Strip Poker (english) – Strip Poker (español) – Strip Poker (portugués) – Strip Poker (deutsch) – Strip-Poker (italiano) – STRIP POKE( czech) |
Comédie de Jean-Pierre Martinez
2 hommes – 2 femmes
Inviter ses nouveaux voisins pour faire connaissance : un pari risqué qui peut coûter cher et donner lieu à une comédie poker où chacun doit mettre carte sur table…
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Ayant déjà fait l’objet de plus d’une centaine de montages professionnels ou amateurs, en France et à l’étranger, en français ou en espagnol, Strip Poker a notamment été représenté à Paris (Théâtre de Ménilmontant, Comédie Nation, Theo Théâtre), Avignon (Théâtre Pixel), Nice (Théâtre de l’Alphabet), Miami (Akuara Teatro), Buenos Aires (Teatro El Piccolino), Montevideo (Teatro Sala Bardo), Sofia (Little City Theatre Off the Channel), Bucarest (Teatrul în Culise)…
TEXTE INTÉGRAL DE LA PIÈCE
Strip Poker
Personnages : Pierre – Marie – Jacques – Céline
ACTE 1
Dans son salon, Marie, blonde plutôt sexy ayant fait un effort de toilette, dresse une table de fête pour quatre. Son portable sonne. Elle répond.
Marie (aimable) – Allo oui…? (Agacée) Ah, non, désolée, ce n’est pas Pierre, c’est Marie, sa femme… Vous êtes sur mon portable, là… Je peux lui laisser un message…? Très bien… Non, non, ce n’est pas grave…
Elle se remet à ses préparatifs avec une gaîté un peu survoltée. Son portable sonne à nouveau.
Marie (encore plus agacée) – Allo oui…? (Aimablement) Ah, salut Jérôme… Si, si, ça va… Mais je t’ai dit que j’avais arrêté de fumer…? Eh ben depuis ce matin… Non, je ne suis pas enceinte, rassure-toi… Mais j’étais quand même à deux paquets par jour. Au prix où sont les cigarettes, j’ai calculé que dans un an, je pourrai me payer un safari au Kenya. Si je ne tiens qu’une semaine, je pourrai toujours m’acheter une carte orange deux zones. En tout cas, avec ce que j’ai déjà économisé aujourd’hui, je me suis payé un grand pot de Nutella… (Soupirant) Je ne pensais pas que ce serait aussi dur… Mais qu’est-ce que tu veux… Maintenant, même au cimetière, tu n’as plus le droit de fumer… Eh bien Pierre, ça va. En attendant mieux… Non, je parlais de son boulot… Bon, excuse-moi, mais il va falloir que je te laisse, mon porc aux pruneaux est en train de dessécher. On se rappelle ? Tchao tchao…
Marie raccroche, hume l’air, et jette un regard inquiet vers les spectateurs.
Marie – Ça sent le gaz, non…?
Elle fonce à la cuisine s’occuper de son porc aux pruneaux. Pierre, look plutôt intello, arrive de l’extérieur en sifflotant, un imper sur le dos et Le Parisien sous le bras. Il enlève son imper, s’assied sur le canapé et feuillette Le Parisien dont le gros titre est : Le Portable Cancérigène ? Tandis que Marie revient, il repose le journal sur la table en hâte et se compose une mine tragique.
Marie (gaiement) – Salut !
Pierre (sinistre) – Salut…
Marie (voyant sa tête) – Ça ne va pas ?
Pierre – Je vais être licencié…
Marie – Licencié ! Mais pourquoi ?
Pierre – Délocalisation…
Marie – Oh, mince… Je suis désolée…
Il s’effondre sur le canapé.
Pierre (pathétique) – Tu ne vas pas me quitter, dit ?
Marie vient le rejoindre et le prend dans ses bras pour le consoler.
Marie – Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je travaille, moi ! Tiens, je viens d’arrêter de fumer. Avec les économies qu’on va faire, tu pouvais déjà presque passer à temps partiel… Et puis s’il faut se serrer la ceinture, on se serrera la ceinture. (Une main sur le ventre) Je vais arrêter le Nutella…
Pierre (en rajoutant) – Je ne veux pas être à ta charge, tu sais… Je préférerais encore en finir…
Marie – Mais enfin, ne dis pas de bêtises… On est mariés, Pierre ! C’est pour le meilleur et pour le pire ! On gardera le meilleur pour la fin… Mais c’est dingue, qu’ils vous délocalisent comme ça, sans prévenir…
Pierre – Tu sais, maintenant… Avec la mondialisation…
Marie – Tout de même… Délocaliser la Bibliothèque Nationale… Mais où est-ce qu’ils vont la mettre ? C’est énorme, comme bâtiment…
Pierre – En Chine… Ils vont mettre tout ça en caisse, et la reconstruire dans une zone industrielle de la banlieue de Canton. Ils ont déjà commencé à démonter une tour…
Marie (catastrophée) – Non ?
Pierre – Si…
Marie – Mais qu’est-ce qu’ils vont faire de tous ces bouquins, les Chinois ? Ils ne vont rien y comprendre ? Ils ne pourront même pas les ranger par ordre alphabétique…
Pierre – Toute la littérature française va être convertie en espéranto avec des traducteurs automatiques, et puis ils vont numériser tout ça et le stocker sur un énorme ordinateur central en forme de pagode. Évidemment, pour accéder aux données, il faudra payer un abonnement, comme pour Canal Plus. Quant au papier, il sera recyclé. Ça permettra au moins de ne pas couper les derniers hectares de forêt d’eucalyptus qui restent en Chine. (Soupirant) Enfin, si mon sacrifice permet de sauver quelques pandas…
Marie (anéantie) – Ce n’est pas vrai…
Pierre essaie encore un peu de garder son sérieux, puis se marre.
Pierre – Mais, non, évidemment ! Tu as vraiment cru une ineptie pareille ?
Marie, à la fois furieuse et soulagée, le frappe avec les coussins du canapé.
Marie – Tu ne devrais pas plaisanter avec ça…
Pierre – C’est vrai que c’est pas le moment que je perde mon boulot. Ce n’est pas trop mal payé… et ça a me laisse tout mon temps pour écrire… Tiens, d’ailleurs, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. Les Editions Confidentielles sont d’accord pour publier ma pièce !
Marie (feignant l’enthousiasme) – Les Editions Confidentielles ? Génial !
Pierre – Oui… Enfin, à compte d’auteur, hein… Il faut que j’en vende au moins quatre mille pour rembourser les frais d’impression… Quatre mille exemplaires, c’est vite parti, non ?
Marie – Entre tes parents et les miens… S’ils en prennent mille chacun !
Pierre se frotte les mains avec un sourire de satisfaction.
Pierre – Bon, on mange ? Ce soir, il y a Strip Poker…
Marie (désarçonnée mais peut-être tentée) – Tu veux qu’on fasse un strip poker tous les deux ?
Pierre – Strip Poker, ce reality-show à la télé, tu sais bien !
Marie – Non…
Pierre – Ils invitent des couples. Chaque fois que l’un des conjoints juge plus prudent de ne pas répondre à la question que lui a posée l’autre, il doit enlever un vêtement !
Marie (soupirant) – Je ne comprends pas comment tu peux regarder des idioties pareilles…
Pierre – Oh, écoute… C’est la finale, ce soir !
Marie – Oui, eh ben finale ou pas, ça ne va pas être possible…
Pierre – La télé est en panne ?
Marie – Non… Mais tu ne vas pas pouvoir la regarder…
Pierre – Tu me prives de télé…?
Pierre aperçoit la table mise, pour quatre.
Pierre – Ne me dis pas que tu as invité tes parents ?
Marie – Les voisins.
Pierre – Les voisins ? Ils ont déménagé il y a un mois…
Marie – Les nouveaux voisins !
Pierre – Les nouveaux voisins ? Mais on ne les connaît pas !
Marie – Justement. J’ai croisé la dame à l’espace poubelles… Je me suis dit que ce serait l’occasion de faire connaissance.
Pierre – Pour quoi faire ?
Marie – Pour les connaître, c’est tout.
Pierre – Pour quoi faire, les connaître ?
Marie – C’est toujours bien de connaître ses voisins… On peut avoir des petits services à se rendre…
Pierre – Des services…? Quel genre de services ?
