Raconter sa vie, c’est un peu comme projeter des diapositives. Les clichés sont toujours moins passionnants pour les autres que les souvenirs qu’on en garde soi-même. Mais à l’heure des selfies, qui se souvient encore du charme narcoleptique des soirées diapos d’autrefois ? Pour les plus jeunes, une explication s’impose. De retour d’un voyage initiatique à l’autre bout du monde, qui à l’époque pouvait être le Maroc, la Grèce ou même le sud de la Corse, un couple d’aventuriers des congés payés réunissait ses amis les plus fidèles autour d’un buffet aux saveurs de l’ailleurs en question. Pour les gratifier, au moment du café, d’une projection de photos de vacances sur le mur blanc du salon. Auparavant, bien sûr, ces grands reporters avaient pris soin de répartir leurs centaines de diapos en différents chariots, par thématique, et soigneusement étudié l’ordre des photos, afin de donner encore davantage de sens à l’ensemble. En plus de maîtriser l’art de la photographie, il fallait aussi exceller dans celui du montage. Lors du passage d’une diapo à l’autre, ordonné par le maître de cérémonie à l’aide d’une télécommande à fil, le chargeur émettait un bruit de photocopieuse. Clic clac. Des incidents étaient bien sûr fréquents. Un chariot monté à l’envers, ou une diapo la tête en bas, et il fallait interrompre la projection pour remettre tout ça en ordre, afin de ne pas perdre une miette du spectacle et ne pas en dévoyer si peu que ce soit le message. La durée de cette interminable séance de cinéma au ralenti, où chaque image du film était commentée en live par le projectionniste, s’en trouvait augmentée d’autant. Fallait-il avoir de vrais amis pour qu’ils endurent cette épreuve avec le sourire, en faisant mine de s’extasier devant tant d’exotisme ? Quelle aventure ! À charge de revanche. L’année prochaine, c’est eux qui imposeraient à leurs amis le film des vacances de leur vie. Avoir vu, et être regardé, de retour chez soi. Pour exister un peu, au moins une fois dans sa vie. Être dans la lumière, chacun son tour. Mais toujours entre soi. Heureux qui comme eux, alors, avait fait un beau voyage. Aujourd’hui, à l’ère du temps réel, on raconte sa vie en même temps qu’on la vit. Au lieu de la vivre, même. L’existence de l’image précède l’essence du voyage. L’idée même de l’exotisme a disparu avec la mondialisation. Le voyage n’est plus qu’un déplacement. Il n’y a plus d’ailleurs. Seulement des autres parts. Il n’y a plus de souvenirs, encore moins d’avenirs. Ne reste plus qu’un éternel présent. En attendant qu’avec les hologrammes et l’intelligence artificielle, on puisse être pour toujours partout à la fois. Comme Dieu. Mais pour quoi faire ? Je viens d’un monde révolu où les seuls hologrammes étaient une image dans le miroir de l’entrée, et où l’intelligence comme la bêtise était encore tout à fait naturelle.