compte, il y a quelqu’un chez moi, et je ne sais pas qui c’est. Elle est peut-être dangereuse…

Vincent (ironique) – Dangereuse ? Une femme, nue sous la douche… Dangereuse comment ?

Jérôme – C’est peut-être une cambrioleuse.

Vincent – C’est ça, elle est venue pour voler ton Picasso, et elle en profite pour prendre une douche…

Jérôme – J’y vais…

Jérôme disparaît. Vincent, resté seul, soupire. Il prend une gorgée de pastis, et secoue la tête.

Vincent – Et si j’en profitais pour me barrer avant que Delphine arrive, moi ?

Trop tard, Jérôme revient déjà, abasourdi.

Vincent – Alors ?

Jérôme – Tu as raison…

Vincent – Mais tu la connais ?

Jérôme – Elle est encore sous la douche… Je n’ai pas osé la déranger…

Vincent (goguenard) – Remarque, pour un homme, rentrer chez soi pendant que sa femme est en vacances chez sa mère, et trouver une inconnue toute nue sous la douche… Peut-être que si tu y retournes dans cinq minutes tu la retrouveras dans ton lit… Pour une fois, tu pourrais peut-être déroger à tes principes…

Mais la situation n’amuse pas vraiment Jérôme, qui a d’autres soucis.

Jérôme – Ce n’est pas une de vos blagues foireuses à Thomas et à toi ?

Vincent – Une blague ?

Jérôme – Tu es sûr que les mille euros, ce n’était pas pour payer une call girl et la mettre dans mon pieu histoire de tester mes principes ?

Vincent – Et comment je l’aurais fait rentrer ici, d’abord ?

Jérôme – Thomas avait les clefs. Mais il n’aurait jamais pu avoir une idée aussi perverse tout seul. Et surtout, il n’aurait jamais eu de quoi la financer…

Vincent – Mais je t’assure que…

Jérôme – Je te préviens, je ne trouve pas ça drôle du tout. Encore heureux que Delphine est à La Baule, parce qu’elle n’a pas vraiment le sens de l’humour pour ce genre de choses. Et pour moi, vu la merde dans laquelle je suis depuis ce matin, une procédure de divorce, c’est le dernier truc dont j’ai besoin en ce moment, tu vois…

Vincent – Je te jure sur la tête de Delphine que je ne suis pour rien là dedans, Jérôme. Maintenant, tu ferais mieux d’aller demander tout de suite à cette fille ce qu’elle fout chez toi.

Jérôme – Au point où on en est, autant attendre qu’elle ait fini de prendre sa douche…

Les deux amis réfléchissent un instant.

Vincent – Moi, je n’ai rien à voir dans cette histoire, mais Thomas…

Jérôme – Tu sais quelque chose ?

Vincent – Non, mais… Il avait tes clefs, c’est vrai. Il aurait pu profiter de ton absence pour utiliser ton appartement comme garçonnière…

Jérôme – Thomas ? On ne l’a jamais vu avec une nana ! À part avec Clafoutis ! Il est aussi sexué qu’un poisson rouge !

Vincent – Ça lui est peut-être venu d’un coup. Tiens, comme à tes poissons rouges. Tu m’as dit que jusque là, ils n’avaient jamais procréé. Là tu les laisses tous les trois pendant une semaine et quand tu reviens, il y en a un quatrième.

Jérôme – Oui… Mais eux, ils sont à trois dans un petit bocal. Ils n’ont pas vraiment le choix. Où est-ce que Thomas aurait pu dégotter une bombe pareille ?

Vincent – Peut-être en lui faisant croire que ce superbe appartement était à lui… (Soupçonneux) D’ailleurs, comment tu sais que c’est une bombe ?

Jérôme – Je ne sais pas… J’imagine… Ça expliquerait pourquoi Thomas n’a pas eu le temps d’arroser les poissons rouges et de donner à manger aux plantes.

Tête de Vincent. Ils en sont là de leurs suppositions quand la fille débarque en petite tenue dans le salon. C’est effectivement une très jolie fille. Aussi étonnée qu’eux de les trouver là, elle pousse un cri strident en les apercevant.

Charlotte – Mais qu’est-ce que vous faites là ?

Jérôme – J’allais vous poser la même question. Mais je peux aussi appeler la police pour qu’elle vous le demande à ma place…

Charlotte – Je vais d’abord aller m’habiller, d’accord…

La fille disparaît. Perplexité de Jérôme et Vincent.

Vincent – Tu as raison, c’est une bombe !

ACTE 2

Jérôme – Je te jure que je ne sais pas du tout qui c’est…

Vincent – Une copine de ta femme ?

Jérôme – Et qu’est-ce qu’elle foutrait là ?

Vincent – Delphine lui a peut-être prêté l’appartement pendant le mois d’août en sachant que vous passiez l’été à La Baule.

Jérôme – Pour quoi faire ?

Vincent – Je ne sais pas, moi. Une copine qui habite en province ou à l’étranger, et qui voulait passer quelques jours à Paris.

Jérôme – Delphine n’aurait jamais fait une chose pareille sans m’en parler.

Vincent – Elle a peut-être oublié.

Jérôme – Non, ce n’est vraiment pas le genre de Delphine. Elle ne m’a jamais rien caché ! Elle m’en aurait parlé. D’ailleurs, je ne crois pas qu’elle aimerait l’idée que quelqu’un qu’elle connaît à peine dorme dans son lit. Tu ne la connais pas, je t’assure…

Vincent – Mmm…

Jérôme (sortant son portable) – Je vais l’appeler quand même, pour en avoir le cœur net…

Charlotte revient, habillée, de façon plutôt sexy. Jérôme, sous le choc, range son portable.

Charlotte (avec un fort accent belge) – Alors si vous m’expliquiez maintenant ce que vous faites ici, une fois ?

