Premier amour

Un homme déambule dans ce qui s’avérera être une galerie de peinture. Une femme arrive vers lui avec un grand sourire, et semblant sous le coup de l’émotion.

Elle – Tu me reconnais ?

Il semble pris au dépourvu mais, sans trop y croire, tente quelque chose pour ne pas la décevoir.

Lui – Paulette ?

Elle – Chantal !

Lui – Chantal !

Elle – Je te regardais depuis tout à l’heure. Ton visage me disait vaguement quelque chose. Et puis ça m’est revenu d’un coup. Un truc dans l’expression du visage…

Lui – C’est dingue… Ça fait combien de temps ?

Elle – Ouh, là… Tu ne m’avais pas reconnue, alors ?

Lui – Si, si, enfin… C’est vrai que tout à l’heure… Mais maintenant que tu me le dis… Tout est là… Le menton… Les yeux… La bouche… Même le nez…

Elle – Et oui…

Lui – Non, j’ai dit Paulette, parce que… C’est une copine de ma mère. (Comprenant sa gaffe et s’efforçant de rectifier le tir) Tu n’as presque pas changé, hein ?

Elle – Depuis le temps…

Lui – Non, je veux dire… On te reconnaît très bien… Quand on sait que c’est toi…(Le temps pour lui de mesurer la profondeur à laquelle il s’est déjà enfoncé) Alors tu habites toujours par ici ?

Elle – Oui… Toujours au même endroit… Et toi ? Tu ne reviens pas souvent, alors ?

Lui – Non, pas très… Ma mère habite encore ici mais bon… C’est un peu compliqué… (Il préfère changer de sujet). Chantal…! Tu es mariée, j’imagine ?

Elle – J’ai quatre enfants…

Lui – Ah, oui, quand même…

Elle – Et toi ?

Lui – Moi aussi… Enfin, moi je n’en ai qu’un, mais bon… (Nouvel embarras) C’est incroyable qu’on se retrouve comme ça ici. Dans cette galerie de peinture. J’allais acheter des cigarettes. Je suis rentré comme ça, par hasard…

Elle – Oui…

Lui – Tu ne vas pas me croire, mais je pensais à toi, tout à l’heure. En passant devant chez toi, justement… Mais je n’ai pas pensé que tu pouvais habiter encore là. Alors tu n’as bougé…?

Elle – Ben non, tu vois. Je suis toujours là…

Lui – C’est incroyable…

Ils ne savent visiblement plus trop quoi dire.

Elle – Tu as eu le temps de voir l’expo…?

Lui – Oui… Enfin pas tout… Il y a des trucs vraiment pas mal, hein ?

Pour se donner une contenance, pendant un moment, il contemple avec elle le tableau devant lequel il se trouve, cherchant quoi dire d’autre.

Lui – Celui-là, en revanche, c’est une horreur, non…? On dirait un dessin d’enfant… Je ne sais pas comment on peut exposer des trucs pareils…

Elle – Il faut encore que je travaille un peu ma technique, je sais…

Lui (liquéfié) – Ah, parce que c’est…? C’est toi qui…?

Elle – Oui…

Lui – Non, mais les autres j’adore, hein ? Je te l’ai dit…

Elle – Enfin, ils ne sont pas tous de moi. C’est une exposition collective. Mais celui-là, c’est moi, oui…

Lui – Bien sûr ! Ça me revient maintenant… Tu peignais déjà, à l’époque… Sur des boîtes de camembert, non…?

Elle – Des boîtes d’allumettes…

Lui – C’est ça. Les grosses boîtes d’allumettes familiales. Ça n’existe plus, d’ailleurs… C’est dommage… Alors maintenant, tu… Tu as changé de support…

Il jette un regard nouveau sur le tableau.

Lui – Ah, oui, c’est bien… C’est… C’est un cheval ?

Elle – Un chat…

Lui – Bien sûr ! Non, on reconnaît bien le… Les oreilles, la bouche, le nez… La moustache… Et puis c’est de la peinture abstraite, non ?

Elle – Non.

Lui – Enfin, je veux dire… De la peinture naïve…

Elle – Pas vraiment…

Lui – Enfin, tu sais, moi, la peinture… Et puis cette manie qu’on a de vouloir toujours mettre des étiquettes sur les choses… Surtout quand il s’agit de peinture ! Moi le premier, hein ? C’est beau, et puis c’est tout… (En rajoutant un peu dans l’émotion)Et puis c’est tellement toi…

Nouveau silence embarrassé.

Lui – Tu sais que j’étais très amoureux de toi…?

Elle – C’était il y a longtemps…

Lui – Je n’aurais jamais osé te le dire, à l’époque… C’est marrant… Ça me fait du bien de pouvoir te le dire maintenant… Je veux dire maintenant que…

Elle – Il y a prescription…

Lui – Oui… (Embarrassé) Écoute, il va falloir que j’y aille, là… Je vais voir ma mère, justement… Tu sais, à son âge… Elle peut mourir d’un instant à l’autre…

Elle – Elle a quel âge ?

Lui – Soixante-deux… Non, mais… Elle a toujours eu une santé fragile, tu sais… Ça m’a vraiment fait plaisir de te revoir… (Cherchant une issue) Je suis sur Facebook… Fais-moi une demande d’amitié… On restera en contact…

Elle – Ok…

Lui – Je t’ai cherchée une ou deux fois, tu sais… Sur Facebook… Mais des Chantal, euh… (Cherchant en vain son nom de famille) Il y en a tellement…

Elle – Sur la photo, j’ai un nez rouge… Je veux dire un nez de clown…

Lui – Alors ça ne m’étonne pas que je ne t’aie pas reconnue… Bon, il faut vraiment que je me sauve, sinon… On se fait la bise ?

Ils se font la bise, un peu gênés. Il s’apprête à s’en aller mais, cherchant encore la phrase définitive qui arrangerait tout, il se retourne une dernière fois vers elle et improvise.

Lui – Allez… (Sentencieux) Au royaume des cieux, les premiers amours seront les derniers…

Elle acquiesce poliment en faisant mine de comprendre la portée profonde de cette phrase sibylline. Il s’en va en esquissant un sourire mystérieux. Elle reste là pour le moins perplexe.

Noir.