Il est là. Elle arrive avec un tableau, un portrait de jeune femme, tenant apparemment plus de la croûte que du chef d’œuvre, mais doté d’un cadre doré.
Lui – Qu’est-ce que c’est que cette horreur ?
Elle – Il était accroché au-dessus du lit de mon arrière-grand-mère, dans sa maison de retraite. Chaque fois que j’allais la voir, elle me répétait qu’après sa mort, ce tableau serait pour moi…
Lui – C’est très généreux de sa part. Surtout qu’à part cette croûte, elle n’a rien laissé d’autre à personne…
Elle – Ma mère y est allée hier pour débarrasser la chambre. Elle m’a donné le tableau.
Lui – C’est un portrait… C’est qui ?
Elle – Mon arrière-arrière-grand-mère, je crois…
Lui – Elle était plutôt pas mal… quand elle était jeune. Tu lui ressembles un peu…
Elle – Tu trouves ?
Lui – Et qu’est-ce que tu comptes en faire ?
Elle – Je ne sais pas… Je ne peux pas le jeter quand même…
Lui – Non, évidemment… De là à l’accrocher dans le salon…
Elle – On pourrait l’accrocher au-dessus de notre lit…
Lui – Tu plaisantes ?
Elle – Évidemment…
Lui – Elle avait quel âge, ton arrière-grand-mère exactement ?
Elle – Elle était née en 1910 à Auvers-sur-Oise.
Lui – À Auvers ? C’est dingue ! Tu te rends compte ? À vingt ans près elle aurait pu croiser Van Gogh.
Elle – Elle racontait toujours que sa mère l’avait bien connu.
Lui – Non…? Van Gogh ?
Elle – Ouais.
Lui – Mais quand tu dis bien connu…
Elle – Je ne sais pas.
Lui – Si ça se trouve tu es l’arrière-arrière-petite-fille de Van Gogh…
Elle – Va savoir…
Lui – Et comme il n’a pas d’autre descendance connue, tu serais l’héritière de sa fortune.
Elle – Sa fortune ?
Lui – Oui, remarque, tu as raison… Les gens qui ont acheté ses tableaux sont richissimes aujourd’hui, mais lui il est mort dans la misère. Et ce tableau…?
Elle – Mon arrière-grand-mère me disait qu’elle tenait ce tableau de sa mère…
Lui – Mais d’où il venait ? Qui l’a peint, ce tableau ?
Elle – Je ne sais pas.
Lui – Il n’est pas signé ?
Elle – Non… Ou alors la signature n’est plus visible.
Lui – Tu penses à ce que je pense ?
Elle – Oui… Mais non, ce n’est pas possible…
Lui – Si ton aïeule l’a bien connu… Personne n’en voulait, de ses toiles. Et il n’avait pas un sou. Je suis sûr qu’il aurait pu en donner une contre un repas chaud. Alors pour tirer un coup, tu penses bien…
Elle – Ne te gêne pas, traite mon arrière-arrière-grand-mère de pute !
Lui – Je ne dis pas ça mais… un petit cadeau.
Elle – Non, et puis tu l’as dit, regarde, c’est une croûte !
Lui – Franchement, j’ai vu certains tableaux dans des musées… Si on ne savait pas que c’était signé par de grands maîtres… Qu’est-ce qu’on y connaît en peinture, nous ?
Elle – Tu as raison… Il faudrait le faire expertiser…
Lui – Imagine un peu. Un Van Gogh. Même si ce n’est pas le meilleur, ça vaudrait des millions.
Elle – Il ne faut pas trop d’emballer quand même…
Lui – Oui… Après tout, il vaut peut-être mieux laisser planer le doute. Rêvons encore un peu, plutôt que de rompre le charme tout de suite.
Elle – Sans compter qu’une expertise, ça ne doit pas être donné. Tout ça pour qu’on nous dise que c’est l’œuvre… d’un peintre du dimanche.
Lui – Mais du coup, j’ai presque envie de l’accrocher au-dessus de notre lit, maintenant.
Elle – Pourquoi ça ?
Lui – Je ne sais pas… Penser que Van Gogh a peint ça pour niquer ton arrière-arrière-grand-mère. Et que maintenant ça vaut des millions. Ce serait le coup le plus cher du monde, non ?
Il prend le tableau pour le regarder.
Elle – Moi je ne suis pas sûre que ça me motive beaucoup.
Lui – Il pèse une tonne ce tableau, non ?
Elle – C’est vrai, j’ai remarqué aussi.
Lui – Finalement, je ne crois pas que ce soit une bonne idée de l’accrocher au-dessus du lit. Si on le prend sur la tronche…
Elle – Pourquoi il est aussi lourd, ce tableau ?
Lui – Ce n’est pas la toile, c’est forcément le cadre…
Elle – Habituellement, les cadres, c’est en bois…
Lui – Pour du bois, ça ferait très lourd.
Elle – Ou alors c’est de la fonte.
Lui – Un cadre en fonte ? Et puis ce n’est pas la couleur de la fonte.
Elle – C’est peut-être de la peinture.
Il gratte un peu le cadre avec son ongle.
Lui – On dirait que non…
Elle – Tu penses à ce que je pense ?
Lui – Oui… je ne connais qu’un métal qui soit doré.
Elle – Si c’est de l’or, c’est l’équivalent d’au moins un lingot.
Lui – Finalement, ce tableau a peut-être de la valeur.
Elle – En tout cas, on peut rêver…
Noir