Vincent (sidéré) – Elle avait un accent belge tout à l’heure ?

Jérôme – Ça plus la partition de la Belgique, je commence à me demander si on n’a pas été projetés dans la quatrième dimension… (À Charlotte) Ne me dites pas que vous êtes une réfugiée en provenance de Wallonie !

Charlotte – Eh bien oui, j’habite Bruxelles, c’est vrai. Pourquoi, ça vous pose un problème, une fois ?

Jérôme – Mais pour l’instant, vous habitez chez moi !

Charlotte – Chez vous ? Alors vous êtes Thomas ? Mais vous devriez être chez moi ?

Jérôme – Moi, chez vous ? Mais c’est vous qui êtes chez moi !

Charlotte – Bien sûr, c’est ce qui était prévu. Moi chez vous à Paris et vous chez moi à Bruxelles ! C’est le principe quand on fait un échange d’appartement, non ?

Vincent – Tu as fait un échange d’appartement ?

Jérôme – Mais pas du tout ! (À Charlotte) Qui a fait un échange d’appartement ?

Charlotte – Vous ! Thomas ! Avec moi !

Jérôme – Mais je ne m’appelle pas Thomas ! Je m’appelle Jérôme !

Charlotte – Alors qu’est-ce que vous faites ici ?

Jérôme (à Vincent) – C’est une histoire de fous… Qu’est-ce que je fais ? J’appelle la police ?

Vincent – Je crois que je commence à comprendre… (À Charlotte) Donc, vous avez procédé à un échange de domicile pour les vacances avec un certain Thomas, qui vous a affirmé être le propriétaire de cet appartement ?

Charlotte – Oui, bien sûr ! Il y avait toutes les photos sur le site internet. Ça correspondait exactement à ce que je cherchais. Mais il n’était pas du tout prévu que je partage cet appartement avec deux types que je ne connais pas, hein ? Vous me prenez pour qui, une fois ?

Jérôme (à Vincent) – Je ne comprends rien à ce qu’elle dit…

Vincent – C’est pourtant simple. Tu as passé tes clefs à Thomas pour qu’il donne à manger à tes poissons rouges pendant le mois d’août, oui ou non ?

Jérôme – Ben oui !

Vincent – Au lieu de ça, il en a profité pour mettre ton appartement sur un site qui s’occupe d’échange de domicile entre particuliers pour les vacances.

Jérôme – Mon appartement ?

Vincent – En se faisant passer pour le propriétaire.

Jérôme – Un échange de domicile…

Vincent – C’est une formule de vacances bon marché et conviviale qui se développe beaucoup en ce moment… À condition d’avoir un appartement digne de ce nom à échanger bien sûr, pas une chambre mansardée dans un squat comme Thomas.

Jérôme – Mais il est où, Thomas, alors ?

Vincent – En vacances !

Charlotte – À Bruxelles !

Jérôme – Mais enfin, c’est totalement abracadabrant. Personne ne va passer ses vacances à Bruxelles !

Charlotte – À oui ? Et pourquoi ça, s’il vous plaît ? C’est très beau, Bruxelles, vous savez ? Pourquoi croyez-vous que les Flamands et les Wallons se disputent pour l’avoir comme capitale ?

Vincent – Je t’avais dit que tu n’aurais jamais dû laisser tes clefs à Thomas…

Jérôme – Très bien… Alors je vais l’appeler tout de suite pour vérifier ça. Et si c’est vrai, il va m’entendre… (Jérôme compose le numéro sur son portable) Son portable ne répond pas… Il a encore dû oublier de payer la facture… (À Charlotte) Bon, je vais l’appeler chez vous, puisque vous me dites qu’il y est. C’est quoi votre numéro de fixe ?

Charlotte – Euh… Septante deux, quarante sept, trente trois, nonante douze…

Jérôme – Nonante douze ?

Vincent – Ça doit faire dans les 102.

Jérôme finit de composer le numéro sur son portable, sous le regard des deux autres. Charlotte semble un peu anxieuse.

Jérôme – Le numéro demandé n’est pas attribué…

Charlotte – Avec ce qui se passe là-bas en ce moment… Les communications avec la Wallonie sont peut-être coupées…

Jérôme – Bon, alors ça commence à suffire, maintenant…

Le mouvement d’humeur de Jérôme est interrompu par la sonnerie du portable qu’il a encore en main.

Jérôme (sèchement) – Allo…? (Se radoucissant) Ah, oui, Delphine… Si, si, ça va, c’est juste que… J’ai eu une journée un peu difficile aujourd’hui… Tu sais bien… Avec ce qui se passe en ce moment… Et toi ? Tu n’es pas à La Baule, chez ta mère ? À Paris ? À quelle heure ? Mais pourquoi ? Non, mais je pouvais très bien me débrouiller tout seul, tu sais. Je ne voudrais pas te gâcher tes vacances à toi aussi. Et puis ta mère doit être déçue… Mais si, ça me fait plaisir, c’est juste que… À quelle heure tu penses arriver ? Ah, bon ? Déjà ! Mais non, je t’assure, je ne te cache rien… Mais pas du tout, c’est juste que… Ok, alors à tout de suite… Moi aussi, je t’embrasse… (Il range son téléphone portable dans sa poche, et soupire, inquiet) C’était Delphine… Figure-toi qu’elle a décidé de rentrer à Paris…

Vincent – Non…?

Jérôme – Elle sera là d’un instant à l’autre…

Vincent – Mais pourquoi tu paniques ? C’est plutôt moi qui devrais… Enfin, je veux dire… Pourquoi tu paniques ?

Jérôme – Je connais Delphine… Elle est d’une jalousie, tu ne peux pas savoir.

Vincent – Ah, ouais…

Jérôme – Si elle trouve cette bombasse ici, elle demande le divorce à mes torts exclusifs.

