Trous de mémoire

Une comédie à sketchs de Jean-Pierre Martinez

Pour un ou plusieurs couples (sexes partiellement indifférents)

Comme les trous noirs, les trous de mémoire ouvrent sur des univers parallèles inconnus…


Ce texte est offert gracieusement à la lecture. Avant toute exploitation publique, professionnelle ou amateur, vous devez obtenir l’autorisation de la SACD.


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LIRE LE TEXTE INTÉGRAL

Trous de mémoire

1 – Vaguement

2 – Virgule

3 – Antipathie

4 – Trompe-l’œil

5 – Noir et blanc

6 – Retour vers le futur

7 – Confession

8 – Hommage

9 – Code confidentiel

10 – Amants d’enfance

11 – L’oubliée

12 – Trou de mémoire


1 – Vaguement

Ils sont debout l’un à côté de l’autre, et ils échangent un regard tendre.

Lui – Ça va ?

Elle – Oui… Et toi ?

Lui – Ça va. (Un temps) On est morts, non ?

Elle – Pourquoi tu dis ça ?

Lui – Je ne sais pas… La dernière chose dont je me souviens, c’est une vague de trente mètres de haut s’apprêtant à déferler sur la piscine au bord de laquelle on venait de s’allonger pour faire une sieste.

Elle – Ah oui…

Lui – Pas toi ?

Elle – Si.

Lui – Donc, on est morts.

Elle – Ou alors c’est que cette vague nous a entraînés tous les deux à des kilomètres de là, pour nous déposer délicatement, sans nous réveiller, au bord de la piscine d’un autre hôtel…

Lui – Qui s’appellerait aussi le Paradise Hotel.

Elle – Absolument indemnes et même pas mouillés.

Lui – Ce n’est pas le plus probable, non ?

Elle – Alors c’est qu’on est morts.

Lui – Enfin morts…

Elle – Tu as raison. Je ne vois pas trop la différence avec quand on était vivants.

Lui – Sauf que dans ce monde-ci, apparemment, on n’est pas encore mariés.

Elle – Pourquoi tu dis ça ?

Lui – On n’a pas d’alliances.

Elle – Tu crois qu’on n’a pas encore d’enfants non plus ?

Lui – En tout cas, je ne vois pas leurs serviettes au bord de la piscine.

Elle – Ni leurs bouées.

Un temps.

Lui – Peut-être qu’on ne s’est même pas encore rencontrés…

Elle – Tu veux dire… qu’on ne se connaît pas ?

Lui – Je ne sais pas. On se connaît ?

Elle – Je ne crois pas.

Un temps.

Lui – Alors ce serait ça ce qu’on appelle la mort.

Elle – Un monde parallèle dans lequel l’heure de notre mort n’a pas encore sonné.

Lui – Un paradis sur lequel ce tsunami n’aurait pas encore déferlé.

Elle – Pourtant on l’a bien vue, cette vague. Tous les deux.

Lui – Oui.

Elle – J’imagine que si ça marche comme ça, on n’est pas supposés se souvenir de notre ancienne vie ? Tu t’en souviens, toi ?

Lui – Vaguement.

Elle – Moi aussi. Je me souviens juste de cette vague… De toi et des enfants. Enfin surtout des enfants… Et toi ?

Lui – Surtout de la vague.

Elle – Tout ça est vraiment très bizarre.

Lui – Ça doit être un bug dans le système. On n’est pas supposés se souvenir de quoi que ce soit.

Elle – Sinon, les gens sauraient qu’ils sont déjà morts.

Lui – Tu crois qu’on doit leur dire ?

Elle – Quoi ?

Lui – Qu’ils sont morts.

Elle regarde en direction du public.

Elle – Regarde les… Ils ont l’air heureux… Ils ne nous croiraient pas…

Lui – Ils nous prendraient pour des fous, et c’est nous qu’on enfermerait dans un asile.

Elle – Il vaut mieux garder ça pour nous.

Lui – Tu as raison.

Elle – Ce sera notre secret.

Un temps.

Lui – Bon, on y va ?

Elle – Où ça ?

Lui – Découvrir ce qu’il y a de différent dans ce monde parallèle, où aucun tsunami n’a submergé le Paradise Hotel…

Elle – Et où on ne s’est pas encore rencontrés.

Lui – Je suis curieux de voir ça.

Elle – Oui… Et en même temps, ça me fait un peu peur.

Lui – Il faudrait déjà savoir dans quelle chambre on est.

Elle – Puisqu’on ne se connaissait pas encore, on n’était sûrement pas dans la même chambre.

Lui – On n’a qu’à demander à la réception.

Elle – On va faire comme ça.

Lui – Allons-y.

Ils commencent à s’en aller.

Elle – C’était pourtant une belle journée, non ?

Lui – Oui.

Elle – Comment on aurait pu deviner…

Lui – Qu’on allait se rencontrer aujourd’hui.

Ils s’en vont.

Noir.

2 – Virgule

Ils sont tendrement enlacés. Ils relâchent leur étreinte, en gardant un sourire béat sur les lèvres.

Lui – On est bien ensemble, non ?

Elle – Oui… (Un temps) Mais tu veux dire… « On est bien ensemble ? » Ou « On est bien, ensemble ? »

Lui – Euh… Je ne sais pas… C’est quoi la différence ?

Elle – Ben… la virgule.

Lui – La virgule ?

Elle – Avec la virgule, ça veut dire « Est-ce qu’ensemble on est bien ? ». Sans la virgule, ça veut dire… « Est-ce qu’on est vraiment ensemble ? »

Lui – Ah oui.

Elle – Ben oui.

Moment d’inquiétude. Nouvelle étreinte pour se rassurer. Et nouvelle séparation. Ils ont à nouveau un sourire épanoui.

Lui – Tu te souviens comment on s’est rencontrés ?

Elle – Oui… (Un temps) Enfin… non. Et toi ?

Lui – Non, moi non plus. Je pensais que toi tu le savais…

Elle – Où est-ce qu’on aurait bien pu se rencontrer ?

Lui – Si on est ensemble, c’est bien qu’on s’est rencontrés quelque part.

Elle – Bien sûr…

Lui – Mais où ?

Elle – Je ne sais pas… Où est-ce que les gens se rencontrent, en général ? Je veux dire… un homme et une femme.

Lui – Chez des amis ?

Elle – On a des amis en commun ?

Il jette un coup d’œil à son portable.

Lui – Pas d’après Facebook, en tout cas.

Elle – Il paraît qu’un couple sur quatre s’est rencontré sur son lieu de travail.

Lui – Tu travailles où ?

Elle – Je suis… Je suis strip-teaseuse… Enfin, je crois… Et toi ?

Lui – Plombier…

Elle – Plombier ?

Lui – Ils ont refait la plomberie récemment, dans ton club de strip-tease ?

Elle – Ah non, mais je ne travaille pas dans un club. Je fais ça en amateur. À la maison…

Lui – Ah oui…

Elle – Et toi ?

Lui – Non, non, moi je… Je suis plombier professionnel. Je veux dire… Je fais ça chez les autres. Enfin, je crois…

Elle – Je vois.

Lui – Et donc… tu as fait venir un plombier chez toi, récemment ?

Elle – Non… mais il me semble avoir eu un dégât… des eaux il n’y a pas très longtemps.

Lui – Un des gars des eaux… Tu veux dire un employé de la compagnie des eaux ?

Elle – Non… Un dégât des eaux. Une fuite.

Lui – Ah oui, pardon, je… Une fuite, évidemment, un délit de fuite… Enfin, je veux dire… Je vais peut-être y aller, non…?

Elle – Y aller ? Où ça?

Lui – Je… Je ne sais pas… Chez moi ?

Elle – Tu n’habites pas ici ?

Lui – Tu crois que j’habite ici ?

Elle – Je ne sais pas. Tu habites ailleurs ?

Lui – Ça ne me revient pas, non. Et toi, tu es sûre d’habiter ici ?

Elle regarde autour d’elle.

Elle – Ça ne me dit rien non plus.