Marie – Je ne sais pas, moi… Arroser les plantes quand on n’est pas là…
Pierre – La seule plante verte que j’avais dans mon bureau, ton chat l’a bouffée dimanche dernier pendant qu’on déjeunait chez tes parents.
Marie – Eh ben justement ! S’il y avait eu quelqu’un pour nourrir mon chat, il n’aurait pas bouffé ta plante verte… Tiens, d’ailleurs, c’est bizarre, je ne l’ai pas vu de la journée, ce chat…
Pierre soupire.
Pierre (inquiet) – Ils ont des enfants, non ?
Marie – Trois, je crois…
Pierre – Ne me dis pas que tu les as invités aussi ?
Marie – Ils préfèrent sûrement rester tranquillement chez eux. (Ironique) Pour ne pas rater la finale de Strip Poker…
Pierre – Ne remue pas le couteau dans la plaie, tu veux…?
Marie – Et puis c’est juste à côté…
Pierre – Tu ne me parlais pas des voisins d’en face ?
Marie – Les voisins d’en face, ils se sont suicidés il y a six mois ! Tu ne te rappelles pas, tous ces camions de pompiers, en pleine nuit, les gyrophares, les sirènes ?
Pierre – Non…
Marie – Eh ben moi, ça m’avait réveillée. J’en fais des cauchemars, depuis… Ils avaient ouvert le gaz… Tout le quartier a failli sauter…
Pierre – Il y a vraiment des gens qui ne pensent pas aux autres… Et pourquoi, ils se sont suicidés, comme ça ? En couple ?
Marie – Va savoir… Il n’y avait peut-être rien de bien à la télé, ce soir-là… (Insinuant) Peut-être que si on les avait invités…
Pierre (consterné par cette mauvaise foi) – Ne me dis pas que tu as invité les voisins à dîner pour ne pas te sentir responsable au cas où ils décideraient de se suicider justement ce soir…?
Elle hausse les épaules.
Marie – Tiens, au fait, c’est bizarre, aujourd’hui, j’ai reçu plusieurs appels pour toi sur mon portable…
Pierre – Ah oui, excuse-moi, je ne sais pas ce que j’ai fait du mien… Alors j’ai laissé ton numéro sur mon répondeur, au bureau… Au cas où un producteur essaie de me joindre, pour ma pièce… Il vaut mieux que je reste joignable à tout moment, tu comprends…
Marie (sidérée) – Le numéro de mon portable ? Ç’aurait pas été plus simple que tu t’en rachètes un directement ?
Pierre – Bof… Finalement, je me suis dit qu’on pouvait très bien vivre sans portable, non ?
Marie – Ah, oui… Quand on a une femme sous la main pour faire la standardiste…
Pierre – Écoute, toi tu essaies d’arrêter de fumer, moi j’ai décidé d’arrêter le portable. On verra bien qui tiendra le plus longtemps.
Marie (exaspérée) – Oui, mais moi je ne te demande pas de fumer mes cigarettes à ma place !
Au lieu de répondre, Pierre se replonge dans la lecture du Parisien, dont les spectateurs peuvent voir le gros titre (Le portable cancérigène ?), mais pas Marie. Marie lui jette un regard excédé.
Marie – Bon, tu pourrais peut-être aller te changer avant qu’ils arrivent, non ?
Pierre – Qui ?
Marie – Les voisins !
Pierre – Ah, oui, c’est vrai ! Je les avais oubliés, ceux-là…
Pierre, résigné, s’apprête à aller se changer.
Marie – Moi je vais allez voir si mon four ne se serait pas éteint. Ça sent un peu le gaz… Tu ne trouves pas ?
Pierre hausse les épaules et sort en direction de la chambre. Marie sort aussi un instant et revient avec des bouteilles et des verres pour préparer l’apéritif. Pierre revient également au bout d’un instant dans une tenue pour le moins décontractée.
Marie (n’en croyant pas ses yeux) – Tu t’es mis en pyjama ?
Pierre – Ce n’est pas un pyjama ! C’est… un jogging d’intérieur.
Marie – Et tes charentaises, là, ce n’est pas des chaussons, non plus…?
Pierre – Ecoute, si on est appelés à devenir intimes avec les voisins, autant se mettre à l’aise tout de suite, non…?
Marie – Imagine qu’il arrive en costume cravate et elle en robe du soir… Je ne leur ai pas dit que c’était une pyjama party, moi…
Il repart en soupirant. Elle continue ses préparatifs. Il revient dans une tenue plus passe-partout.
Pierre(ironique) – Ça va, comme ça ?
Marie (pas très emballée) – Ça ira…
Pierre regarde le courrier posé sur la table basse.
Pierre – L’Avant-Scène, Acte Sud, Les Éditions Théâtrales…
Elle lui lance un regard intrigué.
Pierre – Je déconne, malheureusement… (Repassant les trois lettres en revue) France Telecom, EDF, Générale des Eaux… (Soupirant) Le tiercé gagnant…
Marie (pour lui remonter le moral) – La Poste est peut-être encore en grève. Dans ces cas-là, c’est le service minimum. Ils n’acheminent que les factures…
Le téléphone portable de Marie sonne, et elle répond.
Marie – Oui…? (Avec une amabilité affectée) Non, c’est le standard, mais ne quittez pas, je vous mets en relation. (Lui tendant son portable, excédée) Ton copain Patrick…
Il prend le téléphone comme si de rien n’était.
Pierre – Oui, salut Patrick… Comment ça va… Oui, hein ? Ça fait un bout de temps… Mardi ? Écoute, oui, pourquoi pas… Mais il faut quand même que je vois ça avec Marie. Elle est occupée, là. Tu me rappelles demain ? Euh, oui, si je ne suis pas à la maison, tu essaies sur le portable…
Regard excédé de Marie.
Pierre – Ok, salut, Patrick…
Il raccroche.
Pierre – Quel emmerdeur.
Marie – Qu’est-ce qu’il voulait ?
Pierre – Nous inviter à dîner mardi. C’est l’anniversaire de sa femme…
Marie – Je croyais que c’était ton meilleur ami…?
Pierre – Ça me déprime les anniversaires… Est-ce que je l’invite à tes anniversaires, moi ?
Marie – Il faudrait encore que tu te souviennes de la date…
Pierre – Non, je serai vraiment plus tranquille sans portable. Bon, qu’est-ce qu’ils foutent, ces voisins, là… Ils ne vont pas nous raconter qu’ils ont été bloqués dans les embouteillages, ils habitent en face !
Marie – À côté…
Pierre – Ben justement, ils n’ont même pas à traverser la rue !
Marie – Ça va, il n’est que neuf heures…
Pierre – À cette heure-là, on a déjà dîné, d’habitude. Je commence à avoir les crocs, moi… (Étonné) Surtout que ça sent bon. (Incrédule) Qu’est-ce que tu nous as mijoté ?
Marie (fièrement) – Porc aux pruneaux. J’ai trouvé la recette dans Femme Actuelle…
Pierre – Ah oui… Je me demande si c’était vraiment le moment de tenter de nouvelles expériences, mais bon…
Un temps.
Pierre – Je ne sais même pas comment ils s’appellent, ces gens-là…
Marie – Elle c’est Céline, et lui c’est Jacques, je crois…
Pierre – Ah, vous êtes déjà intimes, dis donc… Et leur nom de famille ?
Marie (réfléchissant) – Oh, je ne me souviens plus. C’est un nom de lessive…
Pierre – Paic ?
Dénégation de Marie.
Pierre – Bonux ?
Nouvelle dénégation de Marie.
Pierre – Pas Omo, quand même.
Marie (trouvant enfin) – Ariel ! (Plus très sûre) Ou Mariel…
Pierre – Attends, Mariel ou Ariel ?
Marie – Je ne sais pas. Elle a dit « Madamariel »… On verra bien… Ça a une importance ?
Pierre – Un peu oui ! Parce que si c’est Ariel, ton porc aux pruneaux… Ils pourront toujours manger les pruneaux, remarque. C’est bon pour le transit…
Marie (catastrophée) – Mince, je n’avais pas pensé à ça…
Pierre – Eh oui… Quand on invite des gens qu’on ne connaît pas…
Marie – Ben oui, mais comment j’aurais pu me douter, moi ? Jacques et Céline, c’est pas…
Pierre – Tous les musulmans ne s’appellent pas Mohamed…
Marie – Ah parce que tu crois qu’ils sont musulmans…?
