Pain perdu

Ils sont là tous les deux, avec l’air de ne pas savoir quoi faire.

Elle – Et si je faisais du pain perdu ?

Lui – Ah oui… pourquoi pas ? C’est une bonne idée… Mais… on a du pain rassis ?

Elle – Du pain rassis ? Ah non, je ne crois pas…

Lui – Bon…

Elle – Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Lui – Tu veux que j’aille en acheter ?

Elle – Du pain rassis ?

Lui – Du pain frais.

Elle – Tu crois qu’on peut aussi faire du pain perdu avec du pain frais ?

Lui – Pourquoi pas ?

Elle – Je ne sais pas… Je n’ai jamais essayé.

Lui – Si c’est bon avec du pain rassis, ça doit être encore meilleur avec du pain frais, non ?

Elle – Tu crois ?

Lui – En même temps… le pain perdu, c’est plutôt pour ne pas jeter le pain quand il est rassis.

Elle – C’est pour ça que ça s’appelle du pain perdu, j’imagine… Parce que c’est fait avec du pain qui aurait fini à la poubelle autrement.

Lui – Voilà… Pour ne pas gâcher la nourriture, alors qu’il y a plein de gens qui meurent de faim dans le monde.

Elle – Je vois ce que tu veux dire… J’avais perdu de vue la dimension morale du pain perdu.

Lui – En réalité, on en fait juste pour se goinfrer, parce qu’on aime ça, mais le prétexte, c’est de ne pas gaspiller la nourriture. C’est très jésuite, le pain perdu, en fait.

Elle – J’avais juste envie de manger du pain perdu.

Lui – Les cathos ont vraiment un problème avec le pain.

Elle – Ah oui ?

Lui – Le pain de l’eucharistie, c’est le corps du Christ, non ? Une sorte de pain perdu, quoi…

Elle – Je ne sais pas… On pourrait demander à la voisine.

Lui – Elle est catho, la voisine ?

Elle – Lui demander si elle a du pain rassis !

Lui – Ah oui…

Elle – Ouais…

Lui – Franchement, tu te vois demander à la voisine si elle ne pourrait pas nous donner son pain rassis ?

Elle – Non.

Lui – Si on avait des lapins, encore.

Elle – Les lapins mangent du pain perdu ?

Lui – Les lapins mangent du pain rassis !

Elle – Je ne savais pas.

Lui – À la campagne, les gens gardent le pain rassis pour le donner aux lapins. Pour ne rien laisser perdre. Et après on mange le lapin…

Elle – Donc, ils ne font jamais de pain perdu, à la campagne ?

Lui – Ceux qui n’ont pas de lapins, peut-être.

Elle – Moi qui pensais que le pain perdu, c’était un truc de grand-mère.

Lui – Des grands-mères qui n’ont pas de lapin, en tout cas.

Elle – Bon… On oublie le pain perdu, alors ?

Lui – Aller acheter du pain frais pour en faire du pain perdu… ce serait complètement immoral.

Elle – Oui… comme de donner du pain frais aux lapins.

Lui – Ou de la confiture aux cochons.

Elle – Je vais quand même aller à la boulangerie. J’achèterai deux baguettes.

Lui – Ça ne fait pas un peu trop ?

Elle – Comme ça, demain, on aura du pain rassis !

Lui – Eh ben tu vois ? Il y a toujours une solution finalement. Puisque tu vas faire des courses, regarde si on a encore des œufs.

Elle – Des œufs…?

Lui – Pour le pain perdu.

Elle – Des œufs frais, tu veux dire ?

Il la regarde, un peu inquiet.

Noir

Brèves du temps qui passe