Salles obscures

Vous vous demandez ce que je fais, non ? Eh ben je suis comme vous. J’attends… Qu’il se passe quelque chose… Quoi ? Je n’en sais rien moi… Si je savais… J’attends que ça s’améliore… Je pourrais me lever, et aller faire un tour en attendant, vous me direz… Vous aussi, d’ailleurs… Mais non… Je ne pense pas que ce soit très prudent… Des fois qu’il se passe quelque chose d’intéressant pendant notre absence… Ok, pour l’instant, il ne se passe rien. Mais ça peut redémarrer au moment où on s’y attend le moins. Subitement… Vous savez, c’est comme quand on est au cinéma, et que le film s’arrête tout d’un coup, parce que la pellicule a fondu sous la chaleur du projecteur. La lumière se rallume et on est là comme des cons, éblouis, comme si on nous avait brutalement tiré d’un rêve. On reprend peu à peu ses esprits et on se met à attendre. À espérer que le film reparte le plus vite possible. Qu’on nous replonge dans notre coma artificiel en relançant la bobine. Et puis on se rend compte qu’on ne sait absolument pas combien de temps va durer la panne. Peut-être que c’est plus grave que ça, et que la séance va être annulée. En fait, on n’est même pas sûr qu’il y ait vraiment quelqu’un en cabine pour recoller les morceaux. Et si le projectionniste s’était barré juste après avoir lancé le film ? Au bout d’un moment, le plus courageux des spectateurs se lève pour aller voir ce qui se passe. Sous le regard admiratif de tous les autres, restés lâchement assis à attendre que quelqu’un se décide. Mais le héros ne sait pas où aller pour sauver du naufrage ses camarades d’infortune. C’est très mystérieux, une cabine de projection. Il n’y a pas de fenêtre. Juste une meurtrière pour laisser passer la lumière du projecteur. On ne sait même pas où est la porte d’accès dérobée de cette citadelle interdite. Alors le type sort de la salle, retourne jusqu’à l’entrée du cinéma et demande ce qui se passe à la caissière de garde, qui évidemment n’est pas au courant. Elle ne sait pas non plus où est le projectionniste. Apparemment, personne ne l’a jamais vu. Mais elle dit qu’elle va se renseigner. Le type revient dans la salle après cet acte de bravoure, se préparant à rendre compte et s’attendant à être applaudi pour son initiative audacieuse, malgré le résultat plus qu’incertain de sa démarche. Mais quand il ouvre la porte, il s’aperçoit que la salle est à nouveau plongée dans le noir. Le film a déjà redémarré ! Sans lui ! Il s’est fait avoir. Il se dit qu’il aurait mieux fait d’attendre tranquillement avec les autres que les choses s’arrangent d’elles-mêmes. Avec tout ça, il a raté un bout du film. Quelques secondes, pas plus. Mais c’était peut-être une scène clef. Imaginez que dans Citizen Kane, vous ratiez la luge d’entrée… Sans compter que ces quelques images manquées s’ajoutent à celles probablement sacrifiées par le projectionniste pour bricoler une réparation à la va vite en ressoudant les deux bouts fondus de la pellicule. Maintenant, je vais être définitivement largué, se dit le revenant dont les yeux ne se sont pas encore réhabitués à l’obscurité. Il regagne son siège à tâtons, et demande en chuchotant à sa voisine de lui résumer ce qui s’est passé pendant son absence. La fille s’apprête à lui répondre à contrecœur, craignant à son tour de rater une réplique essentielle pendant cette remise à niveau, quand derrière eux une voix agacée crie : Chuuuut ! Alors la fille, soulagée, lance un regard désolé au gêneur avant de tourner à nouveau vers l’écran ses beaux yeux fascinés, tout en replongeant avec volupté la main dans son paquet de pop corn. The show must go on ! Mais le pauvre zombie, lui, ne comprend plus rien au film… Alors je préfère attendre... (Un temps). Vous savez combien ça rapporte, un livret A, en ce moment…? Trois pour cent par an… Vous placez votre SMIC à la caisse d’épargne, vous vous faites congeler pendant cinq cents ans. On vous passe au micro-onde, et vous êtes multimillionnaire. Là, ça vaut le coup d’attendre, non ? 

Comme un poisson dans l’air