Portrait de femme
Les mains dans les poches, Jérôme descendait en sifflotant la rue de la Gaîté en direction de Montparnasse. Le quartier était encore presque désert à cette heure matinale. Jérôme s’assit à une terrasse de café et soupira d’aise. C’était dimanche, il faisait beau, et il avait toute la journée devant lui. La veille au soir, il avait accompagné Clara, sa femme, jusqu’au taxi qui devait la conduire à l’aéroport. Elle avait un rendez-vous important à New York le lundi et, pour préparer tranquillement sa réunion et y arriver en forme, elle avait préféré passer le week-end sur place. En ce moment même, compte tenu du décalage horaire, elle devait être au lit. Elle avait promis d’appeler son mari, mais il n’était pas vraiment pressé de l’entendre…
Bien sûr, Jérôme aimait sa femme. Mais un peu de liberté n’était pas fait non plus pour lui déplaire. C’est pourquoi, alors qu’il savourait son café en suivant des yeux une jolie fille qui passait, il sursauta, comme pris en faute, en entendant la sonnerie d’un portable. Il eut le réflexe de sortir le sien de sa poche, avant de se rendre compte que le bruit venait d’ailleurs. Il était pourtant le seul client assis à la terrasse. Il regarda autour de lui et ne tarda pas à apercevoir le téléphone, abandonné sur une chaise.
Jérôme hésita un instant puis, comme la sonnerie se faisait insistante, se décida à saisir l’appareil pour prendre la communication. « Allô ? » bredouilla-t-il. Ce fut une voix féminine qui lui répondit, avec un léger accent étranger. Une voix assurée mais chaude, qui le troubla. En quelques mots, la jeune femme lui expliqua qu’elle avait égaré son portable, et qu’elle appelait pour savoir si, par chance, il aurait été trouvé par quelqu’un d’assez aimable pour lui rendre.
Jérôme sourit en comprenant le bénéfice qu’il pouvait tirer de cette situation inattendue. Il était seul à Paris. Il n’avait aucun projet précis. Pourquoi ne pas se montrer galant ? Il proposa aussitôt à l’inconnue de lui ramener son téléphone chez elle. La voix sembla hésiter une seconde, avant d’accepter, et de lui communiquer une adresse à quelques rues de là. Il n’en aurait que pour un quart d’heure, tout au plus, précisa la jeune femme. A moins que la rencontre ne se prolonge un peu, songea Jérôme avec un sourire en rangeant l’appareil dans sa poche.
En se dirigeant vers l’adresse indiquée, Jérôme, émoustillé, échafaudait déjà divers scénarios. Il lui traversa même l’esprit qu’il s’agissait peut-être d’un stratagème de drague inédit. Et si la mystérieuse inconnue, embusquée quelque part, guettait les hommes seuls qui venaient s’asseoir à cette terrasse ? Elle habitait à deux pas. De son balcon, à la jumelle, elle pouvait très bien épier ce qui se passait rue de la Gaîté… Jérôme se mit à rire. Il délirait, sans doute. Mais quand bien même. Ce serait flatteur pour lui d’avoir été ainsi choisi pour tomber dans le piège de cette mante religieuse !
En arrivant devant le numéro 13, Jérôme constata qu’il s’agissait d’un atelier d’artiste. Cela lui parut de bonne augure. Il se sentait aujourd’hui l’âme un peu bohème… Il eut pourtant une dernière hésitation. Et si cette voix sensuelle appartenait à une sexagénaire au physique ingrat ? Un monstre, même, n’ayant pas trouvé d’autre moyen pour attirer les hommes dans son antre sans avoir à se montrer !
Haussant les épaules, Jérôme pressa fermement le bouton de la sonnette. Après tout, il venait seulement rapporter un téléphone perdu à sa propriétaire, rien de plus… D’ailleurs, le tableau qui s’offrit à lui lorsque la porte s’ouvrit le rassura tout de suite. Et le ramena à ses fantasmes… Drapée dans un peignoir de bain, la jeune femme blonde qui l’invita à entrer était tout sauf laide. Avec ses cheveux courts et son corps athlétique, à peine dissimulé par le tissu éponge, elle avait certes une allure plutôt sportive. Mais il était impossible de la confondre avec un garçon. Dans cette tenue, elle lui faisait plutôt penser à une nageuse olympique sortant de l’eau pour monter sur la plus haute marche du podium…
En entrant, Jérôme se rendit compte que la présumée nageuse était plutôt artiste peintre. L’atelier était encombré de toiles, et un chevalet trônait au milieu de la pièce. Afin de rassurer son hôtesse sur ses intentions, Jérôme sortit de sa poche le téléphone et lui tendit. Pour le remercier, elle lui proposa un thé, qu’il s’empressa d’accepter pour retarder l’échéance de son départ. Il n’envisageait plus comme une hypothèse crédible qu’une telle beauté eût besoin d’user d’un stratagème quelconque pour attirer les hommes chez elle. Mais il n’avait pas renoncé à profiter de l’occasion pour flirter un peu.
Tout en buvant le plus lentement possible la tasse de thé que la jeune femme venait de lui servir, Jérôme se mit donc en devoir de lui faire une cour assez maladroite, et lui proposa finalement de partager un brunch à La Coupole, la célèbre brasserie qui se trouvait au coin de la rue. La beauté androgyne le renvoya aimablement mais fermement dans ses cordes. Elle n’était pas libre. Mais de toute façon, il n’avait aucun regret à avoir. Il n’aurait eu aucune chance avec elle. Et pourquoi cela ? demanda Jérôme un peu vexé. La jeune femme sourit. Qu’il se rassure. Cela n’avait rien à voir avec son charme de mâle. Elle préférait les femmes, voilà tout…
Jérôme reçut cette information comme une douche froide. Il avait tout imaginé sauf cela. Et pourtant, certains signes auraient dû l’alerter. Tous les tableaux qui l’entouraient représentaient des personnages féminins. Nus… et parfois en couples. Il s’excusa, et l’inconnue s’amusa gentiment de son désarroi. Il ne pouvait pas savoir. Sans rancune, donc. Mais elle ne le retenait pas plus longtemps. Son… amie allait bientôt sortir de la salle de bain.
Jérôme s’efforça de faire bonne figure, et se leva pour prendre congé. A quoi bon prolonger l’entretien ? Contournant le canapé pour se diriger vers la porte, il passa devant le chevalet et ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur la toile inachevée.
C’est elle ? ne pût-il s’empêcher de demander. La belle inconnue acquiesça avec un sourire. Jérôme, intrigué, regarda le portrait d’un peu plus près et son sang se glaça. Cette femme, là, sur le tableau… Il aurait juré que c’était la sienne !