Alibi

Dans un coin, un seau à champagne, une bouteille et deux flûtes. Ève attend et montre des signes d’impatience. La sonnette retentit.

Alban (off) – Ève ? C’est moi… Tu es là ? (Alban arrive depuis l’extérieur, une mallette à la main, et veut déposer sur les lèvres de sa femme un baiser auquel elle se dérobe) Excuse-moi… Une urgence avec un client…

Ève – Un client ou une cliente ?

Il préfère ne pas relever.

Alban – Ça ne va pas ?

Ève – Si, si… Ça va… C’est notre anniversaire de mariage, et mon mari a oublié, mais à part ça, ça va…

Alban se retourne et aperçoit la bouteille de champagne.

Alban – Et merde…

Ève – Merci… Au moins, tu ne fais pas semblant.

Alban – Excuse-moi, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire…

Ève – L’année dernière aussi, tu es arrivé à dix heures du soir. Mais au moins tu avais un bouquet de fleurs…

Alban – Je suis passé devant le fleuriste, c’était déjà fermé.

Ève – Tu as oublié notre anniversaire de mariage…

Alban – Mais non, je n’ai pas oublié ! J’y ai pensé toute la journée… Disons que… là tout de suite, ça m’était sorti de la tête.

Ève – Bien sûr…

Il pose sa mallette et ôte sa veste.

Alban – J’ai eu une journée de merde, je te dis… Un client qui a décalé un rendez-vous à la dernière minute. Cet Américain dont je t’ai parlé, tu sais ?

Ève – Un jour comme celui-là… Tu aurais très bien pu te faire remplacer.

Alban – J’étais le seul au bureau ! Et puis c’est un dossier important…

Ève – Tu pouvais m’appeler…

Alban – J’ai perdu mon portable.. En tout cas, je ne sais pas ce que j’en ai fait…

Ève – Comme d’habitude, tu as réponse à tout…

Alban – Je te dis la vérité, rien d’autre.

Ève – Écoute, Alban, ça fait dix ans qu’on est mariés, et on vit dans un appartement témoin…

Alban – C’est provisoire…

Ève – Oui… C’est ça le problème… Ça fait dix ans que toi et moi, on vit dans le provisoire.

Alban – Il est très bien, cet appartement. Et on n’est pas dérangé par les voisins…

Ève – C’est sûr, il n’y en a pas… On habite tout seuls au dernier étage d’une tour qui n’est même pas vraiment finie.

Alban – Au moins, l’ascenseur marche…

Ève – Le matin, avant de partir au boulot, on doit planquer toutes nos affaires personnelles. On ne peut rien laisser traîner pour ne pas déranger les visiteurs qui défilent toute la journée.

Alban – La journée, on travaille tous les deux…

Ève – Même la photo de ma mère, je dois la ranger dans un tiroir ! Des fois que ça fasse fuir les investisseurs…

Alban – Mais on n’a pas de loyer à payer…

Ève – Pour moi, c’est encore trop cher, Alban.

Alban – On a une terrasse ! (Se tournant vers la salle) Et regarde ! Quelle vue ! (Constatant qu’elle ne se déride pas) En tout cas, ça sent bon… Qu’est-ce que tu nous as mijoté ?

Ève – Tu arrives trop tard, Alban. Le champagne est chaud, et la dinde a refroidi.

Alban – Allez… Je suis là, maintenant ! (Il prend sa mallette.) Je vais poser ça à côté… et on va passer une bonne soirée, d’accord ?

Il sort. Elle prend la bouteille dans le seau, et la laisse retomber. Puis elle regarde côté salle, comme si son attention était attirée par quelque chose. Elle sort des jumelles de théâtre pour mieux voir. Le portable d’Alban, dans la poche de la veste, se met à sonner. Elle pose les jumelles, hésite, puis sort le portable et prend l’appel.

Ève – Allô…? Oui… Non, c’est sa femme. D’accord. Ah oui ? Non, non… Très bien, je lui dirai… (Elle met fin à la conversation mais, intriguée, explore la messagerie du portable.) Le salaud…

Alban revient.

Alban – Dix ans, déjà… Tu te rends compte ? J’ai l’impression que c’était hier…

Ève – Je croyais que tu avais perdu ton portable…

Alban – Oui, je… Je croyais aussi…

Ève – Tu me prends vraiment pour une conne…

Alban – Pourquoi tu dis ça ?

Ève – Il vient de sonner, ton portable. Il était dans la poche de ta veste…

Alban – Non ?

Ève – J’ai répondu. C’était ta secrétaire…

Alban – Ah oui… Qu’est-ce qu’elle voulait ?

Ève – Elle cherche à te joindre depuis ce matin. C’est curieux, elle a passé tout l’après-midi au bureau, et elle ne t’a pas vu…

Alban – Je n’ai pas dit que j’avais vu mon Américain au bureau. Il m’a demandé de le rejoindre à…

Ève – Ne te fatigue pas. Si ta secrétaire voulait te joindre, c’était pour te prévenir que ton rendez-vous avec ton Américain était annulé. Il a eu un AVC hier soir…

Alban – Tu ne m’as pas laissé finir… Il m’a demandé de le rejoindre cet après-midi à l’hôpital.

Ève – C’est curieux, parce que d’après ta secrétaire, il est mort ce matin.

Alban – D’accord… Alors écoute, je vais t’expliquer…

Ève – Tu as une maîtresse… Et tu as attendu notre anniversaire de mariage pour me l’annoncer.

Alban – Mais pas du tout, je…

Ève – Et moi qui allais te dire que je suis enceinte !

Alban – Quoi ? Tu attends un enfant ? De moi ? Mais c’est fantastique !

Ève – Je te quitte, Alban !