Il regarde également autour de lui, et ramasse un carton, par terre.

Lui – Tiens…

Elle – Qu’est-ce que c’est ?

Lui – Un carton.

Elle – Il y a marqué quoi ?

Lui – Ne pas déranger.

Elle – Et de l’autre côté ?

Lui – Merci de faire la chambre.

Elle – Ah oui.

Elle se met en mouvement comme pour faire quelque chose.

Lui – Qu’est-ce que tu fais ?

Elle – Ben je vais faire la chambre. Ce n’est pas ce que tu viens de me dire ?

Lui – Si… Enfin, oui, mais… C’est ce qu’il y a marqué sur le carton.

Elle – Tout ça est vraiment très bizarre.

Lui – Oui… Je me demande si on ne ferait pas mieux de se recoucher.

Elle – Se recoucher ? Tu veux dire… ensemble.

Lui – Je ne sais pas… Non ?

Elle – Si, si…

Lui – On y verra peut-être plus clair en se réveillant.

Elle – Oui, j’espère…

Lui – Je vais mettre le carton ne pas déranger.

Elle – Oui, je crois que c’est mieux.

Noir.

3 – Antipathie

Ils sont debout chacun d’un côté de la scène. Ils se lancent des regards à la dérobée. Il finit par s’approcher d’elle.

Lui – Excusez-moi, ça fait un moment que je vous regarde et… Ne prenez surtout pas ça pour un mauvais plan drague… Je vous rassure, vous n’êtes pas du tout mon genre…

Elle – Merci…

Lui – Non, ce que je veux dire c’est que… j’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part. Enfin… pas seulement de vous avoir déjà croisée, vous voyez ? J’ai l’impression… de vous connaître.

Elle – Ah oui…?

Lui – Excusez-moi, je suis complètement ridicule…

Elle – Non, non, pas du tout… Enfin si, vous êtes complètement ridicule, mais… moi aussi, j’ai l’impression de vous connaître. De très bien vous connaître même.

Lui – Ah bon… Alors je ne suis pas fou.

Elle – Ça dépend.

Lui – Ça dépend ?

Elle – On s’est peut-être rencontrés dans un asile de fous. Ce qui expliquerait qu’on préfère ne pas s’en souvenir…

Lui – Ah oui… Donc vous aussi, vous…

Elle – Tout à fait… votre tête me dit quelque chose, mais… je ne sais pas du tout quoi.

Ils se dévisagent encore un instant.

Lui – Non, ce qui est bizarre c’est que… votre visage m’est vraiment familier. Comme si… Je suis désolé… Ce serait très embarrassant évidemment, mais… Vous ne seriez pas une de mes ex, par hasard ?

Elle – Ah oui, là… Comme plan drague, ce serait vraiment très original… Mais comme je ne suis pas du tout votre genre… A priori, je ne peux pas avoir été…

Lui – Ça expliquerait qu’on ne soit pas restés ensemble, mais bon… Excusez-moi, je deviens vraiment…

Elle – Non, non, ne vous excusez pas. D’ailleurs, vous non plus, vous n’êtes pas du tout mon genre…

Lui – Bon…

Elle – Sans vouloir vous vexer, j’irais même jusqu’à dire que… votre tête ne me revient pas du tout.

Lui – Non, moi non plus…

Elle – Non mais ce n’est pas seulement votre nom que ne me revient pas. Ce que je veux dire c’est que votre tête ne m’est pas du tout sympathique.

Lui – Bien sûr… C’est drôle que vous disiez ça parce que… Je ne savais pas comment vous le dire sans être blessant mais… Vous aussi. Votre tête… m’est tout à fait antipathique.

Elle – Ça nous fait au moins quelque chose en commun.

Lui – Oui… Mais ça ne nous dit pas comment on se connaît, et où on aurait bien pu se rencontrer.

Elle – Remarquez, vu les bases sur lesquelles on est partis… et la profondeur à laquelle vous vous êtes déjà enfoncé… je me demande si c’est absolument nécessaire de creuser davantage.

Lui – Vous avez raison… Mieux vaut en rester là… Imaginez qu’on se souvienne tout d’un coup que…

Elle – Oui, ce serait vraiment…

Lui – Après tout… Il y a des choses qu’il vaut mieux oublier.

Elle – C’est vrai… Imaginez que tout à coup je me souvienne que… (Elle le regarde bizarrement.) Attendez un instant… Ça y est, ça me revient maintenant…

Lui – Non…? Quoi ?

Elle (outrée) – Tu ne te souviens vraiment pas ?

Lui – Euh… non, mais… Et donc, maintenant, on se tutoie ?

Elle le dévisage à nouveau, mais cette fois avec un rictus haineux sur les lèvres.

Elle – Espèce de salopard !

Lui – C’est si grave que ça ?

Elle – Et tu oses me demander si c’est grave ?

Lui – Désolé, je… Je ne me souviens pas du tout…

Elle – Tu ne te souviens pas de moi ? Après ce que tu m’as fait ?

Lui – Je ne sais pas quoi vous dire… Je ne me vois pas faire du mal à quelqu’un. Encore moins à une femme. Mais en même temps, j’avoue que… Vous m’êtes tellement antipathique… Dans des circonstances exceptionnelles, je dois reconnaître que j’aurais sans doute pu…

Elle – Espèce d’ordure… Donc, tu n’essaies même de nier ?

Lui – Si… Si, si… Enfin, non mais… Dites-moi, je vous en prie ! Il faut que je sache, maintenant… Je suis prêt à tout entendre, je vous assure.

Elle s’avance vers lui, menaçante.

Elle – Je ne sais pas ce qui me retient de…

Lui – Non mais allez-y… Si vous pensez que je l’ai mérité…

Elle reprend soudain un air détaché, avec un léger sourire sur les lèvres.

Elle – Mais non, je déconne. Je ne me souviens de rien du tout.

Lui – Ah d’accord…

Elle – Ceci dit, moi aussi, je crois que dans une vie antérieure, j’aurais pu vous tuer. Vous avez vraiment une tête à claques. On ne vous l’a jamais dit ?

Lui – Non… Enfin, jamais d’une façon aussi directe, en tout cas.

Elle – Franchement ça m’étonne, mais bon…

Lui – Oui… Je crois qu’on ferait mieux d’en rester là, non ?

Elle – Ça me paraît plus raisonnable, en effet.

Lui – Bon alors… au revoir.

Elle – Au revoir ?

Lui – Il n’est pas impossible qu’on ait l’occasion de se recroiser, non ?

Elle – Au moins, si on se revoit un jour, on saura pourquoi on a l’impression de s’être déjà vus.

Lui – Tout à fait… (Elle s’apprête à partir.) Non, mais vous pouvez rester…

Elle – J’allais partir, de toute façon.

Lui – Je partais aussi.

Elle – Bon… Alors allons-y…

Lui – OK. J’allais par là. Vous aussi ?

Elle – Oui…

Lui – Faisons un bout de chemin ensemble, ça nous reviendra peut-être.

Elle – Si on ne s’entretue pas avant…

Lui – C’est un risque, en effet… Vous m’êtes de plus en plus antipathique.

Elle – Oui, moi aussi.

Ils partent.

Noir

4 – Trompe-l’œil

Debout face au public, ils regardent vers le mur du fond.

Lui – Il fait beau, hein ?

Elle – Mais il y a beaucoup de vent.

Lui – Oui. C’est le vent qui a chassé les nuages…

Un temps.

Elle – Tu vois la fenêtre d’en face ?

Lui – Quelle fenêtre ?

Elle – Là-bas, légèrement cachée par le feuillage de cet arbre.

Lui – Ah oui, celle-là… C’est curieux, on ne voit jamais de lumière la nuit.

Elle – Je ne sais pas qui peut bien habiter là.

Lui – Personne, peut-être. Le logement doit être inoccupé. Ça arrive…

Elle – Je ne sais pas… Pendant la journée, il me semble apercevoir des silhouettes derrière ces vitres. À travers ces branches.

Lui – Ah oui ?

Elle – Un homme et une femme, je crois.

