L’opéra de Manaus

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Manaus est une île, perdue au milieu d’un océan de forêt. On n’y accède que par avion, ou par bateau, en suivant cette route maritime qu’est l’Amazone, plus longue que la plupart des océans, et si large que depuis l’une de ses rives, on ne peut apercevoir l’autre à l’œil nu. Au fil du temps et des courants, de tempêtes en naufrages, nombre de navigateurs solitaires, venus de la forêt environnante ou de l’autre bout du monde, ont échoué sur cette île déserte désormais surpeuplée, sans avoir jamais pu retrouver le chemin du retour. Condamnés à vivre ensemble, ils partagent sur la Terre ce destin insulaire. Marins novices embarqués sur un bateau ivre, ils sont d’abord venus dans l’espoir d’une vie facile et d’un enrichissement rapide. Pour attirer le chaland, comme des mouches sur un papier collant, Manaus a été déclarée zone franche. Une sorte de paradis fiscal, en somme. Un mirage, surtout. Un gigantesque magasin discount où tout se vend, en détaxe et bien sûr à crédit. Une vie pour une télé et un frigo. Quand on n’a pas de quoi se payer l’électricité. La mort pour un rêve de pépite. La sinistre réalité d’une vie de mineur. Après avoir cédé à l’appel des sirènes, ces marins d’eau douce sombrent tous lentement dans l’alcool. Comme tous les chercheurs d’or qui transitent par cette ville, avant d’aller fouiller les entrailles de la terre au plus profond de la forêt, je savais bien inconsciemment que jamais je ne trouverais ce que j’étais venu chercher là en plein jour, au cœur des ténèbres. Mais il est des voyages qu’on ne peut éviter, sauf à manquer un rendez-vous avec soi-même. Lorsqu’un Européen arrive dans une ville du nouveau monde, il cherche souvent d’instinct, comme les marins un phare, le monument le plus ancien du coin. Même en ruine. Quelques vieilles pierres posées l’une sur l’autre comme un cairn rassurant à l’attention du randonneur trop intrépide qui se serait perdu dans la brume. Je savais qu’il existe à Manaus un opéra. Je ne m’attendais pas, bien sûr, à me retrouver soudain Boulevard des Italiens, au milieu de l’Amazonie, mais la perspective de prendre un café en admirant la façade d’un monument historique me rassurait. Je ne suis pas amateur d’art lyrique. Je ne vais jamais au Palais Garnier. Mais si des bâtisseurs d’opéras avaient vécu ici, il y restait peut-être encore d’autres traces de leur passage civilisateur. De quoi mieux supporter la barbarie de cette oasis tentaculaire aux allures de cloaque, perdue au milieu d’un désert de plus en plus peuplé, recouvert d’une forêt de moins en moins vierge. Dans les eaux irisées de gasoil du port de Manaus, entre les bateaux qui déversent chaque jour leurs cargaisons d’électroménager duty free et de vêtements made in China, des enfants se baignent nus parmi toutes sortes de détritus. Ils rient, comme tous les enfants du monde. Ou presque. Même la vie ne vaut pas cher dans les paradis fiscaux. Aux naissances non déclarées, l’existence ne s’impose pas. Il y avait bien un café, en face de l’opéra. Mais la façade du monument, en ravalement, était entièrement cachée derrière une bâche. Comme un immense écran de projection masquant la principale curiosité de la ville, afin d’empêcher que le touriste de passage en emporte le souvenir avec la photo. Je suis allé à Manaus, je n’ai jamais vu l’opéra. La vie est un voyage. Son terme un rendez-vous manqué.