Charlotte – Cette bombasse ? Ça veut dire quoi ?

Vincent – Dans sa bouche, c’est plutôt un compliment, rassurez-vous…

Jérôme – Oh, putain ! Une pension alimentaire, ça m’achèverait ! Sans compter que son avocat mettrait son nez partout pour le partage des biens…

Charlotte – Pourquoi ? Vous avez quelque chose à cacher ?

Jérôme – Non, mais… (Il se tourne vers Charlotte) Vous êtes encore là, vous ? Mais vous n’avez pas encore compris ? Le propriétaire de cet appartement, c’est moi ! Et le type qui vous a échangé cet appartement contre le vôtre est un mythomane !

Charlotte – Et alors ?

Jérôme – Alors vous prenez vos cliques et vos claques tout de suite, et vous disparaissez, d’accord ? Par l’escalier de service de préférence !

Charlotte – Ah, mais non !

Jérôme – Comment ça, non ?

Charlotte – J’ai échangé mon luxueux duplex en plein centre de Bruxelles contre cet appartement, qui me convient parfaitement. J’ai tout fait dans les règles, moi. Je suis venue à Paris pour une semaine. J’y suis, j’y reste !

Jérôme – Mais puisque je vous dis que cet appartement n’est pas à Thomas mais à moi. (Se tournant vers Vincent) Mais dis-lui, toi !

Vincent ne sait pas quoi dire.

Charlotte – Ah, oui, mais ça, ça ne me regarde pas, moi. Vous vous débrouillerez avec votre ami lorsqu’il reviendra de Bruxelles.

Vincent – S’il en revient…

Charlotte – Et puis où voulez-vous que j’aille à cette heure-ci ?

Jérôme – Je ne sais pas, moi ! Chez vous !

Charlotte – Ah, mais c’est que je ne saurais pas trouver un train pour Bruxelles à une heure pareille ! Et puis vous avez entendu ce qui se passe en Belgique ? Je préfère autant attendre pour rentrer que ça se calme un peu, une fois.

Jérôme, excédé, sort deux billets de cinquante euros de sa poche.

Jérôme – Bon, alors voilà cent euros, d’accord ? Vous prenez une chambre à l’hôtel Ibis, juste en face, et demain vous prenez le train pour la Wallonie, pour la Bosnie, ou pour où vous voudrez, ça va comme ça ?

Charlotte (pas convaincue) – L’Hôtel Ibis ? Contre mon duplex sur la Grand Place de Bruxelles ?

Jérôme (se tournant vers Vincent) – Fais quelque chose, je t’en prie, ou je vais l’étrangler.

Vincent – Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

Jérôme – Pourquoi tu ne l’emmènes pas chez toi ? Tu es célibataire, toi ! Tu n’as de comptes à rendre à personne.

Vincent – C’est à dire que…

Charlotte – Non mais il ne faut pas vous gêner, hein ? Je devais habiter chez un certain Thomas, je me retrouve chez un certain Jérôme, et maintenant, je devrais aller chez un certain Vincent. Vous me prenez pour qui ? Ce n’est pas parce que j’ai un accent idiot que je suis stupide, une fois !

Jérôme s’apprête à répondre lorsque la sonnette de l’entrée se fait entendre.

Jérôme – Et merde ! C’est déjà elle !

Charlotte – Parce que vous en attendez beaucoup d’autres comme ça ? Non, mais vous êtes une bande de pervers ! C’est moi qui vais téléphoner à la police, oui !

Jérôme – Ma femme ! C’est ma femme, vous comprenez ! (Il se tourne désespérément vers Vincent) Je ne vais quand même pas la mettre dans le placard !

Vincent – Ah, oui, l’amante dans le placard, ça s’est déjà beaucoup fait. Le congélo, peut-être…

Jérôme – Tant pis, je trouverai bien quelque chose.

Jérôme va ouvrir la porte.

Jérôme (off) – Oui, chérie ! Alors, pas trop de monde sur la route ! Attends, passe-moi ta valise, je vais la prendre…

Delphine arrive dans la pièce, suivie de Jérôme, portant une valise Vuitton.

Delphine (feignant la surprise) – Vincent ?

Vincent – J’étais venu tenir un peu compagnie à ton mari. Tout seul à Paris au mois d’août… Je ne savais pas que tu rentrais aujourd’hui… Mais je vais vous laisser…

Delphine (souriant) – Je ne voudrais pas avoir l’air de te chasser… (Elle aperçoit soudain Charlotte et son sourire s’efface pour faire place à une réelle surprise) Mademoiselle…

Charlotte – Bonjour Madame…

Delphine se tourne vers Jérôme pour avoir une explication. Jérôme paraît embarrassé.

Jérôme (à Charlotte) – Delphine, ma femme… (À Delphine) Delphine, je te présente…

Jérôme s’arrête, ne connaissant pas encore le prénom de la jeune femme.

Charlotte – Charlotte… Charlotte Van Houten.

Delphine (froidement) – Van Houten… Enchantée… Et vous êtes…? La femme chocolat ?

Jérôme panique un instant puis se lance.

Jérôme – C’est la nouvelle petite amie de Vincent. Tu sais, celle au sujet de laquelle il faisait tant de mystère. Et bien ça y est. Il a fini par me la présenter. Remarque, elle est tellement jolie, je comprends pourquoi il la cache…

Delphine (glaciale) – Oui, moi aussi…

Vincent, décomposé, n’ose pas nier.

Vincent – C’est à dire que…

Charlotte garde le silence.

Delphine (à Jérôme pour donner le change) – Alors c’est pour ça que tu avais l’air embarrassé tout à l’heure au téléphone quand je t’ai dit que j’arrivais ? Un instant, j’ai cru que j’allais te trouver au lit avec une maîtresse…

Jérôme (avec un sourire crispé) – On en était à l’apéritif… Je te sers un verre…?

