Du Pastaga dans le Champagne

Une comédie de Jean-Pierre Martinez

HangoverResaca  –  Ressaca

2 hommes / 2 femmes

Gérard et Josiane ont invité pour l’apéro un couple croisé dans un restaurant avec lequel ils ont vaguement sympathisé. Mais depuis tout le monde a eu le temps de dessaouler, et ils s’aperçoivent qu’ils n’ont pas grand chose à partager. La soirée s’annonce longue. À moins que…


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TEXTE INTÉGRAL

Du pastaga dans le champagne

Personnages : GérardJosianeCharlesDorothée

Un couple un peu bidochon dans le petit salon d’un appartement glauque. Un canapé crado et une table basse encombrée de vaisselle sale.

Gérard – Ils ne viendront pas.

Josiane semble écouter.

Josiane – Je n’avais jamais remarqué qu’on entendait le métro, d’ici. Tu avais remarqué toi ?

Gérard – Ils ne viendront pas, je te dis !

Josiane – Peut-être qu’avant, il faisait moins de bruit… Quand il était moins vieux…

Gérard – Tu leur as bien donné l’adresse, au moins ?

Josiane – Ou alors c’est moi qui entends mieux en vieillissant… D’habitude, c’est plutôt le contraire…

Gérard (plus fort) – Est-ce que tu leur as donné l’adresse ?

Josiane – Non mais ça ne va pas de crier comme ça, je ne suis pas sourde !

Gérard – Le métro…

Josiane – Oui, je leur ai noté l’adresse. Sur la nappe…

Gérard – Sur la nappe ?

Josiane – Un bout de nappe en papier ! Pour nous aussi, c’est la crise… Tu crois qu’on a encore les moyens de se payer des restos avec des nappes en tissu ?

Gérard – Ou alors, ils ont perdu l’adresse… Le bout de nappe est resté dans une poche, et il est passé à la machine à laver. Ça arrive souvent…

Josiane – Ah oui ? Et comment tu sais ça, toi ? Tu t’en sers souvent de la machine à laver ?

Gérard – Un bout de nappe, ça se perd très facilement.

Josiane tend à nouveau l’oreille.

Josiane – Encore un métro… Peut-être qu’ils sont dedans…

Gérard – On devrait se faire des cartes de visites…

Josiane – Des cartes de visite ?

Gérard – Maintenant, sur internet, pour quelques euros, tu as une centaine de cartes de visite.

Josiane – Qu’est-ce qu’on pourrait bien foutre avec cent cartes de visite ?

Gérard – C’est toujours mieux qu’un bout de nappe en papier…

Josiane – Et à qui on les donnerait tes centaines de cartes de visite ?

Gérard – Je ne sais pas, moi… Aux gens qu’on rencontre…

Josiane – Aux gens qu’on rencontre ? On ne rencontre jamais personne !

Gérard – Ben si, la preuve…

Josiane – Pour nous, une carte de visite tous les dix ans, ça suffirait largement…

Gérard – Ouais ben désolé, les cartes de visites, ça ne se commande pas à l’unité. C’est au minimum une centaine.

Josiane – Enfin… Tu l’as dit toi-même, ils ne viendront pas…

Gérard – Si on leur avait donné une carte de visite au lieu d’un bout de nappe en papier tout graisseux, ils seraient peut-être venus…

Josiane – Ils seraient venus ? Parce qu’on leur aurait donné une carte de visite ?

Gérard – Parce que ce putain de bout de nappe ne serait pas passé à la machine ! Voilà pourquoi ! Une carte de visite, ça se perd moins facilement. C’est cartonné ! Et si jamais ça passe à la machine, avec un peu de chance, ça peut encore rester à peu près lisible.

Josiane – Tu as raison, on va se faire faire des cartes de visite waterproof, lavables en machine. Essaie donc voir de trouver ça sur internet.

Gérard – Bon, de toute façon, ils ne viendront pas…

Josiane – En même temps, il n’est que neuf heures.

Gérard – On avait dit huit heures et demie.

Josiane – « Huit heures et demie – neuf heures », il avait dit ! Je m’en souviens très bien, parce que tu lui avais demandé « huit heures et demie ou neuf heures » ?

Gérard – Et qu’est-ce qu’il avait répondu ?

Josiane – Je crois qu’il a préféré prendre ça pour une blague…

Gérard – En tout cas, il est neuf heures. On a dépassé le haut de la fourchette, et ils ne sont pas là.

Josiane – Le haut de la fourchette… Heureusement qu’en plus, tu ne les as pas invités à bouffer…

Gérard – Ah parce que maintenant, c’est moi qui les ai invités ?

Josiane – Ce n’est pas toi qui les as invités ?

Gérard – J’ai dit que ce serait sympa de se revoir un de ces soirs pour prendre l’apéro… Je n’ai pas dit quel soir ! C’est toi qui aussitôt as proposé une date…

Josiane – Tu ne voulais pas qu’ils viennent ?

Gérard – Si mais…

Josiane – Alors pourquoi tu les as invités pour l’apéro ? Tu les invites, il fallait bien fixer une date ! On aurait eu l’air de quoi, sinon ?

Gérard – J’ai dit ça comme ça, pour être poli.

Josiane – Pour être poli ? Gégé, là, tu commences à m’inquiéter… Tu es sûr que ça va ?

Gérard – Comme on avait un peu sympathisé… Je ne pensais pas qu’ils viendraient, moi…

Josiane – Ben ça tombe bien, tu vois, ils ne sont pas là… D’ailleurs, entre nous, ce n’est pas du tout notre genre, ces gens-là… Je ne sais pas ce qui t’as pris de les inviter à la maison…

Gérard – Ah oui ? Et c’est quoi, notre genre ?

Josiane – Le genre qui n’a pas de carte de visite, parce qu’on n’a rien à mettre dessus ! Voilà ce que c’est, notre genre. Non mais je te demande un peu. Qu’est-ce que tu pourrais bien marquer, sur ta carte de visite ?

Gérard – Quand même, ils auraient pu passer un coup de fil pour se décommander… Ça se fait, non ? Ou alors ils ont aussi perdu notre numéro de téléphone… Tu leur avais donné, notre numéro de téléphone ?

Josiane – Mais oui, ne t’inquiète pas. Je l’ai noté sur ce bout de nappe en papier. Tu sais ? Celui qu’ils ont mis à la machine avec leur petit linge sale.

On sonne à la porte.

Josiane – Ah… La machine était peut-être en panne.

Gérard reste figé.

Gérard – Merde, les voilà, dis donc…

Josiane – Quand on invite des gens, c’est le risque. Ou alors, il ne faut pas les inviter.

Gérard – Bon ben va voir ! C’est peut-être une erreur…

Josiane lance à Gérard un regard furibard et va ouvrir.

Josiane – Ah bonjour Charles !

Charles (off) – Bonjour Josiane ! Mais vous avez l’air surprise de nous voir !

Dorothée (off) – On n’avait pas dit jeudi vers neuf heures ?

Josiane (off) – Si, si… On avait dit huit heures et demie – neuf heures. Mais comme il est neuf heures deux, Gérard pensait que vous ne viendriez plus…

Charles (off) – Ah, ah, ah ! Elle est bonne celle-là !

Josiane (off) – Entrez donc… Gérard ! Ce n’est pas une erreur ! C’est Charles ! Avec sa femme…

Entrent Charles et Dorothée, au look plus classe moyenne que leurs hôtes. Ils se serrent la main.

Gérard – Bonjour, bonjour… Bonjour Dorothée… C’est bien Dorothée, non ?

Charles – Oui, oui, c’est bien elle… C’est vrai qu’elle a pas mal changé depuis la dernière fois qu’on s’est vu la semaine dernière, mais oui, c’est bien Dorothée, ma femme.

Gérard – Non, je voulais dire, c’est bien Dorothée… C’est bien Dorothée votre prénom…

Dorothée – Mais oui, c’est bien Dorothée. Mon mari vous fait marcher…

Charles (tapotant sur l’épaule de sa femme) – C’est bien, Dorothée.