Lui – Ça me rappelle un film…

Elle – Quel film ?

Lui – Fenêtre sur cour ! Ne me dis pas qu’en plus, tu as cru voir cet homme assassiner sa femme…

Elle – Non, mais tout de même… J’ai l’impression qu’il se passe quelque chose de bizarre derrière cette fenêtre.

Lui – Tu n’as rien d’autre à faire que d’épier ce qui se passe dans l’immeuble d’en face ?

Elle sourit et regarde à nouveau avec plus d’attention.

Elle – Attends un peu… C’est dingue. On dirait que…

Lui – Quoi ?

Elle – Il y a un vent terrible aujourd’hui, et les feuilles de cet arbre ne bougent absolument pas.

Il regarde lui aussi.

Lui – Ah oui, c’est curieux en effet…

Elle – Tu vas rire mais…

Lui – Oui ?

Elle – L’arbre… C’est un trompe-l’œil.

Lui – Un trompe-l’œil ?

Elle – Je t’assure. Regarde.

Il regarde plus attentivement.

Lui – Ah oui. Je n’avais jamais remarqué.

Elle – Je me disais aussi…

Lui – Mais alors… si l’arbre est un trompe-l’oeil, c’est que la fenêtre en est un aussi.

Elle – Tu crois ?

Lui – Comment veux-tu qu’un faux arbre puisse cacher une vraie fenêtre ?

Elle – Oui, ce n’est pas faux.

Elle – Si l’arbre est un trompe-l’œil peint sur le mur d’en face, c’est que la fenêtre aussi est peinte sur le mur.

Lui – Un arbre qui n’existe pas, cachant une fenêtre qui n’existe pas.

Elle – C’est pour ça que ça que l’illusion marche aussi bien. On se dit que quelque chose qui est caché, c’est forcément quelque chose de réel. Pourquoi cacher quelque chose qui n’existe pas ?

Lui – Un peu comme Dieu, finalement. Les gens y croient d’autant plus qu’on ne le voit jamais.

Elle – Si Dieu se trimbalait dans les supermarchés avec une fausse barbe et un costume élimé, comme le Père Noël au moment des fêtes, c’est sûr que les gens n’y croiraient pas longtemps.

Lui – Oui…

Un temps.

Elle – Et si on était des trompe-l’œil, nous aussi ?

Lui – Quoi ?

Elle – Peut-être que les gens qui nous regardent nous voient comme des illusions d’optique. Des peintures ou des photos de nous-mêmes.

Lui – Mais nous on est là, on bouge, on parle.

Elle – Les vidéos, ça bouge aussi.

Lui – On est en trois dimensions.

Elle – Les hologrammes, c’est aussi en relief. On est peut-être des trompe-l’œil en trois D.

Lui – Il faudrait demander à ceux d’en face.

Elle – En même temps, quel crédit accorder aux voisins… si ce ne sont que des trompe-l’œil eux-aussi…

Lui – Je crois qu’on commence à devenir fous.

Elle – Tu as raison, je vais refermer la fenêtre.

Elle hésite.

Lui – Ne me dis pas qu’elle est peinte contre le mur…

Ils échangent un regard inquiet.

Noir.

5 – Noir et blanc

Elle est là. Il arrive, un gros cahier à la main.

Elle – Bonjour, bonjour… Entrez, entrez…

Lui – Merci, merci…

Elle – Vous n’avez pas eu trop de mal pour venir ? Avec ces grèves…

Lui – J’habite juste en face.

Elle – En face ? Vous voulez dire…

Lui – L’immeuble en face.

Elle – D’accord, d’accord… Je ne savais pas que… C’est curieux, j’étais persuadée que cette fenêtre-là, sur le mur d’en face, c’était un trompe-l’œil.

Lui – Un trompe-l’œil ?

Elle – Oui. Que la fenêtre était peinte sur le mur. Je n’ai jamais rien vu bouger derrière cette fenêtre.

Lui – Et pourtant, je suis là, vous voyez…

Elle – Je vois… Et donc, de votre salon, vous voyez tout ce qui se passe ici.

Lui – Absolument tout…

Elle rit nerveusement, comme pour se rassurer.

Elle – Remarquez… qu’est-ce qui pourrait bien se passer d’intéressant dans le bureau d’un agent littéraire ?

Lui – Ça, c’est à vous de me le dire.

Elle – Bien sûr, bien sûr… Alors, ce nouveau roman, ça avance ?

Lui – J’ai presque terminé.

Elle – Très bien, très bien… J’espère que c’est original, parce que vous savez, en ce moment… La rentrée littéraire est de plus en plus encombrée… Des tas de gens qui racontent leur petite vie, et leurs petits malheurs, persuadés que ça va passionner la Terre entière.

Lui – Rassurez-vous, ce n’est pas une autofiction.

Elle – Tant mieux, tant mieux… Non, ce dont on aurait besoin aujourd’hui, c’est d’un nouveau Robbe-Grillet. D’un nouveau Pérec. D’un nouveau Butor. Quelqu’un qui soit encore capable de renouveler les codes du roman classique.

Lui – Vous allez voir. Ça va vous étonner. Et je ne serais pas surpris qu’en sortant d’ici, vous me traitiez de butor.

Elle – Mais bien sûr ! Il faut tout faire péter. Comme en mai 68. On sait que ça ne durera pas, que six mois après on votera pour De Gaulle, et que soixante ans après c’est Cohn-Bendit qui se prendra pour De Gaulle, mais sur le moment, ça soulage…

Lui – C’est drôle que vous disiez « soulage » parce que justement… Vous comprendrez pourquoi quand vous aurez jeté un coup d’œil à mon manuscrit…

Elle – Là… vous commencez à m’intriguer, cher ami. J’ai hâte de voir ça. Vous m’avez apporté quelques bonnes feuilles ?

Lui – J’ai presque terminé. Tenez, si vous voulez y jeter un coup d’œil…

Il lui tend le gros cahier.

Elle – Très bien, très bien… Ah oui, c’est du lourd, on dirait… Ce n’est pas trop long quand même ? Vous savez, maintenant, au-delà de 200 pages… Que voulez-vous ? C’est la génération SMS. Les gens ont perdu l’habitude de tourner les pages…

Elle sort ses lunettes de presbyte.

Lui – Ça fera dans les 900 pages. Mais vous verrez, ça se lit très facilement.

Elle – Bon, bon… Et c’est quoi, le titre ?

LuiLe blanc et le noir.

ElleLe blanc et le noir… Un hommage à Stendhal, peut-être ?

Lui – À Soulages, plutôt… C’est pour ça que tout à l’heure, je vous disais que…

Elle – Soulages ? Tiens donc… J’adore Soulages.

Lui – D’ailleurs, pour le titre, j’avais d’abord pensé à… Les mémoires d’outrenoir.

Elle – Ah oui… Un clin d’œil à Chateaubriand, donc… Mais dites-moi, Stendhal, Chateaubriand… Vous êtes sûr qu’avec tout ça, vous allez vraiment révolutionner l’histoire de la littérature ?

Lui – Vous allez voir, c’est très étonnant.

Elle – Très bien, très bien… alors voyons ça.

Elle ouvre le cahier et commence à regarder. Elle tourne quelques pages.

Lui – Je vous laisse le temps de vous faire une idée…

Elle – Oui… mais dites-moi. Apparemment, vous avez laissé quelques pages blanches au début. Ça commence à quelle page, exactement ?

Lui – C’est déjà commencé.

Elle – Pardon ?

Lui – Ces pages blanches, ça fait partie du roman.

Elle – Je ne suis pas sûre de vous suivre…

Lui – Je vous avais dit que ça vous surprendrait. Alors voilà. J’ai calculé que sur une page de roman, en moyenne, les caractères d’imprimerie, en noir donc, occupent huit pour cent de la surface de la page blanche.

Elle – Huit pour cent ?

Lui – En moyenne. Ça dépend du type de caractères employés par l’imprimeur, évidemment. Pour un caractère plus gros et plus gras, ça peut monter jusqu’à neuf ou même dix pour cent.