Alban – Ce n’est pas du tout ce que tu crois, je t’assure…

Ève – Ah oui ? Et ces SMS que j’ai vus sur ton téléphone ?

Alban – Les SMS…

Ève – Oui, les SMS. Ceux que tu n’as pas eu le temps d’effacer… J’ai envie de toi, rejoins-moi où tu sais. C’est assez explicite, non ?

Il semble déstabilisé, mais se reprend.

Alban – C’est un code.

Ève – Pardon ?

Alban – C’est vrai, je te mens depuis des années, Ève. Je l’avoue.

Ève – Enfin…

Alban – Je mène une double vie, en effet. Mais je ne t’ai jamais trompée… avec une femme.

Ève – Tu ne vas pas me dire en plus, après toutes ces années, que tu es homosexuel ?

Alban – Non, rassure-toi. Encore une fois, ce n’est pas du tout ce que tu crois. En fait, je suis…

Ève – Oui ?

Alban – Ce n’est pas facile à dire…

Ève – Oui, j’imagine… Mais je peux t’aider, si tu veux. Je suis un connard ?

Alban – Je suis agent secret.

Ève – Agent secret ?

Alban – Enfin secret… jusqu’à aujourd’hui.

Ève – Tu as bu, c’est ça ?

Alban – Pas du tout.

Ève – Un agent secret ? Un espion, quoi ? C’est tout ce que tu as trouvé ?

Alban – Je n’avais pas le droit de te le dire, évidemment. Je n’avais le droit de le dire à personne. Mais bon… Maintenant, c’est notre couple qui est en jeu.

Ève – Très bien… Et tu travailles pour qui ? La CIA ? Ton Américain, c’était ton chef, et le KGB l’a éliminé en faisant passer son assassinat pour un AVC, je me trompe ?

Alban – Je travaille… pour le MOSSAD.

Ève – Le MOSSAD ?

Alban – Oui… Les services secrets israéliens, si tu préfères…

Ève – Tu n’es même pas juif !

Alban – Si un peu, quand même…

Ève – Si tu étais juif, depuis le temps, je le saurais, non ? Je suis ta femme !

Alban – Il ne faut pas se fier aux apparences, Ève… C’est un peu plus compliqué que ça. C’est ma grand-mère maternelle qui…

Ève – Alors c’est tout ce que tu as trouvé ? Mais c’est pathétique. Il faut te faire aider, Alban, je t’assure. Tu es un grand malade.

Alban – C’est vrai, Ève. Il faut que tu me crois.

Ève – Tu es un mythomane, Alban. Ça fait des années que tu me mens. Pour tout et n’importe quoi. Mais surtout pour couvrir tes liaisons. Et aujourd’hui tu m’annonces que tu es un espion israélien alors que tu n’es même pas circoncis ! Comment veux-tu que je te crois ?

Alban – Cette fois, je ne te mens pas, je te le jure.

Ève – Cette fois ? Tu me déçois, Alban. Tu me déçois beaucoup. Je ne pensais pas que tu me prenais à ce point pour une conne.

Alban – Tu sais, lors de notre voyage de noces à Eilat, sur la Mer Rouge, quand j’ai passé une heure au poste de police à la douane.

Ève – Parce que tu n’avais pas reconnu ta valise, qu’elle tournait depuis une heure toute seule sur le tapis roulant de l’aéroport, et que les démineurs sont venus pour la faire exploser ?

Alban – C’est ce jour-là où ils m’ont proposé de travailler pour eux.

Ève – Eux ? Qui eux ?

Alban – Le MOSSAD !

Ève montre le téléphone.

Ève – « J’ai envie de toi, on se retrouve où tu sais »… C’est un message de ton ami imaginaire du MOSSAD ?

Alban – C’est un code, je te dis. Pour un rendez-vous.

Ève – Un rendez-vous, oui, ça j’avais compris.

Alban – C’est pour ne pas attirer l’attention. Au cas où nos messages seraient interceptés. « J’ai envie de toi », ça veux dire j’ai besoin de te voir. « Où tu sais », ben ça veut dire…

Ève – Où tu sais.

Alban – Voilà.

Ève – Cette fois, ça ne va pas suffire, Alban.

Alban – Qu’est-ce que tu veux de plus ?

Ève – Des preuves, par exemple.

Alban – Désolé, je n’en ai pas.

Ève – Bien sûr.

Alban – Ce n’est pas un CDD ! Tout ça se fait sans laisser de trace, tu penses bien.

Ève – Mais tu ne travailles gratuitement, j’imagine. Un espion, ça doit bien gagner sa vie. Et tu me laisserais vivre dans un appartement témoin ?

Alban – L’argent est versé sur un compte numéroté, dont j’aurai la clef seulement quand je cesserai mes activités.

Ève semble tout à fait désemparée.

Ève – Et tu voudrais que j’avale ça ?

Alban – Oui, je t’en prie, Ève… Pour nous… Pour notre enfant… Une dernière fois. Je te supplie de me croire… Parce que c’est la vérité !

Elle hésite.

Ève – Je ne sais plus quoi te dire, Alban. Je suis fatiguée. Je vais me coucher…

Alban – Tu as raison. Je comprends que tu aies besoin d’un peu de temps pour digérer cette nouvelle. En attendant, tu n’en parles à personne, d’accord ? Même à ta mère. Il faut absolument que ça reste un secret entre nous, sinon…

Elle lui fait un doigt d’honneur, et sort. Il tombe sur les jumelles de théâtre qu’elle a oubliées sur la table. Il semble surpris. Il prend les jumelles et se met à scruter quelque chose côté salle. D’abord par simple curiosité. Puis avec une attention soutenue.

Noir

Alban et Ève