Dorothée – Je suis juste allée chez le coiffeur.

Josiane – Ah oui, dites donc, ça vous va mieux. Hein Gérard, que ça lui va mieux ?

Gérard – Quoi ?

Josiane préfère enchaîner.

Josiane – Je vous préviens, ce sera à la bonne franquette… On n’a rien préparé de spécial…

Dorothée – On avait dit pour l’apéro, non ? Alors pour l’apéro, tant qu’on a de l’apéro !

Charles – Et justement, on vous a apporté une bouteille de mousseux !

Gérard – Ah ben ça tombe bien, on a du sirop de cassis. On va pouvoir faire des kirs royals !

Josiane – Des kirs royaux, Gérard ! Un kir royal, des kirs royaux !

Gérard – Oui bon, d’un côté comme de l’autre, c’est toujours du mousseux avec du cassis, pas vrai ?

Dorothée – Mon mari plaisante. Ce n’est pas du mousseux, c’est du champagne.

Charles – On le prend chez un petit producteur du côté d’Epernay.

Dorothée – Si vous le trouvez bon, on vous donnera l’adresse.

Josiane – Du champagne ! Ah ben alors… Gérard, on ne va pas mettre ton sirop de cassis de chez Auchan dans du champagne millésimé…

Gérard – Il ne vient pas de chez Auchan, il vient de chez Carrefour !

Josiane – Ce n’est pas raisonnable. On vous invite à prendre l’apéritif, et c’est vous qui amenez les munitions. Prenez une chaise, au moins ! Gérard, tu vas chercher les Tucs et les cacahuètes ?

Gérard – On a des Tucs et des cacahuètes ?

Josiane – Évidemment qu’on a des Tucs et des cacahuètes ! Je suis obligée de les planquer, sinon il me bouffe tout en regardant la télé, et après je n’ai plus rien quand on a des invités… Eh ben alors, Gégé, bouge-toi un peu !

Gérard – Je ne sais pas où ils sont, je te dis ! Puisque que c’est toi qui les as planqués…

Josiane – Bon j’y vais. Excusez-moi, je reviens tout de suite. Mettez-vous à l’aise. Faites comme chez vous.

Josiane sort.

Gérard – J’espère qu’ils ne sont pas périmés depuis trop longtemps… On n’a jamais d’invités…

Charles – Ah, ah, ah ! Sacré Gérard ! Au moins, avec vous, on ne s’ennuie pas ! Hein Dorothée ?

Gérard, qui ne plaisantait pas, semble un peu étonné par cette hilarité. Silence embarrassé. Les deux invités jettent un regard sur la pièce plutôt sordide.

Dorothée – Vous êtes bien installés, dites-moi.

Gérard – Ça va. C’est petit mais au moins… Pour nous deux ce n’est pas trop grand…

Dorothée – Et oui…

Charles – Vous avez des enfants, Gérard ?

Gérard – Non… On aurait pu, mais… Non, ça ne s’est pas fait…

Dorothée – Il n’est peut-être pas trop tard…

Gérard – Oh non, maintenant… Non et puis comme je vous disais, on n’a pas la place… Où est-ce qu’on les mettrait ?

Charles – Oui, c’est sûr…

Josiane revient avec un plateau avec des Tucs et des cacahuètes.

Josiane – Et voilà les amuse gueules… Et ben alors, vous n’avez pas encore fait péter le champagne ?

Gérard – Tu n’as pas ramené le cassis ?

Josiane – Gérard… Pas avec du vrai champagne…

Dorothée – Mais si voyons ! Si ça lui fait plaisir… D’ailleurs moi aussi, je vais en prendre un peu, tiens. Pour tenir compagnie à Gérard.

Gérard – Tu vois ? Madame dit qu’elle va en prendre aussi. Je vais chercher le cassis…

Gérard se lève et sort.

Charles – Et puis ce n’est pas non plus… un grand champagne.

Josiane – Ah oui, c’est incroyable, maintenant. Dans les grandes surfaces, on trouve des bouteilles de champagne au prix d’une bouteille de cidre.

Charles – Espérons que celui-ci n’aura pas le même goût…

Josiane – Je ne disais pas ça pour le vôtre, évidemment. Qui vient directement d’Épernay.

Charles – Vous pensez que le champagne d’Auchan vient directement de Normandie ? Je plaisante…

Gérard (off) – Josiane ! Je ne trouve pas le cassis !

Josiane (soupirant) – Les hommes… Je reviens tout de suite…

Sourire poli des deux autres. Josiane sort à son tour. Le sourire de Dorothée se fige brusquement.

Dorothée – Mon Dieu, Charles, mais qu’est-ce qu’on est venus faire ici ?

Charles – N’exagère pas… C’est vrai qu’ils sont un peu… pittoresques, mais bon… Ils sont bien gentils, non ?

Dorothée – Pittoresque ? C’est Monsieur et Madame Bidochon !

Dorothée – Écoute, chérie, on ne peut non plus fréquenter que des gens qui nous ressemblent ! Comme nos collègues respectifs… ou ta mère.

Dorothée – Quoi ma mère ? Qu’est-ce qu’elle a ma mère ?

Charles – Rien… Mais il faut être un peu ouvert, non ? Toi-même, tu dis toujours qu’il faut respecter les gens différents…

Dorothée – Mais enfin, Charles… Je parle des handicapés !

Charles – Oui, et bien les prolos, au moins, on peut rire à leurs dépends… Allez, détends-toi un peu ! Je suis sûr que demain on ne se souviendra que des moments drôles de cette soirée mémorable…

Dorothée – Demain ? Si on n’est pas morts d’ici là d’une maladie infectieuse. Non mais regarde-moi ce taudis ! J’ai hésité à m’asseoir sur le canapé de peur de rester collée tellement il est graisseux. Sans parler de la vaisselle sale qui traîne sur la table. Regarde, il y a des champignons qui poussent à l’intérieur de cette assiette !

Charles – Ah oui dis donc…

Dorothée – Imagine qu’ils insistent pour qu’on reste à dîner !

Charles – Tu as raison, ça craint…

Dorothée – Tu m’étonnes que ça craint. Ça craint un max oui !

Charles – Mais qu’est-ce qui te prend de parler comme ça ?

Dorothée – Je ne sais pas… Je suis peut-être déjà contaminée…

Charles – On aurait dû vérifier avant de venir qu’on était à jour de tous nos vaccins…

Dorothée – Je t’avais dit que je ne la sentais pas, cette invitation !

Charles – Oui ben maintenant, c’est trop tard.

Dorothée – 2coute-moi bien, Charles, c’est la psychologue qui te parle. Ce type n’est pas clair, tu m’endens ?

Charles – À quoi tu vois ça ?

Dorothée – Il a la main molle !

Charles – Molle ? Tu veux dire moite ?

Dorothée – Molle ! Quand il m’a serré la main, tout à l’heure. Je l’ai bien senti…

Charles – Ah oui, en effet. Heureusement que tu as une licence de psycho… Moi je n’avais rien remarqué.

Charles – Et puis ce n’est pas peine de la ramener avec ton ouverture d’esprit et ta tolérance envers les prolos. Je suis sûre qu’en réalité, tu n’es venu que pour lui emprunter sa scie sauteuse !

Charles – Sa scie sauteuse ?

Dorothée – Pour finir d’installer les étagères dans la salle de bain ! Je me souviens très bien. Quand on est sortis de ce restaurant et que je t’ai demandé ce qui t’avait pris d’accepter cette invitation, tu m’as dit texto : et puis ce type a une gueule à avoir une scie sauteuse !

Charles – Bon… Calme-nous… On va rester encore un moment pour ne pas être grossiers, et après on s’en va…

Dorothée – Et si on en profitait plutôt qu’ils sont à la cuisine pour se barrer en douce ?