Elle – Vraiment…? Et donc…

Lui – Donc, j’ai eu l’idée de séparer le blanc du noir.

Elle – Voyez-vous ça.

Lui – Après, je me suis demandé si je devais mettre le blanc d’abord et ensuite le noir, ou bien l’inverse…

Elle – Ah oui…

Lui – Finalement, j’ai décidé de commencer par le blanc… Pour créer… une attente de la part du lecteur, vous voyez ?

Elle – Je vois, je vois…

Lui – Une sorte de suspense, si vous préférez.

Elle – Je ne suis pas sûre de savoir ce que je préfère… (Tournant les pages) Et donc, toutes les pages sont blanches.

Lui – Pas du tout. Et c’est là où ça devient intéressant. Pour simplifier, je suis parti sur une moyenne de dix pour cent. Donc, systématiquement, après neuf pages blanches vient une page noire.

Elle – Noire ?

Lui – Totalement noire.

Elle – Pourquoi noire ?

Lui – Je savais que ça vous déstabiliserait un peu. Mais c’est ce que vous vouliez, non ? Du nouveau ?

Elle – Oui, enfin…

Lui – Cette page noire, qui vient après neuf pages blanches, rassemble toute l’encre qu’on aurait normalement dû utiliser pour noircir, comme on dit, les neuf pages précédentes, qui en l’occurrence, dans mon roman, resteront vierges. Vous comprenez ?

Elle – Je comprends, je comprends…

Lui – Je vois que ça vous laisse un peu perplexe, c’est normal. Comme tout ce qui est nouveau, ça peut surprendre un peu au début, alors vous me permettrez d’utiliser une métaphore, pour vous aider à mieux appréhender le caractère révolutionnaire de ce roman.

Elle – Une métaphore ?

Lui – Un roman, c’est comme une omelette. Mais des omelettes comme ça, on en a fait le tour. On a beau rajouter des oignons, des pommes de terre, des herbes de Provence… Une omelette, ça reste une omelette. Là, je fais un choix radical, et je reviens aux fondamentaux. Je sépare le blanc du jaune. Ou le blanc du noir, en l’occurrence. D’où le titre…

Elle – Vous vous foutez de moi, c’est ça ?

Lui – Je savais que vous alliez dire ça… Mais non… Pas plus que tous ces peintres qui vous vendent des tableaux complètement blancs ou complètement noirs, en baptisant pompeusement ça monochrome !

Elle – Évidemment…

Lui – Ce premier roman du genre est un geste fondateur. Par la suite, bien sûr, je pourrais en écrire d’autres, dans lesquels le blanc ne sera plus tout à fait blanc, et le noir plus tout à fait noir. Mais attention ! Toujours en respectant cette proportion sacrée de dix pour cent !

Elle – Dix pour cent.

Lui – Les peintres ont bien leur nombre d’or, pourquoi pas nous, les auteurs ? Et la preuve que ce chiffre est sacré, dix pour cent, c’est ce que vous me prenez en tant qu’agent sur tous mes droits d’auteur !

Elle – Et vous croyez vraiment que je vais vous verser une avance pour cette fumisterie ?

Lui – Je vous l’ai dit, j’habite juste en face… et de chez moi, je vois tout ce qui se passe dans ce bureau.

Elle – Tout ?

Lui – Tout. J’ai même des vidéos…

Elle – Je vois… Et… vous voulez combien, pour oublier tout ce que vous avez vu ?

Noir.

6 – Retour vers le futur

Elle est là, en blouse blanche. Il arrive en tenue de ville.

Elle – Bonjour Monsieur. Je vous remercie d’avoir accepté de participer à cette expérimentation, qui je vous le rappelle s’inscrit dans un programme de recherche strictement confidentiel, et d’ailleurs classé secret défense.

Lui – Si j’ai accepté votre proposition, sachez-le, ce n’est pas en raison de la généreuse indemnisation que vous offrez pour prendre part à ce protocole d’essai thérapeutique, mais par pur civisme. Je suis catholique pratiquant, mais aussi membre de la CFDT. Si ma modeste contribution permet de guérir l’Humanité d’un des nombreux maux dont elle souffre encore.

Elle – Oui… À ce propos, j’en arrive à l’objet de ce programme de recherche, que nous n’avons pas jugé utile de révéler aux participants avant qu’ils n’aient été définitivement sélectionnés. Mais maintenant que vous faites partie de l’aventure, nous nous devons d’être clairs sur le but que nous poursuivons, et sur les raisons qui nous ont poussés à entreprendre ce programme, baptisé « Retour vers le futur ».

Lui – « Retour vers le futur » ?

Elle – Vous allez bientôt comprendre pourquoi.

Lui – Mais il s’agit bien de tester un nouveau médicament, n’est-ce pas ?

Elle – En réalité… pas tout à fait.

Lui – Vous m’intriguez, Docteur.

Elle – À vrai dire, cher Monsieur, c’est votre sperme qui nous intéresse.

Lui – Là vous ne m’intriguez plus, vous me faites peur.

Elle – Vous évoquiez tout à l’heure les nombreux maux dont souffre encore l’Humanité.

Lui – Je pensais à la fièvre Ebola, au Coronavirus, au SIDA…

Elle – Des maladies bien réelles, contre lesquelles aucun vaccin efficace n’a encore été trouvé à ce jour, hélas.

Lui – Mais…?

Elle – Mais pour être honnête, cher Monsieur, si l’on examine les choses de façon tout à fait objective, est-ce que ce sont vraiment ces virus qui menacent l’existence même de l’Humanité ?

Lui – Non, probablement pas.

Elle – Et à votre avis, quel est ce mal, qui conduit notre planète à sa fin ?

Lui – Je… Je ne sais pas…

Elle – Ce fléau, cher Monsieur, c’est l’Homme.

Lui – L’homme ?

Elle – Enfin, la femme aussi, bien sûr. Je veux dire l’être humain en général.

Lui – Ah oui…

Elle – Surpopulation, déforestation, épuisement des ressources, réchauffement climatique, guerre nucléaire…

Lui – Oui, en effet, mais… en quoi mon sperme pourrait-il vous aider à lutter contre de tels fléaux ?

Elle – Cher Monsieur, la situation, telle que nous pouvons l’appréhender à l’aide des outils qui sont les nôtres, est encore plus désespérée que vous ne pouvez l’imaginer.

Lui – Vraiment…?

Elle – C’est en partant de ce tragique constat que nous en sommes arrivés à la seule solution possible pour éviter la catastrophe finale, en d’autres termes la fin du monde.

Lui – Je vous écoute…

Elle – Vous est-il arrivé, en prenant la mesure de toutes les horreurs dont l’homme est capable, de vous poser cette question toute simple : Quand tout ça a-t-il commencé à merder ?

Lui – Oui, enfin… Et quand à votre avis ?

Elle – La réponse est évidente hélas : quand le singe est devenu un homo sapiens.

Lui – Ah oui…

Elle – Ou selon vos critères à vous, puisque vous êtes catholique, quand Dieu a créé l’Homme.

Lui – Vous pensez qu’il a eu tort ?

Elle – Il suffit pour s’en convaincre de constater les résultats aujourd’hui. C’était une véritable bombe à retardement.

Lui – Bon… Et qu’est-ce que vous proposez, exactement ?

Elle – On a bien pensé d’abord à créer un surhomme. Mais ça a déjà été tenté par le passé, avec les conséquences fâcheuses que l’on connaît. Avec l’homme, on va à la catastrophe. Avec un surhomme on y court.

Lui – Ah oui…

Elle – Ce n’est donc pas du côté de la marche avant qu’il faut chercher la solution, mais plutôt du côté de la marche arrière.

Lui – La marche arrière ?

Elle – Les plus grands scientifiques du monde, ainsi que les meilleures spécialistes des sciences humaines, y compris les plus éminents philosophes, se sont réunis secrètement il y a quelques mois sous l’égide de l’ONU. Ils sont formels : la seule véritable solution à long terme pour sauver la Terre, c’est de ramener l’homme au stade du singe.

Lui – Comment ça ramener ?