Pierre – Bon, écoute, de toutes façons, pour le porc aux pruneaux, ça revient au même, hein ?
Marie – Ils ne sont peut-être pas pratiquants…
Pierre – Tu ferais quand même bien de prévoir une pizza surgelée… Végétarienne, de préférence…
Marie soupire. On sonne à la porte. Elle se fige, paniquée.
Marie – Qu’est-ce qu’on fait ?
Pierre – Ben… Je crois que tu n’as plus qu’à aller ouvrir. C’est ce qu’on fait en général, quand on a invité des gens et qu’ils sonnent à la porte… (Plein d’espoir) Ou alors, on éteint toutes les lumières, et on va regarder Strip Poker dans la salle de bain…
Marie – J’y vais…
Elle disparaît dans le vestibule pour ouvrir la porte et accueillir les voisins.
Marie (off) – Bonsoir, Bonsoir… Entrez, entrez… (Prenant le présent que lui donnent les voisins) Oh, il ne fallait pas, il ne fallait pas…
Pierre (in, en aparté, soupirant) – Le cadeau Bonux… Ou Ariel…
Marie revient dans la salle à manger, un bouquet de fleurs à la main, suivie par les voisins.
Pierre (imitant ironiquement l’amabilité affectée de Marie) – Bonjour, bonjour… Comment ça va, comment ça va…?
Marie – C’est quoi ? Des marguerites ? Les pétales sont énormes !
Céline (gênée) – Des tulipes…
Marie – Ah oui, elles sont magnifiques !
Céline – Elles ont peut-être un peu souffert de la chaleur…
Les fleurs sont effectivement sérieusement avachies.
Marie – On va les mettre dans l’eau tout de suite…
Pierre – Ça va peut-être les ressusciter…
Les voisins entrent. Céline, brune, la cinquantaine bien conservée, plutôt mince, est habillée de façon élégante mais stricte, genre tailleur et chignon. Jacques, plus enrobé et plus lourdaud, une bouteille à la main, porte un costume aussi avachi que les fleurs. Bref, un couple d’allure conventionnelle tranchant avec le style plus jeune et plus décontracté formé par Pierre et Marie. Marie fait les présentations.
Marie (à Jacques) – Alors je vous présente mon mari (en insistant sur le nom de famille) Pierre Safran…
Les deux maris se serrent la main.
Pierre (sinistre) – Enchanté…
Marie (à Jacques) – Et vous c’est…?
Jacques (souriant) – Jacques…
Marie – Jacques tout court, très bien…
Jacques tend sa bouteille à Pierre.
Jacques – Tenez, vous devriez la mettre au frigo…
Pierre – De la Blanquette de Limoux…! Eh ben merci, Jacques…
Jacques – Bien frais, c’est aussi bon que du Champagne, non ?
Pierre (ironique) – Alors pourquoi se ruiner ? Je vais la mettre au congélateur… Pour qu’elle soit encore meilleure…
Pierre emporte la bouteille à la cuisine.
Marie (embarrassée) – Vous avez trouvé facilement ?
Têtes des voisins qui habitent à côté.
Marie (se reprenant) – Non, je sais que vous habitez à côté… Je veux dire, euh… Vous avez trouvé facilement… (improvisant) pour faire garder vos enfants…?
Céline – Oh, oui ! La grande garde les petits… Et puis si ça ne vous dérange pas, on ira jeter un coup d’oeil tout à l’heure…
Pierre revient.
Marie – Et comment s’appellent vos enfants ?
Céline – Sarah, Esther et le plus jeune c’est Benjamin.
Marie essaie visiblement d’en tirer une conclusion quant aux préférences confessionnelles des voisins, mais sans grand succès.
Marie – Ah oui, Benjamin… C’est logique… Le petit dernier…
Céline – Vous n’avez pas d’enfants, je crois…?
Petite gêne.
Marie – Pas encore… (Se lançant) Pardon, mais votre nom de famille, c’est Mariel, comme l’acteur ou Ariel…?
Pierre – Comme la lessive…
Jacques – Mariel.
Marie (soulagée) – Ouf ! On n’avait peur que vous soyez juifs !
Malaise des invités. Marie, pétrifiée, se reprend.
Marie – Excusez-moi, c’est juste que j’avais prévu un rôti de porc aux pruneaux… Mais on peut s’arranger. Je dois bien avoir une quiche lorraine qui traîne au fond du congélo… Ce sera à la bonne franquette…
Pierre – Sinon, on peut remettre cette invitation à plus tard…
Marie le fusille du regard.
Céline (se détendant) – Oh, mais ne changez rien pour nous. Le rôti de porc, ça ira très bien…
Jacques (pince sans rire) – En revanche, vos pruneaux… Ils sont casher ? (Satisfait de voir l’air embarrassé de Marie) Je plaisante… Du moment qu’ils sont dénoyautés ! Non, comme je dis toujours, c’est pour les dents… Et vous, votre nom de famille, c’est quoi déjà ? Curry ?
Marie – Safran…
Jacques – Ah, dommage…
Pierre et Marie ne comprennent pas.
Jacques (content de lui) – Non, parce que… Pierre et Marie… (Les autres ne comprennent toujours pas) Pierre et Marie Curie !
Céline aussi trouve la plaisanterie de son mari un peu lourde.
Marie (se forçant un peu à sourire) – Je suis content de voir que vous avez le sens de l’humour… Et puis juifs ou musulmans, hein ?
Pierre – Oui, ça aurait pu être pire ! Vous pourriez être dentiste ou informaticien…
Nouveau malaise…
Marie (pour détendre l’atmosphère) – On va peut-être prendre l’apéritif…?
Noir.
ACTE 2
Les deux couples prennent l’apéritif. Pierre et Marie ont déjà l’air de s’emmerder ferme, mais écoutent attentivement les propos insipides de Jacques.
Jacques – Le problème, pour nous les dentistes, c’est que maintenant, on passe plus de temps à remplir des papiers qu’à soigner les dents. Et comme tout ça se fait par ordinateur… Comme je dis toujours, on m’a appris à magner la roulette, pas la souris. Heureusement que ma femme me donne un coup de main. L’informatique, c’est son métier, mais moi…
Pierre et Marie opinent aimablement du bonnet.
Jacques – Non, et puis aujourd’hui, les professions libérales sont écrasées par les charges… À propos, vous ne connaissez pas cette blague ?
Pierre et Marie prennent un air poliment intéressé.
Jacques – C’est un dentiste qui fait une croisière dans le Pacifique avec sa femme. Naufrage ! Le bateau coule…
Marie éclate bruyamment d’un rire forcé. Consternation des trois autres.
Jacques – Euh, non, c’est pas là…
Marie reprend son sérieux.
Jacques – Ils dérivent pendant une semaine avant d’échouer sur une île déserte. La femme, évidemment, est très inquiète. Elle dit à son mari : ils ne vont jamais nous retrouver !
Marie éclate à nouveau de rire.
Jacques – Euh, non, c’est pas là…
Marie reprend son sérieux.
Jacques – Le mari lui demande : tu as pensé à payer l’URSSAF avant de partir ? La femme : non ! Son mari lui répond : alors ne t’inquiète pas, ils vont nous retrouver !
Jacques éclate bruyamment de rire à sa propre blague. Marie, échaudée, ne rit pas.
Jacques – C’est là…
Marie s’efforce de sourire avec un air idiot. Jacques sort un paquet de cigarettes, et en propose une à Pierre.
Jacques – Cigarette ?
Pierre – Merci, je ne fume pas…
Jacques tend alors le paquet à Marie.
Marie – J’ai arrêté ce matin…
Céline lance un regard noir à Jacques, qui range son paquet de cigarettes.
Jacques – Bon… Ben je ne vais pas vous enfumer, alors… Remarquez, on dit toujours, les cigarettes, mais le téléphone portable, ce n’est pas très bon pour la santé non plus, hein ? J’ai lu un article là-dessus dans Le Parisien, ce matin. Il paraît qu’au-delà d’un quart d’heure par jour, c’est la tumeur au cerveau assurée…
Marie, intriguée, attrape le Parisien de Pierre qui traîne sous la table basse, et jette un regard au titre : Le Portable Cancérigène ?
Jacques – Vous avez intérêt à ne pas dépasser le forfait !
