En vers et contre tous

Ève est là, pianotant sur son téléphone portable. Alban arrive.

Ève
Alors  ?

Alban
Rien…

Ève
Rien  ?

Alban
Le poste était déjà pris.

Ève
Si tu n’avais pas mis une semaine à répondre à l’annonce, aussi…

Alban
C’était un poste de vigile. Je suis employé de banque.

Ève
Pour l’instant, tu es surtout un employé de banque au chômage. Qu’est-ce que tu comptes faire ? Trouver un job dans une autre banque ? Toutes les banques licencient, en ce moment ! Elles remplacent leurs employés par des boîtes vocales…

Alban
Merci de me le rappeler… Et toi, comment s’est passée ta journée  ?

Ève
Écoute, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.

Alban
Je t’écoute…

Ève
Je suis allée voir mon gynéco ce matin.

Alban
Tu as un cancer ?

Ève
Je suis enceinte.

Alban
C’était la bonne ou la mauvaise nouvelle ?

Ève
Ça dépend un peu de toi en fait.

Alban
Un enfant… C’est ce qu’on voulait, non ?

Ève
Oui… Du temps où tu avais encore un boulot…

Alban
Alors qu’est-ce qu’on fait ? On le garde ?

Ève
Évidemment, on le garde ! En tout cas, moi je le garde…

Alban
Très bien ! Comme tu avais l’air de trouver que c’était un problème…

Ève
Le problème, c’est que le père de ce bébé soit au chômage. Je ne pourrai pas assumer un enfant toute seule… et avoir en plus une deuxième personne à charge.

Alban
Désolé d’être un boulet pour toi, mais qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Quand on a été employé de banque toute sa vie, on ne sait rien faire…

Ève
Il y a des tas de boulots qu’on peut faire en ne sachant rien faire.

Alban
Je sens que tu vas me reparler du vendeur que cherchent tes parents pour leur quincaillerie…

Ève
Et alors ? C’est une honte de travailler dans une quincaillerie ?

Alban
Excuse-moi de ne pas sauter de joie à la perspective de vendre des marteaux et des clous sous les ordres de ma belle-mère.

Ève
Mais personne ne t’y oblige, mon vieux. Si tu veux trouver un autre boulot plus digne de toi, rien ne t’en empêche.

Alban
Je vais réfléchir…

Ève
Pas trop longtemps… Mon père a besoin de quelqu’un d’urgence. Depuis que ma mère n’est plus assez en forme pour le remplacer au magasin quand il fait ses livraisons…

Alban
Bon…

Ève
Si c’est toi, bien sûr, il te cédera le magasin en gérance quand il prendra sa retraite.

Alban
Et là, pour moi, ce sera perpète…

Ève
Tu serais ton propre patron ! Au lieu d’être un employé de banque…

Alban
Le magasin ne serait pas à moi. Je serais l’employé de ton père.

Ève
Au moins, ça reste dans la famille. Et quand mon père ne sera plus là, tout le bazar sera à toi.

Alban
Tu veux dire à toi…

Ève
C’est un peu pareil, non ?

Alban
Au lieu d’être l’employé de mon beau-père, je serai l’employé de ma femme…

Ève
Tu compliques trop les choses, Alban, c’est ça ton problème. Parfois, il faut savoir se contenter de ce qu’on a.

Alban
On en reparle demain, d’accord ? Je suis fatigué, là.

Ève
Fatigué ? Parce que moi, après mes huit heures de boulot, je ne suis pas fatiguée, peut-être ? Non Alban, je veux une réponse tout de suite…

Alban
D’accord, je vais te donner ma réponse… Je peux quand même passer aux toilettes, d’abord ?

Il sort. Ève se sert un verre, et le vide cul sec. Alban revient.

Ève
Alors ? Qu’est-ce que tu as décidé ?

Alban
Je me suis retiré un temps pour réfléchir

et je suis résolu à ne pas contredire
et la femme qui m’aime et l’enfant que j’attends
ni la mère ni l’épouse, surtout pas ses parents.

Ève semble prise de court.

Ève
C’est-à-dire ?

Alban
J’accepte de bon coeur et je ferai sans faute

ce qu’on attend de moi et s’il faut que je saute
pour cela dans le vide et bien j’obéirai.
Sans le moindre regret désormais je serai
un papa pour mon fils, un mari pour ma femme.
En soldat inconnu je ranimerai la flamme
de nos passions noyées sous un torrent de larmes,
au nom de notre amour je reprendrai les armes.

Ève
Très bien… Je… Dois-je en conclure que tu acceptes ce poste de vendeur à la quincaillerie…?

Alban
Je vendrai des pinceaux et je vendrai des scies

chaque jour que Dieu fait et sans rien y connaître
j’irai même jusqu’à vendre pour gagner notre vie
des rustines de vélos et des boutons de guêtres.

Ève
C’est… C’est parfait… Papa et maman vont être contents… Justement, ils passent ce soir prendre l’apéritif… Je… Je te sers un verre avant qu’ils arrivent ?

Alban
Oui merci volontiers car j’aurai bien besoin

de quelque stimulant pour tenir le crachoir
à tes parents chéris et célébrer leur gloire.
À moins que par miracle ils remettent à demain
la visite vespérale dont ils nous gratifient
chaque jour en rentrant de leur quincaillerie.