Elle – Pas d’un seul coup, évidemment. Mais en modifiant peu à peu par une sélection naturelle les caractéristiques génétiques de nos descendants. Et c’est là où nous avons besoin de vous.

Lui – De moi ?

Elle – Enfin de votre sperme, en tout cas.

Lui – Expliquez-moi ça…

Elle – Des études scientifiques montrent que, parmi toutes les catégories de la population mondiale, les catholiques pratiquants sont les plus proches génétiquement du singe.

Lui – Vraiment ?

Elle – En réalité, la règle vaut pour les croyants en général. Mais nous avons contacté un échantillon d’extrémistes d’autres confessions, et ils ont refusé de collaborer…

Lui – Je vois…

Elle – Et puis on n’allait pas non plus faire surgir une nouvelle espèce humaine, plus proche du primate, à partir des seuls gènes de fanatiques religieux. Car il y a aussi des singes très agressifs, vous savez…

Lui – Bien sûr…

Elle – C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons aussi opéré une sélection parmi les catholiques pratiquants.

Lui – Et pourquoi moi ?

Elle – C’est là où dans nos études statistiques, le côté syndicaliste semble jouer en votre faveur. À condition qu’il s’agisse d’un syndicat réformiste, évidemment. Parmi les catholiques pratiquants, ceux qui sont aussi membres de la CFDT semblent les moins agressifs et les plus aptes à collaborer.

Lui – Je vois.

Elle – Maintenant que vous êtes au courant de tout, je vous repose donc solennellement la question, cher Monsieur : Êtes-vous prêt, en faisant don de votre sperme, à participer à la régénération de la race humaine en la faisant rétrograder au stade du singe ?

Lui – J’avoue que cette proposition… me prend un peu de court.

Elle – Vous comprenez mieux maintenant le nom que nous avons donné à cette mission de la dernière chance : « Retour vers le futur ». En ramenant l’Homme à l’état de primate, nous espérons que dans son développement à venir, il choisira une voie plus raisonnable…

Lui – Je suis sensible à l’honneur que vous me faites, et j’ai conscience de ma responsabilité. C’est pourquoi je vous confirme mon accord pour participer à cette opération de sauvetage de l’Humanité.

Elle – Merci, cher Monsieur, votre réponse ne m’étonne pas, au regard de ce que nous savons de vous. Je vous recontacterai donc très prochainement pour commencer le protocole.

Lui – Je me tiens à votre disposition.

Elle – Grâce à vous, dans deux ou trois générations, l’Homme aura oublié jusqu’au souvenir d’avoir été un Homme.

Il sort. Elle prend son portable et compose un numéro.

Elle – Tu ne vas pas le croire, mais il a accepté…

Noir.

7 – Confession

Il est là, assis face au public. Elle arrive, et s’assied, également face au public.

Lui – Je vous écoute, mon enfant…

Elle – Ce n’est pas facile, mon Père.

Lui – À travers moi, c’est à notre Seigneur que vous confesserez vos péchés. N’oubliez pas que pour lui, faute avouée est à moitié pardonnée. Si en plus vous vous repentez avec sincérité, quoi que vous ayez fait, vous serez absoute.

Elle – C’est-à-dire que… Il ne s’agit pas exactement d’un péché.

Lui – Si vous pensez ne pas avoir commis de péché, pourquoi venir vous confesser ? Mais vous savez, nous commettons tous des péchés, hélas.

Elle – Même vous ?

Lui – Bien sûr, même moi. Je ne suis qu’un homme.

Elle – Mais alors, à qui est-ce que vous vous confessez ? C’est vrai, c’est une question que je me suis toujours posée. Pour les coiffeurs, par exemple. Qui est-ce qui leur coupe les cheveux. Ou pour les médecins. On n’imagine jamais qu’un médecin puisse être malade. Et pourtant, ce ne sont que des hommes eux aussi…

Lui – Je crois que nous nous égarons, ma fille. Depuis combien de temps ne vous êtes-vous pas confessée ?

Elle – Je ne me suis jamais confessée.

Lui – Dans ce cas, comment pouvez-vous prétendre ne jamais avoir péché ? Quand bien même vous seriez une Sainte…

Elle – Je ne suis pas une Sainte, mais ce que j’ai à vous dire est tout à fait extraordinaire.

Lui – Bon… Si cela peut vous aider, je vous écoute. Et nous examinerons ensemble si ce que vous avez fait est ou non un péché.

Elle – Eh bien mon Père, en toute modestie, je pense avoir percé le mystère de l’univers.

Lui – Le mystère de… Si c’est une plaisanterie, sachez que c’est en tout cas un péché de bafouer ainsi la confession, qui est un de nos sacrements les plus précieux.

Elle – Je savais que vous me prendriez pour une folle… Mais c’est bien pour cela que je suis venue vous voir. Si vous, vous refusez de m’écouter, qui le fera ?

Lui – Très bien, alors je vous écoute…

Elle – Eh bien voilà, Docteur…

Lui – Mon Père.

Elle – Pardon… Eh bien voilà, mon Père… je pense avoir compris comment marche tout ça. Comment ça fonctionne. Et surtout pourquoi.

Lui – Tout ça ?

Elle – Le monde ! La vie, la mort, le bien, le mal…

Lui – Rien que ça ?

Elle – L’univers, les galaxies, les trous noirs, les extra-terrestres…

Lui – Je vois… Et comment prétendez-vous être parvenue à une telle connaissance universelle ? Vous êtes scientifique, sans doute ? Si c’est le cas, entendons-nous bien. Mon domaine est celui du doute, de la croyance et de la foi. Pas celui de la certitude, de la vérité et du savoir.

Elle – C’est là où ça va vous surprendre. Je ne suis absolument pas scientifique. D’ailleurs, j’ai toujours été nulle en maths. Mais depuis que je suis toute petite, je me pose des questions sur tout ça. Pas vous ?

Lui – Si… À ma façon…

Elle – Et vous aussi, à votre façon, vous pensez avoir trouvé la vérité.

Lui – Parlons plutôt de ce qui vous amène…

Elle – Bien entendu, assez vite, j’ai compris que je ne trouverai jamais les réponses aux questions que tout le monde se pose sans aucun résultat depuis des millénaires.

Lui – Et…?

Elle – Et pourtant, alors que je n’y croyais plus, la nuit dernière, tout s’est éclairé d’un coup.

Lui – Vraiment ?

Elle – Je dormais à poing fermés. Je me suis réveillée en sueur. Et la solution m’est apparue comme un flash.

Lui – Ne me dites pas que vous avez eu une apparition miraculeuse… Que vous avez vu la vierge…

Elle – Non, bien sûr. Et d’ailleurs, pour ce qui est du secret de l’univers, autant vous dire tout de suite que Dieu n’a pas grand chose à voir là-dedans. C’est aussi pour ça que je voulais vous prévenir en premier. Pour que vous puissiez en parler avec… votre patron.

Lui – C’est très aimable de votre part mais… par curiosité, pourriez-vous me dire en gros ce que vous pensez avoir découvert ?

Elle – Vous allez voir, en fait, c’est d’une simplicité…

Lui – Biblique ?

Elle – Je m’attendais bien sûr à un truc extrêmement compliqué. Puisque les scientifiques d’un côté, et les philosophes de l’autre, n’ont jamais réussi à trouver le début du commencement de la moindre explication.

Lui – Et ?

Elle – Eh bien finalement non… C’est très simple. Même si évidemment, c’est tout à fait étonnant. Sinon vous pensez bien que quelqu’un y aurait déjà pensé avant moi…

Lui – Je vous avoue que vous avez piqué ma curiosité. Je vous écoute…

Elle – Comme cette explication m’est apparue en rêve, je me suis empressée de noter tout ça sur un papier. Ça a beau être simple. Les rêves, vous savez ce que c’est… Le plus souvent, à peine réveillé, on les oublie.

Lui – Alors je vous prie de ne pas me faire attendre davantage. D’autant que j’ai encore plusieurs paroissiens à prendre en confession après vous…

Elle – Eh bien voilà…

Lui – Oui ?