Delphine (parlant de sa valise) – Je vais d’abord aller déposer ça dans la chambre…

Jérôme (paniqué) – Non, non, je vais y aller ! Tu sais comment je suis quand tu me laisses tout seul ici… J’ai mis un désordre. (Avec un regard appuyé à Charlotte) Il doit y avoir des affaires qui traînent partout… Tu fais le service, Vincent ? Tu es presque de la maison…

Jérôme disparaît avec la valise. Silence tendu entre les trois autres.

Delphine – Je crois que je vais avoir besoin de quelque chose de fort… Un whisky, s’il te plaît… (À Charlotte) Vous ne prenez rien ? Un diabolo menthe ? Une grenadine ?

Charlotte – Si, si… Je vais prendre… (À Vincent) Comme d’habitude…

Vincent sert deux whisky.

Delphine – Alors ? Vous vous connaissez depuis longtemps ?

Vincent – C’est à dire que…

Delphine – Je crois deviner à votre léger accent que vous n’êtes pas française, n’est-ce pas ?

Charlotte – Non, en effet, je suis de Bruxelles. (À Vincent) Hein mon chou ?

Vincent, au bord de l’apoplexie, lui lance un regard horrifié.

Delphine – Et vous êtes venue passer quelques jours à Paris ?

Charlotte – Comme vous n’étiez pas là, votre mari nous avait gentiment proposé de profiter de votre appartement. C’est vrai que c’est vraiment très central pour visiter Paris. Mais bon, puisque vous êtes revenus tous les deux… On va se serrer un peu… On peut prendre le canapé, hein, chéri ?

Jérôme revient très à propos.

Jérôme – Voilà, j’ai mis un peu d’ordre… Ma femme est un peu maniaque, vous savez. Si elle avait vu tous ces… habits étalés sur le lit, elle m’aurait tué… Alors, tout le monde a quelque chose à boire ?

Delphine – Servie… Comme on dit au poker… (Levant son verre en direction de Vincent et Charlotte) Alors… à vos amours !

Vincent affiche un sourire crispé. Ils boivent.

Jérôme – Je vais aller chercher quelque chose à grignoter avec ça.

Vincent – Je vais te donner un coup de main…

Ils commencent s’éloigner vers la cuisine.

Vincent – Mais qu’est-ce qui t’as pris de présenter cette fille comme ma maîtresse ?

Jérôme – Désolé, c’est tout ce qui m’est venu à l’esprit… Tu imagines si Delphine était entrée dans la chambre et avait trouvé les petites culottes de Charlotte étalées sur le lit ?

Vincent – Tu n’avais qu’à lui dire la vérité !

Jérôme – La vérité ? Que Thomas, à qui j’avais laissé les clefs pour nourrir les poissons rouges, en a profité pour faire un échange d’appartement avec une belge pour pouvoir partir en vacances à Bruxelles au mois d’août ? Franchement, tu croirais une histoire pareille, toi ? Non, crois-moi, dans la vie, il y des moments où un mensonge très simple remplace avantageusement une vérité trop compliquée.

Vincent – Ah, d’accord ! Et moi, dans tout ça ?

Jérôme – Quoi, toi ?

Vincent – Mais je ne la connais pas cette fille !

Jérôme – Mais toi, tu n’as rien à perdre dans ce mensonge ! Tu es célibataire ! Et puis franchement, elle est vraiment pas mal, cette fille, non ? Si elle n’avait pas cet accent à la con. Mais bon… Tu n’es pas obligé de la faire parler au lit…

Ils disparaissent dans la cuisine. Restées seules, les deux femmes se jaugent.

Delphine – Vous êtes vraiment la maîtresse de Vincent… ou celle de mon mari. Il ment tellement mal…

Au lieu de répondre, Charlotte affiche un sourire mystérieux, fait quelques pas, et s’arrête devant le tableau.

Charlotte – Le Déjeuner Sur l’Herbe… Un tableau de Manet, repris par Picasso…

Delphine (ironique) – Je vois que vous êtes aussi experte en peinture…

Charlotte – Deux hommes, accompagnés de deux femmes presque nues… Vous savez comment Manet appelait ce tableau, en privé ? (Delphine ne répond pas) La Partie Carrée…

Stupéfaction de Delphine. Jérôme et Vincent reviennent. Jérôme pose quelques amuse-gueules sur la table.

Jérôme – Alors ça y est, vous avez fait connaissance ?

Delphine – Nous parlions peinture…

Jérôme – Parfait… Et si on improvisait un dîner à quatre ? Je pourrais mettre des pizzas à décongeler pendant qu’on prend l’apéritif ?

Vincent et Delphine n’ont pas l’air très chaud, mais Charlotte répond à leur place.

Charlotte – Pourquoi pas ? Ça pourrait être amusant…

Delphine (ironique) – Et après, on ira tous se coucher !

Jérôme – Je reviens…

Jérôme s’éloigne à nouveau.

Charlotte – Je vais vous donner un coup de main…

Elle lui emboîte le pas. Vincent et Delphine restent seuls.

Vincent – Ce n’est pas du tout ce que tu crois, Delphine.

Delphine – Oh, mais tu n’as pas de compte à me rendre, tu sais. Tu es majeur, après tout. Et célibataire…

Vincent – Je vais tout t’expliquer, c’est très simple… (Il hésite un instant) Enfin… Pas si simple que ça, en fait, mais…

Delphine, trouvant les explications de Vincent pathétiques, ironise.

Delphine – Et elle est au courant pour nous deux ?

Vincent – Mais non, enfin, pourquoi je lui aurais raconté ça !

Delphine – Non, tu as raison, ça ne méritait pas d’être mentionné…

Vincent – Mais je ne la connais même pas ! C’est la première fois de ma vie que je la vois !

