Portrait de famille

Portrait de famille

La première chose que vit Fabrice, en entrant dans cette maison où il n’était plus venu depuis des mois, fut le portrait de sa grand-mère, accroché dans le vestibule. Son cœur se serra. Quelques jours avant l’anniversaire de ses quatre-vingts ans, Mamie Angèle, qui paraissait pourtant en pleine santé, avait succombé à une attaque cardiaque. Heureusement, elle n’avait pas souffert. Elle était morte paisiblement pendant son sommeil…

Lorsqu’il était enfant, Fabrice avait souvent passé les vacances scolaires chez sa grand-mère maternelle. Il gardait, notamment, un souvenir ému des lundis de Pâques dans cette ferme du Val d’Oise. Ce jour-là, Mamie Angèle cachait un peu partout, dans la maison et le jardin, des friandises enveloppées dans du papier doré ou argenté. La propriété n’était pas si grande, mais elle le paraissait aux yeux d’un enfant habitué à vivre à Paris dans un petit trois pièces. Et la ferme offrait tant de cachettes ! Lapins et œufs en chocolat venaient se cacher parmi les vrais dans le clapier et la basse-cour de Mamie Angèle.

Avec un air malicieux, Angèle avait souvent raconté à son petit-fils que la maison recélait un véritable trésor, trop bien dissimulé celui-là pour être trouvé facilement, et dont il hériterait à sa mort. Mais en attendant, il fallait que cela reste un secret entre eux ! Il ne devait en parler à personne, pas même à ses parents. Mamie Angèle, en effet, ne s’entendait guère avec son gendre. Et pour cette raison, elle était aussi en froid avec sa fille, la mère de Fabrice.

Hélas, Angèle était morte subitement, sans avoir eu le temps de révéler à son petit-fils la cachette de son présumé magot. Suite à ce décès, les parents de Fabrice avaient hérité de la maison. Après avoir longuement hésité, Fabrice avait parlé à sa mère du trésor de Mamie Angèle. A sa grande surprise, elle n’avait pas éclaté de rire.

Avant la guerre, raconta-t-elle à son fils, Angèle avait une certaine fortune qui lui venait de sa famille. A la libération, l’argent s’était envolé… On avait toujours pensé que les allemands l’avait dépouillée, comme c’était arrivé souvent avec les déportés. Mais on n’avait jamais osé l’interroger sur ce point, à son retour des camps. Et elle n’en avait jamais parlé à personne. Elle avait gardé de cette période de persécution une méfiance maladive, et un culte du secret. Elle semblait craindre encore que les nazis ne reviennent un jour… Alors pourquoi n’aurait-elle pas caché un magot quelque part ? À moins qu’elle n’ait tout simplement inventé cette histoire pour amuser son petit-fils…

Quoi qu’il en fût, les recherches entreprises après la mort de la grand-mère étaient restées vaines. Et les parents de Fabrice s’étaient résolus à vendre cette vieille ferme, dont ils ne savaient que faire, et qui menaçait de tomber en ruine. Dans une semaine, la maison changerait de propriétaire. Et avec elle le supposé trésor de Mamie Angèle.

Fabrice, chargé d’emporter les quelques objets de valeurs restés dans la maison avant la venue du vide grenier, passa rapidement en revue les différentes pièces de la maison. Il n’y avait là rien à emporter que des souvenirs. Les pauvres meubles de Mamie Angèle étaient tous rongés par les vers…

Comme il s’apprêtait à sortir, le regard de Fabrice tomba à nouveau sur le portrait de sa grand-mère, dans son cadre doré. S’il devait emporter une seule chose, ce serait cela. Il s’approcha du tableau pour le regarder de plus près. Il avait toujours vu cette peinture, visiblement très ancienne, accrochée à cet endroit, solidement fixée contre le mur du vestibule. Une idée folle lui traversa subitement la tête. Et si cette toile était l’œuvre d’un grand-maître ?

De nombreux peintres impressionnistes avaient séjourné dans la région au début du siècle dernier. Mamie Angèle aurait très bien pu rencontrer l’un d’entre eux à ses débuts, alors qu’il tirait encore le diable par la queue, et lui commander un portrait pour une bouchée de pain. Voire même, à proprement parler, en l’échange d’un bon repas chaud. Et si c’était cela le trésor de Mamie Angèle ? Elle avait sans doute deviné que si son petit-fils devait garder une seule chose d’elle, ce serait ce portrait…

Tout en se prenant à espérer, Fabrice éprouva un scrupule. Ce serait un crève-cœur de devoir vendre cette toile. C’était tout ce qui lui restait de sa grand-mère, et les souvenirs n’ont pas de prix. Mais cela n’engageait à rien de la faire expertiser.

Le lendemain, à la même heure, l’expert avec lequel Fabrice avait pris rendez-vous sonnait à la porte. Fabrice le fit entrer dans le vestibule et lui montra le tableau. Sans un mot, l’expert se pencha sur le portrait, et l’examina attentivement. Aucune signature n’était apparente, mais un spécialiste comme lui reconnaîtrait au premier coup d’œil l’œuvre d’un grand-maître. L’authentification officielle ne serait ensuite qu’une formalité…

Fabrice avait le cœur battant en attendant le verdict de cet homme de l’art. Ce dernier releva la tête, ôta ses lunettes de presbyte, et le regarda dans les yeux. « Alors ? » demanda Fabrice plein d’espoir…

« Je suis formel » lâcha l’expert sur un ton péremptoire. « Cette toile, bien qu’ancienne, est l’œuvre d’un amateur. Sa valeur ne saurait être qu’affective ». Bizarrement, Fabrice se sentit presque soulagé. Il n’aurait donc pas à se poser de problème de conscience. Ce portrait n’ayant aucune valeur marchande, il n’aurait d’autre choix que de le garder. En mémoire de sa grand-mère. La malicieuse Angèle s’était bien moqué de lui ! Il s’agissait en quelque sorte d’un trésor symbolique…

Revenant à la réalité, Fabrice fut surpris, cependant, de voir que l’expert se penchait à nouveau vers le tableau. Avait-il un repentir ? Allait-il lui annoncer qu’il s’était trompé, finalement, et que cette peinture était un authentique chef-d’œuvre ? Mais l’expert, à présent, semblait plutôt intrigué par le lourd cadre doré fixé dans le mur. Il était peut-être surpris de constater que, contrairement à tous les meubles en bois de la maison, il n’était pas rongé par les vers…

L’expert se tourna enfin vers Fabrice, et confirma son premier jugement. « Cette toile est définitivement une croûte. Mais je peux vous certifier, en revanche, que son cadre est en or massif ! ».