Elle – Attendez, je vous dis ça tout de suite…

Lui – J’attends.

Elle cherche en vain dans son sac le papier en question.

Elle – Et merde !

Lui – Quoi encore ?

Elle – Je ne sais pas ce que j’ai fichu de ce papier. J’étais pourtant sûre de l’avoir mis dans mon sac…

Lui – Mais vous vous souvenez sans doute de quoi il retourne ? En gros, en tout cas…

Elle – Eh bien je vous dis… C’est comme les rêves… C’est parfaitement clair quand on dort. Tout paraît simple et évident mais…

Lui – Oui ?

Elle – Ah, ce n’est pas possible… Je l’ai sur le bout de la langue…

Lui – Je vois…

Elle – Oh, non, c’est trop bête… Le secret de l’univers ! Je l’avais, là… et… ça m’est sorti de l’esprit.

Lui – Vraiment ?

Elle – Non mais attendez, ça va sûrement me revenir… Ça avait un rapport avec… Oh merde, je ne sais plus…

Lui – Bien… Et sinon, vous n’avez rien d’autre à me confesser ?

Elle – Non…

Lui – Dans ce cas, je vais vous demander de partir. Parmi mes paroissiens, d’autres plus malheureux que vous attendent le réconfort de la religion.

Elle – Bien sûr, excusez-moi. Mais je vais y repenser, et si ça me revient…

Lui – Voilà, repensez-y, et revenez me voir si ça vous revient, d’accord ?

Elle – Merci. Je vous dois combien, Docteur ?

Lui – Vous pouvez toujours laisser une offrande dans le tronc en sortant.

Elle – Ça va me revenir, j’en suis sûre… Et puis je vais peut-être retrouver ce fichu papier… C’est moins gros qu’une bible, évidemment, mais bon… Ça tenait en une phrase.

Lui – En une phrase ?

Elle – Malheureusement, je l’ai oubliée…

Noir.

8 – Hommage

Ils sont debout l’un à côté de l’autre face au public, lui un peu en avant, elle légèrement en retrait. Ils affichent un sourire crispé et une mine de circonstance. Il se racle la gorge et sort un papier de sa poche, auquel il jettera un regard de temps.

Lui – Chers amis, chers collègues… Nous sommes ici rassemblés pour célébrer la mémoire de Jean-Claude, qui hélas nous a brusquement quittés il y a quelques jours. Pour nous tous, Jean-Claude était bien plus qu’un collègue, c’était un ami, je dirais même plus, presque un membre de la famille… Jean-Claude était un homme…

Elle essaie discrètement d’attirer son attention en toussant, et devant l’incompréhension de l’autre, elle lui glisse quelque chose à l’oreille.

Lui – Pardonnez-moi d’avoir écorché le prénom de notre cher défunt. L’émotion sans doute… Jean-Jacques était un homme… discret, mais apprécié de tous. Tout au long de sa carrière au Service de la Voirie. (Elle lui lance à nouveau un regard embarrassé et toussote, il jette un regard à son papier et se reprend.) Tout au long de sa carrière au Service du Cadastre, j’ajouterai au service de ses concitoyens et donc au service de la France, Jean-Paul ne s’est jamais fait remarquer pour un mauvais comportement, un geste d’humeur ou un mot plus haut que l’autre. Non, Jean-Paul n’était pas homme à se mettre en avant. Toujours prêt à la cantine, à céder sa place dans la file à quelqu’un de plus pressé que lui. Toujours disposé à remplacer un collègue en arrêt maladie. Toujours volontaire pour prendre ses congés d’été au mois de janvier pour permettre aux autres de partir au soleil en famille. Oui, plus qu’un homme discret, on peut dire que Jean-Jacques, de son vivant déjà, avait choisi de s’effacer. Mais c’était pour mieux laisser à ceux qu’il aimait la possibilité de s’épanouir. Oui, Jean-Charles, vu le peu de place que tu occupais en ce bas monde, on peut vraiment dire que ta disparition laisse un grand vide derrière toi. À la veille de la retraite, tu t’en vas comme tu as vécu. Sans vouloir déranger. Au moins tu seras mort paisiblement. C’est le cœur qui a lâché, sans doute parce que tu l’avais trop grand… (Elle lui glisse à nouveau un mot à l’oreille.) Le cœur… et aussi me dit-on le tramway qui t’a renversé juste au sortir de chez toi. Ce tram qui devait te conduire ici pour ce qui aurait dû être ton dernier jour de travail, et qui finalement t’aura conduit directement au terminus. Tu pars malgré tout entouré de l’amour des tiens, de celui de ta fidèle épouse surtout… (Elle lui fait un signe, et il se reprend.) Cette épouse dont hélas tu avais divorcé il y a de cela bien des années… Le plus dur, dit-on, c’est pour ceux qui restent. Fort heureusement, tu ne laisses derrière toi aucune veuve et aucun enfant. Mais ta famille te pleure malgré tout, Jean-Philippe. Car ta famille, c’était nous… Merci à vous tous d’avoir été présents pour honorer une dernière fois la mémoire de notre regretté Jean-Bernard. Paix à son âme. Et qu’il profite enfin après ce dernier voyage, lui qui n’en avait fait aucun de son vivant, de cette éternelle retraite bien méritée. Et qui celle-là ne coûtera rien à sa caisse de retraite. Adieu Jean-Christophe, tes collègues ne t’oublieront jamais….

Moment de transition pendant que l’assistance est supposée se disperser. Ils restent donc seuls.

Lui (rangeant son papier) – Oh putain, quel calvaire. Qui est-ce qui m’a rédigé ce torchon ? C’est vous ?

Elle – C’est votre premier adjoint. En effet, il n’avait pas l’air très intime avec le défunt.

Lui – Moi non plus… Vous le connaissiez, vous, ce type ?

Elle – Non, pas personnellement. C’était quelqu’un de très discret.

Lui – Vous êtes sûre qu’il est mort, au moins ?

Elle – Oh oui, je crois quand même… Je vais vérifier.

Noir.

9 – Code confidentiel

Ils sont debout face au public.

Lui – Alors ?

Elle – Non, ça ne me revient vraiment pas…

Lui – Tu es sûre que tu ne l’as pas noté quelque part ?

Elle – Si ! Si, évidemment, que je l’ai noté quelque part.

Lui – Eh ben alors ?

Elle – Le problème, c’est que je ne sais plus où je l’ai noté.

Lui – D’accord…

Elle – Le principe des codes secrets, ce n’est pas de les marquer en gros sur la porte du frigo… ou sur sa valise quand on part en voyage.

Lui – Le principe, c’est surtout de se souvenir où on les a planqués.

Elle – Eh ben voilà, il faut croire que je l’ai bien planqué, parce que même moi, je n’arrive pas à le retrouver.

Lui – Et ton mot de passe, tu ne sais plus du tout ce que c’était ?

Elle – Je ne suis plus très sûre. Je n’ai droit qu’à trois essais, et j’en ai déjà fait deux.

Lui – J’ai l’impression qu’on parle d’un génie sorti d’une bouteille et à qui on ne peut demander que trois choses.

Elle – J’essaie de me souvenir… Des mots de passe, on en a tellement.

Lui – Moi je prends le même pour tout, comme ça je suis sûr de m’en souvenir.

Elle – Et surtout, comme ça si on te le pirate, on peut tout te pirater.

Lui – Mais au moins, je peux accéder à mon compte !

Elle – Eh ben vas-y, accède à ton compte !

Lui – J’ai perdu ma carte bleue, tu le sais bien.

Elle – Tu te souviens de ton mot de passe, mais tu as perdu ta carte, moi je n’ai pas perdu ma carte mais je ne me souviens plus de mon mot de passe.

Lui – Ce n’était pas ta date de naissance ?

Elle – Je ne révèle jamais ma date de naissance à personne. Même pas à ma banque.

Lui – Ton numéro de sécurité sociale ?

Elle – Figure-toi que je choisis des mots de passe un peu plus difficiles à pirater.