Delphine – Qu’est-ce qu’elle fait là, alors ? Tu vas me dire que c’est la maîtresse de Jérôme ?

Vincent – Même pas…

Delphine – C’est pathétique…

Charlotte revient avec de quoi mettre la table.

Charlotte – Tu m’aides à installer tout ça, chéri ?

Tête catastrophé de Vincent, à qui Delphine jette un regard assassin.

Delphine – Je vais voir ce que fait mon mari dans la cuisine. (À Charlotte) Vous savez comment sont les hommes…

Resté seul avec Charlotte, Vincent lui lance un regard incendiaire.

Vincent – Vous ne croyez pas que vous en faites un peu trop, là ?

Charlotte – C’est votre copain Jérôme qui m’a demandé de me faire passer pour votre petite amie… Il faudrait savoir ce que vous voulez !

Vincent – Oui, bon, mais vous n’êtes pas obligée d’en rajouter.

Charlotte – Ça vous est tellement désagréable, l’idée que la femme de votre ami puisse me prendre pour votre fiancée ?

Vincent – Non, mais… Vous ne pouvez pas comprendre.

Jérôme revient avec ses pizzas, qu’il pose sur la table. Delphine arrive derrière lui avec une bouteille de vin.

Jérôme – Et voilà !

Vincent – Bon, je crois que cette comédie a assez duré…

Pour le faire taire, Charlotte lui roule un patin au dépourvu. Jérôme et Delphine les regardent. Lorsque Charlotte relâche son étreinte, Vincent paraît très déstabilisé.

Charlotte – Qu’est-ce que tu allais dire, mon chou ?

Vincent – Je ne sais plus…

Jérôme – C’est beau, l’amour !

Delphine – Oui, et ça rend amnésique…

Jérôme – Vous connaissez la formule : l’amour est aveugle, le mariage lui rend la vue ! (Parlant de ses pizzas) Alors, à la bonne franquette !

ACTE 3

Le dîner commence dans une ambiance tendue.

Delphine – Et qu’est-ce que vous faites, dans la vie, Charlotte ? À moins que vous ne soyez encore étudiante ?

Charlotte – J’enseigne les Beaux Arts à l’université de Bruxelles.

Vincent – Vraiment ?

Delphine – Tu ne savais pas ?

Vincent – Si, si, bien sûr, je… Mais je pensais que c’était à Namur…

Jérôme (inquiet) – Les Beaux Arts, vous voulez dire… la peinture.

Delphine – Plutôt la période moderne, oui.

Vincent – Dans ce cas, vous avez dû voir que nos amis possédaient une œuvre remarquable de Picasso.

Delphine – Tu la vouvoies ?

Vincent – Qui ? Non, pourquoi ?

Delphine – Tu as dit : Vous avez dû voir…

Vincent – Mais pas du tout, hein, Jérôme ?

Jérôme – Je n’ai pas fait attention…

Vincent – Bon, quoi qu’il en soit, chérie, qu’est-ce que tu penses de ce chef d’œuvre ?

Charlotte – C’est une série de tableaux que Picasso a réalisé sur le modèle du Déjeuner sur l’Herbe, de Manet… Une œuvre qui avait fait scandale à l’époque…

Vincent – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Charlotte – Parce qu’il évoque une partie à quatre, à ce qu’on dit…

Vincent (regardant le tableau impressionné) – Intéressant…? Cette dimension-là m’avait échappé… Du coup, je découvre ce tableau sous un autre jour… Tu le savais, Delphine ?

Delphine – Oui, enfin…

Vincent – Et ça va chercher dans les combien, un tableau comme ça ?

Charlotte se lève pour examiner le tableau, mais Jérôme s’empresse de faire diversion en s’approchant du bocal à poissons rouges.

Jérôme – Ouh, la ! Je ne sais pas ce qui passe, là dedans, mais pas une partouze apparemment ! C’est un véritable carnage ! Le petit dernier a déjà bouffé la queue des deux mâles… Pourtant, je leur ai donné à manger tout à l’heure…

Delphine – Quel petit dernier ? (Delphine regarde le bocal des poissons rouges et s’étrangle) Il y a un quatrième poisson dans ce bocal… Et c’est un poisson carnivore !

Jérôme – C’est impossible, voyons ! Comment trois poissons végétariens auraient pu engendrer un poisson carnivore !

Delphine – Dans ce cas, ça ne peut être qu’un intrus !

Vincent – Un intrus ? Dans un bocal ? Comment il aurait pu arriver là ?

Delphine (accusatrice) – C’est ce que j’aimerais bien savoir…

Charlotte a l’air embarrassée.

Jérôme – En attendant, il faut faire quelque chose, et tout de suite. Avant qu’il ne reste plus que les arêtes de tes trois poissons rouges

Delphine se saisit d’une épuisette à côté du bocal et s’efforce avec difficulté d’attraper le poisson carnivore.

Delphine – Viens ici, salopard. Attends, tu ne m’échapperas pas…

Charlotte en profite pour prendre Jérôme à part.

Charlotte – C’est moi…

Delphine – Pardon ?

Charlotte – C’est moi qui ai mis ce quatrième poisson dans le bocal.

Jérôme – Vous ?

Charlotte – Je me suis dit que trois poissons, ce n’était pas un compte rond… Alors j’en ai mis un quatrième. Je l’ai acheté à l’animalerie en bas. Mais je ne savais pas qu’il était carnivore.

Jérôme – Alors vous… Vous êtes vraiment la Flèche Wallonne !

Charlotte – Je pensais faire plaisir.

Delphine finit par capturer le poisson.

Delphine – Ça y est, je le tiens…

Elle jette le poisson par terre et le piétine sauvagement. Les trois autres la regardent avec un air terrorisé.

Delphine – J’ai supprimé l’intrus !

Malaise général.