Marie jette un regard incendiaire à Pierre, qui fait l’innocent.
Jacques – Moi je fume, mais je n’ai pas de portable !
Marie (ironique) – Mon mari non plus. Il préfère que j’attrape une tumeur à sa place…
Jacques – Vous savez ce qu’il y a de plus pénible, dans notre métier ?
Pierre et Marie font mine de se le demander.
Jacques – D’avoir à se laver les mains tout le temps, entre deux clients. Regardez les mains que j’ai. Elles sont toutes sèches ! Je pourrais mettre des gants, vous me direz, mais… Vous imaginez, un peu… C’est un travail très minutieux, vous savez, la dentisterie ? Vous avez déjà essayé d’enfiler une aiguille avec des gants de boxe ?
Pierre – Jamais… D’ailleurs, je couds très peu… Je préfère le tricot…
Jacques – Remarquez, comme je dis toujours, nous les dentistes, on a un avantage par rapport aux psychanalystes : Chez moi aussi le patient arrive, il s’allonge, il ouvre la bouche… Mais il a seulement le droit de m’écouter !
Céline – Tu les embêtes, avec tes histoires…
Marie – Ah, mais pas du tout…!
Céline – Parlez-nous plutôt de vous… (À Marie) Vous êtes professeur, c’est ça ?
Marie – De solfège, oui… Mais je ne suis pas sûre que ce soit franchement plus passionnant…
Pierre lui lance un regard pour lui faire remarquer sa nouvelle bourde.
Céline – Ah, le solfège… J’en ai fait pendant plus de 10 ans, étant jeune…
Marie (essayant de s’intéresser) – Vous jouiez d’un instrument ?
Céline – Non, même pas… Mes parents devaient croire que c’était une langue morte, le solfège. Comme le latin ou le grec. Alors quand j’ai eu 18 ans, j’ai dit stop.
Pierre (feignant d’être impressionné) – Eh ben… Vous étiez une adolescente un peu rebelle, dites-moi…
Céline – Après, je me suis inscrite à un cours de danse de salon.
Marie – Ah, oui, ça fait un sacré changement…
Jacques (attendri) – C’est là que nous nous sommes rencontrés, Céline et moi…
Marie (feignant de s’intéresser) – Non ?
Jacques – Si, si… Je dansais très bien, à l’époque, vous savez… Je me défends encore pas mal… Il paraît que 40% des hommes ont connu leur femme en l’invitant à danser. (À Pierre) C’est comme ça que vous avez séduit votre charmante épouse, vous aussi…
Pierre – Ah, non… Non, moi j’ai commencé par la prendre sauvagement sous une porte cochère, un jour d’orage, après lui avoir proposé de s’abriter sous mon parapluie… Il paraît que c’est très rare, les couples qui se sont connus comme ça…
Silence embarrassé.
Marie – Mon mari plaisante, bien entendu…
Pierre – Elle déteste que je raconte ça…
Marie – Je vous sers un autre apéritif ?
Céline – Bon… Un doigt, alors…
Pierre – Avant ou… après l’apéritif ?
Marie fusille Pierre du regard, et ressert ses invités.
Céline – On a inscrit Benjamin, notre petit dernier à la maternelle d’à côté… Vous savez si elle a bonne réputation ?
Marie – Je ne sais pas, je n’ai pas d’enfants.
Céline – Ah oui, c’est vrai. Excusez-moi…
Pierre – Oh… Ce n’est pas vraiment de votre faute, hein ?
Un temps.
Céline – Et vous, Pierre ? Qu’est-ce que vous faites, dans la vie…
Pierre – Moi ? Rien…
Tête de circonstance des voisins.
Céline (compatissante) – Demandeur d’emploi…?
Pierre – Ah, non, je ne demande rien… Non, je dirais plutôt… salarié inactif. C’est très difficile, d’en arriver là, vous savez ? Avoir l’air de travailler alors qu’on n’a rien à faire… Il faut être très bon comédien.
Céline (embarrassée) – Dans ce cas… qu’est-ce que vous faites quand vous ne travaillez pas…? Enfin je veux dire, euh… En dehors de vos heures de bureau…
Pierre – Eh bien… Je suis comédien, justement ! Enfin, par intermittence…
Céline (intriguée) – Comédien ? Ah, oui, votre tête me disait quelque chose, aussi… Vous avez joué dans quoi ?
Pierre – Vous regardez Les Feux de l’Amour, à la télé ?
Jacques (épaté) – Moi oui, parfois ! C’est l’heure de ma sieste…
Pierre – Alors vous avez vu la pub pour les conventions obsèques juste avant ?
Jacques n’a pas l’air de trop savoir.
Pierre – Mais si ! C’est entre la pub pour les appareils auditifs et celle pour les fauteuils monte-escalier.
Jacques – Euh… Oui, peut-être…
Pierre – Eh ben le type, dans le cercueil, c’est moi…
Jacques (désarçonné) – Non…?
Pierre – Un rôle de décomposition, en quelque sorte…
Regard furieux de Marie en direction de Pierre, content de son effet.
Céline (embarrassée) – Et sinon, vous avez d’autres projets…?
La sonnette de la porte se fait entendre.
Jacques – Ah, vous attendez encore des invités ?
Marie – Non, non… On n’attend personne d’autre…
Pierre va ouvrir.
Pierre (off) – Déjà… Bon ben, excusez-moi, je reviens tout de suite…
Pierre revient avec un paquet de calendrier des Postes.
Pierre (embarrassé) – C’est le facteur, pour les étrennes…
Jacques – Eh ben, ils sont en avance, cette année… Vous êtes sûr que c’est un vrai facteur…?
Pierre – Ben, c’est un type avec une veste bleu et jaune, qui ressemble beaucoup à celui qui m’apporte mon courrier tous les jours…
Jacques – Ah…
Pierre – Dites-moi, vous n’auriez pas un billet de dix, je n’ai vraiment pas de monnaie, là… Je vous rendrai ça tout à l’heure…
Jacques, réticent, fouille ses poches sans entrain.
Pierre – Ah, c’est bête, j’ai donné le dernier billet de cinq que j’avais pour acheter le mousseux. J’ai une pièce de deux, si vous voulez…
Pierre – Bon ben… Je vais lui donner la bouteille que vous avez amenée… Ça ne vous dérange pas ?
Jacques – Non… Pensez-vous…
Pierre tend la pile de calendriers à Jacques.
Pierre – Eh ben vous n’avez qu’à choisir, alors…
Pendant que Pierre va récupérer la bouteille dans le frigo, Jacques sort ses lunettes de presbyte et regarde les calendriers avec un sérieux un peu surjoué.
Jacques – Tiens, je vais prendre les trois petits chats, là… Ils sont sympa… Hein, Céline ?
Céline ne répond pas. Pierre revient avec la bouteille de mousseux.
Pierre – Vous pourrez garder le calendrier, hein… Comme le facteur repart avec votre bouteille…
Jacques – Merci…
Pierre s’éloigne avec la pile de calendriers restant et la bouteille de mousseux.
Pierre (off) – Voilà, il est bien frais… Eh ben Joyeux Noël, alors…
Pierre revient.
Céline – Joyeux Noël… En plein mois d’octobre… Ils sont gonflés, quand même…
Pierre – Ça doit être le réchauffement climatique… Il n’y a plus de saison… Même les facteurs sont complètement déboussolés…
Marie – Je vais peut-être aller voir où en est mon porc aux pruneaux. J’ai l’impression que ça sent le gaz…
Jacques (se levant) – Je vais en profiter pour aller jeter un coup d’oeil à la maison pour voir si tout va bien avec les enfants. Avant qu’on passe à table…
Marie – Mais je vous en prie…
Jacques – Ne vous dérangez pas, je connais le chemin.
Céline (se levant aussi) – Vous pourriez me dire où je peux me laver les mains… Les cacahuètes… C’est toujours un peu gras…
Marie – Mais bien sûr. Au fond du couloir, en face…
Jacques et Céline sortent.