Lui – Même par toi…

Elle – Il me semble quand même que cette fois, ce n’était pas juste une série de chiffres au hasard, comme je le fais pour ma grille de loto.

Lui – Bon, mais tu ne te souviens pas du numéro gagnant ?

Elle – On n’a plus droit qu’à un essai. Si ce n’est pas le bon code, la carte sera avalée, et on va mourir de faim.

Lui – Comme tous les habitants de ce pays de merde, d’ailleurs. Qu’est-ce qui nous a pris de venir passer nos vacances ici…

Elle – Ça en revanche, c’est une idée de toi, je te rappelle. Moi je voulais aller en Bretagne. En Bretagne, on ne risquait pas de mourir de faim.

Lui – Bon. Ne dramatisons pas. On peut toujours aller au consulat…

Elle – Le premier consulat est à deux cents kilomètres d’ici. On ne sait même pas où dormir ce soir…

Lui – Alors qu’est-ce que tu proposes ?

Elle – On n’a pas le choix, il faut essayer.

Lui – Comment ça, essayer ?

Elle – Je vais faire un code au hasard, en me fiant à ma mémoire gestuelle. Je l’ai fait des milliers de fois, ce code, mes doigts s’en souviennent sûrement.

Lui – Tu crois ?

Elle – Plus j’y pense, moins je m’en souviens, alors je ne vais penser à rien, et je vais faire le code.

Lui – Je ne sais pas si c’est une bonne idée…

Elle – Tu as une autre solution ?

Lui – Non…

Elle – Alors j’y vais.

Lui – OK… Mais concentre-toi bien.

Elle – Surtout pas ! Je te dis, il faut que je ne pense à rien.

Lui – OK, alors ne pense à rien.

Elle – J’essaie…

Lui – Je suis sûr que tu vas y arriver…

Elle – J’ai l’impression de sauter à l’élastique… Allez je me lance…

Elle ferme les yeux et compose un code. Ils retiennent leur respiration.

Lui – Alors ?

Elle – Ça a marché !

Lui – Alléluia !

Elle – Du coup, on a un peu d’argent, mais à l’étranger c’est limité à cent euros à chaque retrait.

Lui – On ne va pas aller loin avec ça. Enfin, on pourra toujours en reprendre, maintenant que tu as retrouvé ton code…

Elle – C’est-à-dire que…

Elle semble perturbée.

LuiQuoi ?

Elle – Ben j’ai tapé mon code sans réfléchir…

Lui – Et alors ?

Elle – Je ne sais pas du tout ce que j’ai tapé…

Lui – Tu n’as pas vu ?

Elle – J’ai fermé les yeux fermés, pour être sûre de ne penser à rien…

Un temps.

Lui – Je sens que ces vacances, ça va être une expérience inoubliable…

Noir.

10 – Amants d’enfance

Il est là, elle arrive.

Elle – Tu me reconnais ?

Lui – Non… Je devrais ?

Elle – Marie !

Lui – Marie… Et on se connaît ?

Elle – On était ensemble à la maternelle.

Lui – À la maternelle ?

Elle – Je crois même que tu étais un peu amoureux de moi.

Lui – Ah oui, c’est…

Elle – Tu ne te souviens pas ?

Lui – Non… En même temps, la maternelle… Mais toi ? Comment tu peux me reconnaître après tout ce temps ? Ne me dis pas que je n’ai pas changé…

Elle – Oui, évidemment, on a beaucoup changé… Tous les deux.

Lui – Mais alors comment…? Si on ne s’est pas vus depuis la maternelle…

Elle – Ah mais parce que moi, je t’ai revu depuis. Pas tous les jours. Par intervalle. Mais je t’ai revu régulièrement.

Lui – Comment ça ?

Elle – J’habitais juste en face, à l’époque. J’y habite toujours. Quand mes parents sont décédés, il y a une dizaine d’années, j’ai repris la maison. Toi aussi, apparemment, tu es revenu habiter chez tes parents…

Lui – Oui, enfin… moi ça ne fait pas très longtemps.

Elle – Trois mois.

Lui – À peu près, oui.

Elle – Mais tu venais les voir régulièrement. Donc… je t’apercevais de loin, de temps en temps.

Lui – Et c’est seulement maintenant que tu m’adresses la parole.

Elle – Je n’osais pas… J’avais peur de te déranger…

Lui – Pourquoi aujourd’hui ?

Elle – Je ne sais pas… J’ai divorcé il y a six mois…

Lui – Ah oui…

Elle – Et toi ?

Lui – Il y a trois mois… (Un temps) Tu le savais ?

Elle – Oui.

Lui – Tu connaissais ma femme ?

Elle – De vue.

Lui – De vue ?

Elle – On était au lycée ensemble.

Lui – D’accord.

Elle – C’est une petite ville.

Lui – Oui.

Elle – Évidemment, ça doit te faire un choc.

Lui – Tu veux dire… mon divorce ?

Elle – De me revoir comme ça, des années après.

Lui – Ah oui… Marie…

Moment d’embarras. Ils ne savent plus trop quoi dire.

Elle – Ferme les yeux.

Lui – Pardon ?

Elle – Ferme les yeux et écoute ma voix.

Il ferme les yeux.

Lui – OK…

Elle lui susurre à l’oreille d’un voix qui se veut envoûtante.

Elle – Marie. Marie Desfossés. On était ensemble en moyenne section. J’avais un manteau rouge, un duffle-coat. J’avais des couettes, et un jour à la récréation… (Elle dépose un baiser sur ses lèvres.) Tu m’as embrassée sur la bouche. Tu ne te souviens vraiment pas ?

Lui (troublé) – Marie… Ah oui, peut-être.

Il rouvre les yeux.

Elle – Évidemment, de me revoir comme ça… Après autant d’années… Je sais bien que j’ai beaucoup changé…

Lui – Ben oui, forcément.

Elle – Moi, du coup… Je t’ai vu grandir…

Lui – Oui. Et même vieillir un peu. Alors évidemment… Ça ne fait pas le même choc.

Un temps.

Elle – On pourrait se revoir…

Lui – Si tu habites en face… On va forcément se revoir…

Elle – D’accord… Je vais y aller alors…

Elle s’apprête à repartir.

Lui – C’est vrai, cette histoire ?

Elle – Quoi ?

Lui – Qu’on était à la maternelle ensemble… et tout le reste.

Elle – À ton avis ?

Lui – Je ne sais pas…

Elle – Qu’est-ce que tu préfères ?

Lui – C’est une belle histoire.

Elle – Alors on n’a qu’à dire qu’elle est vraie…

Elle s’en va.

Noir.

11 – L’oubliée

Il est là. Elle arrive.

Lui – Bonjour. Alors qu’est-ce que je lui mets à la petite dame ?

Elle – Je ne sais pas.

Lui – Oh vous, ça n’a pas l’air d’aller fort ? Vous ne voulez pas un petit remontant ?

Elle – Je vous dirais bien ce que je veux, mais dans une minute, vous aurez oublié.

Lui – Ah ça, ça m’étonnerait. Je n’oublie jamais une commande, Mademoiselle.

Elle – Vous oublierez la mienne, vous verrez.

Lui – Ah oui ? Et pourquoi ça ?

Elle – Parce que je suis celle qu’on oublie.

Lui – Pardon ?

Elle – Je suis l’oubliée. Depuis que je suis née, c’est comme ça.

Lui – Comme ça ? Comment ça, comme ça ?

Elle – Pendant sa grossesse déjà, ma mère oubliait souvent qu’elle était enceinte.

Lui – Ah oui…

Elle – Quand je suis née, mon père a oublié de me déclarer à l’état civil. Et quand ma mère a quitté la maternité, elle a oublié de me ramener à la maison avec elle en partant.

Lui – Sans blague ?

Elle – Ce n’est pas qu’ils ne m’aimaient pas. Ils m’oubliaient, c’est tout. Régulièrement, ils oubliaient d’aller me chercher à la sortie de l’école. Et je ne vous raconte pas le nombre de stations-service et de chambres d’hôtel où ils m’ont oubliée quand on partait en vacances.