Charles – Enfin, chérie, on ne peut pas faire ça… Ce serait grossier…

Dorothée – Eux, ils n’ont pas notre adresse.

Charles – Tu as raison, on se barre.

Ils se lèvent pour partir, mais Gérard revient avec une bouteille, suivi par Josiane.

Gérard – Et voilà le cassis !

Josiane tend la bouteille de champagne à Charles.

Josiane – Allez, à vous l’honneur !

Charles prend la bouteille.

Josiane – Ben va chercher les coupes, toi !

Gérard – Les coupes… Je ne sais pas où elles sont, moi, les coupes ! Je ne savais même pas qu’on avait des coupes…

Josiane sort en soupirant. Charles s’apprête à déboucher la bouteille mais arrête son geste.

Charles – Je vais attendre un peu alors… Il ne s’agirait pas que ce précieux nectar se répande sur la moquette…

Dorothée – Dans le métro, la bouteille a peut-être été un peu secouée.

Gérard – Je vais m’occuper du cassis…

Josiane revient avec quatre coupes qu’elle pose sur la table basse.

Josiane – Voilà les coupes…

Gérard – Qui veut un kir ?

Dorothée – Je vous accompagne…

Gérard sert un fond de cassis dans deux coupes. Charles fait sauter le bouchon.

Charles – Et voilà !

Charles remplit les coupes.

Josiane – Ah, il pétille bien…

Charles – Oui…

Gérard – C’est à ça qu’on reconnaît le vrai champagne.

Josiane – Prenez des Tucs.

Ils se servent.

Dorothée – Merci…

Charles – Bon et bien à la vôtre, alors !

Gérard – C’est ça, à la bonne vôtre.

Ils trinquent, et boivent.

Dorothée – Je crois qu’il mériterait d’être un peu plus frais, non.

Josiane – Il est très bon comme ça, moi je trouve.

Gérard – Je vous conseille d’essayer avec du cassis…

Ils boivent à nouveau pour éviter un silence embarrassant.

Dorothée – C’est drôle de se retrouver chez vous comme ça…

Charles – Oui, c’est vraiment très sympathique de nous avoir invités.

Dorothée – C’est vrai, on se connaît à peine…

Charles – Il faut dire qu’on avait bien rigolé, tous ensemble, dans ce restaurant.

Josiane – Oui, hein ? Je ne sais plus très bien pourquoi, d’ailleurs…

Dorothée – Je vous avoue que moi non plus…

Charles – Il faut dire qu’on avait pas mal bu, non ?

Josiane – Ah oui ?

Dorothée – Moi en tout cas, j’étais complètement pompette.

Blanc.

Josiane – Je vous ressers ?

Dorothée – Volontiers !

Josiane emplit à nouveau les coupes.

Josiane (à Charles) – Toujours pas de cassis ?

Charles – Sans façon…

Blanc.

Dorothée – Il fait un drôle de temps, non ?

Josiane – Si…

Dorothée – Oui… On dirait un temps d’automne.

Charles – Remarque, on est au mois d’octobre.

Dorothée – Mais oui, c’est pourtant vrai. La rentrée des classes, c’était déjà il y a plus d’un mois.

Charles – Bientôt la Toussaint.

Dorothée – C’est fou, on ne voit pas le temps passer.

Josiane – Non.

Nouveau blanc.

Josiane – Ça va, mon Gégé ? Tu dors ?

Gérard – Non, pourquoi ?

Josiane – Tu ne dis rien…

Gérard – Qu’est-ce que tu veux que je dise ?

Josiane – Je ne sais pas, quand on a des invités, on leur fait la conversation.

Charles – Gérard attend peut-être d’avoir quelque chose d’intéressant à dire…

Josiane – Dans ce cas, vous n’êtes pas prêts d’entendre le son de sa voix.

Gérard – Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Parce que tu crois que c’est intéressant ce que tu racontes depuis tout à l’heure, toi ? (Il se tourne vers les deux autres) Vous trouvez ça intéressant, ce qu’elle raconte, vous ?

Dorothée – C’est à dire que…

Gérard – Un kir royal, des kirs royaux ! Tu crois que Monsieur et Madame sont venus pour un cours de français ? (Il se tourne à nouveau vers les deux autres) Vous êtes venus pour un cours de français ?

Charles – Non, enfin…

Gérard – Tu vois ? Ils ne sont pas venus pour prendre un cours de français, ils sont venus pour prendre l’apéro !

Josiane – Eh ben vas-y, toi, ne te gêne pas, si tu as quelque chose à dire qui pourrait intéresser nos invités !

Gérard – Ben ouais, pourquoi pas ? (Un temps) Tout de suite, là, il n’y a rien qui me vient, mais bon… On n’est pas pressés, si ? Vous êtes pressés, vous ?

Charles – Non, pas particulièrement…

Gérard – Tu vois, ils ne sont pas pressés ! On prend l’apéro… C’est toi qui nous stresses, là !

Charles et Dorothée échangent un regard perplexe.

Dorothée – Et sinon, vous… Vous faites quoi dans la vie ? C’est vrai, la dernière fois, on a à peine eu le temps de se parler vraiment…

Gérard ne répond pas. Josiane non plus. Ils se font visiblement la gueule, se lancent des regards par en dessous tout en sirotant leur champagne, et en ont presque oublié la présence de leurs invités. Gérard semble réfléchir à ce qu’il va dire.

Gérard – Vous n’avez pas eu trop de monde sur la route ?

Josiane lève les yeux au ciel en soupirant pour souligner la banalité de cette sortie, et Gérard lui lance un regard incendiaire.

Dorothée – On est venu en métro.

Charles – On habite à trois stations d’ici.

Dorothée – D’ailleurs, de chez vous, le métro, on l’entend bien, hein ?

Josiane – Ah tu vois ?

Charles – Le métro ? Non, moi je n’entends rien…

Gérard – Ma femme entend des voix, comme Jeanne d’Arc. Mais elle, c’est des rames de métro.

Charles – La mienne aussi, apparemment…

Dorothée – Je t’en prie !

Charles – Je plaisantais. Ça doit être des acouphènes…

Dorothée – Des acouphènes… Voyons, Charles… Pourquoi est-ce que j’entendrai la même chose que Josiane, au même moment, si c’était des acouphènes ?

Gérard – Des quoi ?

Charles – Quand on entend des bruits qui n’existent pas…

Josiane – Qui n’existent pas ! Traitez nous de folles, aussi ! Ce n’est pas de notre faute si vous êtes sourds comme des pots tous les deux. Pas vrai Monique ?

Dorothée – Euh… moi, c’est Dorothée.

Gérard – C’est vrai que Dorothée et Monique, ça se ressemble un peu… Surtout quand on a les portugaises ensablées…

Josiane – Donc, ces messieurs dames voulaient savoir ce que tu faisais d’intéressant dans la vie.

Gérard – Comme métier, vous voulez dire ?

Josiane – Ben oui, comme métier !

Gérard – Actuellement, je travaille au Service de la Propreté.

Charles – La propreté ?

Josiane – Mon mari est éboueur.

Gérard – Je pense qu’ils avaient compris, non ?

Dorothée – Il n’y a pas de sot métier… Qu’est-ce qu’on ferait s’il n’y avait personne pour ramasser nos ordures ?

Josiane – Et oui… Et bien vos ordures, c’est mon mari qui les ramasse…

Gérard – Vous ne pouvez pas imaginer tout ce que les gens balancent dans leurs poubelles. Une fois, on a même trouvé un bébé…

Dorothée – Un bébé ?

Gérard – Ah non, mais vivant, hein ? C’était le jour des encombrants…

Josiane – On a bien pensé à le garder, mais il y avait des tas de papiers à remplir.

Dorothée – Eh oui… Au temps de Moïse, c’était moins compliqué.

Gérard – Moïse…?

Dorothée – Euh… Vous savez bien. Ce bébé que ses parents avaient abandonné dans un panier qui flottait sur le Nil… C’est la fille du pharaon, qui l’avait recueilli…

Gérard – Et alors ?