Jérôme – Bon, on va pouvoir finir de dîner alors… (Ils se rasseyent dans un silence de mort) Encore un peu de pizza…? (Personne ne répond) Ben on va pouvoir passer au dessert…

Jérôme se lève pour aller chercher le dessert.

Delphine (à Charlotte) – Alors il vous a déjà demandé en mariage…

Vincent – C’est à dire que…

Delphine avise la bague de Charlotte, assez voyante.

Delphine – C’est une bague de fiançailles, non ? (Charlotte ne répond pas) Très joli… Un peu voyant, peut-être. En tout cas, si c’est lui qui vous l’a offerte, il ne s’est pas ruiné…

Charlotte – Vraiment ?

Delphine – C’est une fausse, non ? Ça se voit tout de suite. Il n’y a que la Reine des Belges pour porter un diamant de cette taille en pensant que c’est un vrai…

Charlotte – C’est un faux, en effet… Aussi faux que le tableau accroché au milieu de votre salon.

Jérôme, qui revient avec un gâteau, se fige.

Delphine – Vous faites erreur, Mademoiselle. Ce tableau me vient de ma mère, qui connaissait personnellement Picasso.

Charlotte – Une de ses nombreuses conquêtes, sans doute ? Picasso avait la réputation d’être un sacré baiseur… Dans ce cas, qui sait, vous pourriez être une de ses descendantes cachées… Maintenant que vous me le dites, c’est vrai que dans quelques années, on vous imagine bien ressembler à un Picasso…

Delphine – Ma mère a acheté ce tableau dans une galerie à une époque où c’était encore à peu près abordable.

Charlotte – Dans ce cas, c’est le galeriste qui vous a roulé.

Delphine – C’est un vrai, je vous dis!

Charlotte – Et moi je vous affirme que c’est un faux.

Jérôme semble au comble de l’embarras. Charlotte s’approche du tableau et l’examine.

Charlotte – C’est une copie, ça se voit au premier coup d’oeil. D’ailleurs, la peinture est encore fraîche…

Stupeur de Delphine.

Delphine (à Jérôme) – Dis quelque chose, toi ?

Jérôme – Mais bien sûr, c’est un vrai !

Charlotte – Je vous rappelle que je suis professeur aux Beaux Arts de Bruxelles.

Vincent – Comment un faux Picasso aurait-il pu arriver ici ?

Delphine (soupçonneuse) – Peut-être de la même façon que ce poisson carnivore… Tu ne m’as pas dit que tu avais laissé les clef à ton copain Thomas, pour qu’il nourrisse les poissons rouges ?

Jérôme – Si, mais…

Delphine – Je t’ai toujours dit de te méfier de ce raté. Il aurait pu voler mon Picasso, et le remplacer par un faux…

Vincent – Thomas n’aurait jamais été capable de faire une chose pareille !

Delphine – C’est sans doute cet assassin aussi qui a mis ce piranha dans le bocal…

Jérôme – Mais enfin, c’est ridicule !

Delphine – À l’heure qu’il est, il est peut-être déjà en fuite à l’étranger avec notre tableau !

Vincent – En Belgique, peut-être…

Delphine – Pourquoi en Belgique ?

Vincent – Pourquoi pas en Belgique… C’est plus près que la Bosnie…

Delphine – Il faut prévenir la police ! Lancer un mandat d’arrêt international !

Vincent – Ça ne peut pas être lui ! Il n’est pas très futé, c’est vrai, mais ce n’est pas un escroc… Il n’a pas assez d’ambition pour ça…

Delphine – Alors pourquoi pas elle ?

Vincent – Charlotte ?

Delphine – Je suis sûre que ce n’est pas la première fois qu’elle vient ici. Je ne suis pas idiote, hein ? Vous vous la tapez tous les deux, c’est ça ? C’est une call girl, et elle vous fait un tarif de groupe ?

Charlotte – Mais enfin, madame…

Delphine (à Vincent et Jérôme) – Vous aviez peut-être prévu que la soirée se termine par un déjeuner sur la moquette…?

Charlotte – Pourquoi vous aurais-je dit que c’était un faux, si c’était moi qui avais volé l’original ?

Delphine – Très bien, j’appelle la police tout de suite. Elle tirera cette affaire au clair.

Elle s’approche du téléphone, mais Jérôme s’interpose.

Jérôme – Non, ça ne peut pas être elle…

Delphine – Ah oui, et pourquoi ?

Jérôme – Parce que c’est moi…

Stupeur de Delphine et des deux autres.

Jérôme – J’avais besoin d’argent frais pour éponger mes pertes en bourse. J’ai placé ce tableau en gage… Mais je te jure que je ne t’ai jamais trompée ! (S’enfonçant) Pas avec cette fille en tout cas…

Delphine – J’en ai assez entendu ! Je retourne chez ma mère à La Baule. Mon avocat se mettra en contact avec toi dès lundi…

Delphine s’apprête à partir. Jérôme fait un geste pour la retenir.

Jérôme – Mais voyons, Delphine…

Delphine – Que tu m’aies trompée, je m’en doutais un peu. Mais que tu m’aies spoliée en détournant mon héritage ! Le Picasso de maman ! Je te ferai mettre en taule, je te le promets !

Jérôme est interrompu par la sonnerie du téléphone. Instinctivement, il regarde le numéro qui s’affiche.

Jérôme (comme s’il tenait une planche de salut) – C’est Thomas ! (À Delphine) Il va tout t’expliquer ! (Il répond) Thomas ? Putain, mais tu es où ? Tu peux dire que tu m’as foutu dans une merde ! (Un temps pendant lequel il écoute les explications de Thomas) Non ? (Nouveau temps pendant lequel les trois autres restent suspendus à ses paroles) Non ? Tu me le jures ? Non, non, je te crois… Ok, je te rappelle… (Jérôme raccroche et se tourne vers Charlotte) Thomas n’a jamais procédé à un échange d’appartement clandestin. D’ailleurs, il n’est pas parti en Belgique. Il s’est cassé une jambe en tombant de la scène en répétant le malade imaginaire, et il est bloqué chez lui avec un plâtre…

Vincent – Il n’a vraiment pas de bol…

Jérôme – Il a juste refilé mes clefs à une de ses copines du cours Florent pour qu’elle donne à manger aux poissons à sa place.