Lui – Ah merde…

Elle – C’est comme ça. Enfin pas tout le temps. Il y a des périodes d’accalmie, parfois. Et puis ça recommence. Le jour de mon mariage, je pensais que j’étais enfin tirée d’affaire. Que quelqu’un, enfin, allait se souvenir de moi. Mais mon fiancé a oublié de se présenter à la mairie le jour de la cérémonie. Même le maire avait oublié de venir. Mes parents aussi, d’ailleurs…

Lui – Pourtant, vous avez l’air bien mignonne. Pas le genre de fille qu’on a envie d’oublier.

Elle – C’est vrai. J’ai toujours eu beaucoup de succès auprès des garçons. Et pourtant, je n’ai jamais brisé le cœur d’aucun d’entre eux, je vous assure. Pour ça il aurait fallu qu’ils se souviennent de moi. Mais la plupart de mes amoureux oubliaient de venir au deuxième rendez-vous.

Lui – Ah oui…

Elle – Vous connaissez la formule « jamais le premier soir » ?

Lui – Oui…

Elle – Eh bien pour moi, si ce n’était pas le premier soir, le deuxième on m’avait déjà oubliée.

Lui – Ça n’a pas dû être facile tous les jours.

Elle – Ça vous pouvez le dire. Pour trouver un travail, par exemple. Mes entretiens d’embauche, j’étais toujours toute seule. On m’avait oubliée. J’ai quand même réussi à me faire embaucher deux ou trois fois, mais tout le monde finissait par oublier qu’il y avait quelqu’un dans le bureau où je travaillais. Et évidemment, on oubliait de me payer aussi…

Lui – Et alors ?

Elle – Comme je ne pouvais jamais garder un travail, j’ai fini par basculer dans la délinquance.

Lui – La délinquance ? Pourtant, à vous voir, comme ça… Mais comment vous faites pour vivre.

Elle – Dans les magasins, je prends ce que je veux et je sors sans payer.

Lui – Vous allez finir en prison.

Elle – Pensez-vous ! Au bout d’une minute, les vigiles oublient d’appeler la police. Ou bien la police oublie de venir. Ou bien le gardien de prison oublie de fermer la cellule à clef, parce qu’il a oublié qu’il y avait quelqu’un dedans.

Lui – Ah oui, remarquez… Vu comme ça, ça n’a pas que des inconvénients.

Elle – Quand vous m’aurez servi ma consommation, si vous n’oubliez pas de le faire, je partirai sans payer, et vous ne vous souviendrez même pas de m’avoir servie.

Lui – Vraiment ?

Elle – Je n’ai jamais payé une seule note de restaurant, et pourtant, j’y mange tous les jours.

Lui – Mince… Et ça dure depuis longtemps, tout ça ?

Elle – Depuis 1902. C’est mon année de naissance.

Lui – 1902 ? Mais enfin, ce n’est pas possible.

Elle – La mort a dû oublier de venir me chercher, elle aussi.

Lui – Ah oui…

Elle – Je vous le dis… Vous m’oublierez vous aussi.

Un temps.

Lui – Bonjour. Alors qu’est-ce que je lui mets à la petite dame ?

Noir.

12 – Trou de mémoire

Il est là. Elle arrive.

Lui – Bonjour, ça va ?

Elle – Ça va. Et vous ?

Lui – Ça va, ça va.

Elle – Il ne fait pas chaud, hein ?

Lui – Non, ça on ne peut pas dire qu’il fait chaud. On peut même dire qu’il fait froid.

Elle – Oui, c’est ce que je disais. En employant une litote.

Lui – Pardon ?

Elle – Une litote ! Dire moins pour insinuer plus, si vous préférez. Par exemple… « Je ne te hais point » pour dire « je t’aime ».

Lui – Il ne fait pas chaud, c’est une litote ?

Elle – Ça peut.

Lui – Et ça peut vouloir dire je t’aime ?

L’autre semble un peu déstabilisée, et met un temps pour relancer la conversation comme elle peut.

Elle – Je me demande même s’il ne fait pas plus froid cette année que l’année dernière.

Lui – Ah oui, c’est bien possible.

Elle – Je me souviens, il y a un an, à la même époque, j’étais en maillot de bain sur ma terrasse.

Lui – En maillot de bain ? Vous êtes sûre ? En plein mois de janvier ?

Elle se rapproche de lui.

Elle – Excusez-moi, j’ai dit n’importe quoi, pour meubler. Je ne me souviens plus du tout de mon texte.

Lui – Votre texte ?

Elle – Le trou de mémoire, mais alors là… Je dirais même le trou noir.

Lui – Comment ça, le trou noir…?

Elle – Le blanc, si vous préférez. J’espérais que ça revienne, mais non. Alors j’ai improvisé. Je suis vraiment désolée.

Lui – Désolée ? Mais de quoi ?

Elle – D’avoir oublié mon texte !

Lui – Mais enfin… on n’a pas de texte !

Elle – On n’a pas de texte ?

Lui – Non. Enfin, moi, je n’ai pas de texte.

Elle – Vous êtes sûr ? Alors vous aussi, vous improvisez ?

Lui – Oui, enfin…

Elle – Ça alors… Ça m’étonnait aussi. Balancer de telles platitudes. Donc vous dites n’importe quoi… Ah oui, je comprends mieux.

Lui – Comment ça je dis n’importe quoi ?

Elle – Ce qui vous passe par la tête.

Lui – Ah non, pas tout ce qui me passe par la tête. Je trie un peu quand même.

Elle – Si ce que vous dites, c’est le plus intéressant parmi tout ce qui vous passe par la tête, je n’ose même pas imaginer le reste…

Lui – Et donc vous, vous auriez un texte.

Elle – Ben oui.

Lui – Un texte que vous auriez oublié, donc.

Elle – C’est ce que je pensais, en tout cas. Mais vous êtes sûr que vous ne seriez pas en train de dire un texte, vous aussi.

Lui – Je ne sais pas… Vous croyez ?

Elle – Il y a tout de même quelque chose qui ne colle pas.

Lui – Quoi donc ?

Elle – Si vous, vous êtes en train de dire un texte, ce n’est pas possible que moi je sois en train d’improviser.

Lui – Et pourquoi ça ?

Elle – Ça ne collerait pas.

Elle – Ah oui, c’est sûr.

Elle – Ou alors c’est qu’on est en train d’improviser tous les deux.

Lui – Ou bien qu’on est en train de dire un texte tous les deux.

Elle – Mais qui aurait bien pu écrire des inepties pareilles ?

Lui – Vous savez, le théâtre contemporain… Peut-être que l’auteur improvisait, lui aussi.

Elle – Je vois, l’écriture automatique, tout ça.

Lui – Je pensais que c’était démodé.

Elle – Ce qui est sûr, c’est que l’auteur, lui, il n’avait pas de texte. Au départ…

Lui – Donc, quelque part, il improvisait…

Elle – Oui, on peut dire ça comme ça…

Lui – Alors pourquoi on improviserait pas un peu, nous aussi.

Elle – En fait, je me demande si…

Lui – Quoi ?

Elle – On ne serait pas en train d’écrire le texte à la place de l’auteur.

Lui – Je vois… Les personnages improvisent, et lui il n’a plus qu’à recopier.

Elle – Et c’est lui qui empoche les droits d’auteur.

Lui – Auteur… C’est vraiment un métier de feignant.

Elle – Je dirais même plus : de plagiaire.

Lui – De plagiaire ?

Elle – Si l’auteur plagie ses propres personnages…

Lui – En même temps, vous l’avez dit vous-même. On ne peut pas dire que ce qu’on raconte soit d’une très haute tenue littéraire.

Elle – Non, il faut bien le reconnaître.

Lui – Bon on a peut-être assez improvisé comme ça, non ?

Elle – Oui, ça ira bien.

Lui – Alors ?

Elle – Quoi ?

Lui – Qu’est-ce qu’on disait avant de parler ?

Noir

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Paris – Janvier 2020

© La Comédi@thèque – ISBN 978-2-37705-394-0


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