Dorothée – Non, rien, c’est… C’était dans un berceau, pas dans une poubelle, mais c’est un peu la même histoire…

Josiane – Jamais entendu parler… Mais on voit tellement de trucs, maintenant. C’était il y a longtemps ?

Charles et Dorothée échangent un regard inquiet.

Charles – Et vous, chère madame ? Vous faites quoi dans la vie ?

Gérard – Josiane ? Elle ne fait rien.

Josiane – Je suis en arrêt maladie.

Gérard – Depuis cinq ans.

Josiane – C’est de ma faute si je suis en dépression ?

Gérard – Ce n’est pas de la mienne non plus…

Josiane – Ça, ça reste à voir…

Charles – Et… avant d’être malade, qu’est-ce que vous faisiez ?

Josiane – Je faisais partie du personnel pénitentiaire.

Gérard – Ma femme était gardienne de prison. Maton, si vous préférez.

Dorothée – Ah oui, en effet, c’est… Ça doit être très déprimant.

Josiane – C’est d’ailleurs en prison que j’ai rencontré mon mari.

Charles (à Gérard) – Avant d’être éboueur, vous étiez maton vous aussi ? Je veux dire… gardien de prison.

Josiane – Ah, non… Gérard lui il était pensionnaire…

Charles – Pensionnaire…

Dorothée – Vous voulez dire que… Ah, d’accord…

Josiane – On s’est connus à La Santé. On n’était pas du même côté des barreaux, mais après on s’est trouvé des points communs.

Gérard – Eh oui… Maintenant, je purge ma peine à domicile.

Charles – Je vois… Vous avez un bracelet électronique…

Gérard – Non… Juste une alliance en plaqué or.

Charles – D’accord… Sacré Gérard…

Blanc.

Josiane – Vous ne demandez pas à mon mari pourquoi il était en prison ?

Dorothée – C’est à dire que…

Charles – Nous ne voudrions pas être indiscrets.

Gérard – C’était un malentendu.

Josiane – Mon mari a été victime d’une erreur judiciaire.

Charles – Et donc on l’a libéré à la suite d’un nouveau procès…

Josiane – Plutôt à la suite d’une remise de peine, en fait. Apparemment, il n’y a que son avocat que Gérard a réussi à convaincre de son innocence…

Gérard – C’était un avocat commis d’office.

Gérard reprend un Tuc. Josiane lui lance un regard désapprobateur.

Josiane – Prenez un Tuc pendant qu’il y en a encore… Et vous, vous êtes dans quoi ?

Charles – Et bien je… mais je t’en prie, Dorothée, à toi l’honneur.

Dorothée – Je m’occupe d’enfants handicapés.

Gérard – Vous voulez dire des enfants pas normals ?

Josiane – Pas normaux, Gérard… On dit des enfants pas normaux.

Dorothée – En fait, je préfère qu’on dise des enfants handicapés.

Josiane – Ah oui, d’accord. Et qu’est-ce qu’ils ont exactement ? Genre un bras ou une jambe en moins ?

Charles – Plutôt une case en moins…

Dorothée le fusille du regard.

Dorothée – Ce sont des enfants souffrant d’un handicap mental. Principalement des autistes.

Perplexité de Gérard qui ne connaît visiblement pas ce terme.

Gérard – Ah oui, des autistes…

Dorothée – Des personnes qui ont une certaine difficulté à établir une communication avec les autres.

Josiane – Vous devriez vous occuper de mon mari alors… Et vous Charles ? Vous travaillez aussi avec les gogols ?

Charles – Euh non… Moi je… Je suis professeur d’éducation physique dans un collège… Même si parfois, j’ai un peu l’impression de travailler avec des handicapés moteur…

Dorothée – Charles, je t’en prie…

Charles – Ma femme déteste qu’on plaisante sur ce sujet-là.

Josiane – Prof de sport ! Ah oui, maintenant que vous me le dites… C’est vrai qu’on devine bien les pectoraux sous votre t-shirt moulant…

Gérard – Et il paraît que c’est moi qui suis vulgaire.

Josiane – Quoi ? Même si on ne peut pas toucher, on a bien le droit d’admirer les belles choses, non ?

Embarras de leurs invités.

Dorothée – Bon, on ne va peut-être pas vous déranger plus longtemps… N’est-ce pas Charles ? Tu te souviens que mes parents nous attendent pour dîner.

Charles – Tes parents ? Ah oui, tes parents…

Josiane – Vous vous emmerdez déjà avec nous, c’est ça ?

Dorothée – Ah non, mais pas du tout… C’est juste que…

Josiane – Tu vois, Gérard ? Si tu avais un peu plus de conversation, on aurait sûrement un peu plus d’amis. Et ce n’est pas avec tes cartes de visite que…

Charles – Des cartes de visite ?

Gérard – Vous en avez, vous des cartes de visite ?

Charles – Euh… Oui, enfin… C’est surtout Dorothée, avec son travail…

Josiane – Pour distribuer aux gogols quand il lui arrive d’en rencontrer en dehors de son travail.

Gérard – Vous nous laisserez la vôtre en partant.

Josiane – Vous avez des gosses, vous ?

Dorothée – Euh… Oui… Un garçon et une fille… Ils sont chez ma mère, justement…

Josiane – Mais pourquoi vous êtes venus, au juste ?

Charles – Pourquoi ?

Dorothée – Mais parce que vous nous avez invités, non ?

Charles – Vous vous souvenez, on avait dit pour l’apéritif, vers neuf heures.

Gérard – D’abord, on avait dit huit heures et demie – neuf heures.

Dorothée – Alors vous voyez bien que vous nous aviez invités, n’est-ce pas Gérard ?

Josiane – Ils sont venus pour se payer ta poire, mon Gégé. Voilà pourquoi ils sont venus.

Dorothée – Mais enfin pas du tout !

Charles – Et puis huit heures et demie ou neuf heures, qu’est-ce que ça change, hein ?

Gérard – Ah mais ça change tout ! Ça veut dire que vous avez hésité à venir jusqu’à la dernière minute.

Josiane – Et en plus, ils veulent déjà partir… Ce n’est pas très correct…

Gérard – Alors en arrivant à neuf heures, vous vous êtes dit : on s’emmerdera toujours une demi-heure de moins. C’est ça que vous vous êtes dit dans votre petite tête ?

Josiane – Mais oui, Gérard ! On n’est pas assez bien à leur goût pour qu’ils arrivent à l’heure quand on les invite.

Dorothée – Enfin on est arrivés à l’heure, puisqu’on avait dit entre huit heures et demie et neuf heures !

Gérard – Vous êtes arrivés à neuf heures deux !

Charles se lève.

Charles – Bon ça suffit, maintenant. On arrive chez vous pour l’apéritif, on amène une bouteille de champagne, vous n’avez que quelques Tucs rassis à nous offrir, et en plus on se fait engueuler !

Gérard – Ok, vous amenez une bouteille de champagne, mais pourquoi vous amenez une bouteille de champagne, hein ?

Charles – Pourquoi ?

Gérard – Pour nous faire honte ! Voilà pourquoi !

Dorothée – Pour vous faire honte ?

Josiane – Bien sûr ! Pour nous humilier ! Ils se disent, du champagne, ils ne doivent pas en boire tous les jours dans leur taudis, ces prolos. On va leur en amener une bouteille, ça les changera du Ricard.

Gérard – Mais quand même pas de la Veuve Clito, hein ? Un petit champagne bon marché en promo de chez Leader Price, ça fera l’affaire. De toute façon, ils ne feront pas la différence, ils n’en boivent jamais, du champagne.

Josiane – Et bien figurez-vous que si, on en a déjà bu du champagne. Et du bon encore.

Gérard – Tiens, au mariage de ta sœur Nicole l’année dernière, par exemple. Ce n’était pas de la Veuve Clito ?

