Noces de sang

Noces de sang

Au volant de sa voiture, Sandra gravissait les derniers kilomètres de la route sinueuse qui conduisait à la villa où elle espérait trouver son amant. Elle avait le cœur battant. Malgré l’interdiction formelle que lui avait faite Charles, elle n’avait pu résister à la tentation d’aller le voir chez lui. Ou plutôt chez sa femme, puisque la superbe propriété située sur les hauteurs de Cannes appartenait à la riche veuve qu’il n’avait épousée, disait-il, que pour son argent.

Il y avait plus d’une semaine que Sandra n’avait pas vu l’homme qu’elle aimait. Depuis des mois, Charles lui promettait de quitter son épouse. Lors de leur ultime rendez-vous, il lui avait juré que cette fois, c’était pour bientôt. En attendant, Sandra devait être raisonnable et ne pas chercher à prendre contact avec lui. Mais Sandra, maîtresse délaissée, blessée dans son orgueil, n’en pouvait plus d’attendre. Il ne la prenait même plus au téléphone ! Et si c’était d’elle, dont il voulait se débarrasser en l’éloignant ainsi ? Elle devait en avoir le cœur net.

En arrivant sur le parking situé en bord de route, devant la villa, Sandra constata avec dépit que la voiture de Charles n’était pas là. Elle avait caressé l’espoir de le trouver seul à la maison… Elle aperçut en revanche le coupé sport de sa femme, garé à l’ombre d’un pin parasol. Sandra eut d’abord le réflexe de faire demi-tour. Elle craignait les conséquences d’un tête à tête avec cette mégère, qu’elle n’avait jamais vue. Mais le sort s’en mêla. Tandis qu’elle manœuvrait vivement pour repartir sans être vue, Sandra perçut un bruit caractéristique et, se penchant par la vitre ouverte, constata que sa roue avant gauche était dégonflée…

Impossible de refaire en sens inverse, avec un pneu crevé, les cinq kilomètres de route en lacets qui l’avait conduite jusque là. Quant à changer une roue sur ce parking sans attirer l’attention, il n’y fallait pas songer. Elle n’avait donc plus d’autre choix que d’affronter sa rivale.

Tandis que celle-ci, longeant la piscine, descendait vers elle pour s’enquérir de ce qui se passait, Sandra se sentit envahie par un sentiment de jalousie. Moulée dans un tailleur de grand couturier, avec ses cheveux blonds soigneusement tirés en chignon, Chantal avait certes l’air un peu sévère, mais elle ne manquait pas de classe. Etait-ce vraiment là la femme acariâtre que lui avait dépeinte Charles ?

« Je ne suis pas sûre de savoir changer une roue » s’excusa aimablement Chantal. « Et mon mari n’est pas là… ». Rassemblant son courage, Sandra improvisa. « Je vous remercie, mais je peux me débrouiller toute seule. Si vous m’autorisez à utiliser votre parking… ». Chantal sourit. « Faites comme chez vous. D’ailleurs, j’allais sortir. Mon mari m’attend au restaurant. ». Chantal ne remarqua pas le trouble de Sandra et poursuivit sur le ton de la complicité féminine. « C’est notre anniversaire de mariage, aujourd’hui… ». Sandra fit un effort sur elle-même pour se dominer. « Félicitation » lâcha-t-elle d’un ton glacial. Chantal s’éloignait déjà vers la villa.

En ouvrant le coffre de sa voiture, Sandra tremblait de colère. Alors c’était comme ça que Charles se préparait à rompre avec sa femme ? Elle se sentait trahie. Humiliée. Elle saisit son cric avec des envies de meurtre, hésitant seulement sur le choix de sa victime. Elle opta pour Charles. Après tout, cette pauvre Chantal n’était pour rien dans tout cela. Quant à lui, il ne payait rien pour attendre…

Pour comble de malchance, Sandra se souvint, en apercevant la roue de secours au fond de son coffre, qu’elle avait négligé de la faire réparer suite à sa dernière crevaison, quelques semaines auparavant. Elle s’apprêtait à fondre en larmes quand une main secourable se posa sur son épaule. « Il y des jours comme ça… », murmura gentiment Chantal avec un air compatissant. Revenue sur ses pas, l’élégante quadragénaire lui tendit un trousseau de clefs. « Je ne pars que dans un quart d’heure, le temps de changer de tenue. Je crains que cet ensemble ne soit un peu triste pour un anniversaire de mariage… Prenez ma voiture pour aller jusqu’au garage en bas. Ils vous répareront votre roue en cinq minutes. ».

Tandis qu’elle redescendait à vive allure, au volant du coupé sport de Chantal, la route qui serpentait jusqu’au garage, Sandra écumait de rage. Nul doute que si Charles s’était trouvé devant elle sur le bas côté, elle aurait volontiers fait un écart pour lui passer sur le corps !

La sonnerie de son portable l’arracha aux autres scénarios de meurtres qu’elle échafaudait déjà pour se venger de son amant. Saisissant l’appareil dans son sac à main, elle répondit d’un ton peu amène mais, reconnaissant la voix de son interlocuteur, elle se radoucit aussitôt. C’était lui ! Il osait la rappeler ! Plutôt que d’exploser, et de lui raconter ce qui venait de se passer, elle décida de faire comme si de rien n’était. Pour voir jusqu’où ce traître pousserait l’hypocrisie.

« Alors, ça y est ? » demanda-t-elle « Tu as quittée Chantal ? ». Bizarrement, cette question ne parut pas le démonter. « Un divorce me ruinerait » avoua-t-il. « Mais j’ai trouvé un autre moyen… ». « Ah, oui ? » commenta Sandra ironiquement. « Et comment comptes-tu t’y prendre ? ». « J’ai rendez-vous avec elle dans un quart d’heure » dit-il. « Elle devrait déjà être sur la route… ». Il marqua une pause avant de poursuivre, comme pour marquer la gravité de ce qui allait suivre. « J’ai trafiqué les freins de sa voiture » lâcha-t-il enfin. « Dans quelques secondes, elle devrait s’écraser au fond d’un ravin, et je serai enfin libre… ».

Le visage de Sandra se figea, tandis qu’elle digérait l’information que venait de lui communiquer son amant. Elle avala sa salive, avant d’appuyer lentement sur la pédale… Les freins ne répondaient plus, et les pneus du coupé sport, lancé à tombeau ouvert, mordaient déjà le bord du gouffre…