Un bistrot. Deux femmes sont assises à une table. La première regarde droit devant elle.
Femme 1 – Qu’est-ce que tu regardes ?
Femme 2 – J’attends les résultats du loto. Ils vont bientôt les afficher, sur l’écran, là…
Femme 1 – Tu joues au loto ?
Femme 2 – J’ai eu envie d’essayer.
Femme 1 – Pourquoi pas…
Silence.
Femme 1 – Combien, la super cagnotte ?
Femme 2 – 115 millions.
Femme 1 – 115 millions…
Femme 2 – T’es en train de calculer combien ça fait en anciens francs…?
Femme 1 – À partir d’une certaine somme, on n’a plus de référence, de toute façon. Quand on te dit qu’une étoile est à 115 millions d’années lumière, tu ne te demandes pas combien ça fait en kilomètres ou en miles.
Femme 2 – Ni combien ça te coûterait en gasoil pour y aller avec ta Twingo…
Femme 1 – Qu’est-ce que t’as joué, comme numéro ?
Femme 2 – Mon numéro de sécu. Avec mon dernier versement ASSEDIC.
Femme 1 – La chance sourit aux audacieux… Tu te rends compte, si on gagnait…
Femme 2 – J’ai un peu de mal à imaginer.
Femme 1 – Plus besoin de se lever le lundi pour aller bosser. 365 jours de RTT par an…
Femme 2 – Ouais… Tout plaquer…
Femme 1 (un peu inquiète) – Tout ?
La deuxième reste polarisée sur la télé.
Femme 1 – Qu’est-ce que tu ferais, si tu avais 115 millions, là, tout de suite ? Enfin 57 millions et demi… (La deuxième le regarde) Attends, on est pacsées non ? Pour le meilleur et pour le pire…
Femme 2 (soupirant) – Je ne sais pas… Tu gagnes 10.000 euros, tu es contente. Tu te payes un petit extra. Je veux dire, ça ne te change pas la vie. Mais 115 millions… Il y a un avant, et un après. Là tu deviens carrément quelqu’un d’autre. C’est comme une deuxième naissance. Ça fait presque peur, non ?
Femme 1 – Moi, je commencerais par dire à mon patron tout le bien que je pense de lui… et après je foncerais chez le concessionnaire Mercedes pour m’acheter une voiture plus grosse que la sienne. Gagner au loto, c’est une autre façon d’instaurer la dictature du prolétariat, non ? À titre individuel…
Femme 2 – Ça doit secouer, quand même. Ne plus avoir aucune limite à ses désirs, du jour au lendemain. Plus aucune contrainte. Pouvoir faire ce qu’on veut. Tout ce qu’on veut…
Femme 1 – Je pense que je pourrais gérer.
Femme 2 – Pas sûr… Il n’y a qu’à lire les journaux. Le nombre de gagnants du loto qui finissent complètement ruinés…
Femme 1 – Si tout ce qu’on risque en gagnant au loto, c’est de finir ruiné… On n’a pas grand chose à perdre, non ?
Femme 2 – Sans parler des divorces… Tu crois que notre couple y résisterait ?
Silence.
Femme 1 – En même temps, je ne sais pas trop… Comment donner un sens à une vie de milliardaire qui vous tombe dessus comme ça, par hasard ?
Femme 2 – Tu crois que les filles de milliardaires se posent ce genre de questions métaphysiques ?
Femme 1 – Ouais, mais elles, elles sont nées comme ça. Elles ont eu le temps de s’habituer. Elles ne connaissent rien d’autre. Quand tu gagnes au loto, ça te tombe dessus d’un seul coup. Une chance sur 20 millions, tu te rends compte…
Femme 2 – Le nombre moyen de spermatozoïdes lors d’une éjaculation est de 300 millions.
Femme 1 – Et alors ?
Femme 2 – Alors si on est là toutes les deux, c’est qu’on est déjà sacrément veinardes. Notre vie de prolos aussi, elle nous est tombée dessus par hasard. Disons que là, on donne une deuxième chance au tirage. Histoire de rectifier le destin, qui nous a pas fait naître avec une cuillère en argent dans la bouche.
Femme 1 – Je ne sais pas… Ça me fait un peu peur quand même… Et puis ça voudrait dire que notre vie d’aujourd’hui ne vaut rien… Qu’elle ne valait pas la peine d’être vécue… C’est ce que tu penses ? C’est pour ça que tu joues au loto ? Parce que tu crois que notre vie ne vaut rien ?
Femme 2 – Mais qu’est-ce que tu racontes… Et puis c’est la première fois que je joue. C’est juste pour rigoler.
Femme 1 – La plupart des gagnants sont des gens qui jouaient pour la première fois. La chance du débutant, c’est connu…
Soudain, elles semblent toutes les deux presque inquiètes.
Femme 2 (tendue) – Ça y est, ils vont donner les résultats…
Elles regardent, scotchées, le tirage.
Femme 1 – Alors ?
Femme 2 (vérifiant sur son ticket) – On n’a aucun bon numéro. C’est très rare, tu sais. J’ai un peu oublié mes cours de statistiques au lycée, mais je me demande si la probabilité de n’avoir aucun numéro n’est pas presque aussi élevée que celle de les avoir tous.
Femme 1 – Alors dans en sens, on peut dire qu’on a eu de la chance…
Elles se regardent avec complicité et ont un geste de tendresse.
Femme 2 – Et dire que tout ce bonheur aurait pu nous échapper d’un coup…
Femme 1 – Ça fait froid dans le dos…