Josiane – Parfaitement ! Et on a bien vu que le champagne que vous nous avez amené, il ne valait pas un coup de cidre.

Dorothée – Mais enfin vous délirez.

Charles – Vous aviez déjà commencé l’apéro avant qu’on arrive, c’est ça.

Josiane – Tu entends ça, mon Gérard. Monsieur nous traite d’alcooliques, maintenant. Et toi tu ne dis rien ?

Gérard – Ça ce n’est pas très gentil, Charles… Ce n’est pas des trucs qu’on dit à des amis…

Josiane – Alors les Tucs, ce n’est pas assez bien pour vous non plus ?

Gérard – Tu les as trouvés qu’ils étaient rassis, toi, ces Tucs ?

Josiane – Moi je les ai trouvés qu’ils étaient très bons, ces Tucs. Des Tucs normals, quoi.

Gérard – Normaux, Josiane. Des Tucs normaux. Tu oublies que Monsieur est professeur.

Josiane – Professeur, tu parles… Mon cul, oui ! Prof de sport ! Il faut vraiment un diplôme pour faire ça, ou il suffit de se mettre en short et de bomber le torse comme pour le concours des miss ?

Charles – Bon allez viens, Dorothée. On s’en va. On ne va pas se laisser insulter…

Josiane – C’est ça, va dîner chez ta belle doche, puisqu’il paraît qu’elle vous attend ! Mais bon, vous auriez pu trouver mieux comme excuse…

Gérard – C’est vrai ça. Personne n’est aussi pressé d’aller bouffer chez sa belle-mère.

Josiane – La prochaine fois, mettez-vous d’accord avant, au moins…

Dorothée – Je ne la sentais pas cette invitation, je te l’avais dit d’ailleurs…

Ils s’apprêtent à partir.

Gérard – Où est-ce que vous allez comme ça ? Vous voulez déjà nous quitter ? Ce n’est pas très poli…

Charles – On vous l’a dit, on est attendu pour dîner.

Gérard – Il reste encore un peu de mousseux. On ne va pas le laisser perdre.

Josiane – Et après on vous fera goûter notre Ricard. On se fournit chez un petit producteur du côté de la Porte de Bagnolet.

Dorothée – On a assez bu. On s’en va on vous dit.

Gérard s’interpose.

Gérard – Chez moi, c’est moi qui décide quand on s’en va.

Charles – Ah oui ? Et vous comptez nous retenir de force ?

Gérard – Pourquoi pas ?

Charles – Soyez raisonnable, mon vieux. Je crois que vous ne faites pas le poids. Et vous tenez à peine debout…

Gérard – Peut-être bien, mais j’ai des arguments plus convaincants.

Gérard sort un calibre. Charles et Dorothée regardent le revolver, tétanisés.

Charles – Je crois qu’on est partis sur un mauvais pied. Tout le monde va se calmer et on va reboire un dernier verre ensemble avant de se quitter bons amis, d’accord ?

Gérard – Eh ben voilà… Que vous ne repartiez pas sur une mauvaise impression.

Josiane – Et qu’après, vous n’ayez plus envie de revenir chez nous pour prendre l’apéro. On a beau être des gens modestes, on sait recevoir, nous aussi.

Gérard – Et on a sa fierté. Sors le pastaga et les glaçons, Josiane.

Josiane – Ah, je crois que j’ai oublié de mettre des glaçons dans le fraiseur.

Josiane sort les bouteilles et les verres.

Gérard – Ça ne fait rien, on le boira chambré.

Josiane – Ça ne te dérange Monique, de boire du pastaga à température ambiante ?

Dorothée – Non, non, pas du tout, je vous en prie.

Charles – Moi non plus, ça ira très bien, je vous assure.

Josiane – D’habitude, on le prend sec, c’est plus simple. Mais là comme on a des invités. Je vais mettre un peu d’eau du robinet à décanter dans une carafe.

Dorothée – Comme vous voudrez…

Josiane sort.

Gérard – Allez, on peut se tutoyer, maintenant qu’on est copains, non ?

Charles – Très bien. Si vous voulez. Enfin si tu veux. Pas de problème.

Gérard fait le service. Josiane revient avec une carafe et remplit les verres.

Gérard – Voilà ! Ça c’est un apéro.

Ils trinquent.

Josiane – Alors à la bonne vôtre.

Gérard – À l’amitié, Charly ! Tu permets que je t’appelle Charly ?

Charles – Bien sûr.

Gérard – Non parce que Charles, ce n’est pas pour dire mais…

Charles – Mes amis m’appellent Charly.

Gérard – Et ben tu vois ! J’ai deviné dis donc.

Josiane – Mon mari est très psychologue.

Dorothée – Je vois ça…

Gérard – Moi c’est Gégé. Et toi, ma poulette, tu as bien un petit nom ?

Dorothée – Euh… Non, pas vraiment…

Josiane – Allez, ne fais pas ta timide…

Dorothée – Quand j’étais petite, mes parents m’appelaient Dodo.

Josiane – Dodo ? Ce n’est pas le diminutif de Monique, ça !

Dorothée – Euh, non mais en fait, mon prénom, c’est…

Josiane – On t’appellera Monique. Quand on s’appelle Monique, on n’a pas besoin de surnom. Reprenez des amuse gueules.

Gérard – Des amuse bouches, Josiane. Alors, qu’est-ce que vous en pensez de mon pastaga ?

Charles – Ah oui, il est… Il est très bon…

Dorothée – Oui, on sent bien le goût de l’anis.

Josiane – Le goût de l’anis…

Gérard – Non mais je déconne, ne vous forcez pas.

Josiane – Le pastaga, on s’en fout du goût que ça a.

Gérard – Le pastis, du moment ça fait bien 45 degrés à l’ombre, le compte est bon. Prends des Tucs Monique !

Dorothée – Merci.

Dorothée se force à ingurgiter un autre Tuc.

Gérard – Bon alors qu’est-ce qu’on fait, maintenant. Un petit poker, ça vous dirait ?

Josiane – Un strip poker ? Enfin, Gérard, on ne propose pas un strip poker à des gens qui viennent chez vous pour la première fois… Tu n’as pas lu le manuel des bonnes manières de la baronne de Rothschild ?

Gérard – Un strip poker… Un petit poker, j’ai dit ! C’est pourtant vrai que tu deviens sourde, ma vieille. Ou alors tu entends des voix ! C’est que tu as tellement envie de reluquer les fessiers de Charly ?

Josiane – Il y avait un métro qui passait juste à ce moment-là…

Gérard – C’est ça. Comme pour Jeanne d’Arc. Il y avait de la friture sur la ligne, c’est pour ça qu’elle a fini sur le barbecue… Vous avez entendu le métro, vous ?

Dorothée – Non…

Gérard – C’est dans ta tête qu’il passe le métro, Josiane ! Et je crois qu’il ne va pas tarder à dérailler.

Charles – Ah, moi je crois que j’ai entendu quelque chose cette fois.

Josiane – Tu vois bien ? Je ne rêve pas !

Gérard – Bon, je crois qu’on va laisser tomber le poker. Il n’y a pas d’amateurs…

Gérard brandit son arme.

Gérard – Une roulette russe, ça vous tente ? Ça fait longtemps que je n’y ai pas joué…

Charles – Personnellement, je préfère encore le poker… Pas toi, Dorothée…

Dorothée – Si, un petit poker, pourquoi pas ? Je ne connais pas trop les règles, mais je peux apprendre…

Josiane – Rassurez-vous, Gérard plaisante…

Gérard – On n’est pas encore assez bourrés pour jouer à la roulette russe. En fin de soirée, peut-être, si on est chauds…

Dorothée – Et si on faisait un scrabble ?

Charles lui lance un regard réprobateur et inquiet.

Charles – Je ne sais pas si nos amis…

Josiane – C’est quoi ça déjà ? C’est comme le mot le plus long ou des chiffres et des lettres, c’est ça ?