Marie – Qu’est-ce qui t’as pris de leur raconter que tu faisais le mort dans la pub pour les conventions obsèques ? (Imitant ironiquement Pierre) Un rôle de décomposition, en quelque sorte…
Pierre – Oh, écoute, c’était pour mettre un peu d’ambiance, parce que là, c’est mortel, non ? Et on n’en est qu’à l’apéritif… Moi je ne vais pas tenir comme ça jusqu’au dessert, je te préviens… Il faut inventer quelque chose pour les faire fuir…
Marie – C’est vrai qu’il ne sont pas très passionnants, mais bon… Il est un peu tard pour décommander. On ne les réinvitera pas, c’est tout.
Pierre – Attends, mais c’est eux qui vont nous réinviter, la prochaine fois, tu verras… Tu ne crois pas t’en tirer comme ça. Non, tu as mis le doigt dans un engrenage infernal, là. Tu ne te rends pas compte !
Marie se rend compte, mais tente de minimiser.
Marie – Oh, tu exagères… Bon, je vais essayer d’accélérer un peu le service… Tiens, ouvre la bouteille de vin, en attendant…
Pierre – Au moins, j’ai réussi à me débarrasser de sa bouteille de mousseux. Ça me donne des gaz…
Marie s’en va vers la cuisine. Pierre saisit la bouteille de vin. Céline revient.
Céline – C’est vraiment gentil de nous avoir invités pour faire connaissance… J’ai habité dans le coin, il y a très longtemps, quand j’étais au collège, mais je ne connais plus personne… Et puis entre voisins, on peut se rendre des petits services…
Pierre – Oui, c’est ce que dit ma femme… (Une idée germe dans sa tête) D’ailleurs, je suis content que vous disiez ça… Parce qu’en fait, j’avais quelque chose à vous demander.
Pierre lui tend la bouteille.
Pierre – Tenez, ça ne vous dérange pas de l’ouvrir, je ne sais pas si j’ai encore la force…
Céline, intriguée, entreprend maladroitement d’ouvrir la bouteille. Elle fait des efforts surhumains pour extraire le bouchon.
Pierre – Je ne voulais pas plomber la soirée, mais… J’ai un cancer…
Du coup, Céline extrait le bouchon d’un coup, en tirant violemment sur le tire-bouchon. Pierre récupère la bouteille et fait le service en poursuivant ses explications.
Pierre – Je viens d’apprendre que j’avais une tumeur… J’ai dû dépasser le forfait…
Céline – Le forfait…?
Pierre – Le portable, vous savez… Les… Les radiations. Ça devait être un modèle ancien…
Céline (compatissante) – Le cerveau…
Pierre – Pire…
Céline le regarde, se demandant ce qu’il y a de pire.
Pierre – Les testicules…
Céline (horrifié) – Non…!
Pierre – Le kit mains libres, vous savez, ça protège la tête, mais ça ne fait que déplacer le problème…
Céline – Je suis vraiment désolée…
Pierre (levant son verre pour trinquer) – Allez, à la vôtre… On ne va pas le laisser perdre…
Ils trinquent dans une ambiance sinistre.
Céline – Mais… Il y a quand même des traitements, maintenant…
Pierre – Oui… En fait, mon chirurgien envisage une greffe… (Un temps) Et c’est pour ça que j’ai demandé à ma femme de vous inviter… Vous et votre mari…
Consternation de Céline.
Pierre – Encore un peu de vin ?
Céline, qui a bien besoin d’un petit remontant, ne dit pas non. Il lui verse un grand verre qu’elle vide d’un trait.
Céline – Ah, c’est du bon, hein ?
Pierre – Prenez des cacahuètes…
Céline se sert.
Pierre – Alors voilà… Il me faudrait un donneur…
Céline – Un donneur…?
Pierre se rapproche d’elle et la prend par les épaules.
Pierre – On peut très bien vivre avec un seul testicule, vous savez… L’opération est bénigne, et une semaine après, vous n’y pensez plus. La cicatrice ne se voit même pas…
Céline (perplexe) – C’est à dire que… Il faudrait que j’en parle à mon mari… Je ne sais pas si…
Marie revient et les aperçoit dans cette position ambiguë.
Céline (embarrassée) – Je vais aller voir si Jacques s’en sort avec les enfants… Vous savez comment sont les hommes…
Elle sort précipitamment.
Marie – Eh ben… On dirait que vous sympathisez, finalement…
Pierre – Arrête, c’est un cauchemar, il faut trouver un moyen de s’en débarrasser…
Marie – Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? On ne va pas les jeter dehors, c’est nous qui les avons invités !
Pierre – Nous…
Marie – D’accord, j’ai fait une connerie, mais bon… Quand le vin est tiré… Zut, j’ai oublié le pain…
Avant de repartir à la cuisine, Marie jette un coup d’oeil à son porc aux pruneaux.
Marie (déçue) – Ça n’a pas aussi bonne allure que sur la photo dans la fiche cuisine de Femme Actuelle…
Pierre – Si tu crois que toutes les femmes, dans la rue, ressemblent aux mannequins qu’on voit dans les magazines… Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas pareil pour ton porc aux pruneaux…
Marie hausse les épaules et s’en va, contrariée, mais se retourne vers Pierre avant de disparaître dans la cuisine.
Marie – Essaie quand même d’être un peu aimable avec eux…
Pierre – Pour qu’ils s’incrustent ?
Marie – En tant que voisins, ils sont peut-être là pour vingt ans. Ce serait dommage de se fâcher avec eux dès leur arrivée…
Pierre (désespéré) – La meilleure façon de rester en bons termes avec ses voisins, c’est de ne jamais leur adresser la parole…
Marie s’apprête à retourner à la cuisine mais se retourne pour une dernière question.
Marie – Au fait, tu n’as pas vu le chat ?
Pierre (un peu embarrassé) – Pas depuis ce matin, non…
Marie – J’espère que ta plante verte n’était pas toxique.
Marie sort. Jacques revient.
Jacques – Céline couche le petit dernier, et elle arrive. Les deux autres regardent la télé…
Pierre – Strip Poker…?
Jacques – Rabbi Jacob… Mon film préféré… Mmmm… Ça sent drôlement bon, dites moi !
Jacques prend Pierre par les épaules.
Jacques – Je suis sûr qu’on va sympathiser… Et puis l’avantage des invitations entre voisins, c’est qu’on n’a pas de route à faire après… On a tout notre temps… et on ne risque pas d’avoir à souffler dans le ballon !
Pierre (pris d’une inspiration) – Dites-moi Jacques… Je peux vous appeler Jacques ?
Jacques – Mais bien sûr, Pierre. Entre voisins…
Pierre – Vous m’êtes tellement sympathique. J’avais une petite proposition à vous faire. Enfin, moi et ma femme…
Jacques (intrigué) – Oui ?
Pierre – Vous avez entendu parler de… l’échangisme ?
Jacques (sidéré) – Vaguement…
Pierre – Eh ben voilà, ma femme et moi… Enfin si vous voulez… Il n’y a pas d’obligation, hein ? En général, ça se passe entre le dessert et le café… Alors si vous n’êtes pas intéressés… Il vous suffira de partir au moment du fromage. Moi et ma femme, on comprendra…
Jacques, interloqué, n’a pas le temps de répondre. Céline revient.
Céline – Et voilà ! On va pouvoir passer une soirée tranquille tous les quatre…
Tête de Jacques, que remarque Céline.
Céline – Ça ne va pas ?
Jacques (embarrassé) – Si, si… Nous parlions… du libre échange. De la mondialisation, des délocalisations, tout ça… Vous savez que ma femme aussi est une adepte du libre échangisme…?
Céline (rectifiant, gênée) – Du libre échange…
Silence gêné. Marie arrive de la cuisine avec son porc aux pruneaux
Marie – Bon, eh bien si vous n’avez rien contre le cochon, on va pouvoir passer à table…
Ils prennent place à table, dans un silence embarrassé.
Marie – Céline, je vous mets à côté de mon mari…?
Céline obtempère sous le regard inquiet de Jacques. Marie sert ses invités.
Céline – Oh, mais dites-moi, c’est très appétissant…
Marie s’apprête à servir Pierre.
Pierre – Non merci…
Marie – Tu n’as pas faim ?
Pierre – Pas très… Et puis la viande, ça m’a toujours un peu dégoûté. Pas vous…?
Jacques et Céline le regardent, un peu estomaqués.
Pierre – Vous savez que génétiquement, le porc est l’animal qui se rapproche le plus de l’être humain ? En fait, l’homme ne se distingue du cochon que par quelques gènes. (Avec un regard vers Jacques) Et encore, pas tous…
Les invités, démotivés par cette entrée en matière, mangent avec moins d’appétit. Marie tente de changer de sujet.