Ève
Tu te fous de moi, c’est ça  ?

Alban
Pardon, moi me moquer de ma femme chérie ?

Ève
C’est quoi cette nouvelle façon de parler ? Tu te fiches de moi, et en plus tu te fiches de mes parents !

Alban
J’avoue ne pas saisir ma mie ce que vous dites

Aurais-je en quelque sorte manqué à mon devoir
en usant avec vous de propos illicites ?
Il me semblait pourtant vous avoir fait savoir
que je satisferai demain à vos désirs
et qu’importe les mots que j’emploie pour le dire.

Ève
Ok, j’avoue que c’est très drôle… Maintenant tu peux peut-être passer à autre chose, non ? Où est-ce que tu as appris à parler en alexandrins ? À Pôle Emploi ?

Alban
Ma chère amie je crains de bien vous décevoir,

Si mes mots vous irritent à mon grand désespoir,
je ne dispose hélas d’autre style que le mien
pour m’adresser à vous sans vous faire un dessin.

Ève
Bon… Le principal, c’est que tu acceptes de travailler au magasin. Je n’ai pas encore annoncé la nouvelle à mes parents. Je veux dire pour le bébé. C’est d’ailleurs pour ça que je les ai invités à prendre l’apéro. Ils vont être fous de joie. Et toi qui retrouves aussi du travail… Je crois que là, on peut sortir le champagne.

Alban
Je vais le mettre au frais et puis rincer les coupes

Trois suffisent car enfin en ce qui te concerne
Dans l’état où tu es même loin d’être à terme
Il n’est guère question que seulement tu y goûtes.

Elle lui jette un regard interloqué tandis qu’il sort. Le téléphone sonne. Elle répond machinalement, la tête ailleurs.

Ève
Allô oui c’est bien moi, si c’est vous sans ambages

veuillez bien s’il vous plaît laisser votre message.
Reprenant ses esprits.
Oui maman… Non, non, tout va bien, je t’assure… Oui, oui, je lui en ai parlé… Écoute, je suis assez surprise, mais cette fois, il a l’air d’accord pour accepter la proposition de papa… Non, non, il n’y a pas de mais… Mais… (Alban revient) Écoute, je te le passe, tu vas comprendre… (À Alban) C’est maman, tu veux lui dire un mot ?

Alban prend le combiné en souriant.

Alban
Le bonjour belle-maman, quand on parle du loup…

Nous parlions justement il y a peu de vous.
Votre fille m’a transmis les plans de votre époux.
Aurons-nous le plaisir de dîner avec vous ?
Un temps pendant lequel il écoute la réponse.
Je suis fort aise Madame de cet heureux accord
nous le célébrerons mais il faudra d’abord
que vous vous prépariez à un nouveau faire-part
qui pourrait je l’espère plus encore vous ravir.
Ma moitié s’impatiente de vous entretenir
et elle piaffe devant moi dans l’attente de vous voir.

Il repasse le combiné à Ève, et sort.

Ève
Oui maman… Quelque chose de changé ? Non, maman, ce n’est seulement pas sa voix… Oui, ce serait plutôt… Je ne pense pas que ce soit du rap non plus. C’est ça. Il parle en vers. Comme Molière. Non, je ne te dis pas que Molière parlait en vers. Je pense aussi que la plupart du temps, il parlait en prose, comme tout le monde…

Un temps pendant lequel elle écoute la réponse.

Ève
Maman je vous l’avoue, je suis au désespoir

Je pensais mon époux enfin digne d’être père,
en acceptant la charge d’employé du bazar
et voilà qu’il se met à réciter des vers.

Un temps pendant lequel elle écoute la réponse.

Ève
Je viens de te parler en alexandrins ? Alors moi aussi… Mais c’est atroce ! C’est sûrement une maladie. Je ne sais pas où il a attrapé ça. Tu crois que ça peut être contagieux ? Des vers qui sortent de notre bouche comme ça, sans aucun contrôle… C’est une véritable diarrhée… On va commencer par prendre tous les deux un puissant vermifuge. Oui, tu as raison, je vais aussi prendre rendez-vous chez un orthophoniste, et vérifier que tous nos vaccins sont bien à jour. Je sais, maman, pour être vendeur dans une quincaillerie, parler en alexandrins, ce n’est vraiment pas possible… Non, pour ce soir, il vaut mieux annuler. Tenez-vous éloignés de nous pendant quelque temps, on ne sait jamais. Tant qu’on n’a pas les résultats des examens, une quarantaine s’impose. La nouvelle que j’avais à vous annoncer ? Oh mon Dieu, c’est vrai… Et si lui aussi… Écoute, je vous rappelle, d’accord.

Elle raccroche, songeuse.

Ève
Jamais mère ne connut une telle avanie

depuis qu’Adam et Ève quittèrent le paradis
Nous étions ce matin des Français très moyens
et nous parlons ce soir en vers alexandrins.
Elle pose sa main sur son ventre.
Si les parents s’avèrent à ce point trop déments
ne vaudrait-il pas mieux ce serait plus honnête
de cet enfant maudit se défaire maintenant
avant qu’il ne devienne à son tour un poète ?

Noir

Alban et Ève