À quelques pas du 10 rue Monsieur-le-Prince, où je dois donner mon premier cours de sémiotique publicitaire, se trouve à cette époque un minuscule bistrot tenu par un Auvergnat. J’ignore s’il existe toujours. Certains coins de Paris n’ont pas beaucoup changé alors, depuis les années cinquante, et l’estaminet de ce bougnat, en plein Quartier-Latin, appartient déjà à un autre temps. Le mercredi, l’agenda de Greimas est réglé comme du papier à musique. Vers neuf heures il prend son café dans ce bistrot où il a sa table, et il y donne éventuellement quelques rendez-vous. Il travaille ensuite dans son minuscule bureau, juste en face de la petite pièce où se tiennent les ateliers. Puis il retourne déjeuner chez l’Auvergnat, éventuellement en compagnie d’autres personnes ayant sollicité un entretien, ou avec ses plus proches disciples. Le téléphone portable n’existe pas encore. Ceux qui veulent joindre le maître n’hésitent donc pas à appeler le bougnat qui sert de standardiste au chef de file de l’École Sémiotique de Paris, et qui sans le savoir a dû avoir au bout du fil tout ce que l’époque compte de grands intellectuels. Greimas prend ensuite le métro pour se rendre à Port-Royal donner son grand séminaire, souvent en compagnie d’invités de marque comme Paul Ricœur ou Umberto Eco, conviés à partager la tribune avec lui pour apporter leur contribution ou même leur contradiction. Car Greimas ne craint guère la controverse, qui au contraire stimule son esprit. Même quand c’est pour faire part de ses doutes, il a réponse à tout, sur tous les sujets, et quel que soit son interlocuteur. C’est l’un des plus grands penseurs du vingtième siècle, mais il sait aussi manier l’humour, ce qui rend ses interventions plus accessibles, même sur les sujets les plus arides. Quand il a fini de répondre à une question, même si seule une poignée d’initiés ont vraiment saisi le sens de ce qu’il a dit, les autres pour le moins se souviennent d’avoir compris la plaisanterie qu’il a faite au début, et ça les rassure un peu. Le séminaire se poursuit de façon informelle au café du coin où le maître, pour se détendre, semble davantage apprécier à sa table la compagnie des jolies femmes que celle des vieux thésards.
Si Greimas n’aime rien plus que le débat, ce n’est pas encore mon cas. Et je suis bien sûr tétanisé à l’idée d’avoir à faire face pour la première fois en tant que chargé de cours à ces élèves qui il y a quelques mois encore étaient mes camarades. Surtout quand Greimas en personne est dans le bureau d’à côté, voire quand Joseph Courtès, qui lui sert de secrétaire, mais qui a écrit avec lui le fameux Dictionnaire Raisonné de la Théorie du Langage, se trouve dans la pièce même où je donne mon cours, et entend chaque mot que je prononce tout en mettant de l’ordre dans ses papiers ou en tapant à la machine. C’est pourquoi le mercredi matin, avant de donner mon cours, je vais moi aussi chez le bougnat, et qu’avec mon café je m’enfile un petit calva pour me relaxer un peu.
Contre toute attente, la fréquentation de mon atelier de sémiotique publicitaire explose très vite. Hormis les étudiants habituels, tout ce que Paris compte de free-lances désireux d’acquérir à bon compte quelques rudiments de sémiotique se presse pour assister à mes cours. Vu l’extrême exiguïté du lieu, certains doivent rester sur le palier. Floch me rapporte que Greimas, avec qui je n’ai encore jamais eu une vraie conversation, s’en étonne et s’en amuse. Mais qu’est-ce qu’il leur raconte, Martinez, pour qu’il y ait tant de monde à son atelier ?