Marie – Et vous, Céline ? Vous ne nous avez pas dit ce que vous faisiez…
Céline – J’hésite toujours un peu à le dire… Ce n’est pas très bien vu, par les temps qui courent…
Pierre – Vous êtes strip-teaseuse… ou garagiste ?
Céline – Pire… Je suis… (Emphatique) Cost Killer.
Incompréhension de Pierre et Marie.
Jacques – Chasseur de coûts, en français… Mais coût « c-o-u-accent circonflexe-t », hein ? Ou coupeur de têtes, si vous préférez…
Marie – Et ça consiste en quoi, exactement ?
Céline – Eh bien… Je suis appelée en tant que consultante dans des entreprises en difficulté pour couper les branches mortes, afin que les jeunes pousses puissent s’épanouir en toute liberté…
Jacques – Comme je dis toujours, chasseurs de coûts, c’est le contraire de chasseurs de têtes… Ma femme, les têtes, elle les fait tomber… En coupant les cous !
Marie (se touchant la gorge, impressionnée) – Ça a l’air intéressant…
Jacques – Mon épouse est une sorte de Robespierre de la Révolution Libérale… Une passionaria du libre échangisme…
Céline (rectifiant) – Du libre échange…
Jacques – Euh… Oui, bien sûr…
Marie – Et sur quels cous avez-vous décidé de jouer de la tronçonneuse, ces temps-ci ?
Céline – Jusqu’à maintenant, c’était surtout les entreprises privées qui faisaient appel à moi. Mais maintenant, je suis très sollicitée aussi par le secteur public. D’ailleurs, on vient de me confier une nouvelle mission…
Marie (essayant de plaisanter, un peu inquiète) – Rassurez-moi, vous n’allez pas vous attaquer à l’Éducation Nationale… Parce que j’imagine qu’on commencerait par guillotiner les profs de solfège…
Céline – Ne riez pas, ça viendra sûrement. Mais non, cette fois, c’est un autre mammouth que j’ai pour mission de dépecer.
Marie – Pas le Parti Socialiste, quand même ?
Céline (avec un air satisfait) – La Bibliothèque Nationale…
Pierre s’étrangle.
Pierre – La Bibliothèque Nationale…!
Céline – Évidemment, tout ça reste entre nous… Je commence demain matin, et personne n’est encore au courant. Je ferai une sélection parmi les employés, et je ne garderai que les éléments les plus productifs… Les autres, on les remplacera par des ordinateurs…
Jacques – Ma femme est une tueuse. C’est simple, dans le métier, on la surnomme Oussama. Quand elle en aura fini avec la Bibliothèque Nationale, je vous garantis qu’il y aura au moins deux tours en moins…
Marie en reste sans voix, et Pierre est au bord de l’évanouissement. Mais leurs invités ne se rendent compte de rien.
Céline – Mais je vous embête, avec tout ça… Votre porc aux pruneaux est vraiment excellent. Vous me donnerez la recette ?
Jacques se lève.
Jacques – Excusez-moi… Je vais passer aux toilettes avant qu’on attaque la suite… Ça doit être les pruneaux…
Céline – Je vais en profiter pour aller voir si les enfants ne regardent pas des cochonneries sur Canal Plus. On n’est pas abonnés, mais même en cryptée…
Pendant que Jacques et Céline sortent.
Pierre (catastrophé) – Alors là, je suis bon. Je vais être de la première charrette pour l’échafaud…
Marie – Si tu ne t’étais pas vanté d’être payé à ne rien faire, aussi… (L’imitant) Il faut être très bon comédien…
Pierre (outré) – Attends, comment je pouvais deviner qu’elle était coupeuse de têtes, moi ? Elle avait l’air inoffensive, comme ça… Et puis je te rappelle que c’est toi qui l’a invitée ! Si tu m’avais dit que Madame Pol Pot venait dîner ce soir à la maison, je me serai méfié…
Marie – Maintenant, je ne sais pas trop comment on peut redresser la barre…
Pierre – Surtout que j’ai proposé une partie carré à son mari pour le dessert…
Marie – Pardon ?
Pierre – C’était pour les faire fuir plus vite…
Marie (vexée) – Merci, c’est gentil pour moi… Alors non seulement elle va te prendre pour un paria mais aussi pour un détraqué sexuel… Et si ils avaient accepté…
Pierre – Je n’en ai parlé qu’à son mari… Remarque, il n’a pas encore dit non… C’est que maintenant, il faut tout faire pour les retenir, et essayer de rattraper le coup…
Marie, au bord de la crise de nerfs, allume une cigarette.
Marie – Je crois que ce n’était pas le bon jour pour arrêter.
Marie aspire une bouffée goulûment.
Marie (voluptueusement) – Ah, c’est bon…
Pierre la regarde, perturbé, mais se reprend.
Pierre – Bon, écoute, au point où on en est, je ne vois qu’une solution…
Marie – Le gaz, comme les voisins d’en face…?
Pierre – Elle ne sait pas encore que je travaille à la Bibliothèque Nationale… Il faut profiter du restant de la soirée et trouver un truc pour la compromettre…
Marie – Et comment tu comptes faire ça ? Tu ne vas quand même pas me demander d’accepter la proposition cochonne que tu as faite à son mari pour pouvoir les faire chanter et garder ton boulot ?
Pierre – Bon, pas si on peut éviter… Déjà, on pourrait la pousser un peu à boire… Elle doit bien avoir quelque chose à cacher, celle-là, avec son air de ne pas y toucher…
Marie – La faire boire…? Tu crois vraiment que ça va suffire pour qu’elle monte sur la table et qu’elle nous fasse une confession publique, façon Révolution Culturelle…? Non, pour la faire parler… À part lui mettre la tête dans le four, je ne vois pas… (Délirant) Il faudrait que je puisse l’attirer dans la cuisine pendant que tu neutraliserais son mari…
Pierre ne l’écoute pas et poursuit sa pensée…
Pierre – Une confession publique… Ça me donne idée…
Marie – Oui…?
Pierre – Strip Poker !
Marie – Tu veux leur proposer un strip poker, maintenant ?
Pierre – Strip Poker, l’émission de téléréalité ! Quand elle aura bien picolé, on lui propose une partie.
Marie (inquiète) – Quelle genre de partie ?
Pierre – Comme gage, le perdant doit répondre à une question indiscrète. Un jeu de la vérité, quoi ! C’est une battante, je suis sûre qu’avec quelques verres dans le nez, elle acceptera…
Marie (inquiète) – C’est que je ne sais pas vraiment bien jouer au poker, moi…
Pierre (étonné) – Tu as des choses à cacher ?
Marie – Pas spécialement, mais…
Pierre – Eh ben alors !
Jacques et Céline reviennent.
Jacques – Ah, ça va mieux !
Marie – Bon, eh bien on va pouvoir passer au dessert…
Embarras de Jacques.
Jacques – Il commence à être tard, non ? On ne va peut-être pas vous déranger plus longtemps…
Céline (étonnée) – Enfin, Jacques, on ne va pas partir comme des voleurs…
Pierre, voulant désormais retenir les voisins pour rattraper le coup, change d’attitude du tout au tout.
Pierre (aimablement) – Mais vous ne nous dérangez pas du tout ! Après on fera un jeu de société… Vous aimez, les jeux de société ?
Céline – Là, vous avez trouvé mon point faible ! Je suis très joueuse… Hein, Jacques ?
Noir.
ACTE 3
Ambiance tripot enfumé. Ils sont assis tous les quatre, clop au bec et un peu débraillés, autour de la table de poker, éclairée par une lampe, comme dans les films. Sous le regard impressionné de Jacques et Céline, Marie bat les cartes avec la virtuosité d’un croupier de casino.
Pierre – Alors c’est bien compris ? À la fin de chaque partie, celui qui a le plus de boutons a le droit de poser une question à celui qui en a le moins…
Les autres opinent.
Jacques (essayant de plaisanter) – Tant que c’est pas les boutons qui tiennent mon pantalon. À part ce que j’ai en dessous, je n’ai rien à cacher…
Pierre (inquiétant) – On a tous quelque chose à cacher… En cherchant bien… Il suffit de poser les bonnes questions…
L’atmosphère devient plus lourde. Le jeu commence. Les quatre joueurs misent. Jacques coupe. Marie distribue les cartes (cinq à chacun). Pendant ce temps, Pierre tend vers Céline une bouteille.
