L’été du bac, mon père, sans me demander mon avis et sans juger utile de me prévenir à l’avance, m’avait trouvé un job pour le mois de juillet dans l’agence bancaire où était domicilié son compte et celui de son entreprise, à la Société Générale de Pontoise. Il faut croire qu’il avait un certain crédit auprès du directeur, car je n’avais même pas eu à passer un simulacre d’entretien d’embauche, alors que je n’avais à l’évidence aucune des compétences requises et encore moins de dispositions naturelles pour un travail d’employé de banque. Plus généralement, j’ignorais tout de ce monde fantastique de la vie de bureau.
Je vécus donc cet inévitable rite de passage, de l’enfance et son argent de poche à l’âge adulte du salariat, comme une épreuve à la fois nécessaire et douloureuse, pour ainsi dire comme un dépucelage. La première fois, on se doute que faute d’expérience préalable, ça ne va pas être aussi agréable qu’on l’avait fantasmé, mais on espère que par la suite, comme pour tous les autres, ça glissera mieux, qu’on y prendra goût et qu’on y trouvera même quelques satisfactions. Au pire, à défaut de véritable plaisir, on se contentera de l’argent qu’on voudra bien nous donner en échange de la mise à disposition de notre propre personne auprès du grand capital, pour son plus grand profit et sa pleine jouissance.
Provisoirement, je quittais l’univers rassurant de la scolarité, et je pénétrais dans ce monde inconnu du travail rémunéré. Pour ce déniaisement, on m’avait prudemment affecté au service de la compensation, sans doute afin d’éviter tout contact potentiellement catastrophique avec la clientèle. Chaque jour des clients, justement, déposent à la Société Générale des chèques d’autres banques, et chaque jour dans d’autres banques, on dépose des chèques de la Société Générale. Pour faire l’économie de mouvements de fonds superflus, ce service a pour mission de comptabiliser tous ces chèques afin de procéder à leur annulation, jusqu’à hauteur du solde, qui seul fera l’objet d’un transfert. Concrètement, cela consistait pour les employés de la compensation à additionner à la main, banque par banque, à l’aide d’une simple calculette, les milliers de chèques déposés la veille à l’agence, afin de tomber sur le chiffre exact qui ferait l’unanimité.
J’ai toujours eu du mal à faire une addition de plus de cinq lignes sans me tromper, alors imaginez un peu la probabilité pour moi de tomber sur le bon résultat après avoir additionné pendant plus d’une heure des milliers de chiffres comportant tous des centimes après la virgule. En un mois, je ne pense pas avoir trouvé une seule fois le bon numéro du premier coup. Il fallait qu’un autre employé, un vrai celui-là, passe derrière moi pour refaire mes additions afin de tomber juste. Un travail dont il s’acquittait en vingt minutes, tout en continuant à bavarder avec ses collègues, quand j’y passais presque la matinée pour n’arriver à rien. J’en faisais des cauchemars, en reprenant chaque nuit encore et encore ces interminables additions, tout en me demandant avec angoisse où pouvait bien se cacher l’erreur fatale rendant tout mon travail inutilisable, et faisant de moi un inutile.
Ma chef de bureau, d’ailleurs, ne prenait guère de gants pour me signifier à quel point j’étais un employé pathétique, considérant à juste titre que ma présence dans ce bureau n’était dû qu’au piston dont j’avais bénéficié en tant que rejeton d’un gros client de l’agence. Tu seras un salarié, mon fils. Cette épreuve initiatique fut particulièrement pénible pour moi, et ma vie durant, je garderai une profonde aversion pour ce travail de bureau, auquel ma scolarité passée et mes futures études semblaient me destiner.
J’en aurais presque regretté de ne pas avoir choisi d’être un ouvrier. Au moins, quand on travaille de ses mains pour accomplir une tâche simple, comme couper du bois par exemple, on peut parfois penser à autre chose. Quand je ne travaillais pas à la Société Générale, en effet, le week-end ou pendant les vacances scolaires, mon père nous tirait du lit mon frère et moi, à cinq heures du matin, été comme hiver, pour aller travailler en forêt à trente ou cinquante kilomètres de la maison, après avoir fait le trajet avec les autres bûcherons espagnols ou yougoslaves à l’arrière d’une camionnette bâchée. Au moins, on était au grand air, et tout en brûlant des branches ou en empilant des rondins, je pouvais laisser mon esprit vagabonder.
Mais je ne me voyais pas non plus finir ma vie en homme des bois, surtout avec mon père comme patron. Je commençais à m’inquiéter sérieusement pour mon avenir professionnel. Alors quoi ? Gratte-papier dans un bureau ou forçat en usine ? Kafka ou Zola ? Et si j’étais un bon à rien tout simplement, comme me le répétait si pertinemment mon père à longueur de journée, sans doute pour me donner du cœur à l’ouvrage ?