Gérard – C’est casse-couille, non ?

Charles – Non mais on va oublier le scrabble. Je suis déjà obligé d’y jouer avec ma belle-mère tous les vendredis.

Dorothée (avec un air pincé) – Je ne savais pas que ça t’ennuyait à ce point…

Charles – Et bien maintenant, tu le sais.

Josiane – Allez, les amoureux, ne vous disputez pas ! On n’a pas de jeu de toute façon…

Gérard – On n’avait pas un jeu de l’oie ? Ça te dirait, un jeu de l’oie, Monique ?

Josiane – Enfin, Charles, on ne va pas proposer à cette dinde de faire un jeu de l’oie ! Qu’est-ce qu’elle va penser de nous ?

Gérard – J’aime bien, moi, un jeu de l’oie de temps en temps. On l’avait fabriqué quand j’étais en taule avec un morceau de carton et des boutons de chemises.

Dorothée (avec un rire nerveux) – Vous deviez tomber souvent sur la case prison…

Silence de mort. Charles lance à nouveau un regard réprobateur à Dorothée. Gérard éclate de rire.

Gérard – Ah, ah, ah ! Elle est bonne celle-là ! Sacré Monique !

Josiane – Tu es une marrante, toi, finalement…

Gérard – Non, c’était un jeu de l’oie un peu spécial. La case « vous allez directement en prison », on l’avait remplacée par « vous allez directement au bordel ». C’était quand même plus motivant…

Josiane – C’est moi qui leur avais confisqué le jeu. Du coup, on l’a toujours à la maison.

Charles – Ah oui…

Gérard – Ça vous intéresserait de le voir ?

Charles – Ah oui, pourquoi pas ? Hein Monique ? Je veux dire Dorothée…

Gérard – Allez, en attendant, on va reboire un coup.

Il les ressert en bousculant un peu le revolver posé sur la table, sous le regard inquiet de ses invités.

Dorothée – Je ne sais pas si c’est très raisonnable… Et puis ma mère va nous attendre…

Charles – S’il n’y a que ça…

Dorothée lui lance un regard courroucé.

Charles – Maintenant qu’on est amis, je peux vous poser une question, Gérard ?

Gérard – Ah, si on est amis, on se tutoie !

Charles – D’accord, alors qu’est-ce qui t’a amené à… la case prison ? Enfin, je veux dire… Cette erreur judiciaire, c’était à quel sujet ?

Gérard – Une erreur judiciaire ?

Josiane – Laquelle ? Parce que vous savez, la vie de mon mari, ce n’est qu’une longue suite d’erreurs judiciaires. Même sa naissance, je me demande si ce n’est pas un malentendu…

Gérard – C’est bien simple, en prison, on m’appelait l’innocent.

Josiane – Je ne suis pas sûr que c’était uniquement à cause de ça, mais bon…

Gérard – Eh oui… C’est à croire que le destin a décidé de s’acharner contre moi.

Josiane – Son premier séjour en prison, c’était pour un vol à main armée.

Gérard – Comme c’était Le Crédit Mutuel juste en bas de chez moi, le caissier a cru me reconnaître. Forcément, je leur ai dit, il me voit passer tous les matins pour aller au bistrot d’à côté prendre l’apéro

Charles – Et ce braquage, c’était… avec ce revolver ?

Gérard brandit son arme.

Gérard – Celui-là ? Ah non, celui-là il est en savon.

Dorothée – En savon ?

Gérard – Le vrai, il est rangé dans le tiroir de la cuisine. C’est bien imité, hein ?

Charles – Ah oui…

Gérard – Je l’avais fabriqué aussi quand j’étais en taule, pour m’évader.

Charles – Vous étiez très habile de vos mains, décidément.

Josiane – C’est moi qui lui ai confisqué avant qu’il ne fasse des conneries. Avec les remises de peine, il n’avait plus que quelques années à tirer…

Gérard – Les dernières années, c’est toujours celles qui paraissent le plus long. C’est comme pour le mariage.

Dorothée – Donc c’est un revolver factice…

Gérard prend le revolver.

Gérard – Un travail d’orfèvre… Ça m’a pris des mois… Dommage que je n’ai jamais pu m’en servir…

Charles et Dorothée restent un instant interloqués.

Dorothée – Bon… On devrait peut-être y aller, maintenant…

Charles – Je crois que j’ai encore besoin d’un petit remontant avant de partir…

Charles, déjà passablement éméché, prend la bouteille de pastis et se ressert un verre sans même prendre la peine de mettre de l’eau.

Dorothée – Alors maintenant, le pastis, tu le bois sec, toi aussi.

Josiane – Il reste un peu de champagne, on ne va pas le laisser perdre.

Charles – Tu as raison, Jojo, ce serait gâcher.

Charles verse le fond de champagne sur son pastis.

Dorothée – Tu bois du pastis avec ton champagne.

Charles – On appelle ça un kir marseillais, vous ne connaissez pas ?

Gérard – Non…

Charles – C’est normal, je viens d’inventer la recette… (Il boit une gorgée) C’est un peu spécial, mais ce n’est pas mauvais. Enfin, ce sera toujours meilleur qu’avec cette eau tiédasse. Vous voulez goûter ?

Gérard – Il ne reste plus de champagne…

Charles – Allez, cul sec !

Il vide son verre d’un trait.

Dorothée (essayant de le calmer) – Tu ne crois pas que tu as assez bu comme ça ?

Charles – Ça va… Un petit excès de temps en temps, ça ne peut pas faire de mal…

Dorothée – Et puis ma mère va nous attendre…

Charles – Mais non, ta mère ne va pas nous attendre ! Tu crois qu’ils sont assez cons pour ne pas avoir encore compris ? Ta mère c’est le vendredi. Et chez belle-maman, ce n’est pas huit heures demie – neuf heures, c’est sept heures dix pétantes !

Gérard et Josiane échangent un regard perplexe.

Josiane – On dirait qu’il va y avoir du sport…

Dorothée – Bon, en tout cas, moi je m’en vais.

Charles saisit le revolver et le braque sur Dorothée.

Charles – Tu ne vas nulle part Monique !

Dorothée – Mais enfin, Charles ! C’est un revolver en savon…

Charles – Ouais ben quand même…

Moment de flottement.

Josiane – Dis donc, Gérard, tu es sûr que celui-là, ce n’est pas le vrai ? Je veux bien que ce soit un travail d’orfèvre, mais quand même…

Gérard – Tu crois ?

Gérard prend le revolver des mains de Charles et l’examine.

Gérard – Ah ouais, dis donc… C’est tellement bien imité… Même moi j’ai réussi à me tromper…

Josiane – Mais puisque c’est le vrai, Gégé ! C’est normal qu’il soit bien imité !

Gérard – Tu as raison…

Dorothée est tétanisée.

Dorothée – Jamais je n’aurais pensé qu’un jour, tu aurais braqué une arme contre moi. Ta femme !

Charles – Je croyais qu’elle était en savon…

Josiane – C’est vrai, Charly, tu aurais pu la tuer.

Gérard – Quand on n’a pas l’habitude… Les armes, ça peut être dangereux…

Josiane prend le revolver des mains tremblantes de Charles.

Josiane – Un coup, c’est vite parti. Surtout avec une antiquité pareille. Il n’y a même pas de cran d’arrêt !

Gérard – Allez, on va tous se rasseoir, et on va reboire un coup, d’accord ?

Gérard remplit à nouveau les verres.

Josiane – Je crois qu’on a fini tous les Tucs.

Gérard – C’est qu’avec tous ces apéros, je commence à avoir les crocs, moi, pas vous ?

Charles – Ouais…

Gérard – Vous allez rester dîner avec nous ? Puisque finalement, ce n’est pas le jour où vous allez chez la belle-doche…

Dorothée semble elle aussi passablement alcoolisée.

Dorothée – J’ai dû me tromper… On n’est pas vendredi ?

Charles – Non, mais on ne voudrait pas abuser.