Pierre – Je vous ressers un peu de digestif…?
Céline (déjà un peu éméchée) – Allez, un petit excès, de temps en temps…
Jacques – Ce n’est peut-être pas très raisonnable, non ? (Essayant de plaisanter) Vous savez que maintenant, on peut être poursuivi, si on laisse ses invités repartir de chez soi complètement bourrés…
Pierre – Vous l’avez dit vous-même : vous n’avez pas de route à faire. Vous habitez en face…
Jacques – À côté…
Pierre – Comme ça, vous ne risquez même pas de vous faire écraser en traversant la rue… (Avec une allusion, à Jacques) Mais si vous préférez, vous pouvez rester dormir avec nous…
Air embarassé de Jacques.
Céline (vidant son verre cul sec) – Ah… On sent bien le goût de la poire…!
Sourire figé de Jacques. Marie a fini de distribuer. Chacun regarde ses cartes et observe les autres.
Pierre – Deux cartes…
Marie lui donne ses cartes.
Céline – Trois…
Jacques – Une…
Marie – Servie…
Ils regardent à nouveau leurs cartes. Se regardent par en dessous. Et parlent chacun leur tour.
Pierre – J’abandonne…
Jacques – Moi aussi…
Céline – Deux de mieux.
Marie – Pour voir…
Céline abat ses cartes avec une excitation enfantine.
Céline – Carré d’as ! Qui dit mieux ?
Marie (défaite) – Brelan de valets…
Céline ramasse la mise. Chacun regarde les boutons qui lui restent.
Céline – À moi de poser une question…
Malaise des autres, comptant leurs boutons. Tête de Marie, qui en a le moins.
Céline – À Marie, donc !
Soulagement de Pierre et Jacques.
Céline – Vous devez nous dire la vérité…
Marie (inquiète) – Allez-y…
Céline – Est-ce que vous avez déjà volé, dans un magasin ?
Marie est presque soulagée.
Marie – Oui… Une fois… Une tente…
Jacques – Vous avez volé de l’argent à votre tante dans un magasin ?
Marie – Mais non ! Une tente !
Céline – Un homosexuel…?
Marie – Une tente de camping !
Jacques – Eh ben… Je n’aurais jamais pensé à voler un truc comme ça ! C’est plutôt voyant, non, une tente de camping ?
Céline – Une tente…? C’était… poussée par la nécessité ? Vous ne saviez pas où dormir…
Marie – C’était pour partir camper ! J’étais dans un centre commercial… Je suis allée à une caisse pour payer. On m’a dit que ce n’était pas la bonne caisse. Je suis allée un peu plus loin, et je me suis rendu compte que j’avais franchi les portiques de sécurité, sans m’en apercevoir. Alors comme j’étais déjà dehors…
Pierre – Ce n’était pas vraiment un vol… Puisque tu n’avais pas vraiment l’intention de voler cette tente…
Marie – Disons que ne suis pas revenue sur mes pas pour payer… En fait, j’avais surtout peur que là, le portique se mette à sonner. Ç’aurait vraiment été trop con de me faire arrêter en essayant de réintroduire dans le magasin une tente que je venais de voler par inadvertance… Vous m’imaginez en train d’expliquer ça aux vigiles ? En général, ce n’est pas le genre à avoir beaucoup d’imagination…
Têtes des autres imaginant la situation.
Céline – C’est vraiment la seule fois ?
Marie – Oui…
Céline – Vous êtes plutôt une femme honnête, alors…
Marie – Vous savez, la plupart des gens ne sont honnêtes que parce qu’ils n’ont pas le courage d’être malhonnêtes… Disons que le risque m’a toujours paru disproportionné par rapport aux satisfactions que ça aurait pu me procurer…
Jacques (que l’alcool décoince) – Comme de tromper son mari…?
Marie – Là, c’est une autre question…
Jacques – D’accord…
La nouvelle partie commence. Même manège. Ils misent. C’est Pierre qui donne.
Céline – Une carte…
Jacques – Servi…
Marie – Servie…
Pierre – Deux carte…
Ils misent à nouveau.
Céline – Je suis…
Jacques – Plus un…
Marie – J’abandonne…
Pierre – Pour voir…
Ils abattent leurs cartes.
Pierre (triomphant) – Full !
Jacques – Flush !
Le sourire de Pierre se fige. Marie lui lance un regard ironique.
Marie – Eh ben… Ça commence bien…
Jacques rafle la mise.
Jacques – À moi de poser une question…
Les trois autres, sur la défensive, comptent leurs boutons.
Jacques – À Pierre…
Air résigné de Pierre.
Jacques – Est-ce que vous avez déjà eu envie de tuer quelqu’un ?
Pierre – Avant ce soir, vous voulez dire ?
Jacques – Avec un début de passage à l’acte, évidemment… Sinon, ça ne compte pas… Si on enfermait tous les maris qui ont envie de tuer leur femme au moins une fois par semaine… Les prisons sont déjà surpeuplées…
Regard assassin de sa femme Céline. Pierre essaie de se souvenir.
Pierre – Non, je ne vois pas… (Se marrant) Ah si… Enfin, ce n’était pas vraiment prémédité, mais… C’était au collège… Il y avait une grosse à lunettes qu’on arrêtait pas d’emmerder. Un jour, à la piscine, on a balancé ses lunettes dans le grand bain. Elle ne savait pas nager. Mais dans la panique, elle a oublié. Elle s’est jetée à l’eau pour récupérer ses lunettes. Nous, on se marrait comme des baleines. Évidemment, au bout de cinq minutes, comme on ne la voyait toujours pas remonter, on a fini par appeler le maître nageur… Qu’est-ce qu’on s’est marré… Je ne me souviens plus comment elle s’appelait, cette pauvre fille…
Céline – Céline Robert…
Pierre (figé) – Ah oui, peut-être bien…
Céline – La grosse à lunettes. C’était moi…
Pierre – Non…!?
Céline – Je savais bien que votre tête me disait quelque chose…
Jacques intervient pour détendre l’atmosphère.
Jacques – Bon… On s’en refait une petite.
Autre partie. Sans entrain. Et dans un silence pesant. Céline distribue les cartes.
Jacques – J’abandonne.
Marie – Servie…
Pierre – J’abandonne aussi.
Céline – Dix de plus…
Marie – Je suis. Et je remise vingt…
Céline (misant) – Pour voir.
Céline et Marie abattent leur carte. Sourire satisfait de Marie. Tête défaite de Céline.
Marie – Ah, cette fois, c’est à moi de poser une question… À Céline…
Inquiétude de Céline.
Marie – Est-ce que vous avez déjà commis une faute professionnelle lourde, que vous n’auriez jamais révélée à personne ?
Céline est très mal. Elle se dirige vers le devant de la scène comme pour une confession. Mais au lieu de parler, elle enlève le haut.
Noir.
La lumière se rallume, et Céline est toujours sur la sellette, au devant de la scène. On comprend qu’elle a une nouvelle fois perdu.
Marie – Je réitère ma question… Est-ce que vous avez déjà commis une faute professionnelle lourde…?
Céline s’apprête à enlever le bas… avant de renoncer et de parler d’une voix presque inaudible.
Céline (très bas) – Oui…
Marie – Pardon ?
Céline – Oui !
Marie – Laquelle ?
Céline – Eh bien… Ça ne sortira pas d’ici…? Vous me le promettez…?
Pierre et Marie opinent hypocritement du bonnet.
Pierre – Considérez que vous êtes dans une église, et que nous sommes vos confesseurs…
L’ambiance de tripot enfumé est assez loin de cette image.
Jacques (amusé) – Une église…?
Marie – Ou une synagogue, si vous préférez.
Céline – Il y a un confessionnal, dans les synagogues ?
Pierre (s’impatientant) – Je ne sais pas, moi… Imaginez que vous êtes sur le plateau de C’est mon Choix…
Céline – Bon, eh bien… C’était il y a six mois, environ… Lors d’une de mes missions, j’ai fait licencier un cadre et sa compagne, qui travaillaient tous les deux dans l’entreprise que j’étais chargée d’auditer… J’étais certaine qu’ils piquaient dans la caisse… Le type n’a pas supporté. Il avait vingt ans de boîte. Il s’est suicidé… Avec sa femme…
Échange de regards satisfaits entre Pierre et Marie. Ils ont de quoi compromettre Céline.
