Austin, c’est un peu le bout du monde. En tout cas, pour y arriver, je dois changer trois fois d’avion. Des avions de plus en plus petits, à mesure que je me rapproche de ma destination finale. Pour une raison que j’ignore, nous commençons par rester une bonne heure cloués au sol sur le tarmac de Roissy après avoir embarqué. Ce sera le début d’un long périple. Correspondance à Londres, avant d’attaquer la traversée de l’Atlantique. Ce n’est pas un vain mot pour moi. À plus de trente ans, je n’ai encore pris l’avion qu’entre Paris et quelques capitales européennes. Et encore pas très souvent. Cinq siècles après Christophe Colomb, je découvre donc l’Amérique. Et un an avant Claude Nougaro, j’atterris à New York. Dès l’aérogare, comme lui, je ressens le choc.
En principe, moi, je n’étais pas supposé aller plus loin que l’aérogare. New York ne devait être qu’une escale mais, sans doute en raison du retard accumulé, l’avion qui doit nous emmener jusqu’à Houston n’est pas là. La compagnie, royalement, nous offre quelques heures de repos dans un hôtel à proximité de l’aéroport. Compte tenu du décalage horaire, et de l’ambiance lunaire qui règne dans cette banlieue aéroportuaire, je ne sais déjà plus quel jour on est, et sur quelle heure régler ma montre pour être sûr de ne pas rater mon prochain avion. Autant dire que je ne dors pas beaucoup, et que je ne vois pas grand chose non plus de la grosse pomme.
Les taxis jaunes qui m’amènent à l’hôtel avant de me ramener à l’aéroport, en empruntant de gigantesques échangeurs autoroutiers, me rappellent néanmoins que je suis bien aux États-Unis. Je suis sur un autre continent, totalement inconnu. Je ne connais personne, je suis seul, et je ne parle que quelques mots d’anglais. Christophe Colomb, lui, il n’était pas tout seul.
J’arrive enfin à Houston, et j’ai encore l’impression d’avoir changé de monde. L’aéroport de New York était plutôt sale, et totalement bondé. Celui de Houston est flambant neuf, on mangerait sur les dalles de marbre qui recouvrent le sol, et il n’y a presque personne dans le hall et sur les tapis roulants. Je croise quelques hommes d’affaires coiffés d’un Stetson. Dallas et son univers impitoyable ne sont pas loin. Désormais je vais vivre dans un série américaine.
C’est un avion minuscule qui nous emmène à Austin. Il vole à très basse altitude, il n’y a aucun nuage en ce mois d’août, et on distingue parfaitement le sol. Ce qui me frappe d’abord, ce sont les milliers de piscines qui scintillent un peu partout, pratiquement une pour chaque maison.
L’aéroport d’Austin est encore plus petit que celui de Houston. Je suis arrivé, enfin, mais je ne sais absolument pas où aller. C’est dimanche, je crois. Ou lundi, plutôt. Par précaution, j’arrive bien avant la date de la rentrée à l’Université d’Austin. Le passage de la climatisation du hall de l’aéroport à la fournaise du dehors est brutal. C’est peu de dire qu’il fait chaud au mois d’août à Austin. Je ne saurai jamais exactement quelle température il fait, malgré les panneaux qui l’indiquent un peu partout, car c’est affiché en degrés Fahrenheit, et que je n’ai pas de calculette sur moi pour convertir ça en Celsius. Mais pour vous donner une idée, Austin est à peu près à la même latitude qu’Agadir. Moi ça ne m’avance pas beaucoup, je ne suis jamais allé à Agadir, encore moins au moins d’août.
Personne ne m’attendait à l’aéroport avec une petite pancarte Jean-Pierre Martinez. Et personne ne m’attend ailleurs avant une bonne semaine. Je monte dans un taxi et je lui demande de me conduire à un hôtel pas trop cher en centre-ville. À supposer que le mot centre-ville ait vraiment un sens dans une ville américaine. Le taxi me dépose devant un motel sur Congress Avenue, à trois kilomètres environ du campus. C’est là où, pour la première fois depuis presque trois jours, je peux enfin poser mon sac et, en me rasant, prendre le temps de réfléchir à la merde dans laquelle je me suis volontairement fourré.
J’avais un boulot, un logement, une famille malgré tout, une petite amie même si elle était restée en Croatie… Je suis seul dans un motel glauque au Texas. Il doit faire 15 degrés dans la chambre et pas loin de 50 dehors. Je n’ai absolument aucun contact ici hormis le nom du Directeur du Département de Français, dont j’ai toutes raisons de supposer qu’il a autre chose à faire que de s’occuper de moi. Dans une semaine, je prends mes fonctions en tant que lecteur, sans savoir ce que j’aurai à faire exactement et si je serai vraiment payé pour ça.
Le motel est au milieu de nulle part. Je décide d’aller en reconnaissance à pied du côté de l’université. Il fait une chaleur à crever. Je passe devant le congrès, copie conforme, en plus petit, de celui de Washington. Le campus commence un peu plus loin derrière. En réalité, l’université d’Austin, c’est une ville dans la ville. Plus de 300 hectares, 50.000 étudiants, des musées, une banque, des puits de pétrole, et même un réacteur nucléaire. Cependant, la ville étant plutôt calme et aérée, avec très peu de buildings, et le campus étant très verdoyant, on a l’impression d’être dans un grand parc.
Le French and Italian Department est un bâtiment autonome, assez grand, d’architecture néo quelque chose. On est dans un pays neuf, et dans un État, le Texas, qui l’est encore plus. Rien à part les gratte-ciel ne saurait donc être d’époque. On est en plein mois d’août, le campus est désert, je ne sais même pas s’il y a quelqu’un dans ce bâtiment ou même s’il est ouvert. Mais je n’ai parlé à personne depuis mon arrivée aux États-Unis il y a trois jours, à part quelques mots échangés avec des douaniers, des hôtesses de l’air ou des chauffeurs de taxis. Je ne me vois pas retourner dans ce motel sans avoir au moins essayé de parler à quelqu’un. Qu’est-ce que je risque ?
Je pousse la porte. C’est ouvert. Au bout d’un couloir, je trouve le secrétariat du Directeur, et à l’intérieur deux jeunes femmes, une blonde et une brune. La brune parle français, l’autre pas. Je me présente. Elles sont charmantes avec moi, et je me sens tout de suite un peu moins seul. Hélas, le directeur n’est pas là. Elles vont le prévenir. Je pourrai le voir demain. La brune s’en va. La blonde s’inquiète de savoir où je vais dormir. Je lui explique. Elle semble avoir pitié de moi, ou bien c’est mon charme français qui opère déjà. Elle m’invite à pique-niquer avec elle le soir-même sur les hauteurs du Colorado. Mon premier pique-nique au Texas. Ce sera aussi le dernier. Le coucher de soleil est magique. Pour voir la meilleure part du Texas, il faut lever les yeux au ciel.
Jane, c’est son nom, est d’une extrême gentillesse et d’une grande douceur. Elle me raconte un peu sa vie, comme si nous étions de vieux amis. Un peu de réconfort après ce long périple depuis Paris où j’ai laissé tous mes repères. Paris Texas. J’ai l’impression d’être dans un film. Je garderai cette impression tout le temps que durera mon séjour aux États-Unis.