Josiane – Et puis on n’a rien dans le frigo, de toute façon. À part du pain rassis…

Blanc.

Dorothée – Vous avez du lait et du sucre ?

Josiane – Oui, peut-être bien…

Dorothée – Je peux vous faire du pain perdu !

Gérard – Du pain perdu ?

Dorothée – On faisait souvent ça quand j’étais scout… C’est très vite fait, vous allez voir. Ça prend cinq minutes ! Et puis comme ça, on ne gâche rien. (À Josiane) Vous me montrez la cuisine ?

Josiane sort avec Dorothée.

Gérard – Ah les bonnes femmes… Au moins on aura la paix pendant cinq minutes…

Charles – Ouais…

Blanc.

Gérard – Moi aussi je l’entends, le métro.

Charles – Ah oui ?

Gérard – C’est juste pour la faire marcher.

Charles – Ah oui…

Blanc.

Gérard – Tu sais ce que c’est ton problème à toi, Charly ?

Charles – Non.

Gérard – Ta belle-doche.

Charles – Ce n’est pas faux. Votre femme a raison, Gérard, vous êtes très psychologue…

Gérard – Eh ? On se tutoie, oui ou non ?

Charles – D’accord.

Gérard – Si tu veux, je peux t’en débarrasser.

Charles – Pardon ?

Gérard – Tu n’en as pas marre, des parties de scrabble tous les vendredis soirs ?

Charles – Si mais…

Gérard – Allons voyons, Charly ! Un homme, un vrai, ça ne joue pas au scrabble. Ça joue au poker ! Le scrabble, c’est pour les gonzesses ! Tu es prof de sport, oui ou non ?

Charles – Oui enfin…

Gérard – Bien sûr, il y aura quelques frais…

Charles – Non, mais tu me fais marcher, là, Gégé ?

Gérard saisit le revolver, sur la table.

Gérard – Celui-là, il n’est pas en savon, crois-moi. Mais quand je m’en sers, ça chie des bulles quand même.

Charles – Vraiment ?

Gérard – Cette arme-là, c’est peut-être une antiquité, mais elle a déjà fait bien des heureux…

Charles – Des heureux ?

Gérard – Le braquage du Crédit Mutuel, c’était ma première affaire… Mais j’ai vite compris que les holdups ce n’était pas pour moi.

Charles – Ah oui, quand même.

Gérard – Beaucoup trop risqué. Surtout à mon âge.

Charles – Les réflexes ne sont plus les mêmes, c’est sûr…

Gérard – Oui, et surtout dix ans de taule maintenant, vu l’état de mon foie, ça peut vite devenir perpète.

Charles – Alors vous avez décidé de vous ranger…

Gérard – Non, mais j’ai choisi un truc plus peinard.

Charles – C’est bien, ça.

Gérard – Je me suis mis à mon compte, avec ma femme. Comme elle connaissait bien les armes, elle aussi. Je l’ai rencontrée en prison. Je te l’ai dit, non ?

Charles – Oui…

Gérard – Éboueur, c’est juste une couverture. Mon vrai métier, maintenant, c’est de débarrasser les gens qui m’emploient des personnes qui pourraient vouloir les importuner.

Charles – Je vois… Garde du corps…

Gérard – Je n’aime pas trop ce terme, mais habituellement, on dit plutôt tueur à gages.

Charles – Ah oui… Non ?

Gérard – Moi je préfère chasseur de primes. Le côté Joss Randall, tu vois ? Au Nom de la Loi, tu connais ?

Charles – Euh… Oui…

Gérard – Steve Mac Queen, c’est mon idole. J’avais un poster de lui avec sa winchester à canon scié sur la porte de mon placard en prison. Tu vois ce que je veux dire ? Avec l’étui de la winchester accroché au bas de la cuisse par un petit cordon en cuir, façon jarretière.

Charles – Une jarretière ?

Gérard – Les autres se foutaient de moi, parce que eux, c’était plus des posters de pin up en jarretelles, qu’ils avaient sur leur porte de placard, tu vois ?

Charles – Excuse-moi Gégé, mais… Tueur à gages… On est assez loin de… Au Nom de la Loi, non ?

Gérard – Si tu réfléchis bien, c’est quand même un peu la même chose ? D’accord, ce n’est vraiment légal, mais moi aussi je débarrasse la société des emmerdeurs en tous genres. Je suis une sorte de justicier, quoi. C’est juste que… C’est une justice privée, quoi.

Charles – Ah oui, remarque, vu comme ça…

Gérard – Alors qu’est-ce que tu en dis, Charly ?

Charles – Je ne sais pas… C’est cher ?

Gérard – Je te ferai un tarif d’ami…

Charles – Évidemment, c’est tentant, mais…

Dorothée arrive et brandit une poêle.

Dorothée – Et voilà le pain perdu !

Gérard – Si tu veux, pour les deux, je te fais un prix.

Josiane arrive à son tour avec des assiettes.

Josiane – Vous avez l’air de sympathiser, finalement.

Dorothée – De quoi vous parliez avec ces mines de conspirateurs ?

Gérard – T’occupe, Monique, on parlait affaires…

Dorothée fait le service.

Dorothée – Ne vous inquiétez pas, il y en a pour tout le monde. C’est que vous aviez un sacré stock de pain rassis dans votre cuisine…

Josiane – Je crois qu’il était déjà là quand on a emménagé dans cet appartement.

Charles – Pas trop pour moi, merci…

Gérard – Le précédent locataire devait élever des lapins en cages.

Josiane – Ça ne m’étonnerait pas. C’est un collègue de La Santé qui m’a cédé ce palace quand il est parti à la retraite. Peut-être que ça le rassurait d’avoir aussi des cages à la maison. Avec des pensionnaires plus dociles.

Gérard commence à manger.

Gérard – Ah oui. C’est vrai que c’est très bon. Un vrai cordon bleu ! On va peut-être la garder encore un peu, hein, Charly ?

Ils rient tous ensemble.

Josiane – C’est quand même marrant, non ?

Charles – Quoi donc, Josiane ?

Josiane – Franchement, je ne pensais pas que vous viendriez. Et qu’à cette heure, après l’apéro, on serait là tous ensemble à bouffer du pain rassis.

Dorothée – Ah non ? Et pourquoi ça ?

Charles – Arrête, on peut bien leur dire maintenant. C’est vrai qu’on a beaucoup hésité à venir. C’est même toi qui ne voulais pas y aller… Tu disais que Gérard et Josiane, ce n’était pas notre genre.

Gérard – Pas notre genre, exactement ! C’est ce que me disait ma femme aussi.

Dorothée – On avait juste échangé quelques mots, dans ce restaurant. Ça ne suffit pas pour connaître les gens. Alors de là à sympathiser comme ça…

Gérard – Comme quoi la première impression est souvent la bonne.

Josiane – Vous allez souvent dans cette pizzeria ?

Charles – C’était la première fois. C’est vrai que c’est typique, cet endroit, hein ?

Dorothée – Mon mari trouvait que ça ressemblait un peu aux pizzerias qu’on voit dans les films sur la mafia, alors on est entré par curiosité. Et vous, vous y allez souvent ?

Gérard – C’est là que je traite mes affaires.

Dorothée – Vos affaires ? Je croyais que vous étiez éboueur.

Gérard – Oui… J’élimine les ordures… Mais j’ai privatisé une partie de mes activités.

Dorothée – Tiens donc… Moi aussi, j’aimerais bien me mettre à mon compte, mais j’hésite un peu.

Josiane – Avec vos dingos, vous voulez dire ?

Dorothée – Comme psychologue, oui. Quel statut vous avez pris, vous ? Auto-entrepreneur.

Gérard – Oui, on peut appeler ça comme ça.

Dorothée – Et votre femme ? Elle vous aide un peu.

Josiane – On travaille ensemble.

Charles – Sans blague ?