Céline – En ouvrant le gaz…
Pierre (effarée) – Les voisins d’en face…!
Céline – Pardon ?
Pierre – Non, rien…
Céline – Juste après l’enterrement, je me suis rendu compte qu’ils n’étaient pas coupables… J’avais seulement fait une erreur d’addition… Je n’ai jamais rien dit à personne… Je n’ai rien fait pour les réhabiliter, ces pauvres gens… J’avais trop honte… (En larmes) D’habitude, je ne fais jamais d’erreur d’addition…
Jacques la console.
Jacques (à Pierre et Marie) Elle est toujours bouleversée quand on parle de ça… (Essayant de consoler sa femme) Tu veux qu’on rentre, chérie…?
Pierre et Marie échangent un regard signifiant qu’ils seraient assez pour, puisqu’ils ont obtenu ce qu’ils voulaient.
Marie – Oui, ça suffit, peut-être…
Céline (se reprenant) – Non, non, je ne veux pas vous gâcher la soirée… Ça va aller… (Tenant à sa revanche) Et puis on n’arrête pas une partie de poker comme ça… (Avec un air inquiétant) Tout le monde n’a pas encore parlé…
Céline vide son verre d’un trait pour oublier ses remords.
Pierre – Bon…
Jacques distribue les cartes… Ils se remettent à jouer en silence. L’ambiance est de plus en plus lourde.
Marie – Carte…
Pierre – Servi…
Céline – Je suis…
Jacques – Pour voir…
Ils abattent leurs cartes.
Céline – J’ai une paire…
Jacques – Brelan…
Marie – Carré de dames…
Pierre (triomphant) – Carré de roi !
Malaise des autres.
Pierre – Jacques…
Masque de Jacques.
Pierre – Est-ce que vous savez ce qui est arrivé au chat que j’ai vu dans la poubelle de l’immeuble ce matin…
Stupéfaction de Marie. Embarras de Jacques et de Céline.
Pierre – Vous devez nous dire la vérité…
Jacques se dirige vers le devant de la scène comme pour une confession. Mais au lieu de parler, il enlève son pantalon et se retrouve en caleçon.
Noir.
La lumière se rallume, et Jacques est toujours sur la sellette, au devant de la scène. On comprend qu’il a une nouvelle fois perdu.
Pierre – Alors, ce chat ?
Jacques s’apprête à enlever son caleçon, mais c’est Céline qui répond à sa place.
Céline – Il m’avait déjà bouffé trois plantes vertes sur mon balcon… Alors la quatrième, je l’ai arrosé la veille avec de l’arsenic.
Marie fond en larmes.
Pierre – Oh, mon dieu ! Le petit chat est mort…
Malaise.
Jacques (pour détendre l’atmosphère) – Une petite dernière ? Pour me refaire…
Céline – Bon, mais après, on va tous se coucher.
Tête des autres ne sachant pas comment interpréter cette dernière réplique.
Nouvelle partie. Mise. Marie distribue à nouveau. Remise. Les visages sont encore plus tendus.
Pierre – Carte.
Céline – Carte.
Jacques – Servi.
Marie – Carte.
Jacques mise tous ses boutons.
Jacques – Banco !
Marie – J’abandonne…
Pierre – J’abandonne…
Céline – Moi aussi…
Jacques ramasse la mise. Le visage de Jacques s’illumine. Marie constate avec horreur que c’est elle qui a le moins de boutons.
Jacques – À moi de poser une question…
Marie (paniquée) – Vous ne nous avez pas montré ce que vous avez dans les mains…!
Jacques – Je ne suis pas obligé ! Vous vous êtes tous couchés !
Il regarde les trois autres tour à tour pour maintenir le suspense.
Jacques – C’est Marie qui a le moins de boutons… Alors je me lance…
Malaise de Marie.
Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?
Marie reste sans voix. Pierre la regarde, inquiet.
Céline – On a tous joué le jeu. Vous nous devez la vérité…
Marie s’avance à son tour vers le devant de la scène. Elle ôte le haut.
Noir.
Lumière.
Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?
Marie, de plus en plus gênée, ôte le bas, pour se retrouver en combinaison.
Noir.
Lumière.
Jacques (sans pitié) – Est-ce que vous avez déjà trompé votre mari ?
Marie esquisse un geste pour ôter sa combinaison, puis préfère parler.
Marie – Une fois… Juste une petite fois… C’était… une erreur.
Pierre est décomposé.
Céline (cruelle) – Une erreur ? Comme pour la tente ?
Marie – Si on veut, oui…
Jacques (enfonçant le clou) – Tout de même… On ne se trompe pas de mari comme on se trompe de numéro au téléphone.
Céline – Et puis même quand on fait un faux numéro, on peut toujours couper court avant d’engager la conversation…
Marie – Disons que je n’ai pas eu la présence d’esprit de lui raccrocher au nez pendant qu’il était encore temps… Je suis du genre bavarde, au téléphone…
Céline – Vous l’aviez dit à votre mari, avant ce soir ?
Marie – Non…
Céline – Pourquoi ?
Marie – J’avais réussi à passer les barrières de sécurité sans déclencher le système d’alarme… et je n’ai pas eu le courage de revenir sur mes pas pour payer l’addition…
Malaise. Pierre et Marie évitent de se regarder.
Jacques – Bon… On va peut-être vous laisser…
Pierre (à Jacques) – Vous avez bluffé ?
Jacques, content de lui, montre ses cartes.
Jacques – Je n’avais qu’une petite paire…
Autre silence. Céline et Jacques se lèvent et s’apprêtent à partir…
Jacques (à Pierre) – Moi aussi j’ai une dernière question à vous poser…
Pierre – La partie est finie.
Jacques – Je vous ai montré ma paire…
Pierre – Allez y toujours…
Jacques – Vous êtes vraiment comédien ?
Pierre – Non, mais j’écris des pièces de théâtre. Pendant mes heures de travail… (Regardant Céline) à la Bibliothèque Nationale…
Céline – Je vois… Je peux compter sur votre discrétion…?
Pierre (innocemment) – À propos des voisins d’en face…? Si vous mettez dans votre rapport que je suis l’employé le plus productif de la maison, et qu’on ne pourrait en aucun cas me remplacer par un ordinateur…
Céline encaisse le coup.
Céline – Vous permettez que j’aille prendre un peu d’eau à la cuisine ? Je ne me sens pas très bien…
Marie – Mais je vous en prie…
Céline s’éloigne vers la cuisine.
Jacques – La prochaine fois, c’est nous qui vous invitons… On fera un scrabble, pour changer un peu…
Céline revient.
Jacques – Alors à bientôt ?
Pierre (à Céline) – À demain…?
Les voisins s’en vont. Pierre et Marie restent seuls. Ils osent à peine se regarder. Ils contemplent l’appartement en désordre.
Le portable de Marie se met à sonner.
Pierre – Tu ne réponds pas ?
Marie – Je ne sais même pas si c’est pour toi ou pour moi. Tu as donné mon numéro de téléphone à tous tes copains…
Pierre – C’est parce que j’ai confiance en toi…
Embarras de Marie.
Pierre (plus gravement) – C’était qui… ton faux numéro ?
Marie (mal) – Jérôme…
Pierre – Ah, tiens… Je ne m’en serais pas méfié, de celui-là…
Marie enlace Pierre pour lui demander pardon.
Marie – Alors, on le fait, ce strip-poker ?
Pierre – Banco !
Musique suggestive. Elle commence un strip-tease. Il la regarde, émoustillé. Il s’assied pour la regarder faire son show et sort un gros cigare qu’il s’apprête à allumer avec une allumette qu’il sort d’une boîte.
Un instant, on voit apparaître le visage de Céline qui les espionne… un masque à gaz de la dernière guerre sur le visage. Puis Céline disparaît.
Marie s’interrompt soudain, en même temps que la musique..
Marie (inquiète) – Tu ne trouves pas que ça sent le gaz.
Il fait un signe d’ignorance et craque l’allumette pour son cigare.
Noir suivi d’un flash et d’un bruit d’explosion.
Fin.
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Paris – Novembre 2011
© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-06-2
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