Les regards de Vincent et Delphine se tournent eux aussi vers Charlotte, qui éclate de rire.

Charlotte (sans accent) – Ok, je ne suis pas belge… (Stupeur des trois autres) Ni professeur aux Beaux Arts.

Jérôme – Mais alors comment vous avez vu que le Picasso était faux ?

Charlotte – J’ai bluffé.

Jérôme – Bluffé ?

Charlotte – Ça se voit qu’il est faux, ce tableau, non ? Et puis je me disais que ce n’était pas possible d’avoir un vrai Picasso chez soi…

Vincent – Mais alors… pourquoi cette comédie ?

Charlotte – Vous ne me reconnaissez vraiment pas ?

Jérôme – Non !

Charlotte – Imaginez moi avec des boutons partout… et sans un poil sur le caillou.

Vincent – Clafoutis !

Charlotte – Au début, quand Thomas m’a refilé les clefs, je voulais juste profiter de l’aubaine pour poser un peu mes valises pendant quelques jours, puisque l’appartement était inoccupé…

Jérôme – Vos valises ?

Charlotte – Quand mon mec m’a vue débarquer avec mon crâne d’œuf, il y a six mois, il a cru que j’avais un cancer, et il m’a larguée. Je suis sans domicile fixe depuis…

Vincent – Désolé…

Charlotte – C’est en reconnaissant le pharmacien avec sa tête de savant nazi que j’ai eu l’idée de prendre ma revanche.

Jérôme – Mais je n’y suis pour rien moi !

Charlotte – C’est ça… Ça vous a bien fait rigoler quand même, quand vous m’avez vue dans cet état là, avec votre copain, à la pharmacie, non ? J’étais tellement défigurée qu’aujourd’hui, vous ne m’avez même pas reconnue tous les deux !

Jérôme (incrédule) – Clafoutis…

Charlotte – Et je ne vous parle même pas du casting que vous m’avez fait rater… C’était pour jouer Esmeralda dans Le Bossu de Notre Dame… Avec la tête que j’avais à l’époque, on m’a proposé le rôle de Quasimodo !

Vincent – Je suis vraiment désolé…

Charlotte – Quand je vous ai vus tous les deux il y a une heure avec vos gueules de collégiens pris en faute… Sans parler de la Castafiore… Je me suis dit que c’était l’occasion de rigoler un peu, moi aussi…

Jérôme – Je vous rappelle que vous parlez de ma femme…

Delphine – Plus pour longtemps, sois en sûr…

Vincent – Bravo… Vous êtes une sacrée comédienne…

Jérôme – Meilleure que Thomas, en tout cas…

Charlotte – Disons que vous êtes bon public… Et puis l’improvisation, dans les cours de théâtre, on est super entraîné…

Vincent – Et… pourquoi une belge ?

Charlotte – Ça, ça m’est venu en écoutant la radio…

Delphine – Très bien… J’espère que vous vous êtes bien amusée… Moi, en tout cas, ça m’a ouvert les yeux sur pas mal de choses…

Charlotte (à tous) – Vous n’avez pas trouvé ça drôle ? Pour moi, c’était du billard. J’avais l’impression de débarquer directement sur la scène d’une comédie de boulevard. Avec la femme, l’amant et le mari cocu…

Jérôme – Quel cocu ?

Delphine (embarrassée) – Ne détourne pas la conversation, tu veux ? (À Charlotte) Et vous n’êtes pas non plus la petite amie de Vincent, je suppose ?

Charlotte (ironique) – Pourquoi ça vous intéresse tellement ?

Delphine – Ce qui reste vrai dans tout ça, c’est que tu es un raté… et un escroc.

Jérôme (pathétique à Delphine) – Tu ne vas pas me quitter, dit ?

Vincent – Et si on mettait un peu de musique pour détendre un peu l’atmosphère…?

Vincent remet la radio, qui diffuse la chanson de Jacques Brel Ne Me Quitte Pas.

Brel – Ne me quitte pas, tout peut s’oublier. Oublier le temps, des malentendus…

Ils écoutent tous les quatre la chanson pendant un instant, en ruminant chacun leurs pensées en même temps qu’un reste de pizza. Mais la chanson est bientôt interrompue par un flash d’information.

Speaker – Nous interrompons ce programme musical pour vous rappeler l’épilogue de la grave crise que vient de traverser l’Europe : la Wallonie demande maintenant son rattachement à la France, avec le statut de Département d’Outre-mer. La Flandre, pour sa part, dont une bonne partie du territoire est déjà situé en dessous du niveau de la mer, sera rendue à l’océan et transformée en parc à huîtres…

Reprise du programme musical avec une autre chanson de Brel : Le Plat Pays.

Brel – Avec la Mer du Nord, pour dernier terrain vague, et des vagues de dunes, pour arrêter les vagues, et de vagues rochers, que les marées dépassent…

Vincent préfère changer de station.

Speakerine (voix sirupeuse) Avec le shampoing spécial cheveux frisés de L’Oréal, tous les matins, en sortant de ma salle de bain, je ressemble à un caniche sortant du toilettage. L’Oréal, parce que je ne vaux pas mieux…

Ils sont interrompus par la sonnerie du portable de Jérôme. Il regarde l’écran. Et coupe la radio.

Jérôme – C’est une alerte boursière que j’avais posée… (Il lit et sa mine s’illumine soudain) La petite start up dans laquelle j’avais investi le montant du Picasso vient de réussir à faire repousser les poils d’un berger allemand !