Gérard – On fait le nettoyage à tour de rôle, et moi quand c’est nécessaire, je termine à la scie sauteuse…

Charles – Je t’avais dit que ce type avait une gueule à avoir une scie sauteuse…

Dorothée – Travailler en couple, c’est l’idéal… Quand on s’entend bien…

Gérard s’apprête à allumer une cigarette.

Josiane – Pas ici, tu sais bien.

Gérard – Bon… Tu fumes, Charly ?

Charles – Non, merci… Dans mon métier…

Gérard – Accompagne moi quand même sur le balcon, on pourra continuer à parler affaires.

Charles – Je ne sais pas si…

Dorothée – Mais si, vas-y !

Charles – Bon, d’accord…

Ils sortent.

Dorothée – Vous ne devriez pas rester avec lui.

Josiane – Quoi ?

Dorothée – Je suis psychologue, et croyez-moi, ce type est un psychopathe.

Josiane – Vous voulez dire qu’il est dangereux ?

Dorothée – Il sort de prison et il a un revolver !

Josiane – Ah ça…

Dorothée – Il ne vous traite pas mal, au moins ?

Josiane – C’est vrai qu’il ne participe pas beaucoup aux tâches ménagères. Et une fois, je l’ai même surpris en train de pisser dans le lavabo de la cuisine alors que la vaisselle n’était pas faite.

Dorothée – Oh mon Dieu… Et vous n’avez jamais pensé au divorce ?

Josiane – Non… Mais c’est vrai que je pense souvent à le tuer.

Dorothée – Ah oui… Remarquez, c’est un bon début. Mais qu’est-ce qui peut bien vous attacher à un type pareil ?

Josiane – L’habitude, j’imagine. Et la peur de ne pas en retrouver un comme ça même en pire.

Dorothée – En pire ? Vous croyez que c’est possible ?

Josiane – J’ai été gardienne de prison. C’est possible, croyez-moi. C’est bien simple, j’ai choisi le meilleur du lot.

Dorothée – En même temps… c’était une prison. C’est comme si moi je vous disais, j’ai choisi mon mari dans un asile psychiatrique, et j’ai pris le moins taré du lot.

Josiane – Qu’est-ce que vous voulez, c’est la vie. Il paraît que la plupart des gens mariés ont rencontré leur conjoint sur leur lieu de travail. Et vous ? Vous êtes heureuse avec votre mari ?

Silence embarrassé.

Dorothée – Je peux vous faire une confidence, Josiane ?

Josiane – Mais bien sûr ! On est amies, non ?

Dorothée – Ça doit être parce que j’ai un peu bu, et que vous m’êtes vraiment sympathique, parce que je n’ai encore raconté ça à personne.

Josiane – Quoi donc, Monique ?

Dorothée – J’ai rencontré quelqu’un.

Josiane – Mais quelqu’un…

Dorothée – Oui.

Josiane – Ah oui…

Dorothée – Je ne pensais pas que ça pourrait encore m’arriver, mais voilà. C’est arrivé.

Josiane – Et c’est qui ?

Dorothée – Vous ne le connaissez pas.

Josiane – Oui, je m’en doute. Je veux dire, quel genre de type ?

Dorothée – C’est un ami d’enfance… Le fils des voisins de ma mère… On avait même un peu flirté sous la tente quand on était scouts… Après il a fait un long séjour en sanatorium… Bref, je l’ai recroisé il y a un mois en allant voir ma mère, et aussitôt… C’était comme si on ne s’était jamais quittés…

Josiane – Et qu’est-ce que vous comptez faire de Charly alors ?

Dorothée – Je ne sais pas… J’ai tellement honte… Je crois que j’aime encore Charles, bien sûr, mais en même temps… Moïse s’entend tellement bien avec ma mère…

Josiane – Moïse ?

Dorothée – Il s’appelle Moïse. Je vous avoue que moi aussi, j’ai même pensé à le tuer.

Josiane – Mais pourquoi ça ? Vous venez à peine de le retrouver ?

Dorothée – Charles, mon mari !

Josiane – Ah oui…

Dorothée – C’est idiot, évidemment.

Josiane – Pas tant que ça.

Dorothée – Vous trouvez ?

Josiane – Votre mari, c’est le genre écureuil, non ? Je suis sûr qu’il vous a couché sur une assurance vie. Je me trompe ?

Dorothée – Non.

Josiane – Donc s’il arrivait quelque chose à Charles, vous seriez veuve.

Dorothée – Ben oui, forcément.

Josiane – Et même une veuve à l’abri du besoin.

Dorothée – Mais pourquoi est-ce qu’il arriverait quelque chose à Charles. Il a une santé de fer. Il est prof de sport !

Josiane – Il suffit de s’en remettre à des professionnels.

Dorothée – Des professionnels…?

Josiane – Je peux m’en occuper, si vous voulez.

Dorothée – Mais qu’est-ce que vous faites au juste comme métier ?

Josiane – Je fais des contrats.

Dorothée – Des contrats ? Des CDD, vous voulez dire ?

Josiane – Non, non, des contrats. Sur la tête de quelqu’un.

Dorothée – Des contrats d’assurance vie ?

Josiane – Plutôt des contrats d’assurance décès…

Gérard et Charles reviennent.

Gérard – Vous verrez, vous ne le regretterez pas…

Charles – J’espère…

Gérard – Alors Mesdames, ça papote ?

Josiane – On parlait business, nous aussi.

Gérard – Ah oui ?

Josiane – Je sens comme un frémissement, mon Gégé. Je crois que les affaires reprennent.

Dorothée – Bon, on va peut-être vous laisser, maintenant. Hein, Charles ?

Josiane – Vous ne voulez pas dîner avec nous ?

Gérard – Tu aurais pu mettre la vaisselle sale dans l’évier, quand même… Qu’est-ce que nos amis vont penser de nous ?

Josiane – Quand je la mets dans l’évier de la cuisine tu pisses dedans ! Vraiment, vous ne voulez pas rester ?

Charles – On ne voudrait pas abuser de votre hospitalité.

Gérard – Bon, alors ce sera pour une autre fois.

Josiane – Réfléchis quand même à ce que je t’ai dit, Monique.

Dorothée – D’accord… Tiens, voilà ma carte. Si tu veux m’appeler…

Charles (à Gérard) – Voici la mienne.

Gérard – Tu vois, eux ils ont des cartes de visite !

Josiane – Bon ben alors… Bon retour.

Charles – Merci pour tout. Allez, tu viens Monique ?

Dorothée – Euh… Moi, c’est Dorothée, non ?

Charles – La prochaine fois, on fera ça chez nous…

Josiane – Et cette fois, c’est nous qui amènerons les munitions.

Dorothée (en aparté à Charles) – Tu ne lui demandes pas pour la scie sauteuse ?

Charles – Pour ta mère ?

Dorothée – Pour les étagères de la salle de bain !

Charles – Ah oui… Non mais je crois que je vais attendre qu’on soit un peu plus intimes…

Ils se serrent la main.

Josiane – Allez, rentrez bien.

Gérard – C’est ça, à la revoyure…

Dorothée (en aparté à Charles) – Tu vois bien qu’il a la main molle…

Charles et Dorothée s’en vont.

Josiane – Et bien tu vois, ils sont venus, finalement.

Gérard – Oui, et on a bien sympathisé, non ?

Josiane – Mais je crois que ça ne durera pas très longtemps, notre amitié…

Gérard – Avec le métier qu’on fait, ce n’est pas évident de garder des amis.

Josiane – Quand même, on devrait inviter des gens plus souvent.

Gérard – Oui.

Un temps.

Josiane – C’est toi qui avais raison. Je crois qu’on va se faire faire des cartes de visite.

Gérard – Allez à la tienne…

Ils vident leurs verres.

Josiane – Cette fois tu l’as entendu, quand même ?

Gérard – Quoi ?

Josiane – Le métro !

Gérard – Non…

Noir.

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Paris – Juin 2014

© La Comédi@thèque – ISBN 979-10-90908-57-4

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