Delphine – Tu veux dire… un chien ?

Jérôme – Ils sont autorisés à passer au stade des essais sur l’homme ! Vous vous rendez compte ? Mieux que le Viagra ! Il y a beaucoup plus de chauves que d’impuissants dans le monde ! C’est un marché phénoménal !

Vincent – Bon, ne t’emballe pas trop vite quand même… Ils commencent seulement les essais sur l’homme. Souviens-toi de ce médoc que j’avais fait tester à Charlotte…

Jérôme (pianotant sur le clavier de son portable) – Tu as raison… Comme on dit en bourse : il faut acheter la rumeur, et vendre la nouvelle ! Le prix des actions a déjà été multiplié par mille en 2 heures. (Il appuie sur la touche envoi avec un grand sourire) Ça y est ! Je viens de revendre le tout avec une plus-value de…

Delphine – Combien ?

Jérôme (regardant son écran) – Oh, putain ! L’écran de mon portable n’est même pas assez grand pour afficher tous les zéros… C’est le jackpot !

Delphine – Et mon Picasso ?

Jérôme – C’est vrai, j’avais mis en gage ton tableau pour pouvoir faire ce dernier investissement à risque. Mais maintenant, on va pouvoir le récupérer. Et en acheter une demi-douzaine d’autres !

Delphine – Une demi-douzaine ?

Jérôme – Et un diamant aussi gros que celui de Charlotte, je te le promets. Mais un vrai !

Delphine se rapproche tendrement de lui.

Delphine – J’ai toujours cru en toi, mon chéri. D’ailleurs, je suis contente que tout s’arrange entre nous, parce que j’avais une grande nouvelle à t’annoncer : tu vas être papa !

Léger malaise de Vincent.

Jérôme (aux anges) – Un héritier ! Cette fois, on débouche le champagne !

Pendant qu’il va chercher la bouteille, Delphine s’approche de Charlotte.

Delphine – Allez, on fait la paix ? Vous ne dites rien à mon mari de ma liaison avec Vincent, et je vous le laisse, d’accord…?

Charlotte – Qui vous dit qu’il m’intéresse…

Delphine – Vous ne serez pas déçue, vous verrez… Et puis si vous ne voulez pas finir comme ce pauvre Thomas, croyez-moi, il serait temps d’investir dans la pierre avant que vous même n’ayez besoin d’un bon ravalement…

Jérôme est en train de s’escrimer sans succès pour essayer d’ouvrir le champagne.

Vincent se rapproche de Charlotte. Delphine les laisse et va rejoindre Jérôme pour sortir les coupes de champagne.

Vincent – C’est dommage, j’aimais bien votre accent… Vous pourriez me le refaire, de temps en temps ?

Charlotte (avec l’accent belge) – C’est une proposition, une fois ?

Vincent – Pourquoi pas ?

Charlotte – Je ne suis pas sûre que nous ayons beaucoup de choses en commun…

Vincent – J’avais beaucoup de choses en commun avec ma première femme. À commencer par une très grosse Assurance Vie Option Sérénité entièrement défiscalisée. Et on a divorcé…

Charlotte – Et Delphine ?

Vincent – Vous avez vu vous-même ? Il suffit que la bourse remonte pour qu’elle trouve son mari plus sexy que moi…

Charlotte – Et moi ? Qu’est-ce qui vous dit que je vous trouve sexy ?

Vincent – Vous êtes sans domicile fixe, et j’ai un grand appartement à Neuilly.

Charlotte (ironique) – Vous savez parler aux femmes, vous…

Vincent – Et puis je vous ai déjà fait perdre tous vos cheveux avant de vous connaître. C’est comme à la bourse. Ma cote est tellement basse. Maintenant, elle ne peut que remonter…

Charlotte – En tout cas, on ne partira pas en voyage de noces en Belgique… Ça n’existe plus…

Delphine revient avec les coupes.

Delphine – Fini le chocolat belge…

Vincent – La bière belge…

Charlotte – Les histoires belges…

Delphine (philosophe) – La Belgique, c’était un peu comme ce bocal… Des poissons trop différents dans un espace trop petit. Et pas assez de frites pour tout le monde…

Le téléphone de Jérôme sonne à nouveau. Pour répondre, il passe la bouteille de champagne à Vincent.

Jérôme (à Vincent) – Tiens, ouvre ça, tu veux… (Prenant la communication) Allo ? (Un temps pendant lequel il écoute son interlocuteur). Non… Oh, putain… Ok, on arrive… (Pendant que Vincent s’escrime à déboucher le champagne, Jérôme range son portable) C’était Thomas. Pour changer un peu, il est dans la merde…

Vincent – C’est à dire…?

Jérôme – Il est coincé dans ses toilettes avec son plâtre et il n’arrive plus à ouvrir la porte… Il veut qu’on aille le délivrer…

Vincent fait sauter le bouchon du champagne. Le bouchon vient heurter le bocal qu’il renverse. L’eau se répand par terre avec les (faux) poissons.

Delphine – Je crois que ces poissons-là non plus n’étaient pas faits pour vivre ensemble très longtemps…

Noir sur la chanson de Jacques Brel intitulée Bruxelles.

Jacques Brel – C’était au temps où Bruxelles rêvait, c’était au temps du cinéma muet, c’était au temps où Bruxelles chantait, c’était au temps où Bruxelles bruxellait…

Les comédiens reviennent saluer en tenant une banderole sur laquelle est écrit : Aucun vrai poisson rouge n’a été maltraité pendant le déroulement de cette représentation.

Ce texte est protégé par les lois relatives au droit de propriété intellectuelle. Toute contrefaçon est passible d’une condamnation allant jusqu’à 300 000 euros et 3 ans de prison.

Paris – Novembre 2011

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-14-7

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